Conversations de Goethe/Année 1831

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 239-312).

* Jeudi, 4 janvier 1831.

J’ai feuilleté avec Goethe quelques livraisons des dessins de mon ami Topffer, de Genève, qui a autant de talent comme écrivain que comme artiste, mais qui jusqu’à présent semble préférer exprimer les vivantes images de son esprit par des dessins plutôt que par de fuyantes paroles. La livraison qui renferme, en légers dessins à la plume, les Aventures du docteur Festus, produit tout à fait l’effet d’un roman comique et elle a plu extrêmement à Goethe.

« — C’est vraiment trop fou ! s’écriait-il de temps en temps, en feuilletant ; tout pétille de talent et d’esprit ! Il y a quelques pages insurpassables. S’il choisit un jour un sujet un peu moins frivole, et s’il s’applique un peu plus, ce qu’il fera dépassera toute idée. »

« — On l’a comparé à Rabelais, dis-je, et on lui a reproché de l’avoir imité et d’avoir pris là ses idées. »

« — Ils ne savent pas ce qu’ils veulent dire, répondit Goethe. Je ne trouve là rien du tout de Rabelais. Topffer ne marche sur les traces de personne, et au contraire, si jamais j’ai vu un talent original, c’est bien le sien. »

Mercredi, 17 janvier 1831.

Coudray était avec Goethe, regardant des dessins d’architecture. J’avais sur moi une pièce de cinq francs avec le portrait de Charles X. Je la leur montrai. Goethe plaisanta sur cette tête en pointe. — « L’organe de la religiosité paraît très-développé chez lui, dit-il. Sans doute par excès de piété il n’a pas cru nécessaire de tenir ses engagements ; et au contraire, c’est nous qui lui sommes redevables maintenant, car grâce à son coup de génie, nous ne verrons pas de sitôt l’Europe tranquille. »

Nous parlâmes ensuite de Rouge et Noir, que Goethe considère comme le meilleur ouvrage de Stendhal. — « Cependant je ne peux nier, dit-il, que quelques-uns de ses caractères de femmes ne soient un peu trop romantiques, mais tous témoignent d’une grande observation et d’un profond coup d’œil psychologique, et on pardonne sans peine à l’auteur quelques invraisemblances de détail[1]. »

Mardi, 23 janvier 1831.

Chez Goethe, avec le prince. Ses petits-fils s’amusaient à des tours de passe-passe que Walter surtout exécute très-bien. — « Je ne vois pas de mal, dit Goethe, à ce que les enfants remplissent par ces folies leurs heures de loisir, surtout lorsqu’il y a un petit public, c’est un excellent moyen pour les habituer à parler aisément, et pour donner à leur esprit et à leur corps un peu de dextérité, ce que nous autres Allemands nous n’avons pas en excès. Cet avantage compense la petite vanité que ce jeu peut exciter. » — « Les spectateurs arrêtent cette vanité à sa naissance, dis-je, car en général ils suivent très-attentivement les doigts du petit prestidigitateur, pour railler ses maladresses et surprendre à sa honte ses secrets. » — « C’est comme les acteurs, dit Goethe ; aujourd’hui rappelés, demain ils seront sifflés, ce qui maintient tout dans la bonne voie. »

Mercredi, 9 février 1831.

Je lisais hier avec le prince la Louise de Voss[2], et je faisais en moi-même mainte remarque. Toute la partie descriptive est ravissante, mais les idées échangées dans les conversations me semblent un peu médiocres. Dans le Vicaire de Wakefield on voit aussi un ministre de campagne et sa famille, mais l’auteur avait une grande culture intellectuelle qu’il a communiquée à ses personnages et leur esprit est bien plus riche. Dans la Louise, tout est plus borné ; tout se tient dans un cercle étroit qui, il est vrai, est assez large pour beaucoup de lecteurs. L’hexamètre aussi me paraissait trop prétentieux, souvent forcé, affecté, et le style ne me semblait pas assez coulant. — J’exprimai toutes ces idées à Goethe en dînant avec lui aujourd’hui ; il me répondit : « Les premières éditions étaient à ce point de vue bien supérieures, et je me rappelle avoir eu du plaisir à lire le poëme à haute voix. Mais plus tard Voss a raffiné, ses idées théoriques l’ont conduit à gâter la légèreté et le naturel de ses vers. Aujourd’hui le mérite technique préoccupe avant tout, et Messieurs les critiques se mettent à murmurer, si on fait rimer un s avec un sz ou un ss. — Si j’étais encore assez jeune et assez osé, je violerais à dessein toutes les lois de fantaisie ; j’userais des allitérations, des assonances, des fausses rimes, et de tout ce qui me semblerait commode, je ne m’occuperais que du principal : du sens, et je tâcherais de dire ainsi des choses assez bonnes pour que tout le monde en soit enchanté et veuille les apprendre par cœur.

Vendredi, 11 février 1831.

Aujourd’hui, à dîner, Goethe m’a dit qu’il avait commencé le quatrième acte de Faust et qu’il allait le continuer, ce qui m’a rempli de joie. Il m’a ensuite parlé avec grands éloges de Fr. G. Schœne, jeune philologue de Leipzig ; il a écrit un ouvrage sur le costume dans les pièces d’Euripide[3], et, tout en montrant beaucoup d’érudition, il ne s’est livré à aucun développement étranger à son sujet. — « Je suis content, dit-il, de le voir écrire dans un esprit aussi pratique, quand aujourd’hui tant d’autres philologues s’occupent de questions de forme et de syllabes longues ou brèves. C’est toujours un signe de stérilité, quand une époque ou un homme s’occupe de petits détails techniques. — Il y a aujourd’hui d’autres causes encore de stérilité. Ainsi par exemple, vous trouverez dans le comte Platen presque toutes les conditions qui font le bon poète : imagination, invention, esprit, fécondité, il possède tout au plus haut degré ; il a d’excellentes connaissances techniques, un savoir et un sérieux qui ne se rencontrent que rarement, mais son malheureux goût pour la polémique paralyse tout. Avec un pareil talent, ne pas oublier, quand il vit à Rome et à Naples, les pauvretés de la littérature allemande, c’est impardonnable ! L’Œdipe romantique, surtout par la partie technique, prouve que Platen était l’homme le mieux fait pour écrire la tragédie allemande, mais après avoir parodié dans cette pièce tous les ressorts tragiques, comment pourrait-il maintenant écrire sérieusement une tragédie ? Et puis, ce qu’on oublie trop, ces discussions envahissent l’âme ; les images de nos ennemis deviennent des fantômes qui se mêlent à toutes nos œuvres, et apportent le désordre dans une nature délicate et tendre. Le goût pour la polémique a tué Byron, et pour l’honneur de la littérature allemande, Platen devrait se détourner d’une voie aussi funeste. »

Samedi, 12 février 1831.

Je lis le Nouveau Testament ; Goethe me montrait ces jours-ci un dessin représentant le Christ marchant sur la surface de la mer, et saint Pierre qui, en allant au-devant de lui, dans un instant de doute, commence à enfoncer ; il m’a dit : « C’est là une des plus belles légendes, une de celles que j’aime le mieux. Elle exprime cette haute pensée, que l’homme, par la foi et le courage triomphe des entreprises les plus difficiles, tandis que si le doute le fait chanceler tant soit peu, il est perdu. »

Dimanche, 13 février 1831.

Dîné avec Goethe. Nous causons de Faust. Il a réussi le commencement comme il le désirait. — « Ce qui devait arriver, je l’avais décidé depuis longtemps, comme vous le savez, mais je n’étais pas encore entièrement satisfait des détails qui amenaient ces faits, je suis content aujourd’hui, parce que de bonnes idées me sont venues. Pour le vide qui s’étend d’Hélène jusqu’au cinquième acte, qui est terminé, je vais faire un plan bien détaillé, afin de travailler ensuite tranquillement, bien à mon aise, aux passages qui me plairont le plus. Cet acte a maintenant une physionomie originale, il forme comme un petit monde à part, qui ne se lie que par un fil léger à ce qui précède et à ce qui suit. »

— « C’est là aussi le caractère des autres actes, dis-je, car au fond les scènes de la cave d’Auerbach, de la cuisine des Sorcières, du Bloksberg, du conseil de l’Empire, de la mascarade, du papier-monnaie, du laboratoire, de la nuit classique de Walpurgis, d’Hélène, forment toutes de petits mondes qui, tout en s’influençant mutuellement, restent indépendants. Le poète cherche avant tout à tracer des peintures variées ; il choisit une fable et un héros seulement pour lier entre eux les tableaux qu’il veut tracer. Cela est vrai pour l’Odyssée comme pour Gil Blas. »

« — Vous avez parfaitement raison, dit Goethe, aussi dans une pareille composition, il s’agit simplement de donner à chaque partie une physionomie nette et bien expressive ; quant à l’ensemble, il reste incommensurable, mais comme ces problèmes insolubles que les hommes se sentent entraînés à sonder sans cesse. »

Je lui parlai d’une lettre d’un jeune militaire que j’avais, avec d’autres amis, engagé à prendre du service à l’étranger, et qui, n’ayant pas trouvé à son goût sa position, querellait tous ceux qui lui avaient donné ce conseil. Goethe me dit : « Donner des conseils, c’est là une chose bien singulière ; quand on a vu comment dans ce monde échouent les plans les mieux combinés, tandis que les moyens les plus absurdes conduisent au but, on se récuse quand il s’agit de donner des conseils. Au fond, d’ailleurs, demander des conseils, c’est de la sottise, et les donner, c’est de la présomption. On ne doit conseiller que là où l’on est partie active. Si on me demande un conseil, je dis que je suis prêt à le donner, mais à la condition qu’on ne le suivra pas. »

Nous revînmes au Nouveau Testament. « Quand on n’a pas lu depuis longtemps les Évangélistes, dis-je, on est toujours étonné de la grandeur morale des personnages. Dans ces hautes exigences imposées à notre force de volonté morale, on retrouve une espèce de commandement absolu[4]. » — « Vous trouverez surtout le commandement absolu de la foi, que Mahomet a poussé encore plus loin. » — « Mais d’ailleurs, continuai-je, les Évangélistes, quand on les examine de près, sont pleins d’écarts et de contradictions, et ces livres doivent avoir passé par d’étranges vicissitudes avant d’être rassemblés comme ils le sont maintenant. » — « C’est une mer à boire, dit Goethe, quand on veut pénétrer dans un examen historique et critique. Il vaut bien mieux s’en tenir simplement à ce qui est sous nos yeux, en s’appropriant tout ce que l’on y peut trouver d’utile pour son développement et son perfectionnement moral. Cependant il est intéressant de se bien représenter la scène, et sur ce point je ne peux rien vous recommander de meilleur que le livre excellent de Rœhr sur la Palestine. Ce livre a fait tant de plaisir au feu grand-duc, qu’il l’acheta deux fois ; il envoya l’exemplaire qu’il avait lu à la bibliothèque, et s’en acheta un second pour le garder et l’avoir toujours à sa disposition. »

Je m’étonnai que le grand-duc s’intéressât à ces questions. « C’était là une de ses grandes qualités, dit Goethe. Il portait de l’intérêt à tout ce qui avait de l’importance, en quelque branche que ce fut. Il voulait toujours aller en avant, et toutes les inventions, toutes les organisations nouvelles du temps, il tâchait de les introduire chez lui. S’il n’y avait pas réussite, on n’en parlait plus. Je me demandais souvent comment je pourrais justifier tels ou tels échecs, mais il consentait gaiement à ne pas les voir, et partait à la recherche de quelque autre nouveauté. C’était une des grandes qualités de sa nature, qualité non acquise, mais innée. »

Pour dessert nous examinâmes quelques gravures des maîtres contemporains, surtout des paysages, et nous remarquâmes avec joie que dans toutes ces œuvres on n’apercevait rien de faux. « Depuis tant de siècles, dit-il, il y a dans ce monde tant d’œuvres remarquables qu’il ne faut pas s’étonner qu’elles exercent leur influence et fassent naître de nouvelles œuvres aussi bonnes. » — « Ce qui nuit, dis-je, ce sont les fausses doctrines, si nombreuses, qu’un jeune talent ne sait à quel saint se vouer. » — « Nous avons des exemples du mal qu’elles font, dit Goethe ; des générations tout entières ont sous nos yeux été perdues par de fausses maximes, elles nous ont à nous-mêmes fait du tort. De nos jours l’imprimerie donne une facilité toute nouvelle de prêcher rapidement et partout l’erreur. Quand même un critique, après des années, se corrige, et publie ses nouvelles convictions, sa mauvaise théorie n’a pas moins, pendant l’intervalle, exercé son action, et elle vivra toujours à côté de la bonne, comme une plante parasite. Ce qui me console, c’est qu’un talent vraiment grand ne se laisse ni égarer ni corrompre.

« Ces gravures sont vraiment bonnes ; vous voyez là de jolis talents, qui ont su apprendre quelque chose et acquérir beaucoup de goût et beaucoup d’habileté. Mais cependant à tous ces dessins manque une qualité : la virilité. Notez ce mot et soulignez-le. Il manque là une certaine force pénétrante qui, dans les siècles précédents, se répandait partout et qui, dans le siècle actuel, ne manque pas seulement à la peinture, mais à tous les arts. La race actuelle est débile ; est-ce de naissance, ou est-ce dû à une éducation et à une nourriture plus faibles, je ne saurais le dire. »

— « On voit aussi, dis-je, l’influence qu’exerce sur les œuvres cette grandeur de caractère qui se rencontre plutôt dans les siècles passés. À Venise, quand on est devant les œuvres de Titien ou de Paul Veronèse, on sent combien l’esprit de ces hommes était puissant, soit pour concevoir, soit pour exécuter. Leur sensibilité si grande, si énergique s’est répandue dans toutes les parties de leurs tableaux ; cette puissance de leur caractère artistique élargit notre être et nous élève nous-mêmes, quand nous contemplons leurs œuvres. Cette virilité dont vous parlez se retrouve aussi très-marquée dans les paysages de Rubens. Ce ne sont que des arbres, des terrains, de l’eau, des rochers, des nuages, mais sa forte pensée a pénétré dans toutes les formes, et en voyant une nature qui nous est connue, nous la voyons animée de l’énergie de l’artiste et reproduite selon sa pensée. »

« C’est certain, dit Gœthe ; dans les arts et dans la poésie, le caractère, c’est tout, et cependant dans ces derniers temps il y a eu parmi les critiques de petits personnages qui n’étaient pas de cet avis, et qui voulaient que dans un ouvrage de poésie ou d’art, un grand caractère ne fut qu’une espèce de faible accessoire. Mais à la vérité, pour reconnaître et honorer un grand caractère, il faut en être un soi-même. Tous ceux qui ont refusé à Euripide l’élévation étaient de pauvres hères incapables de s’élever avec lui, ou bien c’étaient d’impudents charlatans, qui voulaient se faire valoir et qui en effet se grandissaient aux yeux d’un monde sans énergie. »

Lundi, 14 février 1831.

Dîné avec Goethe. Il avait lu les Mémoires du général Rapp, ce qui amena la conversation sur Napoléon et sur les sentiments que madame Lætitia a dû éprouver en se voyant la mère de tant de héros et d’une si puissante famille. Quand elle devint mère de Napoléon, son second fils, elle avait dix-huit ans, son mari vingt-trois, et l’organisation physique de Napoléon se ressentit heureusement de la jeune et fraîche énergie de ses parents. Après lui, elle fut encore mère de trois autres fils, tous richement doués, tous ayant joué avec vigueur leur rôle dans le monde, et tous doués d’un certain talent poétique. Après ces fils vinrent trois filles, et enfin Jérôme, qui paraît avoir été le moins bien doué de tous. Le talent, s’il n’est pas dû aux parents seuls, demande cependant une bonne organisation physique ; il n’est donc nullement indifférent d’être né le premier ou le dernier, d’avoir pour père et mère des êtres jeunes et vigoureux, ou bien vieux et débiles. — « Il est curieux, dis-je, que le talent musical se montre le premier de tous ; Mozart à cinq ans, Beethoven à huit ans, Hummel à neuf ans, étonnaient déjà autour d’eux par leur jeu et leurs compositions. »

« Le talent musical, dit Goethe, doit naturellement se montrer le premier, parce que la musique est quelque chose de tout à fait inné, d’intime, qui n’a pas besoin de secours extérieur et d’expérience puisée dans la vie. Mais un phénomène comme Mozart reste toujours une exception inexplicable. Comment la Divinité trouverait-elle l’occasion de faire des miracles, si elle ne s’essayait pas parfois dans ces êtres extraordinaires qui nous étonnent et que nous ne pouvons comprendre ? »

Mardi, 15 février 1831.

