Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/Appendice du Tome II

Louis Conard (Volume 2p. 473-480).


APPENDICE[1].



LA PAYSANNE.

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Ronces, cailloux, ensanglantaient ses pieds ;
Comme un cerceau se courbait son échine,
Ses os perçaient sous sa noire poitrine,
Son chef battait ses genoux chancelants,
Et le soleil plombait ses cheveux blancs.
Tel qu’une lampe au fond d’une caverne
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Sous ces contours où saillit le squelette,
Grâce et fraîcheur, vous devinerait-on ?
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Jean l’agaçait de l’œil et de la lèvre :
Pour son désir ce n’était pas assez ;
Vous irritiez son amoureuse fièvre,
Taille, contours furtivement pressés !
De leur jeunesse ils suivirent la pente.
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Les jeunes gars ont quitté la charrue,
Les vieux bergers ont laissé leurs troupeaux,
Tout le hameau dans son unique rue
S’agite et sort comme aux jours de repos,

Sur chaque seuil les femmes sont groupées,
Quenouille en main, nourrissons dans leurs bras ;
À leur travail les filles échappées
Marchent par bande et se parlent tout bas.
En les voyant, les mères, les aïeules,
Avec pitié devisent de l’amour :
— « Pauvres enfants, elles vont languir seules ;
« Pour la jeunesse, oh ! c’est un mauvais jour ! »
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Calme, le cou ployé sur ses cheveux,
Elle dormait une nuit : autour d’elle
Montaient des flots d’azur et de rubis,
Son bel enfant, fait ange, d’un coup d’aile
La revêtait d’éblouissants habits…
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Comme l’on voit, quand se dissout la brume,
Les eaux, les bois s’éclairer dans un champ,
Au souvenir quand l’âme se rallume,
Le passé brille et va se rapprochant :
Tout s’éclipsait et tout était poussière ;
Mais, ô mémoire, avec tes hôtes morts,
Le jour arrive où renaît ta lumière !
Oiseau de feu, de tes cendres tu sors ;
Tu viens du cœur peupler la solitude,
Y ranimant des regards et des voix,
Et l’homme accourt, malgré sa lassitude,
Les bras tendus aux ombres d’autrefois.
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Le jour s’éteint… La pauvre vieille expire
À ces doux bruit qui la berçaient enfant :
Sur son visage erre un calme sourire
Qui dans la mort y survit triomphant.
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Puis tout se tait : les champs deviennent pâles ;
L’on n’entend plus que le Rhône qui fuit
Et le coucou jetant par intervalles
Son cri sonore au milieu de la nuit.
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Or, ce soir-là plus froide était la bise,
Et vers minuit les chiens jappaient plus fort,
Lorsqu’un vieillard à longue barbe grise
Parut traînant sa marche avec effort :
Un vieux schako vacille sur sa tête ;
Sous son caban troué, son pantalon
Laisse entrevoir la pourpre d’un galon ;
Sa veste porte un débris d’épaulette ;
Ses pieds sont nus. Quel est cet indigent ?
Près du foyer, insensible il s’affaisse ;
On le secourt, on l’entoure, on s’empresse.
Dans ce vieillard, qui reconnaîtrait Jean ?
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Aller mourir dans son pauvre village,
Revoir le Rhône, aspirer l’air en feu,
Se retrouver dans le doux paysage
Du vieux château, c’était son dernier vœu.
Songes lointains, spectres des jours prospères,
Vous vous levez quand la mort vient à nous !
Pour nous saisir, poussières de nos pères,
Vous attirez nos atomes vers vous.
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Les trépassés, dans l’étroit cimetière,
Ne trouvent plus la place qu’il leur faut.
Un jour, celui qui les mettait en terre,
Frappé comme eux, soudain leur fait défaut.
Les pauvres morts pourrissent en présence
Des survivants, et, telle est la frayeur,
Qu’en vain on cherche un autre fossoyeur.
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Le bras plongé dans les débris funèbres,
Avidement il saisit le trésor :
C’était autour d’un rameau de vertèbres,
Quelques fils noirs où pendait un cœur d’or !
Un papier jaune, empreint de moisissure,
Était dedans !… Jean fut pris d’un frisson.
Quoique le temps eût rongé l’écriture,
Il reconnut sa lettre à Jeanneton !



PRADIER.

