Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0304

Louis Conard (Volume 2p. 348-353).

304. À LOUISE COLET.
[Croisset, 17 janvier 1852.]
Samedi soir, 3 heures.

Il est temps que tu t’arrêtes en tes corrections de la Paysanne. Finis celles-là, c’est assez ; tu ne ferais plus que la gâcher.

1. — Pointaient n’est pas bien fameux parce qu’il vient tout de suite à la pensée le mot perçaient qui est le propre ; mais enfin c’est une tache ; ce serait saillissaient si l’on pouvait.

2. Bon.
3.

4. — Hercule, atroce, épiant sa torture, mauvais. Mais il me semble que ce qui était là précédemment valait mieux.

5. — Bon.

5 bis. — Oui, songes vaut mieux, mais Le doux paysage du vieux château : nous avons bien des fois ce château. Mets donc son pays.

6. — Fais donc attention que renaît est une métaphore et, quelque renaissance de sentiment qu’il y ait dans le cœur de quelqu’un, on ne peut jamais dire qu’il renaît, que ta Jeanneton renaît au moment même où elle meurt.

Tout le couplet de la mort de J. me paraît maintenant irréprochable, si ce n’est le fameux vers du sourire. Voici la version que j’aime le mieux :

À ces doux bruits dont son cœur fut bercé,
Sur son visage erre un calme sourire
Qui dans la mort y demeure fixé.

Ce vers est mauvais, mais il est clair. Il faut en garder presque tout. Si tu pouvais le faire ainsi :

… un calme sourire
Qui… y flotte… et demeure fixé.

En mettant ton y plus haut tu retranches de la dureté à y demeure qui est bien lourd, mais propre ; et ne t’embarrasse pas de la mort, on le devine très bien. C’est de même que pour le Rhône ; ton plus n’est pas utile et j’aime bien mieux la tournure :

Et l’on n’entend que le Rhône qui fuit, etc.

7. — C’est peu important. Mets les deux variantes en marge du manuscrit au net. On ne peut pas toujours juger bien l’effet d’un vers isolé.

8. — Sois sûre que quel est cet indigent est farce. C’est le mot (en soi) que je blâme et non pas la tournure, l’intention. Je le blâme comme vilain.

Pour tes morts, il faut garder, à la fin, la tournure du présent, parce que

… et telle est la frayeur
Qu’en vain on cherche un autre fossoyeur


est excellent.

C’était en présence de que j’avais repris, comme peu élégant en soi. Au reste mets-nous ces deux variantes en marge du manuscrit, sur la page blanche. Quant à présence, c’est une bien légère tache.

Tu vois donc qu’il ne te reste presque plus rien à faire. Mets-toi à l’Acropole[1] ; il est temps, grandement temps.

J’ai passé un commencement de semaine affreux, mais depuis jeudi je vais mieux. J’ai encore six à huit pages pour être arrivé à un point, après quoi je t’irai voir. Je pense que ce sera dans une quinzaine. B[ouilhet], je crois, viendra avec moi. S’il ne t’écrit pas plus souvent, c’est qu’il n’a rien à te dire ou qu’il n’a pas le temps. Sais-tu, le pauvre diable, qu’il est occupé huit heures par jour à ses leçons ; il a reçu l’autre jour d’Edma une lettre charmante. Je crois que la conjonction aura lieu à la première rencontre.