Dîné avec Goethe. Je lui parle du théâtre ; il loue la pièce donnée hier, Henri III, d’Alexandre Dumas, comme tout à fait excellente[5]. Il trouve cependant naturel qu’elle ne soit pas absolument au goût du public. « Sous ma direction, je n’aurais pas essayé de la donner, car je me rappelle encore très-bien quelle peine j’ai eue à introduire, et par contrebande, auprès du public le Prince Constant, qui cependant parle plus au cœur, est bien plus poétique, et nous intéresse plus que Henri III. »

Je lui ai parlé du grand Cophte, que j’ai lu ces jours-ci. Après l’avoir analysé scène par scène, je concluais avec le désir de le voir un jour sur la scène.

« Je suis heureux, a dit Goethe, que la pièce vous ait plu, et que vous ayez su y découvrir tout ce que j’ai voulu y mettre. Ce n’était pas une petite affaire que de donner d’abord de la poésie à un fait tout à fait réel, et ensuite de le rendre propre à la scène. Et cependant vous avouerez que tout est parfaitement calculé pour le théâtre. Schiller aimait aussi cette pièce, et nous en avons un jour donné une représentation qui eut devant un public d’élite un brillant succès. Mais pour le public en général, elle ne vaut rien ; ces crimes lui inspirent toujours un certain éloignement qui l’empêche d’avoir du plaisir. Cette pièce a un caractère de hardiesse qui la rapproche tout à fait du théâtre de Clara Gazul, et le poète français pourrait vraiment me porter envie de lui avoir pris d’avance un si bon sujet. Je dis que le sujet est bon parce que son importance n’est pas seulement morale, mais aussi historique ; l’aventure précède immédiatement la Révolution française et en est pour ainsi dire le point de départ. La reine, impliquée dans l’histoire si fâcheuse du Collier, perdit sa dignité ; l’estime même lui fut retirée, et ainsi fut ébranlé ce qui rendait sa personne inviolable dans l’esprit du peuple. La haine ne fait de mal à personne, mais le mépris, voilà ce qui renverse. Kotzebue fut haï longtemps, mais pour que le poignard d’un étudiant osât s’attaquer à lui, il fallut que certains journaux l’eussent d’abord rendu méprisable. »

Jeudi, 17 février 1831.

Dîné avec Goethe. Je lui rapporte son Séjour à Carlsbad, (de 1807), que j’ai fini de rédiger ce matin. Nous causons des pensées excellentes qui y sont jetées comme de simples remarques fugitives. « On croit toujours, dit Goethe en riant, qu’il faut devenir vieux pour être habile ; mais en réalité on a de la peine, en prenant des années, à se maintenir aussi sage qu’on l’était autrefois. En parcourant les différents degrés de la vie, on devient autre, mais je ne peux dire que l’on devienne meilleur, et sur certaines questions, on peut à vingt ans trouver le vrai aussi bien qu’à soixante. — Certes on voit le monde dans la plaine autrement que sur les sommets, et on le voit encore autrement sur les glaciers des monts ; on aperçoit une étendue plus vaste, mais voilà tout, et on ne peut pas dire qu’on ait la vue meilleure ici que là. — Quand donc un écrivain laisse des monuments des différentes périodes de sa vie, l’important, c’est qu’il soit né avec un fonds solide, avec la bonne volonté, c’est qu’il ait toujours vu et senti tout avec simplicité, c’est qu’il ait toujours parlé sans détours, sans réserve, sans dissimulation, comme il pensait. — Si ce qu’il a écrit était vrai du point de vue où il était alors placé, cela sera toujours vrai, et l’auteur peut plus tard se développer et changer comme il le veut. — Ces jours-ci, une feuille de vieux papier tombe entre mes mains. Je me mets à la lire ; « Hum ! me disais-je à moi-même, ce qui est écrit là n’est pas si mal, tu ne penses pas autrement, et tu ne t’exprimerais aussi guère autrement. » En regardant mieux cette feuille, je reconnus que c’était une feuille de mes propres œuvres. Comme je marche toujours en avant, j’oublie ce que j’ai écrit, et je me trouve bientôt exposé à regarder ce que j’ai fait comme l’œuvre d’un étranger. »

Je m’informai des progrès de Faust. « Il ne me quitte plus, dit-il ; tous les jours j’y pense, et trouve quelque chose ; j’avance. Aujourd’hui j’ai fait coudre tout le manuscrit de la seconde partie, pour que mes yeux puissent la bien voir. — J’ai rempli de papier blanc la place du quatrième acte qui manque, et il est très-probable que la partie terminée m’excitera et m’encouragera à finir ce qui reste à faire. Ces moyens extérieurs font plus qu’on ne croit, et l’on doit venir au secours de l’esprit de toutes les manières. »

Goethe fit apporter ce manuscrit nouvellement broché, et je fus surpris de sa grosseur ; il formait un bon volume in-folio, « Voilà, dis-je, ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici, et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d’y donner que très-peu de temps. On voit comme une œuvre grossit, même quand on se borne à n’y ajouter qu’un peu de temps en temps. »

— « On peut s’en convaincre surtout en vieillissant, dit-il, car la jeunesse croit que tout doit se faire en un jour. Si le sort m’est favorable, et si je continue à bien me porter, j’espère être arrivé loin dans le quatrième acte aux premiers mois du printemps. Je l’avais dans la tête depuis longtemps, comme vous savez, mais pendant l’exécution, il s’est énormément augmenté, et je ne peux plus me servir que de ce qu’il y avait de plus général dans mon ancien plan. Il faut d’ailleurs, maintenant, que cet acte d’intermède soit aussi long que les autres actes. »

— « Dans cette seconde partie, dis-je, on voit apparaître un monde bien plus riche que dans la première. »

— « C’est naturel, dit Goethe. La première partie est presque tout entière consacrée à la peinture d’émotions intimes et personnelles ; tout part d’un individu engagé dans certaines idées, agité par certaines passions ; la demi-obscurité de cette partie peut avoir pour les hommes son attrait. Dans la seconde partie, presque rien ne dépend plus d’un individu spécial ; là paraît un monde plus élevé, plus large, plus clair, plus libre de passions, et l’homme qui n’a pas cherché un peu, qui n’a pas eu lui-même quelques-unes de ces idées ne saura pas ce que j’ai voulu dire. »

— « Oui, dis-je, il y a là pour la pensée de quoi s’exercer, et un peu d’érudition y est de temps en temps nécessaire. Je suis content d’avoir lu le petit livre de Schelling sur les Kabires[6], et de savoir à quoi vous faites allusion dans le fameux passage de la Nuit classique de Walpurgis. »

— « J’ai toujours trouvé qu’il était bon de savoir quelque chose, dit Goethe en riant. »

Vendredi, 18 février 1831.

Dîné avec Goethe. Nous causons des différentes formes de gouvernement, et des difficultés qui naissent d’un libéralisme trop prononcé ; en effet, il excite tellement les prétentions des individus, qu’à la fin il ne sait plus à quels vœux satisfaire. Le pouvoir ne peut pas toujours agir avec une bonté, une douceur, et une délicatesse morale parfaites, car il a à manier et à tenir en respect un monde mêlé et parfois fou. Nous avons remarqué aussi que le gouvernement est un métier qui exige l’homme tout entier ; il n’est donc pas bon qu’un souverain ait trop de goût pour d’autres occupations, par exemple, pour les arts, car alors non-seulement l’attention du prince, mais les forces de l’État sont nécessairement détournées d’autres objets plus indispensables. Le goût des arts est plutôt l’affaire des riches particuliers.

Goethe m’a dit ensuite que la traduction de sa Métamorphose des Plantes, qu’il fait avec Soret, marchait bien, et qu’il avait reçu du dehors, pour la révision de cet ouvrage, des secours excellents, surtout pour le chapitre de la spirale. « Vous savez, dit-il, que nous nous occupons de cette traduction depuis plus d’une année déjà ; mille obstacles nous ont arrêtés, l’œuvre restait là, et je maudissais souvent en moi-même ce retard. Mais maintenant je rends grâces à tous ces obstacles, car pendant ce temps des savants distingués ont fait des découvertes qui sont de l’eau excellente pour notre moulin, et qui, me faisant aller en avant au delà de toutes mes espérances, me permettent de donner à mon travail une conclusion à laquelle je n’aurais pas pensé il y a un an. Des aventures de ce genre me sont souvent arrivées dans ma vie, et on en vient, dans ces circonstances, à croire à une influence supérieure, à quelque chose de démoniaque, sans prétendre en comprendre davantage. »

Samedi, 19 février 1831.

Diné chez Goethe avec le conseiller aulique Vogel. Goethe avait reçu une brochure sur l’île d’Heligoland ; il la lisait avec grand intérêt et nous en communiqua l’essentiel. On parla ensuite de médecine, et Vogel raconta, comme la nouvelle du jour, que la petite vérole, malgré la vaccine, avait reparu à Eisenach, et en très-peu de temps avait enlevé beaucoup de monde. — « La nature, dit Vogel, a toujours quelque trait en réserve, et il faut bien du soin pour qu’une théorie que l’on dirige contre elle soit efficace. On considérait la vaccine comme si certaine et comme si infaillible qu’on en a fait une obligation légale ; mais cet événement d’Eisenach rend suspecte son infaillibilité et affaiblit le crédit de la loi. »

« — Cependant, dit Goethe, mon avis est qu’il ne faut pas moins en exiger sévèrement l’exécution, car ces petites exceptions ne sont rien en comparaison de ses immenses bienfaits. »

« — C’est aussi mon avis, dit Vogel, et je soutiendrais même que, dans tous les cas où la vaccine n’a pas préservé de la petite vérole, l’inoculation avait été défectueuse. Pour qu’elle préserve, il faut qu’elle soit suivie de fièvre ; une irritation de la peau sans fièvre ne préserve pas. Aussi, dans le comité, j’ai proposé qu’on obligeât toutes les personnes chargées de vacciner à faire une forte inoculation. »

« — J’espère que votre proposition a passé, dit Goethe ; en général je suis toujours pour l’observation complète des lois, surtout dans un temps comme le nôtre, où, par faiblesse ou par libéralisme exagéré, on a partout plus de laisser-aller qu’il n’est raisonnable »

Dimanche, 20 février 1831.

Dîné avec Goethe. Il m’avoue qu’il a vérifié mes observations sur les ombres bleues de la neige produites par le bleu du ciel, et qu’il les a trouvées justes. « Cependant, dit-il, les deux causes peuvent agir ensemble, et la couleur attirée par le jaune peut être renforcée par le bleu extérieur. » — J’accède tout à fait à cette proposition, et je suis heureux de voir Goethe me donner enfin raison. Causant de sa théorie, je lui dis qu’elle est simple à comprendre en principe, mais difficile à appliquer aux mille phénomènes qui se présentent à chaque instant. — « Je la comparerais au whist, me dit-il. C’est un jeu dont les règles sont très-faciles à donner, mais il faut l’avoir très-longtemps joué pour y être un maître. D’ailleurs on n’apprend rien par la simple audition, il faut pratiquer soi-même, sinon on ne sait qu’a moitié et superficiellement. »

Goethe nous parle du livre d’un jeune physicien écrit très-clairement et auquel il pardonne ses préoccupations téléologiques. — « Il est naturel à l’homme, dit Goethe, de se considérer comme le but de la création, et de n’estimer les choses que par rapport à lui et qu’autant qu’elles le servent et lui sont utiles. Il se rend maître du monde végétal et animal, et, trouvant que les autres créatures sont pour lui une nourriture agréable, il reconnaît là son Dieu, et apprécie sa bonté, qui a eu pour lui des soins si paternels. À la vache il prend le lait, à l’abeille le miel, au mouton la laine, et en donnant aux objets un but qui lui est utile, il croit qu’ils ont été créés pour ce but. Il ne peut pas croire que même la plus petite herbe ne soit pas là pour lui, et, s’il n’a pas encore pu constater son genre d’utilité, il croit qu’on le découvrira plus tard. — Raisonnant en particulier comme en général, il ne manque pas de transporter dans la science cette vue prise dans la vie, et dans les parties diverses d’un être organisé il cherche le but et l’utilité. Cela peut aller ainsi quelque temps, et parfois dans la science réussir, mais bien vite il y rencontrera des phénomènes qui dépasseront son système, et qui exigeront un point de vue plus élevé, ou sinon le laisseront engagé dans d’évidentes contradictions. Ces professeurs d’utilité disent bien : Le bœuf a des cornes pour se défendre. Mais moi je demanderai : et le mouton, pourquoi n’en a-t-il pas ? et lorsqu’il en a, pourquoi sont-elles enroulées autour de son oreille, de telle façon qu’elles ne lui servent à rien ? — Mais c’est autre chose, si je dis : le bœuf se défend avec ses cornes parce qu’il les a. — La question du but, la question pourquoi, n’a absolument rien de scientifique, — On va plus loin avec la question comment ? Car si je demande : comment les cornes viennent-elles au bœuf ? ma question me conduit à examiner son organisation, et j’apprends alors pourquoi le lion n’a pas et ne peut pas avoir de cornes[7]. Ainsi l’homme a dans son crâne deux places creuses. Avec la question pourquoi je n’irai pas loin, mais la question comment m’enseigne que ces creux sont des restes du crâne animal, qu’ils se trouvent mieux marqués chez les organisations inférieures, et que chez l’homme, malgré sa supériorité, ils n’ont pas encore tout à fait disparu. Les professeurs d’utilité croiraient perdre leur Dieu, s’ils ne devaient pas adorer Celui qui a donné au bœuf les cornes afin qu’il s’en servît pour sa défense. Mais on me permettra d’adorer Celui qui dans ses créations était si grand et si riche, qu’ayant fait des milliers de plantes, il en fit encore une qui les contenait toutes, et qu’ayant fait des milliers d’animaux il en fit un qui les contenait tous : l’homme. — Que l’on vénère Celui qui donne aux bestiaux le fourrage, et à l’homme à manger et à boire autant qu’il est nécessaire, moi j’adore Celui qui a déposé dans l’univers une telle force productrice, que lorsque la millionième partie seulement des créatures arrive à la vie, le monde des créatures fourmille encore de telle sorte, que ni la guerre, ni la peste, ni l’eau, ni le feu ne peuvent rien contre lui. Voilà mon Dieu ! »

Lundi, 21 février 1831.

Goethe a beaucoup loué le discours par lequel Schelling a calmé les étudiants de Munich, « Ce discours est on ne peut meilleur, et c’est un plaisir de retrouver ce talent supérieur que nous connaissons et vénérons depuis longtemps. Le sujet était excellent, le but juste, et il a réussi ; si on pouvait dire la même chose du sujet et du but de son écrit sur les Kabires, nous pourrions l’en louer aussi, car là aussi il a prouvé son art et son talent d’orateur. »

Les Kabires de Schelling amenèrent la conversation sur la Nuit classique de Walpurgis, et sur la différence qui la sépare des scènes du Brocken de la première partie.

