Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0305

Louis Conard (Volume 2p. 354-356).

305. À ERNEST CHEVALIER.
Croisset, 17 janvier 1852.

Non, mon bon vieil Ernest, je ne t’ai pas oublié ! Ta vie ne m’est pas plus indifférente que la mienne ne te l’est et, quand ta lettre m’est arrivée, il y avait cinq ou six jours que je pensais très fortement à toi, sans autre motif, et que j’allais écrire. Nos deux volontés se sont croisées.

J’ai vu avec peine que tu en avais plein ton sac de cette chère existence, pauvre bougre ! L’affection que tu portes à ta femme n’est pour toi qu’une série de soucis. Je sais par moi-même ce que c’est que de voir souffrir ceux que l’on chérit. Il n’y a pas de pire misère parce qu’il n’y en a pas où l’on sente plus son impuissance. Tu me dis que tes cheveux blanchissent ; les miens s’en vont. Tu retrouveras ton ami à peu près chauve. La chaleur, le turban, l’âge, les soucis peuvent bien être la cause de cette sénilité précoce du plus bel ornement de ma tête. Je ne pourrai jamais dire à un François Ier quelconque :

Nous avons tous les deux au front une couronne.

Ah ! pauvre vieux et bon ami, où est le temps où chevelure, gaieté, espérances, tout cela flottait au vent ! La blague aussi est tombée. Quand je me rappelle le passé et ce vieux Garçon (que j’ai retrouvé à Rhodes, par parenthèse, dans la personne de Pruss, le consul), je suis jaloux de tant de choses dépensées tout d’un coup. J’en voudrais avoir quelque chose maintenant.

Me voilà revenu à Croisset, auprès de mon feu, et bûche moi-même. Je suis recourbé sur mon travail acharné. J’ai abandonné toute idée de tapage quelconque. Ce que j’en fais est pour moi, pour moi seul, comme on joue aux dominos afin que la vie ne vous soit pas trop à charge. Si je publie (ce dont je doute), ce sera uniquement par esprit de condescendance vis-à-vis de ceux qui me le conseillent, pour n’avoir pas l’air d’un orgueilleux, d’un ours entêté. Rien de plus monotone que ma vie ; elle s’écoule plus uniforme à l’œil que la rivière qui passe sous mes fenêtres. La petite fille apporte un peu de gaieté dans la maison. Quant à ma mère, elle vieillit de corps et d’humeur. Un désœuvrement triste l’envahit, avec les insomnies qui l’épuisent. Moi, je suis là entre eux deux. Le dimanche seulement Bouilhet vient ; je cause un peu et puis J’en ai pour huit jours.

En fait de nouvelles, j’ai été au mois d’octobre à l’Exposition de Londres, qui était une fort belle chose, quoique admirée de tout le monde. J’ai passé dernièrement six semaines à Paris et j’ai manqué d’être assommé plusieurs fois lors du coup d’État.

L’ami Bouilhet vient de débuter avec éclat dans la Revue de Paris[1] par un conte romain (Melaenis) qui l’a posé de suite, parmi les artistes, au premier rang ou tout au moins immédiatement au second. Je n’en doutais du reste nullement. Quant au sieur Du Camp, sa Revue de Paris marche bien. Ils vont gagner de l’argent. Il n’y a que moi qui reste toujours avec une non-position et léger escholier comme à 18 ans. Je vois cependant tous mes camarades ou mariés, ou établis, ou sur le point de l’être. À propos, j’ai un mien ami qui veut me faire faire un mariage de deux cent mille livres de rentes avec une mulâtresse qui parle six langues, est née à la Havane et a une humeur charmante. Me vois-tu en train de confectionner un tas de moricauds ? Oïmé ! Je n’en ai guère envie, de la femme ni des enfants. Quant à l’argent, moins qu’autrefois. J’ai bien vieilli sous le rapport d’un tas de cupidités dont la satisfaction, jadis, me semblait indispensable. Et puis à force de se répéter que les raisins sont verts, ne finit-on pas par le croire ? Aussi je vais donc au jour le jour, travaillant pour travailler, sans plan de vie, sans projets (j’en ai trop fait, de projets), sans envie quelconque, si ce n’est de mieux écrire.

Quant à la question matérielle, mon voyage m’a écorniflé un peu. D’un autre côté, la fortune de ma mère ne s’améliore pas par le temps qui court. Enfin !

Et toi, donne-moi de tes nouvelles et surtout de celles de ta femme. Reprenons l’habitude de nous donner de temps à autre signe de vie. Si tu m’avais écrit cet été que tu étais aux Andelys, j’y aurais été certainement.

Adieu, mon bon vieux, reçois la plus cordiale embrassade de ton plus vieil ami.


  1. Numéro de novembre 1851.