Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0337
J’en aurais encore pour quinze grandes journées de travail à revoir toute ma première partie[1]. J’y découvre de monstrueuses négligences. Mais je t’ai promis pour la semaine prochaine de venir ; je ne manquerai pas à ma promesse. Ce ne sera pas lundi, mais mercredi ; je resterai une huitaine. Nous devons aller à Trouville (où ma mère a besoin) vers le 15. Si je ne reviens pas exprès pour ton prix, chose que je ne puis te promettre, je viendrai te faire une petite visite dans les premiers jours de septembre, quand je ne serai pas encore bien en train et que le scénario de ma seconde partie sera bien retravaillé. Voilà sept à huit jours que je suis à ces corrections, j’en ai les nerfs fort agacés. Je me dépêche et il faudrait faire cela lentement. Découvrir à toutes les phrases des mots à changer, des consonances à enlever, etc. ! est un travail aride, long et très humiliant au fond. C’est là que les bonnes petites mortifications intérieures vous arrivent. J’ai lu mes vingt dernières pages hier à Bouilhet qui en a été content ; pourtant, dimanche prochain je lui relis tout. Je ne rapporterai rien ; avec toi j’ai de la coquetterie, et je ne te montrerai pas une ligne avant que je n’aie complètement fini, quelque envie que j’aie de faire le contraire. Mais c’est plus raisonnable ; tu n’en jugeras que mieux et n’en auras que plus de plaisir si c’est bon. Encore une longue année !
J’ai reçu l’eau Taburel, l’article et la poudre. Pourquoi la poudre ? Je me sers depuis des années d’odontine de Lepelletier, qui est une très bonne chose. Enfin je vais user de cette poudre en ton honneur.
Les vers du Pays sont parus[2]. (Merci pour nous deux, ma pauvre chérie.) Un journal de Rouen les a reproduits le lendemain. Hier j’ai été voir à Rouen une ascension aérostatique de Poittevin[3] ; c’est fort beau. J’ai été dans une vraie admiration. — De tes deux pièces de vers, il n’y a de vraiment bon que le milieu de la Place-Royale[4] ; la fin est bien molle. Pourquoi donc ne donnes-tu pas plus cours à ton talent pittoresque ? Tu es plus pittoresque et dramatique que sentimentale, retiens cela ; ne crois pas que la plume ait les mêmes instincts que le cœur. Ce n’est pas dans le vers de sentiment que tu réussis, mais [dans] le vers violent ou imagé, comme toutes les natures méridionales. Va donc dans cette voie franchement ; il y a, dans cette pièce de la Place-Royale, de charmantes choses, comme rareté et compréhension plastique, et qui sont à toi, au moins qui sont neuves. Dans quatorze à seize mois, quand j’aurai un logement à Paris, je te rendrai la vie dure, va, et je te traiterai virilement comme tu le mérites.
Oui, c’est une étrange chose que la plume d’un côté et l’individu de l’autre. Y a-t-il quelqu’un qui aime mieux l’antiquité que moi, qui l’ait plus rêvée, et fait tout ce qu’il a pu pour la connaître ? Et je suis pourtant un des hommes (en mes livres) les moins antiques qu’il y ait. À me voir d’aspect, on croirait que je dois faire de l’épique, du drame, de la brutalité de faits, et je ne me plais au contraire que dans les sujets d’analyse, d’anatomie, si je peux dire. Au fond, je suis l’homme des brouillards, et c’est à force de patience et d’étude que je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre qui noyait mes muscles. Les livres que j’ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j’ai le moins de moyens. Bovary, en ce sens, aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai conscience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi. Cela devra me faire faire un grand pas par la suite. Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s’il me tombe sous la main un air de mon goût et que je puisse jouer les bras retroussés, ce sera peut-être bon. Je crois, du reste, qu’en cela je suis dans la ligne. Ce que vous faites n’est pas pour vous, mais pour les autres. L’Art n’a rien à démêler avec l’artiste. Tant pis s’il n’aime pas le rouge, le vert ou le jaune ; toutes les couleurs sont belles, il s’agit de les peindre. Lis-tu l’Âne d’or ? Tâche donc de l’avoir lu avant que je n’arrive, que nous en causions un peu. Je t’apporterai Cyrano[5]. Voilà un fantaisiste, ce gaillard-là, et un vrai encore ! ce qui n’est pas commun. J’ai lu le volume[6] de Gautier : piteux ! Par-ci par-là une belle strophe, mais pas une pièce. C’est éreinté, recherché ; toutes les ficelles sont en jeu. On sent un cerveau qui a pris des cantharides. Érection de mauvaise nature, comme celle des gens qui ont les reins cassés. Ah ! ils sont vieux tous ces grands hommes, ils sont vieux, ils bavachent sur leur linge. Ils ont fait tout ce qu’il faut pour cela, du reste.
Sois tranquille, le jeune homme aura son paquet, non pas par moi (ça pourrait être jugé partial), mais par Bouilhet qui s’en charge.
J’irai après-demain à Rouen pour toi et huit jours après nous nous verrons donc ! Comme je te serrerai dans mes bras avec plaisir, comme je t’embrasserai ! Adieu, chère Louise bien-aimée, mille baisers sur les yeux et sous le col.
Je te rapporterai tous tes livres et journaux. Je t’écrirai samedi ou dimanche pour te dire le jour précis de mon arrivée.
- ↑ De Madame Bovary.
- ↑ Poème sur Pradier. Voir Correspondance, II, lettres 329, 332.
- ↑ Aéronaute, qui au cours de quelques unes de ses ascensions, exécutait les exercices d’acrobatie les plus périlleux.
- ↑ Poème dans Ce qui est dans le cœur des femmes, 1 vol., 1852.
- ↑ Voir Correspondance, II, p. 353.
- ↑ Émaux et Camées.