— « La première nuit de Walpurgis, dit Goethe, est monarchique ; là le diable est respecté et traité comme un chef. Au contraire, la nuit classique est tout à fait républicaine ; tous les personnages sont placés sur la même ligne ; l’un vaut l’autre, aucun ne se subordonne et ne s’inquiète des autres. »

— « Et puis, dis-je, dans la nuit classique, tout se sépare en personnages bien différents, tandis que sur le Bloksberg allemand on ne voit qu’une masse de sorcières. »

— « Aussi, dit Goethe, Méphistophélès sait ce que l’Homunculus veut dire quand il parle de sorcières thessaliennes. Un bon connaisseur de l’antiquité pourra avoir déjà quelques idées à ce seul nom de sorcières thessaliennes ; l’ignorant ne verra là qu’un mot. »

— « Il faut, dis-je, que l’antiquité soit bien présente et bien vivante dans votre esprit pour que vous puissiez ressusciter avec tant de fraîcheur toutes ces figures, les employer et les manier avec autant d’aisance. »

— « Si pendant toute ma vie, dit Goethe, je ne m’étais pas occupé d’arts plastiques, cela ne m’aurait pas été possible. Le difficile, c’était de rester modéré au milieu d’une telle abondance, et d’écarter toutes les figures qui n’étaient pas absolument en harmonie avec mon plan. Par exemple je n’ai fait aucun usage ni du Minotaure, ni des Harpies, ni d’autres monstres encore. »

— « Ce que vous avez évoqué dans cette nuit est si bien lié, si bien groupé, que l’imagination se rappelle tout volontiers et sans difficulté, et en recompose un tableau. Les peintres ne laisseront certes pas échapper ces sujets, et je me réjouis déjà de voir Méphistophélès chez les Phorkiades, essayant de profil le fameux masque[8] »

— « Il a là quelques bons traits de ma façon, dit Gœthe, que tôt ou tard le monde utilisera de plus d’une manière. Quand les Français seulement connaîtront Hélène, et verront ce que l’on peut en tirer pour leur théâtre !… ils abîmeront la pièce elle-même, mais ils sauront s’approprier habilement ce qui peut leur servir, et c’est là tout ce que l’on peut attendre et désirer. Ils ajouteront certainement à la Phorkiade un Chœur de monstres, semblable à celui qui est déjà indiqué ailleurs. »

— « Il faudrait, dis-je, qu’un bon poëte de l’école romantique arrangeât la pièce en opéra, et que Rossini réunit toutes ses forces pour écrire la musique d’Hélène. Il y a là une occasion comme on en trouve rarement pour de splendides décorations, de rapides changements à vue, des costumes éblouissants, de délicieux ballets, sans compter que tous ces plaisirs pour les yeux ont comme point d’appui une fable d’une valeur telle, qu’on n’en découvrirait pas aisément une meilleure. »

« Attendons, dit Goethe, ce que les dieux nous donneront. Il ne faut rien hâter en ces matières. Il faut que la pièce se fasse peu à peu connaître des hommes, et que les directeurs de théâtre, les poëtes et les compositeurs trouvent un avantage à la faire jouer. »

Mardi, 22 février 1831.

Le conseiller supérieur du consistoire[9] Schwabe me rencontre dans la rue, je l’accompagne un peu, et il me parle de ses diverses occupations. Il me dit que dans ses heures perdues il prépare l’édition d’un petit volume de sermons, qu’un de ses livres pour les écoles vient d’être traduit en danois, que quarante mille exemplaires ont été vendus, et qu’on l’a introduit en Prusse dans les principales écoles. Il me prie de lui faire visite, ce que je promets avec plaisir.

En dînant avec Goethe, je parle de Schwabe, et Goethe fait son éloge avec moi. — « La grande-duchesse, dit-il, l’apprécie beaucoup, et elle connaît bien ses gens. Je ferai dessiner son portrait pour ma collection, et vous ferez très-bien d’aller le voir, et de lui demander de vous recevoir souvent. Voyez-le, écoutez-le vous exposer tout ce qu’il fait et veut faire. Il sera intéressant pour vous de jeter un coup d’œil dans une sphère d’activité dont on ne peut avoir aucune idée nette, si on n’a pas eu des relations intimes avec un homme comme lui. »

Je le promis, car faire la connaissance des hommes qui travaillent dans un esprit d’utilité pratique a toujours été dans mes goûts.

Mercredi, 23 février 1831.

Avant dîner, je me promenais sur la route d’Erfurt, je rencontrai Goethe qui fit arrêter et me prit dans sa voiture. Nous montâmes jusqu’au bois de sapins, en causant d’histoire naturelle. Toutes les collines que l’on apercevait au loin étaient couvertes de neige, et je fis remarquer que, vu dans l’éloignement, un objet sombre se revêtait d’une teinte bleuâtre plus facilement qu’un objet blanc d’une teinte jaune. Goethe fut de mon avis, et bientôt nous nous trouvâmes amenés à parler de la haute importance des phénomènes primordiaux, derrière lesquels on croit apercevoir immédiatement la Divinité.

« Je ne demande pas, dit Goethe, si cet être suprême a l’intelligence et la raison, mais je sens qu’il est l’intelligence, la raison même. Toutes les créatures en sont pénétrées, et l’homme en a en lui-même autant qu’il peut reconnaître de parties de l’être suprême. »

En dînant, nous causâmes des travaux de certains naturalistes, qui, pour décrire le monde organisé, veulent partir de la minéralogie. « C’est là une grande erreur, dit Goethe. Dans le monde minéralogique, la simplicité extrême est l’extrême beauté ; dans le monde organique, c’est la complexité extrême. On voit donc que les deux mondes ont deux directions tout à fait différentes, et qu’on ne peut point passer par degrés de l’un à l’autre. »

Jeudi, 24 février 1831.

En dînant, Goethe m’a dit : « Ce qu’il y a de difficile dans la nature, c’est d’apercevoir la loi là même où elle se cache à nous, et de ne pas se laisser égarer par des phénomènes en contradiction avec le témoignage de nos sens. Car dans la nature bien des faits sont contestés par nos sens et cependant sont vrais. S’il y a quelque chose de contraire au témoignage de nos sens, c’est assurément que le soleil soit immobile, ne se lève pas, ne se couche pas, et que la terre tous les jours tourne sur elle-même avec une inconcevable rapidité ; cependant aucun homme instruit ne doute qu’il n’en soit ainsi. Il y a dans le règne végétal des phénomènes de ce genre, et il faut prendre garde de se laisser engager par eux dans une voie fausse. »

Lundi, 28 février 1831.

Je me suis occupé toute la journée du manuscrit du quatrième volume de la biographie de Goethe, qu’il m’a envoyé hier, pour voir ce qu’on pourrait encore y faire. Ce volume est tout différent des premiers. Dans ceux-ci, le temps marchait vite, et Goethe suivait toujours une direction bien déterminée. Au contraire, dans ce quatrième volume, tout devient plus lent, plus indécis. Des entreprises sont commencées pour être abandonnées ; on sent partout l’influence d’une puissance cachée, occupée à préparer les divers fils d’une destinée qui attend un long avenir. C’est ici que Goethe pouvait parler de cette puissance secrète, mystérieuse, que tous sentent, qu’aucun philosophe n’explique, et pour laquelle l’homme religieux se tire de difficulté avec un mot édifiant. Goethe appelle cette énigme indicible du monde et de la vie le démoniaque[10] ; quand il en donne une description, il semble qu’il dise vrai, et que sur certaines profondeurs de notre vie le rideau se soit levé. Nous croyons voir plus loin, plus clairement, mais bientôt nous sentons que le sujet est trop grand, trop varié, et que nos yeux n’atteignent que jusqu’à une certaine limite déterminée.

L’homme est né seulement pour ce qui est petit, et il ne conçoit, il n’aime que ce qu’il connaît. Un grand connaisseur sait comprendre un tableau et rattacher le détail à l’ensemble ; tout est également vivant pour lui. Il n’a pas de préférence pour certaines parties isolées, il ne se demande pas si un visage est laid ou beau, si un endroit est clair ou sombre, il se demande si l’ensemble est bien composé, conformément à la règle et à la raison. Mais conduisons un ignorant devant un tableau un peu compliqué ; nous verrons que l’ensemble le touche peu ou lui paraît obscur, et, au contraire, que certaines parties l’attirent, que d’autres le choquent, et qu’à la fin il reste et s’arrête à de tout petits objets isolés, louant par exemple la manière dont est fait ce casque ou cette plume. Or, au fond, nous autres hommes, devant le grand tableau surnaturel du monde, nous jouons tous plus ou moins le rôle de cet ignorant. Les parties éclairées, attrayantes, nous attirent, les parties sombres et désagréables nous repoussent, l’ensemble nous trouble, et nous cherchons en vain à nous faire une idée claire d’un Être unique à qui nous puissions attribuer tant d’éléments contraires. Pour les œuvres humaines on peut devenir bon connaisseur en s’assimilant l’art et le savoir d’un maître, mais pour les œuvres divines il faudrait devenir un être égal au plus élevé des êtres. Si cet Être voulait dès maintenant nous transmettre et nous révéler ses secrets, nous ne les comprendrions pas, nous ne saurions qu’en faire, et serions comme cet ignorant dont nous parlions, à qui le connaisseur en peinture ne pourrait jamais faire comprendre les prémisses d’après lesquelles il juge. À ce point de vue il est donc très-juste qu’aucune religion n’ait été donnée immédiatement par Dieu, mais que toutes soient l’œuvre d’hommes supérieurs, et comme telles proportionnées aux besoins et aux facultés d’une grande masse de leurs égaux. Si elles étaient une œuvre de Dieu, personne ne les comprendrait ; comme elles sont l’œuvre des hommes, elles ne disent rien d’impénétrable. La religion des anciens Grecs, qui étaient déjà très-cultivés, se borna à incarner dans différentes Divinités les manifestations diverses de l’impénétrable. Ces divinités isolées étaient des êtres limités ; il restait, pour les lier toutes ensemble, une place vide. Les Grecs inventèrent l’idée du Fatum[11], qu’ils mettaient au-dessus de tout ; comme cet être restait toujours de tous côtés impénétrable, la difficulté était plutôt éludée que résolue.

Le Christ eut l’idée d’un Dieu unique, auquel il donna toutes les perfections qu’il sentait en lui-même. Ce Dieu, essence de sa belle âme, était plein de bonté et d’amour comme lui-même, et tout à fait digne que les hommes bons se donnassent avec pleine confiance à lui et en acceptassent l’idée comme le lien le plus doux qui pût les unir avec le ciel.

Mais ce grand Être, que nous nommons la Divinité, ne se manifeste pas seulement dans l’homme, il se manifeste aussi dans une riche et puissante nature et dans les immenses événements du monde ; une image de lui formée à l’aide des seules qualités de l’homme ne peut donc suffire, et l’observateur rencontrera bientôt des lacunes et des contradictions qui le conduiront au doute, même au désespoir, s’il n’est pas assez médiocre pour se laisser calmer par une défaite spécieuse, ou s’il n’est pas assez grand pour parvenir à un point de vue plus élevé.

Ce point de vue, Goethe de bonne heure le trouva dans Spinosa, et il se plaît à reconnaître combien les aperçus de ce grand penseur répondaient aux besoins de sa jeunesse. Il se retrouvait en lui, et c’est en lui qu’il pouvait apercevoir la meilleure confirmation de lui-même.

Ces aperçus n’étaient pas tirés de lui-même ; les œuvres et les manifestations de Dieu dans le monde étaient leur point d’appui ; aussi ce ne furent pas des écorces qu’il était exposé à rejeter comme inutiles dans le cours des profondes recherches qu’il institua plus tard sur lui-même, sur le monde et sur la nature ; ce furent les germes naissants et les racines d’une plante qui grandit de longues années dans une direction toujours uniformément bonne, et qui enfin se déploya en fleur de riche connaissance.

Ses adversaires lui ont souvent reproché de n’avoir aucune foi. Il n’avait pas la leur, parce qu’elle était trop étroite pour lui. S’il avait voulu dire la sienne, ils auraient été étonnés, mais n’auraient pas été capables de la comprendre[12].

Goethe est bien éloigné de croire qu’il connaît l’être suprême tel qu’il est. Tous ses écrits, toutes ses paroles, disent qu’il est impénétrable, et que l’homme ne peut avoir sur lui que des approximations et des pressentiments. Mais la nature et les hommes sont tellement pénétrés de divin, que ce divin nous soutient ; « nous vivons, nous nous mouvons, et nous existons en lui ; » nos souffrances et nos joies obéissent à des lois éternelles, que nous suivons ou qui nous entraînent. Que nous les connaissions ou les ignorions, peu importe. Le gâteau plaît à l’enfant, sans qu’il sache qui l’a fait, et la cerise plaît au passereau, sans qu’il s’inquiète de la manière dont elle a poussé.

Mercredi, 2 mars 1831.

Dîné avec Goethe. La conversation est venue bientôt sur le démoniaque, et il a dit à ce sujet : « Le démoniaque, c’est ce qui est insoluble par l’intelligence et par la raison. Il ne fait pas partie de ma nature, mais je lui suis soumis. »

« Napoléon, dis-je, paraît avoir été soumis au démoniaque. » — « Énormément, dit Goethe ; personne presque ne peut lui être comparé à ce point de vue. — Feu le grand-duc était aussi une nature démoniaque[13] pleine d’une énergie sans mesure, sans repos, aussi son empire lui semblait trop petit, et le plus grand aurait été trop petit encore. Les Grecs comptaient les créatures démoniaques de cette espèce au nombre des demi-dieux. »

« Le démoniaque, dis-je, ne se montre-t-il pas aussi dans les événements ? » — « Très-certainement, dans tous ceux que ne peuvent expliquer ni l’intelligence ni la raison. Il se manifeste de la façon la plus variée dans toute la nature, visible et invisible. Beaucoup de créatures sont tout à fait démoniaques ; d’autres le sont en partie. »

« Méphistophélès n’a-t-il pas quelques traits de démoniaque ? » demandais-je. — « Non, dit Goethe. Méphistophélès est un être beaucoup trop négatif ; le démoniaque se manifeste par une énergie toute positive. Parmi les artistes, il se montre plutôt chez les musiciens que chez les peintres. Il se montre chez Paganini à un haut degré, et c’est là ce qui explique les grands effets qu’il produit. »

Ces explications m’étaient très-précieuses, car elles me rendaient plus saisissable ce que Goethe entend par le démoniaque.

Jeudi, 3 mars 1831.

À midi chez Goethe. En examinant des livraisons d’architecture, il a dit qu’il fallait une certaine présomption pour construire des palais, quand on ne sait jamais avec certitude combien de temps une pierre restera debout sur l’autre. « C’est celui qui peut vivre sous une tente qui est le mieux établi. Ou bien il faut faire comme certains Anglais, qui vont de ville en ville, d’auberge en auberge, et trouvent partout une bonne table bien garnie. »

Dimanche, 6 mars 1831.

Dîné avec Goethe. Nous avons causé entre autres choses des enfants et de leurs petits défauts que Goethe compare aux feuilles caulinaires d’une plante ; feuilles qui tombent peu à peu d’elles-mêmes, et dont on ne s’occupe guère. « L’homme, a-t-il dit, doit parcourir un certain nombre de degrés, et chaque degré a ses vertus et ses vices particuliers, qu’il faut considérer alors comme naturels et pour ainsi dire légitimes. À chaque degré vertus et vices disparaissent et cèdent la place à d’autres. Et ainsi de suite jusqu’à la dernière transformation qui amènera en nous un changement que nous ignorons. »

Au dessert Goethe me lut quelques fragments du Mariage de Hanswurst[14] qu’il a conservés depuis 1775. Kilian Brustfleck ouvre la pièce par un monologue dans lequel il se plaint que l’éducation de Hanswurst, malgré toutes ses peines, lui ait si peu réussi. Cette scène et les suivantes étaient tout à fait dans le ton de Faust. Une force de création d’une énergie qui allait jusqu’à la témérité se montrait à chaque ligne, et je regrettais seulement que toutes les bornes fussent tellement franchies, qu’on ne peut communiquer cette œuvre même par fragments. Goethe me lut ensuite la liste des personnages qui jouent dans la pièce ; ils remplissaient presque trois pages, et pouvaient bien être au nombre de cent. Tous ces noms plaisamment fabriqués étaient souvent les plus drôles et les plus vifs : à chaque instant j’éclatais de rire. Beaucoup de ces noms faisaient allusion à des défauts corporels et dessinaient si bien le personnage, qu’il apparaissait comme vivant devant les yeux ; d’autres, en faisant allusion à des défauts ou à des vices, ouvraient une vue perçante sur la profondeur du monde de l’immoralité. Si cette œuvre avait été achevée, il aurait fallu en admirer l’invention, qui réunissait dans une seule action vivante une si grande variété de figures symboliques.

— « Je n’aurais pas pu finir cette pièce, dit Goethe, car elle exigeait une abondance de malice que j’avais bien en moi par moments, mais qui au fond n’était pas dans ma vraie nature, et que je ne pouvais par conséquent conserver. Et puis nous vivons en Allemagne dans des cercles trop étroits pour que l’on puisse publier avec succès de pareilles œuvres. — Il faut un large théâtre comme Paris pour que l’on puisse se donner ce plaisir ; il en est absolument d’une pièce de ce genre comme de Béranger : il est possible à Paris ; il ne faudrait pas penser à lui à Francfort ou à Weimar. »

Mardi, 8 mars 1831.

Aujourd’hui en dînant, Goethe m’a parlé d’Ivanhoé, qu’il est en train de lire : « Walter Scott, a-t-il dit, est un grand talent qui n’a pas son pareil, et on ne doit pas s’étonner qu’il ait conquis une si extraordinaire influence sur le monde entier des lecteurs. Il me fait beaucoup penser, et je découvre en lui un art tout nouveau qui a ses lois particulières. »

Nous parlâmes ensuite du quatrième volume de la Biographie de Goethe, et cela nous ramena insensiblement au démoniaque. « Dans la poésie, dit Goethe, il y a quelque chose de tout à fait démoniaque, et surtout dans cette poésie dont on n’a pas conscience, qui dépasse l’intelligence et la raison, et qui par suite a des effets si merveilleux. Il y a aussi beaucoup de démoniaque dans la musique, car elle est si élevée, qu’elle reste au-dessus de toute intelligence, et elle sait produire des effets qui dominent tout le monde, et dont personne ne peut rendre compte. Aussi le culte religieux ne peut s’en passer ; elle est un des premiers moyens pour exercer sur l’homme des influences merveilleuses.

