Conversations de Goethe/Année 1824

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. 77-148).

Vendredi, 2 janvier 1824.

J’ai dîné chez Goethe. Causeries variées. On est venu à parler d’une jeune beauté de la société weimarienne, et quelqu’un dit qu’il se sentait presque sur le point de l’aimer, quoique son intelligence ne fût pas brillante. « Bah ! dit Goethe en riant, est-ce que l’amour a quelque chose à faire avec l’intelligence ! Nous aimons dans une jeune femme toute autre chose que l’intelligence ; nous aimons en elle la beauté, la jeunesse ; nous aimons ses agaceries, ses confidences, son caractère, ses défauts, ses caprices, et Dieu sait toutes ces inexprimables choses que nous aimons en elle, mais nous n’aimons pas son intelligence ! Nous estimons son intelligence, si elle est brillante, et une jeune fille, par là, peut à nos yeux infiniment gagner. L’intelligence est capable de nous enchaîner, si nous aimons déjà, mais l’intelligence est incapable de nous enflammer et d’éveiller une passion. »

Après dîner, je restai seul avec Goethe. Nous causâmes sur la littérature anglaise, sur la grandeur de Shakspeare et sur la situation malheureuse de tous les poètes dramatiques anglais venus après ce géant de la poésie. « Un talent dramatique, dit Goethe, s’il était remarquable, ne pouvait pas ignorer Shakspeare, il ne pouvait s’empêcher de l’étudier. Mais, en l’étudiant, il acquérait la conviction que Shakspeare avait déjà épuisé toute la nature humaine, dans toutes ses directions, dans toutes ses profondeurs, dans toute son élévation, et qu’il ne lui avait laissé, à lui son descendant, absolument rien à faire. Et où donc aurait-il pris le courage de saisir seulement la plume, celui dont l’âme avait su bien comprendre les immenses et inaccessibles beautés de son prédécesseur ? Il y a cinquante ans, dans ma chère Allemagne, j’étais, moi, plus à mon aise, mes prédécesseurs ne m’embarrassaient pas ; ils n’étaient pas en état de m’imposer longtemps et de m’arrêter. J’abandonnai donc bien vite la littérature allemande, je ne l’étudiai plus et je m’adonnai tout entier à la vie elle-même, et à la création. Je me développai ainsi peu à peu tout naturellement et me rendis capable des œuvres que je publiais de temps en temps avec succès. Dans ce progrès parallèle de ma vie et de mon développement, jamais mon idée de la perfection n’a été supérieure à ce que j’étais à ce moment-là capable de réaliser. Mais si j’étais né en Angleterre, et si au moment où, pour la première fois, jeune homme ouvrant les yeux, j’avais été envahi par cette variété de chefs-d’œuvre, leur puissance m’aurait écrasé et je n’aurais su que faire. J’aurais perdu la légèreté de la démarche, la fraîcheur du courage, et je serais resté livré à de longues réflexions, à de longues hésitations, pour trouver une nouvelle voie. »

Je ramenai la conversation sur Shakspeare en disant : « Si pour ainsi dire on enlève Shakspeare à la littérature anglaise, et si on le considère transporté chez nous, isolé, sa grandeur gigantesque semble miraculeuse. Mais si on va le chercher dans sa patrie même, si on le replace sur son sol natal, dans l’atmosphère de son siècle, si on étudie ses contemporains et ses successeurs immédiats, si on respire le souffle énergique qui s’exhale des œuvres de Ben Johnson, Massinger, Marlow, Beaumont et Fletcher, alors Shakspeare reste certes toujours le plus grand de tous ; mais cependant on acquiert la conviction que les merveilles de son esprit ne sont pas au-dessus de notre portée, et qu’une grande partie de son génie est due à la puissance fécondante de l’air vigoureux de son siècle.