I

Pourquoi ce funèbre cortège
De chars de deuil, d’amis en pleurs ?
Ton cercueil, que la foule assiège,
Sous des voiles aux plis de neige
Eût été mieux parmi les fleurs.

Ce sont les blanches Théories,
Le front chaste, la lyre en main,
Qui sous leurs longues draperies
Devaient calmes, quoique attendries,
Escorter ton dernier chemin.

N’es-tu pas le fils de la Grèce,
Un des plus grands, un des plus beaux ?
De cette antique Enchanteresse
Chaque Nymphe et chaque Déesse
Par toi sortirent des tombeaux.


Quand ces blondes Ombres d’Homère
Revivaient vierges dans tes bras,
Palpitantes sous ta paupière,
Elles croyaient revoir leur père,
Ou Praxitèie, ou Phidias !

L’âme errante de leur génie
Suspendue au bleu firmament
Pour renaître à la tienne unie,
Glissa de la mer d’Ionie
Sur les bords de ton lac Léman.

II

Ô peuple immortel des statues !
Femmes, héros qu’il anima,
Anges voilés, Déités nues
Des temples et des avenues,
Accourez ! ô vous qu’il aima !

Venez tous, enfants de ses rêves
Qu’il créait divins, sans effort !
Dianes effleurant les grèves !
Tendres Vénus, pudiques Èves !
Venez glorifier sa mort !

Et toi, dernier né de son âme,
Symbole si triste et si beau,
Poésie, Amour, double flamme !
Marbre où la lyre se fait femme !
Viens ! et marche en tête, ô Sapho !

À celui qui te fit renaître,
Souffle ardent de l’antiquité,
Au fier créateur, au doux maître,
Chante l’Hymne qui nous rend l’Être,
L’Hymne de l’Immortalité !


Les vers d’Anacréon, les accents de Tibulle
Ont transmis d’âge en âge un souffle qui circule
Comme une tiède haleine en des seins frémissants.
L’Arioste et Pétrarque, en stances cadencées
Ont prolongé le chœur de ces nobles pensées
Où l’âme flotte dans les sens.

Tant que l’Amour et l’Art garderont leur jeunesse
Leur jeunesse éternelle et qui fleurit sans cesse,
Se riant du néant des empires tombés !
Comme ces chants divins, tes œuvres recueillies
Triompheront du Temps sans être pâlies
Ainsi que de fraîches Hébés !

Caressant du regard tes filles radieuses,
Les jeunes amoureux aux belles amoureuses
Murmureront ton nom euphonique et vibrant.
Puis ils diront ta vie, onde large et tranquille,
Quiétude du cœur où l’art trouve un asile,
Sérénité qui t’a fait grand !

Puis ils diront ta mort si douce et si rapide
Qu’elle a glacé ton front sans y creuser de ride.
Dans un frais paysage, au bord du fleuve assis,
Sous un ciel chaud et bleu comme un ciel de l’Attique
Tu tombes foudroyé, tel qu’un génie antique
Exempt des vieux jours obscurcis.

Aux femmes, aux enfants qui t’aimaient dans la vie,
Aux disciples élus, ils porteront envie.
Riante apothéose où leurs cœurs salueront
Par le bruit des baisers, par l’éclat des sourires,
Ton fantôme foulant la poudre des empires,
Un bandeau de roses au front !


Juin 1851.

LES RÉSIDENCES ROYALES[2].

Avec leurs longues avenues,
Leurs silencieuses statues
Se mirant dans les bassins ronds ;
Leurs grands parcs ombreux et profonds,
Leurs serres de fleurs des tropiques
Et leurs fossés aux ponts rustiques !
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous ; habitons-les !

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Sur la nef qui dort à la rive
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Morts Radieux toujours vivants.
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Sur le banc des orangeries
Dans l’étable des métairies
Où les reines buvaient du lait,
Dans le kiosque et le chalet
Aux terrasses des galeries
Allons asseoir nos causeries.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous, habitons-les !

Sous le fronton de jaspe rose,
Où l’amour sourit et repose

Cherchons le bain mystérieux,
Le bain antique aimé des dieux :
Diane et ses nymphes surprises
Courent sur le marbre des frises !
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous, habitons-les.

  1. En raison de la longueur de ce poème, nous ne donnons que les passages permettant au lecteur de suivre les corrections conseillées par Flaubert.
  2. Nous ne donnons, de ce poème, que les quelques passages cités dans la lettre de Flaubert.