« Le démoniaque se jette aussi volontiers sur les grands individus, surtout quand ils occupent des rangs élevés, comme Frédéric et Pierre le Grand. Il se montrait chez le feu grand-duc à un tel point, que personne ne pouvait lui résister. Sa simple présence exerçait de l’attrait sur les hommes, sans qu’il lui fût nécessaire de se montrer bienveillant et amical. Tout ce que j’ai entrepris sur son conseil m’a réussi ; aussi, lorsque j’étais embarrassé, j’avais l’habitude de lui demander ce qu’il me fallait faire ; il me le disait instinctivement, et je pouvais être sûr d’une heureuse issue. — Il eût été à souhaiter qu’il pût se mettre en possession de mes idées et de mes grands projets, car lorsque l’esprit démoniaque le quittait, resté avec ses seules facultés humaines, il était embarrassé. Dans Byron aussi le démoniaque a été très-énergique, c’est là ce qui explique ses qualités attractives, auxquelles les femmes surtout ne pouvaient résister. »

— « Dans l’idée de la Divinité, essayai-je de dire, cette force agissante que nous appelons le démoniaque ne semble pas exister. »

— « Cher enfant, dit Goethe, que savons-nous de l’idée de la Divinité, et que signifient nos étroites conceptions de l’Être suprême ? Quand je le nommerais par cent noms, comme les Turcs, cela ne suffirait pas encore, et en face de ses attributs sans limites, je n’aurais rien dit. »

Mercredi, 9 mars 1831.

Goethe a continué aujourd’hui à parler avec le plus grand éloge de Walter Scott.

— « On lit beaucoup trop de livres médiocres avec lesquels on perd son temps et dont on ne retire rien, a-t-il dit. On devrait ne lire que ce qu’on admire, comme je faisais dans ma jeunesse, et comme je le vois maintenant avec Walter Scott. J’ai commencé Rob Roy, et je veux lire de suite ses meilleurs romans. Sujet, idées, caractères, développement, tout y est grand ; et dans les études préparatoires, quelle application ! Dans l’exécution, quelle vérité de détails ! On voit ce qu’est l’histoire anglaise, et ce qu’un bon poëte peut faire, quand il reçoit en legs un pareil trésor. Au contraire, notre histoire d’Allemagne en cinq volumes est une vraie pauvreté[15], et après le Gœtz de Berlichingen on est retombé tout de suite dans la peinture de la vie privée ; on a écrit une Agnès Bernauerin, un Otto de Wittelsbach[16], œuvres qui n’ont pas une valeur bien grande. »

Je lui dis que je lisais Daphnis et Chloé dans la traduction de Courier. — « Voilà encore un chef-d’œuvre, dit-il, que j’ai souvent lu et admiré, où l’on trouve l’intelligence, l’art, le goût poussés à leurs dernières limites, et qui fait un peu descendre le bon Virgile. Le paysage est tout à fait dans le style du Poussin, et quelques traits ont suffi pour dessiner dans la perfection le fond sur lequel se détachent les personnages. — Vous savez que Courier a découvert dans la bibliothèque de Florence un nouveau manuscrit, avec un passage très-important que les éditions antérieures n’avaient pas. Mais je dois avouer que j’avais toujours lu et admiré le poëme avec sa lacune, sans m’apercevoir et sans remarquer que la cîme même du poëme manquait. C’est là une preuve de l’excellence de l’œuvre, car ce qui existe nous faisait tant de plaisir, qu’on ne pensait pas à ce qui pouvait être absent. »

* Mercredi, 9 mars 1831.

J’ai annoncé à Goethe que Madame la grande-duchesse donnera 1 000 thalers au théâtre, pour aider les jeunes artistes qui promettent, nouvelle qui a paru faire grand plaisir à Goethe. Je lui apportais encore une autre nouvelle. Madame la grande-duchesse veut appeler à Weimar, pour leur y procurer une existence indépendante et tranquille, les écrivains distingués d’Allemagne qui sont sans fortune, sans emploi, et qui n’ont que leur talent pour vivre. Ils pourraient ainsi terminer leurs œuvres à loisir, et ne seraient pas obligés de travailler à la hâte, au détriment de leur talent et de la littérature. — « L’intention de madame la grande-duchesse, dit Goethe, est vraiment princière ; je m’incline devant ces nobles idées, mais les choix seront bien difficiles. Nos premiers talents ont déjà une position assurée, soit par des places, soit par des pensions, soit par une fortune personnelle. Weimar de plus ne convient pas à tous, et c’est un séjour qui ne leur serait pas toujours favorable. Cependant je ne perdrai pas de vue cette noble idée, et je verrai ce que l’avenir nous apportera de bon. »

Vendredi, 11 mars 1851.

Dîné avec Goethe. « Il est remarquable, a-t-il dit, que ces descriptions détaillées dans lesquelles excelle Walter Scott, le conduisent souvent à des fautes. Ainsi, dans Ivanhoé, il y a une scène où l’on voit un étranger entrant le soir dans une salle de festin ; il a décrit le personnage tout entier ; mais il a fait une faute en décrivant aussi ses pieds, ses souliers, ses bas, car lorsqu’on est assis le soir à table, si quelqu’un entre, on ne voit que la partie supérieure de son corps. Si je décris aussi les pieds, aussitôt la lumière du jour entre, et la scène perd son caractère nocturne. » Goethe ajouta encore beaucoup d’autres observations sur Walter Scott ; je l’engageai à écrire ces vues, mais il s’y refusa, disant que dans cet écrivain l’art était arrivé à un si haut degré, qu’il était difficile d’expliquer d’une façon saisissable les idées qu’il inspirait.

Lundi, 14 mars 1831.

Dîné avec Goethe. Je lui parle de la Muette de Portici, qui a été donnée avant-hier. Les vrais motifs de la révolution n’y sont pas expliqués, remarquons-nous, et c’est là une cause de succès, parce que chacun suppose que ces motifs sont ceux mêmes qu’il voit dans sa ville ou dans son pays. — « L’opéra tout entier, dit Goethe, est au fond une satire du peuple, car faire des amours d’une pêcheuse une affaire publique, et appeler un prince un tyran, parce qu’il épouse une princesse, c’est là une absurdité aussi ridicule que possible. »

Au dessert Goethe m’a montré des dessins très-gais, faits sur des phrases berlinoises, et nous admirâmes avec quelle mesure l’artiste avait su côtoyer la caricature sans y tomber.

Mardi, 15 mars 1831.

Dîné avec le prince et M. Soret. Nous causons de la conclusion de la Nouvelle[17] de Goethe, et je fais cette remarque que les idées et l’art y sont trop relevés pour que les hommes de nos jours les saisissent bien. On n’accepte aujourd’hui les merveilles que dans la poésie pure ; dans la réalité présente, elles nous choquent ; cette foi à des êtres supérieurs qui dans ce moment même veillent sur nous ne vit plus dans le cœur de l’homme ou est détruite par l’éducation. Aussi notre siècle devient de plus en plus prosaïque, et avec cette disparition de la foi à l’invisible, toute poésie s’évanouira. Cependant cette foi a existé de tout temps ; elle est la base de toutes les religions chez tous les peuples ; elle se trouve dans les époques primitives et dans les siècles très-civilisés ; Platon l’avait, et nous la voyons aussi se montrer avec énergie chez l’auteur de Daphnis et Chloé. Dans cet aimable poëme, la divinité apparaît sous la forme des Nymphes et de Pan ; ils s’intéressent aux bergers pieux et aux amants, qu’ils protègent et sauvent pendant le jour, et auxquels ils apparaissent la nuit en rêve pour leur dire ce qu’ils doivent faire. La Nouvelle de Goethe est destinée à rendre sensible cette puissance invisible ; mais, pour rendre son action plus vraisemblable à l’incrédulité du dix-neuvième siècle, le poëte a ajouté l’influence de la musique ; comme au temps d’Orphée, elle apaise le lion, et le force à suivre docilement l’enfant. — J’ai remarqué souvent que les hommes sont tellement prévenus de l’excellence de leurs facultés, qu’ils n’hésitent pas un seul instant à les attribuer aux Dieux, mais ils répugnent à en accorder même une faible part aux animaux.

Mercredi, 16 mars 1851.

Diné avec Goethe. Nous causons de Guillaume Tell. — « Je m’étonne, dis-je, que Schiller ait pu commettre la faute de rabaisser tant son héros, en lui faisant tenir une conduite si peu noble avec le duc de Souabe, fugitif qu’il condamne si sévèrement, pendant que lui-même se vante de sa propre action. » — « C’est à peine concevable, répondit Goethe, mais Schiller, comme d’autres, était soumis à l’influence des femmes, et, s’il a été amené à commettre cette faute, ce fut plutôt en cédant à cette influence qu’en obéissant à son naturel, qui était bon. »

Vendredi, 18 mars 1831.

Dîné avec Goethe. Je lui apporte Daphnis et Chloé, qu’il désire relire. Causant sur les croyances les plus élevées, nous nous demandons s’il est bon et possible de les communiquer aux autres hommes. Goethe dit : « La faculté de comprendre les hautes idées est très-rare, et en conséquence, dans la vie ordinaire, on fait toujours bien de garder ces idées pour soi et de n’en montrer que ce qui est nécessaire pour nous donner quelque avantage sur les autres[18]. »

Comme nous remarquions ensuite que beaucoup d’hommes, surtout parmi les critiques et les poëtes, ignorent complètement la vraie grandeur et au contraire estiment extraordinairement la médiocrité, Goethe a dit : « L’homme ne reconnaît et n’apprécie que ce qu’il est capable de faire lui-même, et, comme certaines gens trouvent leur vrai élément dans la médiocrité, ils sifflent, outragent, mettent sous leurs pieds les œuvres littéraires vraiment blâmables, mais dans lesquelles il y a cependant quelques qualités, afin de donner par là une élévation apparente plus grande aux œuvres médiocres qu’ils se plaisent à vanter. »

Nous parlâmes ensuite de sa théorie des couleurs et de certains professeurs qui continuent toujours à en détourner leurs élèves comme d’une grosse erreur. « Cela me fait de la peine pour plus d’un bon élève, dit Goethe, mais pour moi-même cela m’est parfaitement égal, car ma théorie est aussi vieille que le monde, et à la longue il faudra bien ne plus la nier et ne plus la mettre de côté. »

Goethe me raconta ensuite qu’il avançait et réussissait de mieux en mieux dans la traduction de la Métamorphose des plantes, qu’il fait avec Soret[19] « Ce sera un lire curieux, dit-il, car il est formé des éléments les plus divers. J’y fais entrer quelques passages de jeunes naturalistes de mérite, et c’est un plaisir de voir que maintenant, en Allemagne, il s’est formé pour les esprits distingués un si bon style, que l’on ne sait plus si c’est telle personne ou telle autre qui parle. Ce livre me donne plus de mal que je ne le pensais ; c’est presque contre ma volonté que je l’ai commencé, mais j’étais entraîné par quelque chose de démoniaque plus fort que moi. »

— « Vous avez bien fait de céder, dis-je, car le démoniaque paraît être d’une nature si puissante, qu’il finit toujours par l’emporter. »

— « Oui, mais l’homme doit chercher à conserver ses droits en face de lui, et, dans le cas présent, je dois mettre tous mes soins à rendre mon travail aussi bon que mes forces et les circonstances le permettent. Il en est avec ces choses comme avec le jeu de trictrac, les dés qui tombent font beaucoup, mais l’habileté du joueur à bien poser les jetons sur le damier n’a pas moins d’importance. »

Dimanche, 20 mars 1831.

Goethe m’a raconté en dînant qu’il avait lu ces jours-ci Daphnis et Chloé. — « Le poëme est si beau, dit-il, que l’on ne peut garder, dans le temps misérable où nous vivons, l’impression intérieure qu’il nous donne, et chaque fois qu’on le relit on éprouve toujours une surprise nouvelle. Il y règne le jour le plus limpide ; on croit ne voir partout que des tableaux d’Herculanum, et ces tableaux, réagissant à leur tour sur le livre, aident notre imagination pendant sa lecture. »

« — La mesure dans laquelle se renferme l’œuvre entière m’a paru excellente, dis-je ; c’est à peine si on rencontre une allusion à des objets étrangers qui nous feraient sortir de cet heureux cercle. On ne voit agir en fait de divinités que Pan et les Nymphes ; on n’en nomme guère d’autres, et on s’aperçoit que ces divinités suffisent aux besoins des bergers.

« — Et cependant, avec cette mesure si grande, dit Goethe, là se développe un monde tout entier. Nous voyons des bergers de toute nature, des laboureurs, des jardiniers, des vendangeurs, des mariniers, des voleurs, des soldats, de nobles citadins, de grands seigneurs et des esclaves. »

« — Il y a aussi, dis-je, tous les degrés de la vie humaine, de la naissance à la vieillesse, et les différents tableaux domestiques que les diverses saisons amènent avec elles passent tour à tour devant nos yeux. »

« — Et le paysage ! dit Goethe, il est dessiné en quelques traits avec tant de précision que nous voyons, derrière les personnages, dans les parties hautes, les collines chargées de vignes, les prairies, les potagers, et plus bas les pâturages, la rivière, les petits bois et dans le lointain la vaste mer. Pas de trace de jours sombres, de nuages, de brouillard et d’humidité ; toujours le ciel du bleu le plus pur, l’air le plus doux et partout un sol sec, sur lequel on pourrait s’étendre nu. Tout le poëme trahit l’art et la culture les plus élevés. Tout y est parfaitement calculé, et les événements sont préparés et expliqués de la façon la plus heureuse, comme par exemple pour le trésor trouvé près d’un dauphin pourri sur le rivage de la mer. Et un goût, une perfection, une délicatesse de sentiment comparables à tout ce qui a été écrit de mieux ! Tous les accidents, tels que surprises, vols, guerres, qui viennent troubler le cours heureux du récit principal, sont racontés le plus vite possible, et aussitôt passés, ne laissent derrière eux aucun souvenir. Le vice apparaît comme une suite des citadins, et il n’apparaît pas dans un personnage principal, mais bien dans une figure accessoire et d’une classe inférieure. Tout cela est de la plus grande beauté. »

« — Ce qui m’a plu aussi, dis-je, ce sont les rapports des maîtres avec les serviteurs. D’un côté la conduite la plus humaine, de l’autre une liberté naïve, mais aussi un profond respect, et le désir de plaire aux maîtres. Ainsi ce jeune habitant de la ville qui s’est attiré la haine de Daphnis par la pensée d’un amour dénaturé cherche à rentrer en grâce auprès de lui, quand il est reconnu pour le fils de son maître, en reprenant hardiment aux bergers Chloé et en la ramenant à Daphnis. »

« — Il y a dans tout cela preuve de beaucoup d’intelligence, dit Goethe : c’est aussi un trait excellent d’avoir conservé à Chloé jusqu’à la fin du roman sa virginité, les deux amants ne connaissant rien de mieux que de reposer nus l’un près de l’autre ; l’explication de cette conduite amène l’auteur à agiter les plus grandes idées. — Il faudrait écrire un livre entier pour bien montrer tous les mérites de ce poëme. On fait bien de le lire une fois tous les ans, on y apprend toujours, et on ressent toujours toute fraîche l’impression de sa rare beauté. »

Lundi, 21 mars 1831.