J’ai été cinq jours à faire une page ! la semaine dernière, et j’avais tout laissé pour cela, grec, anglais ; je ne faisais que cela. Ce qui me tourmente dans mon livre c’est l’élément amusant, qui y est médiocre. Les faits manquent. Moi, je soutiens que les idées sont des faits ; il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais ; mais alors c’est la faute du style. J’ai ainsi maintenant cinquante pages d’affilée, où il n’y a pas un événement, c’est le tableau continu d’une vie bourgeoise et d’un amour inactif ; amour d’autant plus difficile à peindre qu’il est à la fois timide et profond, mais hélas ! sans échevelements internes, parce que mon monsieur est d’une nature tempérée. J’ai déjà eu dans la première partie quelque chose d’analogue. Mon mari aime sa femme un peu de la même manière que mon amant. Ce sont deux médiocrités dans le même milieu et qu’il faut différencier pourtant. Si c’est réussi, ce sera, je crois, très fort, car c’est peindre couleur sur couleur et sans ton tranché (ce qui est plus aisé). Mais j’ai peur que toutes ces subtilités n’ennuient et que le lecteur n’aime autant voir plus de mouvement. Enfin il faut faire comme on a conçu. Si je voulais mettre là dedans de l’action, j’agirais en vertu d’un système, et je gâterais tout. Il faut chanter dans sa voix ; or la mienne ne sera jamais dramatique ni attachante. Je suis convaincu d’ailleurs que tout est affaire de style, ou plutôt de tournure, d’aspect. Nouvelle ! Le jeune Du Camp est officier de la Légion d’honneur ! Comme cela doit lui faire plaisir ! Quand il se compare à moi et considère le chemin qu’il a fait depuis qu’il m’a quitté, il est certain qu’il doit me trouver bien loin de lui en arrière et qu’il a fait de la route (extérieure). Tu le verras, à quelque jour, attraper une place et laisser là cette bonne littérature. Tout se confond dans sa tête, femme, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau et pourvu que ça le pousse, c’est l’important. Admirable époque (curieux symbolisme !), comme dirait le père Michelet, que celle où l’on décore les photographes et où l’on exile les poètes (vois-tu la quantité de bons tableaux qu’il faudrait avoir faits avant d’arriver à cette croix d’officier ?). De tous les gens de lettres décorés, il n’y a qu’un seul de commandeur, c’est monsieur Scribe ! Quelle immense ironie que tout cela ! et comme les honneurs foisonnent quand l’honneur manque !

Adieu ma pauvre chère vieille féroce,

Tout à toi,
Ton Gustave.

Je ne te renvoie pas la page que tu m’as envoyée avant-hier, le contenu s’en trouve dans les pages ci-incluses.

Voilà, je crois, tout et il me semble n’oublier rien. Tu vois que c’est bien peu de chose, pauvre chère Muse. Aussi je m’attends à avoir dimanche un manuscrit irréprochable. Quand je dis dimanche, j’ai tort. Tu devrais encore être une quinzaine ; ou plutôt, je me mettrais à rêver l’Acropole de suite et je ferais ces corrections tout à mon aise. C’est un travail si ennuyeux que de corriger ainsi tout en bloc !

Je t’engage à te dépêcher de commencer l’Acropole, pour avoir du temps à nous pour les corrections. Tu as l’habitude d’attendre toujours au dernier moment. Alors on se hâte, on s’essouffle, on ne fait rien de bien. Rappelle-toi le charivari où nous étions pour les corrections de ton volume. Il faut laisser cette manière de travailler aux journalistes. J’ai reçu, à propos de journaliste, une lettre de Du Camp, fort aimable. Houssaye est parti de la Revue. Du Camp, du reste, m’a l’air fort content. Si c’est de ses œuvres, il n’est pas difficile. La Revue, dit-il, va bien. Dieu le sait ; mais j’ai peu envie de contribuer à cette gloire.

Lis aussi dans ce dernier numéro le conte de Champfleury. Je suis curieux d’avoir ton avis. As-tu lu la scène de l’écurie dans l’Âne d’or, et la prière à Isis ? Je te recommande, dans les États du Soleil[2], le combat de l’animal glaçon et le royaume des Arbres. Je trouve cela énorme de poésie.

Sais-tu ce que tu devrais faire, ma vieille ? C’est de prendre l’habitude religieuse, tous les jours, de lire un classique pendant au moins une bonne heure.

En fait de vers français, il n’y en a qu’un comme facture, c’est La Fontaine. Hugo vient après, tout plus grand poète qu’il est, et, comme prose, il faudrait pouvoir faire un mélange de Rabelais et de La Bruyère.

Ah ! si je t’avais connue dix ans plus tôt et que j’eusse eu, moi, dix ans de plus ! Mais marche, bon courage ! Tu es en bonne voie et il faut profiter du vent arrière, tant qu’il souffle dans la voile.

Adieu, chère cœur, il est bien tard.

Je t’embrasse tendrement.

À toi. Ton G.

  1. L’Acropole d’Athènes, poème de Louise Colet dans Ce qu’on rêve en aimant, 1 vol. Librairie Nouvelle, 1854.
  2. De Cyrano de Bergerac.