Nous avons causé de la politique actuelle, des troubles qui continuent à Paris, et de l’aveuglement des jeunes gens qui veulent prendre part aux affaires les plus graves de l’État. — « En Angleterre, ai-je dit, les étudiants, il y a quelques années, dans la question de l’émancipation catholique, ont aussi essayé d’exercer de l’influence en rédigeant des pétitions, mais on s’est moqué d’eux et on n’a pas fait attention à leurs actes. »

« — L’exemple de Napoléon, dit Goethe, a, surtout en France, excité des sentiments d’égoïsme chez les jeunes gens qui ont grandi sous ce héros, et ils ne resteront pas tranquilles tant que de leur sein ne sortira pas un nouveau grand despote dans lequel ils verront réalisé ce qu’ils désirent être eux-mêmes. Le malheur, c’est qu’un homme comme Napoléon ne reparaîtra pas de sitôt, et je crains presque qu’il n’en coûte encore quelques centaines de milliers d’hommes pour que le monde retrouve le repos. — Pendant quelques années, il ne faut pas penser à agir par les lettres ; on ne peut maintenant que préparer en silence de bons ouvrages pour l’ère de paix que l’avenir verra. »

Après ces quelques mots sur la politique nous sommes vite revenus à Daphnis et Chloé. Goethe a loué la traduction de Courier comme tout à fait parfaite. — « Courier a bien fait, a-t-il dit, de respecter et de conserver la vieille traduction d’Amyot, en l’améliorant seulement dans quelques passages, la purifiant et la rapprochant davantage de l’original. Ce vieux français est si naïf, et convient si bien à ce sujet, que l’on ne fera guère dans aucune autre langue une meilleure traduction de ce livre. »

Nous parlâmes alors des œuvres originales de Courier, de ses petites brochures, et de sa défense à propos de la tache d’encre sur le manuscrit de Florence.

« — Courier, dit Gœthe, est un grand talent naturel, qui a des traits de Byron[20], et aussi de Beaumarchais et de Diderot. Il a de Byron la présence parfaite de tout ce qui peut lui servir comme arguments ; de Beaumarchais sa grande dextérité d’avocat ; de Diderot, la dialectique, et avec cela il est si spirituel, qu’on ne peut pas l’être davantage. Il ne paraît pas cependant se justifier complètement de la tache d’encre, et d’ailleurs, en général, ses idées ne sont pas assez positives pour qu’on puisse le louer sans restriction. Il était en querelle avec le monde entier, et on ne peut guère croire qu’il n’y eût pas de son côté aussi quelques torts. »

Nous avons parlé ensuite de la différence entre ce que l’on entend en Allemagne par Geist et en français par esprit. — « L’esprit français, dit Goethe, répond à ce que nous appelons Witz (trait). Les Français rendraient peut-être Geist par esprit et âme. Il y a dans Geist une idée de puissance productive qui manque au mot français esprit[21]. »

« — Voltaire, dis-je, a cependant ce que nous appelons Geist ; les Français, en lui reconnaissant de l’esprit, ne lui reconnaissent-ils donc pas assez ?

« — Pour une faculté pareille, dit Goethe, ils se servent du mot génie. »

« — Je lis maintenant, dis-je, un volume de Diderot, et je suis étonné du talent extraordinaire de cet homme. Quelles connaissances ! Quelle puissance de parole ! On voit là un monde immense en mouvement, où chacun excitait tous les autres, où l’esprit et le caractère devaient s’exercer constamment pour rester habiles et forts. Quels hommes en littérature possédaient les Français du dernier siècle ! J’en suis toujours étonné. »

« — C’était la métamorphose[22] d’une littérature de cent ans, dit Goethe, et depuis Louis XIV elle grandissait ; elle était alors dans son plein épanouissement. C’est Voltaire qui suscitait les esprits tels que Diderot, d’Alembert, Beaumarchais et autres, car pour être quelque chose auprès de lui, il fallait être beaucoup, et il ne s’agissait pas de rester oisif. »

Goethe me parla ensuite d’un jeune professeur de langues orientales d’Iéna, très-instruit, qui est longtemps resté à Paris, et dont il désire que je fasse la connaissance. Il m’a donné à lire un article de Schœn sur les comètes prochaines, pour me mettre au courant de ces matières.

Mardi, 22 mars 1831.

Au dessert, Goethe m’a lu des passages d’une lettre qu’un de ses jeunes amis lui a écrite de Rome. On y voit quelques artistes allemands avec de longs cheveux, des moustaches, de grands cols de chemises rabattus sur des habits taillés à l’ancienne mode allemande, des pipes et des dogues. Ils ne paraissent pas être venus à Rome pour les grands maîtres, et pour apprendre quelque chose. Raphaël leur paraît faible, et Titien n’est à leur goût qu’un bon coloriste.

— « Niebuhr a eu raison, dit Goethe, quand il a vu venir un temps de barbarie. Le voilà déjà, nous y sommes plongés, car en quoi consiste la barbarie, sinon à ne pas distinguer l’excellent ? »

Le jeune ami de Goethe parle du carnaval, de l’élection du nouveau pape, de la révolution qui a éclaté, d’Horace Vernet, qui se fortifie comme un chevalier dans son château ; quelques artistes allemands ne sortent pas de leur maison et se coupent la barbe, ce qui prouve que ces déguisements n’ont pas été très-bien accueillis des Romains. Nous nous demandons si cette folie qui se montre chez ces quelques jeunes artistes allemands a pris son origine dans quelques individus et s’est ensuite répandue comme une maladie intellectuelle contagieuse, ou bien si elle est due à l’esprit général du temps.

« Elle est due à un petit nombre d’individus, dit Goethe ; voilà déjà quarante ans qu’elle dure. La doctrine était : Pour que l’artiste arrive au premier rang, il lui faut avant tout Piété et Génie. C’était là une théorie très-séduisante et on l’accueillit à bras ouverts. Car pour être pieux, il n’y a pas besoin d’étudier ; quant au génie, chacun l’avait reçu en naissant de madame sa mère. Pour être sûr d’avoir beaucoup de succès dans la foule des esprits médiocres, il n’y a qu’à exprimer des idées qui flattent la vanité et la paresse. »

Vendredi, 25 mars 1831.

Goethe m’a montré un élégant fauteuil vert, qu’il s’était fait acheter ces jours-ci dans une vente publique.

« Je ne m’en servirai pourtant guère ou pas du tout, me dit-il, car toute espèce d’aises est au fond opposée à ma nature. Vous ne voyez aucun sofa dans ma chambre ; je suis toujours assis sur ma vieille chaise de bois, et voilà seulement quelques semaines que j’ai fait ajouter une espèce d’appui pour ma tête. Un entourage de meubles élégants et commodes suspend ma réflexion et me plonge dans un état de bien-être passif. À moins que l’on n’y soit habitué depuis sa jeunesse, de beaux appartements et un mobilier élégant ne conviennent qu’aux gens qui n’ont et ne peuvent avoir aucune pensée. »

Dimanche, 27 mars 1831.

Le printemps est enfin revenu, le ciel est bleu, traversé seulement par de légers nuages blancs. Goethe a fait mettre le couvert dans un pavillon du jardin, et nous avons pris notre repas en plein air. Nous avons causé de la grande-duchesse, du bien qu’elle fait en silence, et des cœurs qu’elle gagne dans son peuple. « La grande-duchesse, dit Goethe, a autant d’esprit et de bonté que de bonne volonté, elle est pour le pays une vraie bénédiction. Les hommes sentent vite d’où leur viennent les bienfaits, et, puisqu’ils vénèrent le soleil et les autres éléments bienfaisants, je ne m’étonne pas que tous les cœurs aient donné leur affection à la grande-duchesse, et qu’elle ait été vite reconnue pour ce qu’elle est. »

Je lui dis que j’avais commencé avec le prince la lecture de Minna de Barnhelm, et que cette pièce me semblait excellente. — « On a soutenu, dis-je, que Lessing était un esprit froid, mais je trouve dans cette pièce, autant qu’on peut le désirer, l’âme, l’aimable naturel, le cœur, la sérénité enjouée d’un homme formé par la vie et par le monde. »

— « Vous pouvez penser, dit Goethe, quel effet cette pièce produisit sur nous, jeunes gens, quand elle parut dans une époque si peu brillante. C’était vraiment alors un météore éblouissant. Elle nous fit comprendre qu’il y avait quelque chose au-dessus de ce que concevait la débile littérature du temps. Les deux premiers actes sont un vrai chef-d’œuvre d’exposition, qui a donné et qui peut donner encore d’excellentes leçons. Aujourd’hui, il est vrai, on ne veut plus entendre parler d’exposition ; on veut, dès la première scène, trouver les effets que l’on attendait autrefois au troisième acte ; on ne pense pas qu’il en est de la poésie comme d’un voyage sur mer, où il faut être à une certaine distance du rivage pour pouvoir déployer toutes les voiles. »

Goethe fit apporter un peu d’un excellent vin du Rhin, que des amis de Francfort lui ont envoyé à son dernier anniversaire. Il me raconta quelques anecdotes sur Merck, qui n’avait un jour pu pardonner au grand-duc d’avoir trouvé excellent un vin médiocre. « Merck et moi, continua-t-il, nous étions toujours l’un avec l’autre comme Méphistophélès et Faust[23]. Il tourna un jour en ridicule une lettre de mon père, écrite d’Italie, dans lequel celui-ci se plaignait de la manière de vivre, mauvaise pour lui, de la nourriture à laquelle il n’était pas habitué, du vin trop épais et des moustiques ; Merck ne pouvait lui pardonner d’avoir été gêné par des minuties comme la nourriture, la boisson, les mouches, lorsqu’il était dans ce pays splendide, au milieu de tant de magnificences. Ces railleries étaient dues certainement à l’élévation de son esprit ; mais, comme il avait une nature exclusivement négative, il était toujours plus disposé au blâme qu’à l’éloge, et sans le vouloir il cherchait sans cesse à satisfaire sa démangeaison de critique. » En me parlant d’un administrateur du duché, il m’a dit : « C’est un homme que l’on ne peut comparer à nul autre ; il a été le seul à voter avec moi contre les licences de la presse ; il est ferme, on peut se fier à lui, il défendra toujours la loi[24](Voir plus haut, Ier vol., Page 375.). »

En nous promenant dans le jardin, nous admirions les tulipes. Goethe a dit : « Un grand peintre de fleurs n’est plus possible ; on exige maintenant trop d’exactitude scientifique, et le botaniste vient compter les étamines de l’artiste, sans avoir égard à la manière pittoresque dont les fleurs sont groupées et éclairées. »

Lundi, 28 mars 1831.

« Ma Métamorphose des plantes, m’a dit Goethe, est pour ainsi dire achevée. Ce que j’ai encore à dire sur la spirale et sur M. de Martius est comme fini ; ce matin, je me suis remis au quatrième volume de ma biographie, et j’ai écrit c8 un sommaire de ce qui me reste à faire. Je peux dire que mon sort est à certains points de vue enviable, moi à qui il a été donné, à un âge aussi avancé, d’écrire l’histoire de ma jeunesse, et l’histoire d’une époque à beaucoup de points de vue très-importante. »

— « Dans le récit de vos amours avec Lili, dis-je, on ne sent pas du tout la disparition de la jeunesse, au contraire, on croit sentir le souffle des premières années. »

— « Parce que ces scènes sont poétiques, et je peux avoir remplacé par la verve poétique l’ardeur d’amour qui manque aujourd’hui au vieillard. »

Nous parlâmes ensuite du curieux passage où Goethe peint la situation de sa sœur : « Ce chapitre, dit-il, sera lu avec intérêt par les femmes instruites, car beaucoup d’entre elles ressemblent à ma sœur, en ce sens que, douées des plus belles qualités intellectuelles et morales, elles ignorent le bonheur d’être belles. »

— « Cette éruption au visage qu’elle avait à chaque fête, à chaque bal, est un fait si étrange, qu’on pourrait bien l’attribuer à quelque influence démoniaque. »

— « C’était une créature étrange, répondit Goethe. Son élévation morale était extrême ; il n’y avait pas trace en elle de sensualité. La pensée de s’abandonner à un homme lui répugnait, et il est à croire que cette particularité a amené pour elle bien des heures désagréables quand elle fut mariée. Les femmes qui ont cette même antipathie ou qui n’aiment pas leurs maris comprendront ce que cela veut dire. Pour moi, je ne pouvais jamais me représenter ma sœur mariée, et sa vraie place eût été plutôt dans un cloître comme abbesse ; aussi, quoique mariée avec le meilleur des hommes, elle n’était pas heureuse épouse, et voilà pourquoi elle s’opposa avec tant de passion au mariage que je projetais avec Lili. »

Mardi, 29 mars 1831.

Nous avons causé de Merck, et Goethe m’a raconté ces traits caractéristiques : « Feu le grand-duc accordait toute sa faveur à Merck, et un jour il cautionna pour lui une dette de 4 000 thalers. Peu de temps après, à notre surprise, Merck le dégagea de sa caution. Ses affaires ne s’étaient pas améliorées, et nous ne savions quelle espèce de négociation il avait pu faire. Quand je le revis, il m’expliqua ainsi le problème : Le duc, dit-il, est un souverain libéral, excellent, confiant, qui aide les hommes quand il le peut. Je me suis dit : Si tu fais perdre au duc cette somme, tu nuiras à mille autres individus, car cette précieuse confiance qu’il a maintenant, il la perdra, et beaucoup d’hommes honnêtes dans le malheur souffriront, parce qu’il y a eu un mauvais drôle. Qu’ai-je fait ? J’ai emprunté la somme à un coquin ; si je la lui fais perdre, il n’y a pas de mal ; avec notre bon souverain, il en était autrement. »

Nous rîmes de la grandiose bizarrerie de ce caractère. « Merck, continua Goethe, avait l’habitude en parlant d’introduire au milieu de ses mots : hé ! hé ! En vieillissant, cette habitude empira, et son cri ressemblait alors à l’aboiement d’un chien. Il finit par tomber dans une profonde hypocondrie, suite de ses spéculations, et il se tua. Il croyait qu’il allait faire banqueroute, mais il se trouva que ses affaires n’étaient pas du tout aussi désespérées qu’il l’avait cru. »

Mercredi, 30 mars 1831.

Nous reparlons du démoniaque. « Il se jette surtout sur les grands personnages, dit Goethe ; il aime aussi les époques un peu troubles. Dans une ville de prose bien claire, comme Berlin, il n’aurait guère occasion de se manifester. »

Je lui parlai de sa Biographie, que je lis et comprends mieux tous les jours : « C’est un livre, lui dis-je, qui sert énormément à notre développement intérieur. »

— « Ce n’est absolument que la collection des résultats de mon existence, et les faits que je raconte ne sont là que pour servir de base à des observations générales et à des vérités plus élevées. »

— « J’ai trouvé très-remarquable ce que vous dites entre autres de Basedow, qui poursuivait un noble but, mais qui blessait en déclarant méprisables des croyances religieuses auxquelles certaines personnes tiennent beaucoup, tandis qu’il aurait dû, au contraire, user de précautions pour se les rendre favorables. »

— « Dans ce livre, dit Goethe, il doit y avoir, selon moi, bien des passages où la vie humaine est peinte sous des symboles. Je l’ai appelé Vérité et Poésie, parce qu’il s’élève, par ses hautes tendances, au-dessus d’une basse réalité. Par esprit de contradiction, Jean-Paul a intitulé les récits de sa vie : Vérité. Comme si la vérité que renferme la vie d’un homme tel que lui pouvait être autre chose, sinon que l’auteur a été un Philistin ! Mais les Allemands ne savent pas comprendre tout de suite ce qui est un peu en dehors des habitudes ordinaires, et ce qui est élevé passe souvent devant eux sans qu’ils l’aperçoivent. — Un fait de notre vie n’a aucune valeur par sa vérité, il en a par ce qu’il signifie [25]. »

Jeudi, 31 mars 1831.

Dîné chez le prince avec Soret et Meyer. Nous causons de littérature, et Meyer nous raconte sa première entrevue avec Schiller. « J’allais, dit-il, me promener avec Goethe dans le jardin d’Iéna, que l’on appelle le Paradis. Schiller nous rencontra, je lui parlai alors pour la première fois. Il n’avait pas encore terminé son Don Carlos et venait d’arriver de Souabe ; il paraissait être très-malade et beaucoup souffrir des nerfs. Son visage rappelait celui du Crucifié. Goethe croyait qu’il ne vivrait pas quinze jours ; mais, comme il jouit alors de plus de bien-être, il se rétablit et écrivit toutes ses plus belles œuvres. »

Vendredi, 1er avril 1831.

Dîné avec Goethe. Il me montre une aquarelle fort jolie de M. de Reutern, et dit : « La peinture à l’aquarelle se montre là très-avancée. Les hommes simples iront dire que M. de Reutern ne doit rien à personne, et qu’il possède tout de lui-même. Comme si de lui-même l’homme avait autre chose que la sottise et la maladresse ! Si cet artiste n’a eu aucun professeur que l’on puisse nommer, n’a-t-il pas vécu avec les grands maîtres ? N’a-t-il pas reçu des leçons et d’eux et de leurs grands prédécesseurs, et de la nature partout présente. La nature lui a donné un beau talent ; la nature et l’art l’ont formé. Il a des qualités remarquables, et à quelques points de vue uniques, mais on ne peut pas dire qu’il ait tout de lui-même. Cela peut se dire d’un artiste tout à fait fou et mauvais, mais non d’un bon. »

Goethe me montra ensuite du même artiste une feuille couverte de riches arabesques mêlées de paysages, de scènes familières, de bois, de verts gazons ; au milieu était une place vide. — « M. de Reutern désire que j’écrive quelque chose dans ce vide, dit Goethe ; mais son cadre est si splendide, si élégant, que je crains de le gâter avec mon écriture. J’ai composé quelques vers, mais je crois qu’il vaudrait mieux les faire transcrire par un calligraphe, je les signerais seulement. Que me conseillez-vous ? »

— « Je vous conseille de les écrire vous-même et en lettres allemandes, non en lettres latines, parce que votre écriture allemande conserve mieux son caractère distinctif, et que d’ailleurs elle convient mieux au cadre. »

— « Vous avez peut-être raison, et puis ce sera plus vite fait. Un de ces jours-ci il me viendra peut-être un moment de courage, pour me risquer. Mais si je fais un pâté sur la belle feuille, vous en serez responsable, » dit-il en riant. — « Pourvu que vous écriviez vous-même, dis-je, ce sera bien comme ce sera. »

Mardi, 5 avril 1831.

« Je n’ai jamais vu de talent plus agréable que celui de Neureuther[26] disait Goethe. Rarement un artiste sait se renfermer dans le cercle que la nature lui a tracé ; mais Neureuther, au contraire, est plus grand que son talent. Ravins, rochers, arbres, animaux, hommes, tout lui convient ; il dessine tout bien ; invention, art, goût, il a tout dans la perfection, et, en le voyant jouer avec ses facultés et prodiguer ainsi sa fécondité dans de légères vignettes, on éprouve ce sentiment de plaisir que donne toujours l’emploi généreux d’une belle fortune. Personne n’a gravé comme lui, et Albert Durer a été moins son modèle qu’un émule. J’enverrai un exemplaire de ses dessins à M. Carlyle, et j’espère faire par là à cet ami un cadeau agréable. »

* Mercredi, 14 avril 1831.

On nous a raconté chez le prince un trait sur Goethe fort caractéristique. En 1784, à l’inauguration des mines d’Ilmenau, il fit un discours. Tous les employés, toutes les personnes de la ville et des environs qui s’intéressaient à l’entreprise étaient là. Goethe paraissait bien posséder son discours, il parla longtemps sans accident. Mais tout à coup il parut entièrement abandonné de son bon génie ; le fil de ses idées était coupé, il semblait ne plus savoir ce qui lui restait à dire. Tout autre aurait été très-embarrassé, lui, pas du tout. Au moins pendant dix minutes, il regarda tranquillement ses auditeurs, que par sa puissance il semblait avoir enchaînés à leur place, et pendant cette pause d’une longueur presque ridicule il conserva un calme parfait. Enfin il redevint maître de ses idées, reprit la parole, et termina son discours avec une aisance et une gaité parfaites, absolument comme si rien ne s’était passé.

Lundi, 2 mai 1831.

Goethe m’a appris aujourd’hui une bonne nouvelle. Il a enfin réussi ces jours-ci à composer le commencement du cinquième acte de Faust, qui manquait encore et qu’il considère maintenant comme terminé.

« L’idée-mère de cette scène, dit-il, a plus de trente ans, mais elle est si importante, que je ne l’avais pas oubliée ; seulement, la mettre à exécution est si difficile, que j’étais un peu effrayé. Par différentes petites ruses, j’ai réussi à me mettre en train, et, si la fortune me favorise, je me débarrasse dès à présent du quatrième acte. »

Parlant d’un écrivain connu, il a dit : « C’est un talent à qui la haine de parti sert d’alliée, et qui sans elle aurait eu peu d’influence. Il y a souvent en littérature des faits de ce genre, la haine remplace le génie, et des talents médiocres paraissent grands parce qu’ils sont la voix d’un grand parti. Il y a de même dans la vie une foule de personnes qui, n’ayant pas assez de caractère pour rester isolées, s’appuient contre un parti, et aussitôt elles font figure. Béranger, au contraire, est un talent qui se suffit à lui-même. Il n’a jamais obéi servilement à un parti. Il est trop heureux de ce qu’il possède pour qu’il permette au monde de lui donner ou de lui ôter quelque chose. »

Dimanche, 15 mai 1851.

Dîné seul avec Goethe dans son cabinet de travail. Il m’a dit en me tendant un papier : « Quand on a dépassé quatre-vingts ans, on a à peine le droit de vivre ; il faut être prêt chaque jour à être rappelé, et penser à ranger sa maison. Comme je vous l’ai dit récemment, je vous ai nommé dans mon testament éditeur de mes œuvres posthumes et j’ai rédigé ce matin une espèce de petit acte que vous signerez avec moi. »

Je signai, et nous causâmes de cette affaire. — « Si l’éditeur ne voulait pas dépasser un certain nombre de feuilles, dit Goethe, et s’il fallait supprimer une partie de ce que je laisse, vous pouvez ne pas imprimer la partie polémique de la Théorie des couleurs. Ma doctrine est renfermée dans la partie théorique, et les principales erreurs de la doctrine de Newton sont déjà indiquées dans la partie historique. Je ne désavoue pas du tout la critique un peu vive que j’ai faite des principes de Newton ; dans son temps elle était nécessaire, et elle conservera dans la suite sa valeur, mais tout acte polémique est contre ma nature et m’est peu agréable. »

Nous parlâmes aussi des maximes et réflexions qui sont imprimées à la fin de la seconde et de la troisième partie des Années de voyage. — Lorsque Goethe revit et compléta ce roman, il croyait d’abord qu’il irait à deux volumes ; mais le manuscrit grossit plus qu’il ne le croyait, et comme son copiste n’écrivait pas serré, Goethe pensa que le roman cette fois remplirait trois volumes. Mais, quand on eut commencé l’impression, Goethe vit qu’il avait mal calculé, et les deux derniers volumes menaçaient d’être trop minces. L’éditeur demandait de la copie, on ne pouvait plus ni modifier le cours du récit, ni intercaler une nouvelle, le temps manquait, et Goethe était assez embarrassé. Il me fit appeler, et me donna deux gros paquets de papiers couverts d’écriture : « Dans ces deux paquets, me dit-il, vous trouverez différents morceaux qui n’ont pas encore été imprimés, finis ou non, des réflexions sur l’histoire naturelle, sur l’art, la littérature, la vie, le tout mêlé. Vous pourriez en tirer de six à huit feuilles d’impression, qui nous serviraient à combler le vide des Années de voyage. Rigoureusement ces morceaux ne font pas partie du roman, mais comme on parle d’archives chez Macarie, cela suffit pour justifier leur introduction. Cela nous tire d’embarras, et en même temps c’est une excellente manière de lancer dans le monde une foule de bonnes choses. »

J’approuvai cette idée, et je rédigeai en peu de temps ces morceaux. Goethe paraissait très-content. J’avais fait deux collections ; à l’une nous mîmes pour titre : Extrait des archives de Macarie[27] ; à l’autre : Pensées dans l’esprit des voyageurs, et, comme Goethe venait d’achever deux poésies remarquables, la Méditation devant le crâne de Schiller, et celle qui commence par : Aucun être ne peut tomber dans le néant.., il voulut aussi les lancer dans le monde, et nous les ajoutâmes encore. Quand les Années de voyage parurent, personne ne sut ce que cela voulait dire. On voyait le cours du roman interrompu tout à coup par une foule de sentences énigmatiques, que pouvaient seuls comprendre tour à tour les hommes du métier, artistes, naturalistes, littérateurs, et qui gênaient fort les autres lecteurs, et surtout les lectrices. Les deux poésies furent aussi peu comprises, et on ne pouvait guère deviner pourquoi elles étaient réunies là. — Goethe en rit[28]. — « Maintenant, dit-il, il faudra dans l’édition de mes œuvres posthumes mettre chaque morceau à sa place, et à la prochaine édition de mes œuvres, les Années de voyage, débarrassées de cette addition, seront de nouveau publiées en deux volumes. »

Mercredi, 25 mai 1831.

Nous avons causé du Camp de Wallenstein. J’avais souvent entendu dire que Goethe avait travaillé à cette pièce, et que le sermon du capucin surtout était de lui. Je lui demandai à dîner s’il en était ainsi, et il me répondit : « Au fond, tout est de Schiller, cependant, comme nous vivions dans de telles relations que Schiller non-seulement causait avec moi de son plan, mais me communiquait les scènes à mesure qu’elles avançaient, écoutait mes remarques et en profitait, il peut se faire que j’aie quelque part à cette pièce. Pour le sermon du capucin, je lui ai envoyé les Discours d’Abraham de Santa-Clara, et il en a extrait son sermon avec beaucoup d’adresse. Je ne sais plus quels sont les passages de moi, sauf les deux vers : « Un capitaine, tué par un de ses collègues, me légua deux dés heureux. » Je voulais expliquer comment le paysan était arrivé en possession de ces dés pipés, et j’écrivis de ma main ces deux vers sur le manuscrit. Schiller n’avait pas eu cette idée ; il donnait tout simplement les dés au paysan, sans se demander comment il les possédait. Je vous l’ai déjà dit, tout expliquer avec soin n’était pas son affaire, et voilà peut-être pourquoi ses pièces produisent tant d’effet sur le théâtre. »

Dimanche, 29 mai 1831.

Goethe me parle d’un enfant qui ne pouvait se consoler d’avoir commis une faute légère. — « Ce chagrin ne me plaît pas, dit-il, car il indique une conscience trop délicate, qui apprécie si haut son moi moral qu’elle ne peut rien lui pardonner. Une conscience pareille fait des hommes hypocondriaques, quand elle n’est pas balancée par une grande activité. »

Ces jours-ci, on m’a apporté un nid de petites fauvettes, avec leur mère que l’on avait prise au gluau. Elle a continué dans la chambre à nourrir sa famille, et rendue à la liberté, elle est revenue d’elle-même avec ses petits. J’étais très-touché de cet amour maternel qui brave le danger et la prison, et j’exprimai mon étonnement à Goethe : « Homme de peu de raison ! me répondit-il avec un sourire significatif, si vous croyiez à Dieu, vous ne seriez pas étonné. « C’est lui qui donne au monde son mouvement intime ; la nature est en lui, et il est dans la nature ; et jamais ce qui vit, ce qui se meut, ce qui est en lui n’est privé de sa force et de son esprit. » « Si Dieu ne donnait pas à l’oiseau cet instinct pour ses petits, si un instinct pareil n’était pas répandu dans toute la nature vivante, le monde ne se soutiendrait pas ; mais partout est répandue la force divine, partout agit l’amour éternel ! »

Il y a quelque temps, Goethe a exprimé une idée du même genre ; un jeune sculpteur lui avait envoyé le modèle de la Vache de Myron, avec un veau qui la tette. — « Voilà, dit-il, un sujet de la plus grande élévation ; nous avons là, devant les yeux, sous une belle image, le principe vivifiant répandu dans la nature entière, et qui soutient le monde ; cette œuvre et celles du même genre sont pour moi les vrais symboles de l’omniprésence de Dieu[29]. »

Lundi, 6 juin 1831.

Goethe m’a montré aujourd’hui le commencement du cinquième acte de Faust, J’ai lu jusqu’au passage où la hutte de Philémon et de Baucis est brûlée, et où Faust, debout, la nuit, sur le balcon de son palais, sent la fumée qu’un vent léger lui apporte. — « Les noms de Philémon et de Baucis, lui dis-je, me transportent sur la côte phrygienne, et je pense à ce couple célèbre de l’antiquité, cependant la scène se passe dans l’ère chrétienne, et le paysage est moderne. » — « Mon Philémon et ma Baucis, dit Goethe, n’ont aucun rapport avec ce célèbre couple et avec la tradition qu’il rappelle. J’ai donné ces noms à mes deux époux uniquement pour relever leur caractère. Comme ce sont des personnages et des situations semblables, la ressemblance des noms a un effet heureux. »

Nous parlons ensuite de Faust, que le péché originel de son caractère, le mécontentement, n’a pas abandonné dans sa vieillesse, et qui, avec tous les trésors du monde, dans un nouvel empire qu’il a créé lui-même, est gêné par quelques tilleuls, une chaumière et une clochette, parce qu’ils ne sont pas à lui. Il rappelle le roi Achab, qui croyait ne rien posséder, s’il ne possédait pas la vigne de Naboth.

« Faust, dans ce cinquième acte, dit Goethe, doit selon mes idées avoir juste cent ans, et je ne sais pas s’il ne serait pas bon de le dire quelque part expressément. »

Nous parlâmes de la conclusion, et Goethe attira mon attention sur ce passage :

Il est sauvé, le noble membre
Du monde des méchants esprits ;
Celui qui a toujours lutté et travaillé,
Celui-là, nous pouvons le sauver ;
L’amour suprême, du haut du ciel,
A pensé à lui ;
Le chœur bienheureux va à sa rencontre
Et lui fait un cordial accueil.

« Ces vers contiennent la clef du salut de Faust : dans Faust a vécu jusqu’à la fin une activité toujours plus haute, plus pure, et l’amour éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées religieuses, d’après lesquelles nous sommes sauvés non-seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l’âme sauvée s’élance au ciel, était très-difficile à composer ; et au milieu de ces tableaux suprasensibles, dont on a à peine un pressentiment, j’aurais pu très-facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des personnages et des images de l’église chrétienne, qui sont nettement dessinés, je n’avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté. »

Dans les semaines qui suivirent, Goethe acheva le quatrième acte, et au mois d’août, je vis la seconde partie de Faust brochée et complètement terminée. Goethe était extrêmement heureux d’avoir enfin atteint ce but vers lequel il tendait depuis si longtemps. « Je peux maintenant, disait-il, regarder le reste de ma vie comme un pur cadeau, et il est au fond maintenant très-indifférent que je fasse encore quelque chose ou que je ne fasse rien. »

* Dimanche, 20 juin 1831.

Nous avons causé de l’imperfection et de l’insuffisance du langage, cause d’erreurs difficiles à faire disparaître. « Voici tout simplement ce qu’il en est, dit Goethe. Toutes les langues sont nées des besoins les plus immédiats, des occupations, des sensations et des aperceptions de l’homme. Lorsqu’un esprit élevé arrive à un pressentiment ou à une vue pénétrante sur le travail intime de la nature, le langage qui lui a été transmis ne lui suffit plus pour exprimer des idées aussi éloignées de l’humanité. Il lui faudrait le langage des esprits. Mais, comme il ne le possède pas, il lui faut se contenter des expressions humaines, qui sont insuffisantes et qui rabaissent ou même altèrent et anéantissent ses conceptions sur les rapports nouveaux reconnus par lui. »

— « Si vous parlez ainsi, dis-je, vous qui serrez toujours de si près les sujets que vous traitez, vous qui êtes ennemi de toute phrase, et qui savez toujours trouver l’expression la plus saisissante pour vos hautes conceptions, votre aveu a une grande autorité. J’aurais cru cependant que nous autres, Allemands, nous pouvions nous estimer assez heureux. Notre langue est si extraordinairement riche, si perfectionnée, si capable de se perfectionner sans cesse, que tout en étant parfois forcés de recourir à une métaphore, nous approchons très-près par les mots de l’idée à exprimer. Les Français, à ce point de vue, sont bien moins favorisés que nous. Chez eux, dès que l’on exprime par une métaphore, ordinairement prise à un art spécial, un rapport élevé saisi dans la nature, on devient commun, matériel, et la conception élevée que l’on avait dans l’esprit n’est pas reproduite par l’expression. »

« La discussion qui s’est élevée entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire m’a démontré encore récemment combien vous avez raison, me dit Goethe. Geoffroy Saint-Hilaire est un homme qui a des vues vraiment profondes sur l’organisation et la vie intime de la nature, mais les mots usuels de la langue française ne peuvent rendre sa pensée[30], et cela non-seulement quand il s’agit d’idées abstraites, mystérieuses, mais encore pour les rapports matériels que les sens aperçoivent. Ainsi, s’il veut parler des différentes parties d’un être organisé, il n’a pas d’autre mot que matériaux, confondant ainsi et unissant par une même expression les éléments identiques qui forment l’ensemble de l’organisation d’un bras, et les pierres, les poutres, les planches qui servent dans la construction d’une maison. C’est avec autant d’impropriété dans les termes que les Français, en parlant des œuvres de la nature, emploient le mot de composition. L’expression convient quand il s’agit des différents fragments d’une machine faite morceau à morceau, mais non pas quand j’ai dans l’esprit les parties d’un tout organisé, parties qui vivent toutes par elles-mêmes et qui sont animées d’une même âme. »

— « Le mot composition, ajoutai-je, ne me paraît même pas juste et digne pour les œuvres de l’art et de la poésie. »

— « C’est un mot d’une bassesse extrême, que nous devons aux Français, et dont nous devrions tâcher de nous débarrasser le plus tôt possible, dit Goethe. Comment peut-on dire que Mozart a composé son Don Juan. Composition ! comme si c’était un gâteau ou un biscuit, que l’on fabrique avec des œufs, de la farine et du sucre. Une création intellectuelle, c’est ce qui, dans le détail comme dans l’ensemble, est pénétré d’un seul esprit, conçu d’un seul jet, animé d’un souffle de vie unique ; l’auteur ne tâtonne pas, n’écrit pas par fragments, à sa fantaisie ; le démon de son génie le tient sous sa puissance, et il faut qu’il fasse ce qu’il lui commande ! »

* Dimanche, 27 juin 1831.

Nous avons parlé de Victor Hugo. « C’est un beau talent, dit Goethe, mais il est tout à fait engagé dans la malheureuse direction romantique de son temps, ce qui le conduit à mettre à côté de beaux tableaux les plus intolérables et les plus laids. Ces jours-ci j’ai lu Notre-Dame de Paris, et il ne m’a pas fallu peu de patience pour supporter les tortures que m’a données cette lecture. C’est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit ! Et après les supplices que l’on endure, on n’est pas dédommagé par le plaisir que l’on éprouverait à voir la nature humaine et les caractères humains représentés avec exactitude ; il n’y a dans son livre ni nature ni vérité ; ses personnages principaux ne sont pas des êtres de chair et de sang, ce sont de misérables marionnettes, qu’il manie à son caprice, et auxquelles il fait faire toutes les contorsions et toutes les grimaces qui sont nécessaires aux effets qu’il veut produire. Quel temps que celui qui non seulement rend possible et provoque un tel livre, mais qui le trouve supportable et récréatif[31] ! »

* Jeudi, 15 juillet 1831.

Un instant chez Goethe. J’allais le remercier au nom du roi de Wurtemberg du plaisir que lui a donné la visite qu’il a faite hier à Goethe. Je le trouvai occupé d’études se rapportant à la tendance spiraloïde des plantes, découverte nouvelle qui, selon lui, conduira très-loin, et aura une grande influence sur les sciences. « Il n’y a rien, dit-il, au-dessus de la joie que nous donne l’étude de la nature. Ses secrets sont, il est vrai, d’une profondeur infinie ; mais il a été permis et accordé aux hommes de regarder toujours plus avant. Et c’est justement parce que nous ne pouvons atteindre le fond qu’elle exerce sur nous un charme éternel ; toujours nous voulons approcher plus près, jeter de nouveaux regards, tenter de nouvelles découvertes ! »

* Mardi, 20 juillet 1831.

Après dîner, une demi-heure avec Goethe, que j’ai trouvé dans une disposition pleine de sérénité et de douceur. Après avoir causé de divers sujets, nous avons parlé de Carlsbad, et Goethe a plaisanté sur les diverses amourettes qu’il y a eues. — « Une petite amourette, a-t-il dit, voilà la seule chose qui puisse rendre supportable un séjour aux eaux, autrement on mourrait d’ennui. Presque toujours j’ai été assez heureux pour trouver une petite affinité qui, pendant ces quelques semaines, me donnait assez de distraction. Je me rappelle surtout une d’elles qui même encore maintenant me fait plaisir. Un jour je faisais visite à madame de Reck. Après une conversation qui n’avait rien de remarquable, en me retirant, je rencontre une dame avec deux jeunes filles fort jolies. « Quel est le monsieur qui vient de sortir ? demanda cette dame. — C’est Goethe, répond madame de Reck. — Oh ! combien je suis fâchée qu’il ne soit pas resté, et que je n’aie pas eu le bonheur de faire sa connaissance ! — Chère amie, vous n’avez rien perdu, répliqua madame de Reck ; il est très-ennuyeux avec les dames, à moins qu’elles ne soient assez jolies pour l’intéresser un peu. Les femmes de notre âge ne peuvent pas croire qu’elles le rendront éloquent et aimable. »

Quand les deux jeunes filles furent rentrées chez elles, elles pensèrent aux paroles de madame de Reck. Nous sommes jeunes, nous sommes jolies, se dirent-elles, voyons donc si nous ne réussirons pas à captiver, à apprivoiser ce célèbre sauvage ! Le matin suivant, à la promenade du Sprudel, en passant à côté de moi, elles me tirent le salut le plus gracieux, le plus aimable, et je ne pus me dispenser, quand l’occasion se présenta, de m’approcher d’elles et de leur adresser la parole. Elles étaient charmantes ! Je leur parlai et reparlai encore, elles me conduisirent à leur mère, j’étais pris. Dès lors nous nous vîmes tous les jours. Nous passions des jours entiers ensemble. Pour rendre nos relations plus intimes, le fiancé de l’une d’elles arriva, et je me trouvai lié plus exclusivement avec l’autre. Comme on peut le penser, j’étais aussi très-aimable avec la mère. En un mot, nous étions tous très-contents les uns des autres, et je passai avec cette famille de si heureux jours, que leur souvenir est toujours resté pour moi extrêmement agréable. Les deux jeunes filles me racontèrent bien vite la conversation de leur mère avec madame de Reck, et la conjuration, suivie de succès, qu’elles avaient faite pour ma conquête. »

Goethe m’a raconté déjà une autre anecdote du même genre, qui trouvera bien sa place ici. « Un soir, me dit-il, je me promenais avec un de mes amis dans le jardin d’un château. À l’extrémité d’une allée nous voyons deux personnes de nos connaissances qui marchaient paisiblement l’une à côté de l’autre en causant. Elles semblaient ne penser à rien ; tout à coup elles se penchent l’une vers l’autre, et se donnent un baiser très-affectueux ; puis elles reprennent très-sérieusement leur promenade et continuent à causer, comme si rien ne s’était passé. « Avez-vous vu, puis-je en croire mes yeux ? s’écria mon ami stupéfait. — J’ai vu, répondis-je tranquillement, mais je n’y crois pas ! »

Lundi, 2 août 1831.

Nous avons causé de la théorie de Candolle sur la symétrie. Goethe la considère comme une pure illusion. « La nature, a-t-il dit, ne se donne pas à tout le monde. Elle agit avec beaucoup de savants comme une malicieuse jeune fille, qui nous attire par mille charmes, et qui au moment où nous croyons la saisir et la posséder, s’échappe de nos bras[32]. »

Jeudi, 1er décembre 1831.

« J’ai lu ces jours-ci, me dit Goethe, une très-jolie poésie de Soret, c’est une trilogie ; les deux premières parties ont un caractère enjoué, pastoral ; la dernière partie, intitulée Minuit, est effrayante et très-bien réussie. On y sent le souffle de la nuit, presque comme dans les tableaux de Rembrandt, où l’on croit voir aussi l’air sombre de la nuit. Victor Hugo a traité des sujets de ce genre, mais non pas avec autant de bonheur. Dans les tableaux de nuit de ce poëte, qui est incontestablement un très-grand talent, il ne fait jamais vraiment nuit ; les objets restent toujours si visibles, si clairs, qu’il fait encore jour, et la nuit est fictive. Sans contredit, dans sa pièce : Minuit, Soret a dépassé par là le célèbre Victor Hugo. »

« Nous possédons dans notre littérature très-peu de trilogies, » dis-je.

« Cette forme, dit Goethe, est chez les modernes extrêmement rare. Il faut trouver un sujet qui soit de nature à se traiter en trois parties, de façon que la première soit une espèce d’exposition, la seconde une espèce de catastrophe, et la troisième une conciliation pacifique. Ces conditions se trouvent réunies dans mon poëme du Jeune Page et de la Meunière, divisé en trois parties, et cependant quand je l’écrivis, je ne pensais pas du tout à faire une trilogie ; mon Paria est aussi une parfaite trilogie ; cette fois je l’avais faite ainsi avec intention. Au contraire, ma Trilogie de la Passion[33] n’a pas été conçue d’abord comme devant être une trilogie, elle l’est devenue peu à peu, et pour ainsi dire, par hasard. J’avais écrit l’Élégie. Je reçus la visite de madame Szimanowska, qui avait passé un été à Marienbad en même temps que moi et qui par ses mélodies ravissantes avait réveillé dans mon cœur un écho de ces jours de félicité juvénile. Les strophes que je dédiai à cette amie, écrites dans la même mesure et dans le même ton que l’Élégie, s’y joignirent bien en formant une conclusion et comme un retour à des idées sereines. Plus tard encore, Weygand voulait faire une nouvelle édition de mon Werther, il me demanda une préface ; c’était une occasion excellente pour écrire ma Poésie à Werther. Comme j’avais encore dans le cœur un reste de cette passion, ma poésie devint d’elle-même une Introduction à l’Élégie. Ces trois œuvres se trouvaient remplies du même sentiment de tristesse amoureuse, et c’est ainsi qu’en se réunissant elles formèrent, sans que je m’en aperçusse, la Trilogie de la Passion.

« J’ai conseillé à Soret d’écrire plus de trilogies ; mais qu’il ne cherche pas de sujet spécial ; qu’il choisisse dans la nombreuse collection de ses poésies inédites une pièce riche d’idées, qu’il ajoute une introduction et une conclusion, mais de façon qu’il y ait un vide visible entre chaque partie. Il aura atteint son but sans avoir à réfléchir beaucoup, chose fort difficile, comme dit Meyer. »

Parlant alors de Victor Hugo, nous convînmes que sa trop grande fécondité nuisait beaucoup à son talent, « Comment le plus beau talent ne se perdrait-il pas, dit Goethe, quand en une année il a l’audace d’écrire deux tragédies et un roman, et quand il ne semble travailler que pour amasser des sommes énormes d’argent ?

Je ne lui reproche pas de chercher à devenir riche, à jouir de la faveur du jour ; mais, s’il veut vivre longtemps dans la postérité, il faut qu’il commence à moins écrire et à plus travailler. » — Goethe analysa alors Marion Delorme et chercha à m’expliquer que le sujet ne prêtait qu’à un seul acte, mais très-tragique, et que l’auteur, par des motifs tout à fait secondaires, s’était laissé aller à l’étendre en cinq actes. « Nous avons eu, il est vrai, ajouta-t-il, l’avantage par là de voir que l’auteur a aussi un talent remarquable pour la peinture des détails ; talent précieux dont je reconnais la grande importance. »

Mercredi, 21 décembre 1831[34].

Diné avec Goethe. Au dessert, nous examinons quelques paysages de Poussin. « Les places, dit-il, où le peintre fait tomber la plus forte lumière, doivent être exécutées jusque dans les plus petits détails ; aussi les objets les plus favorables pour recevoir cette lumière sont l’eau, les rochers, les terrains nus, les édifices ; au contraire, les objets qui demandent un grand détail de dessin ne doivent jamais être choisis par l’artiste pour ce but. » « Un paysagiste, continua Goethe, doit avoir un très-grand nombre de connaissances. Ce n’est pas assez qu’il entende la perspective, l’architecture, l’anatomie de l’homme et des animaux, il doit aussi posséder des notions en botanique et en minéralogie. En botanique, pour qu’il sache rendre le caractère exact des arbres et des plantes ; en minéralogie, pour qu’il sache rendre le caractère exact des diverses espèces de montagnes. Il n’a pas besoin d’être minéralogiste complet, il n’a affaire qu’à des montagnes de calcaires, d’argile schisteuse, de grès, et il a seulement besoin de savoir quelles sont leurs formes distinctives, de quelle manière elles se décomposent, et quelles espèces d’arbres prospèrent ou végètent sur chacune d’elles. »

En me montrant des paysages de Hermann de Schwanefeld, il me dit : « Chez ce peintre plus que chez tout autre, l’art est un goût et le goût un art. Il ressent un amour profond pour la nature, et il y a en lui une paix divine qui se communique à nous quand nous contemplons ses œuvres. Il est né en Hollande, mais il a étudié à Rome, sous Claude Lorrain, et il doit à son maître son libre et parfait développement. »

Nous cherchâmes dans un dictionnaire artistique pour voir ce que l’on disait de Hermann de Schwanefeld ; on lui reprochait d’être resté au-dessous de son maître. — « Les fous ! dit Goethe. Schwanefeld était autre que Claude Lorrain et celui-ci par conséquent ne peut pas être considéré comme ayant eu plus de valeur. Si on ne disait de nous rien de plus que ce que racontent les biographes et les faiseurs de dictionnaires, ce serait un pauvre métier que la vie, et qui ne vaudrait pas la fatigue qu’il donne ! »

  1. Dès l’année 1818 Stendhal avait attiré l’attention de Goethe. Le 8 mars 1818, il envoya à Zelter deux longs passages sur le compositeur Mayer et sur la musique en Italie. « Ces détails, ajoutait-il, sont extraits d’un livre singulier (Rome, Naples et Florence en 1817, par M. Stendhal, officier de cavalerie. Paris, 1817) qu’il faut absolument que tu te procures. Le nom est emprunté ; ce voyageur est un Français plein de vivacité, passionné pour la musique, la danse, le théâtre. Ces deux échantillons te montrent sa manière libre et hardie. Il attire, il repousse, il intéresse, il impatiente, et enfin on ne peut se séparer de lui. On relit toujours ce livre avec un nouveau charme, et on voudrait en apprendre par cœur certains passages. Il semble être un de ces hommes de talent qui, comme officier, employé, ou espion, peut-être avec les trois fonctions, ont été poussés çà et là par le balai de la guerre. Il a vu beaucoup par lui-même ; il sait aussi très-bien mettre en œuvre ce qu’on lui rapporte, et surtout il sait très-bien s’approprier les écrits étrangers. Il traduit des passages de mon Voyage en Italie et affirme avoir recueilli l’anecdote sur les lèvres c9 d’une Marchesina. En un mot, c’est un livre qu’il ne suffit pas de lire, il faut le posséder. »
  2. Eckermann était devenu un des précepteurs du prince, fonction qui lui a valu plus tard la dignité de conseiller aulique.
  3. De Personarum in Euripidis Bacchis habitu scenico. Schœne est mort en 1857, directeur du gymnase de Stendhal. (Prusse.)
  4. En allemand impératif catégorique.
  5. Elle est surtout faite pour les yeux, et l’on a vu souvent combien Goethe était las des analyses infinies de sentiments, mises à la mode par les romantiques d’outre-Rhin. Ce mot romantique désigne en France et en Allemagne deux écoles fort différentes ; il faut, donc bien prendre garde d’appliquer au romantisme français les blâmes fréquents que Goethe adresse au romantisme allemand. Les romantiques chez nous poussaient l’énergie jusqu’à la brutalité ; les romantiques allemands poussaient la douceur jusqu’à la débilité. Si les deux écoles avaient la même adoration pour le moyen âge, elles lui rendaient un culte tout différent. Je ne pourrais sans longs développements indiquer d’une façon précise ces analogies et ces différences ; je veux seulement prévenir toute confusion qui serait fâcheuse pour nos écrivains. Je rappelle ce que Goethe a fait remarquer plus haut : C’est au grand mouvement allemand de 1775 que ressemble notre mouvement de 1830. Notre époque rénovatrice de Sturm und Drang a été en même temps retardée et rendue plus féconde par les événements politiques de la Révolution.
  6. Dissertation sur les Divinités de la Samothrace (1815).
  7. Voir dans les poésies de Goethe la Métamorphose des Animaux.
  8. Voir Faust, traduction de M. Blaze de Cury, page 377.
  9. Eckermann a voulu donner ici un exemple de la tolérance pratique de son maître. Il est en effet curieux de voir Goethe engager son disciple à fréquenter un défenseur ardent de la religion protestante. On sent dans les paroles de Goethe la sérénité et la tranquille indulgence d’une conviction sûre d’elle-même. Il cherche à faire d’Eckermann ce qu’il était lui-même : un observateur curieux et paisible de toutes les variétés de caractères humains. Il laisse à chacun sa foi, et garde la sienne. L’unité de pensée n’est peut-être pas impossible dans ce monde, mais elle ne sera que le résultat suprême de l’unité d’enseignement, de l’unité d’études, etc. ; comme les prémisses n’existent pas encore, il ne faut pas exiger la conséquence. Goethe était même si persuadé du droit de chaque individu à l’indépendance, qu’il trouvait l’expression tolérance injurieuse. « Le droit, disait-il, ne doit pas être toléré, il doit être reconnu. Celui qui tolère insulte. » (Pensées, VIIe Partie.)
  10. L’expression démoniaque est empruntée à Socrate et à Platon comme l’expression entéléchie avait été empruntée à Aristote. À force de se pénétrer de l’antiquité hellénique, Goethe, involontairement, avait pris la langue même de sa Grèce bien-aimée.
  11. Que fatalité traduit mal. Fatum, c’est la destinée, bienfaisante ou hostile, providence ou fatalité.
  12. À propos d’un livre de M. de Hengstenberg contre les Affinités, Goethe écrivait à Zelter, le 31 octobre 1831 : « J’ai toujours exécré les dévots hypocrites, et tout ce que je connais des Berlinois me les fait maudire, il est donc juste qu’ils me mettent au ban de leur empire. — Il y en a un de leur bande qui, dernièrement, voulait me prendre au corps et qui parlait de panthéisme ; comme il touchait juste !… Je lui répondis en lui disant avec une grande simplicité : « Je n’ai pas encore rencontré une personne sachant ce que ce mot signifie. »
  13. C’est-à-dire soumise à une force intérieure, instinctive, dont il ne se rendait pas compte et qu’il pouvait difficilement maîtriser. Les natures démoniaques sont, en un mot, des natures plus instinctives que réfléchies, et par conséquent plus divines qu’humaines. Comparer le commentaire des Sentences orphiques.
  14. C’est le Paillasse allemand. Hanswurst signifie Jean-Saucisson.
  15. Raupach a écrit l’histoire entière des Hohenstaufen dans une série de seize drames. Les faits et les personnages y sont, mais c’est tout.
  16. Otto de Wittelsbach (1781), drame de Franz de Babo ; Agnès Bernauerin (1780), drame du comte de Torring-Cronsfeld. Ces deux poëtes étaient morts en 1831.
  17. Dont il a été longuement parlé plus haut.
  18. Ce mot ne doit pas être comparé au mot de Fontenelle. Goethe ne veut pas, comme on l’a dit, cacher la vérité ; il veut simplement ne pas la communiquer au hasard, au premier venu, parce que, en pénétrant dans un cerveau étroit, la plus grande idée devient petite, et il redoute cette altération qui est aussi une profanation ; il ne révèle donc ses pensées les plus intimes qu’à ceux qui s’en montrent dignes ; à mesure que l’on a pénétré davantage dans le monde philosophique, il laisse tomber plus de voiles ; dans la conversation sérieuse, dans la discussion, il proportionne ses armes au mérite et au savoir de son adversaire. Là, comme partout, partisan d’un ésotérisme modéré et calculé suivant les individus, il se montre aristocrate libéral. Cette prudence n’exclut pas le courage, l’audace même, quand l’occasion le veut. Que l’on se rappelle seulement cette préface poétique d’Hermann et Dorothée, où il dit avec tant de fierté : « Aucun nom ne m’en impose ; aucun dogme ne m’enferme dans ses limites ; les vicissitudes souvent tyranniques de l’existence humaine ne m’ont pas amené à me déguiser ; j’ai toujours méprisé le misérable masque de l’hypocrisie. » — La franchise est une des qualités les plus évidentes de Goethe. Il le prouve assez par ses Conversations mêmes. Il a dit nettement leurs vérités à tous les partis et à toutes les doctrines. Mais il ne jugeait pas toujours opportun d’exprimer devant telle ou telle personne une idée qui déjà peut-être se trouvait imprimée tout au long dans ses œuvres.
  19. Goethe avait voulu surveiller cette traduction, « parce que, écrit-il à Boisserée, j’ai, pendant toute ma vie, trop souffert dans mes traductions françaises… Dans toutes ces traductions de mes ouvrages, il ne reste guère de moi que mon nom… » Il voulait éviter pour cette œuvre scientifique, qui lui était si chère, les altérations qu’il supportait plus volontiers pour ses œuvres littéraires. Le 24 avril 1831, il écrivait encore : « J’ai traduit dans mon français quelques passages importants que l’ami Soret ne comprenait pas dans mon allemand ; il les a retraduits dans son français, et je crois qu’ils seront peut-être plus intelligibles pour tous dans sa langue que dans le texte original. Une dame française s’est déjà servi heureusement de cet artifice. Elle fait traduire l’allemand mot à mot, et donne ensuite au style le charme qui distingue sa langue et son sexe. Ce sont là des résultats de la formation de la littérature universelle ; les nations pourront plus vite, par ces échanges, s’approprier mutuellement leurs diverses qualités. »
  20. Considéré non comme poëte, mais comme auteur du pamphlet les Bardes anglais et les Critiques écossais. Goethe connaissait très-bien cet ouvrage ; il en avait commencé la traduction ; mais l’ignorance d’un grand nombre de petits faits auxquels Byron faisait allusion l’avait arrêté en route. Beaumarchais est considéré comme auteur de ces Mémoires dont Goethe avait tiré Clavijo ; Diderot comme auteur du Neveu de Rameau.
  21. Voilà pourquoi Méphistophelès, le représentant de celui qui dit non, le plus négatif de tous les êtres, est très-spirituel. Il y a dans l’esprit quelque chose de mauvais au fond. Nous disons en France : il a de l’esprit comme un démon. La puissance morale opposée en nous à cette puissance perfide, c’est l’intelligence. Le diable est appelé le malin esprit, Dieu est appelé l’Intelligence souveraine.
  22. On voit combien l’idée de métamorphose avait pénétré profondément Goethe ; dans la conversation il l’applique à tout. Il y a là une analogie (qu’il ne faut pas pousser trop loin) avec les principes fondamentaux de Hegel. Lui aussi, il voyait le monde entier comme une métamorphose éternelle, infinie, comme un développement progressif universel. Goethe, dans ses dernière années, a lu avec grand intérêt certains ouvrages de Hegel et de Schelling. Il aimait Hegel, et l’a loué, mais toujours en mêlant à ses éloges de fortes restrictions, « Il m’attire et me repousse, » écrit-il à Zelter.
  23. Goethe s’est beaucoup servi du caractère de Merck pour tracer le caractère de Méphistophélès.
  24. Le spectacle donné par les journaux pendant la Révolution française avait inspiré à Goethe un éloignement assez prononcé pour les lois qui abandonnent trop la presse à elle-même ; les inconvénients attachés à la liberté absolue étaient de ceux que son esprit ne pouvait tolérer. Voici une Xénie courte et claire : « Cette liberté de la presse, si sacrée pour vous, quel fruit, quel avantage apporte-t-elle ? Son résultat certain, le voici : Un mépris profond de l’opinion publique. » — Soumettre la presse à quelques légères restrictions, c’était, selon lui, l’empêcher de tomber entre les mains des Philistins.
  25. Comparer Ier vol., page 131.
  26. Cet artiste, qui habite aujourd’hui Munich, s’était fait connaître par de jolies illustrations de poésies allemandes, et en particulier de poésies de Goethe.
  27. Personnage symbolique, espèce de Diotime moderne ; son nom est l’anagramme d’America.
  28. Il est impossible d’avoir un plus amusant dédain du public de son temps. Goethe disait alors : « Ce que je fais est purement testamentaire, » et, partant de cette idée, il ajoutait des fragments à ses œuvres comme on écrit des codicilles, sans se soucier beaucoup de l’ordre et de la régularité artistique. Pourvu que l’idée qu’il voulait répandre fût imprimée quelque part, le reste lui était fort indifférent. Il écrivait pour être médité par l’avenir et non pour conquérir le succès du jour.
  29. Dans un article écrit en 1812 sur la Vache de Myron, Goethe disait : « Les anciens ont voulu, dans un grand nombre de leurs œuvres, nous enseigner que la nature a une valeur infinie à tous les degrés de son développement… Les Grecs cherchaient à déifier l’homme et non à humaniser la divinité : leur doctrine est le théomorphisme, et non l’anthropomorphisme. Les instincts des animaux ne sont pas par eux transformés en instincts humains, mais ils mettent en saillie ce qu’il y a d’humain dans l’animal ; nous pouvons ainsi goûter dans leurs compositions de hautes jouissances artistiques ; nous obéissons déjà nous-mêmes à ce sentiment naturel quand nous nous plaisons à choisir pour nos compagnons et pour nos serviteurs des animaux vivants… Ce qui me séduit dans la Vache de Myron (représentée allaitant, c’est qu’elle se montre animée du sentiment maternel. » (Propylées.)
  30. Mais Geoffroy Saint-Hilaire ne prouve rien contre la langue française. « Il est des génies malheureux auxquels l’expression manque… qui emportent dans la tombe.., l’inconnu de leur méditation, comme disait un membre de cette grande famille de muets ou de bègues illustres : Geoffroy Saint-Hilaire. » (George Sand.)
  31. Le lendemain, 28 juin, Goethe, développant sa pensée dans une lettre à Zelter, écrivait : « Des nouveaux romans français et de toutes les lectures de ce genre que je fais, je ne veux te dire que ceci : C’est une littérature de désespoir, d’où peu à peu s’exilent d’eux-mêmes toute vérité, tout sens esthétique. Notre-Dame de Paris, de V. Hugo, frappe par le mérite d’études attentives et bien mises en œuvre sur les localités, les mœurs, les événements du passé, mais dans les personnages il n’y a pas ombre de vie naturelle. Hommes et femmes sont des marionnettes sans vie ; les proportions en sont très-adroitement calculées ; mais sous ces squelettes de bois et d’acier il n’y a absolument que du rembourrage ; l’auteur les manie sans pitié, les tourne et les retourne, les martyrise, les fouette, met en lambeaux leur corps et leur âme, lacère et déchire sans s’émouvoir ces êtres heureusement dépourvus de vie. Et avec tout cela se montrent des preuves décisives d’un talent historique et oratoire auquel on ne peut refuser une vive puissance d’imagination, sans laquelle d’ailleurs il ne pourrait jamais créer de pareilles abominations. » Au comte Reinhard, il écrivait quelques jours plus tôt, en généralisant son jugement : « Pour avoir une influence sur le moment actuel, il faut que les romanciers tracent des tableaux qui soient les plus opposés possible à tout ce qui pourrait avoir un effet salutaire sur l’homme ; le lecteur ne peut plus échapper aux scènes de ce genre. Pousser à bout, jusqu’à l’impossible, le laid, l’horrible, les cruautés, les bassesses et toute la bande des infamies, voilà leur satanique travail. On doit dire leur travail, car au fond de leurs œuvres il y a une étude attentive des temps anciens, des mœurs disparues, de la curieuse confusion et des événements incroyables des siècles passés ; aussi on ne peut pas dire que leurs livres soient vides et mauvais ; ils sont écrits par des talents incontestables, par des hommes distingués et pleins d’esprit, mais qui se voient, au milieu de leur carrière, condamnés par le temps où ils vivent à s’occuper de ces abominations. » (Lettre du 18 juin 1831). À Boisserée, qui lui avait écrit : « C’est un vrai attentat contre l’esprit humain d’employer un beau talent à tracer des tableaux aussi horribles et de ne chercher à exciter l’intérêt que par des détails d’un genre aussi bas ; on détruit ainsi tout sens pour le noble et le beau, » Goethe répondait : « Je signe chaque mot de votre jugement sur Notre-Dame de Paris. Les chimistes nous parlent de trois degrés de fermentation : le vin, puis le vinaigre, puis la pourriture ; les écrivains français se plaisent en ce moment à vivre dans ce dernier degré. Comment, plus tard, la grappe pourra-t-elle reparaître avec sa beauté naturelle ? Comment se formera de nouveau la vigoureuse et saine fermentation ? Je n’en sais rien. Ils seront bien heureux si les bons vins qu’ils possèdent ne s’altèrent pas aussi pendant cette malheureuse époque artistique. » (Lettre du 20 août 1831). — Plus Goethe vieillissait, plus la sensibilité de son goût devenait irritable. Plus jeune et moins grec, il aurait sans doute accepté Quasimodo et ses aventures au même titre que Caliban ou Thersite ; mais, à quatre-vingts ans, son âme ne pouvait plus supporter que de belles images ; la laideur et la souffrance le rendaient malade. Disons aussi que la première édition de Notre-Dame ne contenait pas les intéressants chapitres sur l’architecture ; ils auraient sans doute un peu réconcilié le paisible disciple de Phidias avec le peintre tourmenté du moyen âge. Cependant, entre ces deux caractères, l’accord complet aurait toujours été difficile, car Goethe, comme Lamartine, a cherché partout, dans la nature, dans la vie, dans l’art, à apaiser et à concilier les grandes antithèses qu’il rencontrait ; le génie de V. Hugo est porté au contraire à les mettre fortement en relief.
  32. C’est au mois d’août 1831 que Goethe reçut de Paris son buste en marbre, de grandeur colossale, par David d’Angers. Il était accompagné d’une lettre de David renfermant ces passages : « Je vous envoie cette faible image de vos traits non comme un présent digne de vous, mais comme le témoignage d’un cœur qui sait mieux éprouver des sentiments que les exprimer… Vous êtes la grande figure poétique de notre époque ; une statue vous est due ; j’ai essayé d’en faire un fragment ; un génie digne de vous l’achèvera. » Goethe, très-heureux de cet envoi, fit placer le buste dans la salle de la bibliothèque grand-ducale ; et, le 28 août, dernier jour anniversaire de sa naissance, on enleva solennellement le voile qui couvrait cette grandiose image où se révèle en même temps le génie du poëte et du sculpteur. Pendant cette cérémonie, Goethe était dans les bois de sapins d’Ilmenau ; comme d’habitude, il s’était échappé de Weimar pour éviter toutes les félicitations officielles. « Il m’est chaque année plus impossible de recevoir tous ces bienveillants hommages, écrit-il à Zelter ; les hommes se plaisent à considérer et à célébrer ma vie comme un ensemble harmonieux ; pour moi, au contraire, plus je vieillis, plus je trouve mon existence pleine de lacunes. » N’emmenant avec lui que ses petits-fils, il alla se promener une dernière fois dans ces vallées pittoresques où, un demi-siècle auparavant, il avait fait tant de courses folles. Il gravit le Gickelhahn. Arrivé au sommet, il promena longtemps son regard sur le panorama immense qu’il avait si souvent contemplé et qu’il admirait pour la dernière fois. De ce plateau élevé, on découvre une grande partie de la forêt de Thuringe, qui s’étend jusqu’à l’horizon le plus lointain et forme un immense et sombre océan de verdure ; Goethe resta longtemps immobile, et dit seulement : « Hélas ! pourquoi notre bon duc n’est-il pas là !… » Puis il monta d’un pas assuré au premier étage d’une maisonnette de bois qui lui servait d’asile la nuit, pendant ses chasses avec le grand-duc ; il y retrouva les vers délicieux qu’il avait jadis écrits sur le bois même, et qu’on peut lire encore aujourd’hui :

    Sur les cimes
    Tout est calme…
    Dans les feuilles
    Le vent se tait…
    Dans les bois
    L’oiseau est muet…
    Patience !… Bientôt pour toi
    Viendra aussi
    Le repos !…

    Trop d’émotions et de souvenirs se pressaient dans son âme ; il ne put se maîtriser, et des larmes abondantes s’échappèrent de ses yeux.

  33. Poésies, traduites par M. Blaze de Bury, pages 65, 80, 115.
  34. Pendant ce dernier hiver, Goethe fit connaissance avec le de Senectute de Cicéron, qu’il trouva « délicieux. » Sa belle-fille Ottilie lui lisait chaque soir les Vies de Plutarque. « Tout me semble aujourd’hui historique, écrit-il à cette occasion à Humboldt : que les événements soient très-éloignés ou tout proches de moi, c’est tout un ; je me fais moi-même l’effet d’un personnage de l’histoire, et, lorsque je pense à ce que serait ma vie, racontée à la manière de Plularque, je me semble souvent ridicule. » — En octobre il lut les Fragments de Géologie par Alexandre de Humboldt ; en novembre, Iphigénie en Aulide ; il fut frappé surtout de l’aisance avec laquelle Euripide manie la foule immense des légendes de la mythologie grecque, — Il avait de nouveau laissé de côté la lecture des journaux, « honteux d’avoir consacré inutilement tant de temps à suivre le siège de Missolonghi. » — À la fin de décembre il revint tout à fait à la science, et en janvier il rédigea sa Théorie de l’arc-en-ciel.

Errata :

c8 texte corrigé, voir ERRATA, IIe volume.

c9 texte corrigé, voir ERRATA, IIe volume.