— Vous avez parfaitement raison, répondit Goethe. Il en est de Shakspeare comme des montagnes de Suisse. Transplantez le mont Blanc au milieu des grandes plaines et des bruyères de Lunebourg ; sa grandeur, vous mettra sans paroles. Mais allez le voir dans son pays gigantesque ; arrivez à lui à travers ses grands voisins : la Jungfrau, le Finster-Aarhorn, l’Eiger, le Wetterhorn, le Gothard, le mont Rose ; le mont Blanc restera toujours un géant, mais nous n’éprouverons plus à sa vue la même surprise. Celui qui ne veut pas croire qu’une grande partie de la grandeur de Shakspeare est due à la grandeur et à la puissance de son siècle, que celui-là se demande si l’apparition d’un phénomène aussi étonnant serait possible aujourd’hui dans l’Angleterre de 1824, dans nos jours détestables de journaux à critiques dissolvantes ? Ces rêveries tranquilles et innocentes, pendant lesquelles il est seul possible de créer quelque chose de grand, sont perdues pour jamais ! Nos talents aujourd’hui doivent tout de suite être servis à la table immense de la publicité. Les revues critiques qui chaque jour paraissent en cinquante endroits, et le tapage qu’elles excitent dans le public, ne laissent plus rien mûrir sainement. Celui qui aujourd’hui ne se retire pas entièrement de ce bruit, et ne se fait pas violence pour rester isolé, est perdu. Ce journalisme sans valeur, presque toujours négatif, ces critiques et ces discussions répandent, je le veux bien, une espèce de demi-culture dans les masses ; mais pour le talent créateur, ce n’est qu’un brouillard fatal, un poison séduisant qui ronge les verts rameaux de son imagination, la dépouille de son brillant feuillage, et atteint jusqu’aux profondeurs où se cachent les sucs vitaux et les fibres les plus délicates. Et puis la vie elle-même ! pendant ces misérables derniers siècles, qu’est-elle devenue ? Quel affaiblissement ! quelle débilité ! Où voyons-nous une nature originale, sans déguisement ? Où est l’homme assez énergique pour être vrai et pour se montrer ce qu’il est ? Cela réagit sur les poètes ; il faut aujourd’hui qu’ils trouvent tout en eux-mêmes, puisqu’ils ne peuvent plus rien trouver autour d’eux. »

L’entretien se tourna alors sur Werther. « Voilà bien, en effet, un être, dit Goethe, que, comme le pélican, j’ai nourri avec le sang de mon propre cœur. Il y a là assez de mes émotions intimes, assez de sentiments et de pensées pour suffire à six romans, non en un petit volume, mais en dix. Je n’ai relu qu’une fois ce livre, et je me garderai de le relire. Ce sont des fusées incendiaires ! Je me trouverais fort mal de cette lecture, et je ne veux pas retomber dans l’état maladif d’où il est sorti. »

Je lui rappelai sa conversation avec Napoléon, que je connais par l’esquisse qui se trouve dans ses papiers inédits, et que je l’ai prié plusieurs fois de terminer. « Napoléon, dis-je, vous a désigné dans Werther un passage qui ne se soutenait pas en face d’une critique sévère, et vous avez été de son avis. Je voudrais bien savoir quel est ce passage. » — « Devinez ! dit Goethe avec un mystérieux sourire. » — « J’ai cru, répondis-je, que c’était le passage où Lotte envoie les pistolets à Werther, sans dire un mot à Albert, sans lui communiquer ses pressentiments et ses craintes. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour rendre acceptable ce silence, mais aucun motif n’était suffisant en face de la nécessité pressante de sauver la vie de son ami. » — « Votre observation, dit Goethe, ne manque pas de justesse. Est-ce ce passage ou un autre dont Napoléon m’a parlé, je préfère ne pas le dire. Mais, je vous le répète, votre remarque est aussi juste que la sienne[1]. »

Je rappelai cette opinion qui prétend que l’effet produit par Werther a tenu au moment de sa publication. « Je ne peux, dis-je, accepter cette idée généralement répandue. Werther a fait époque parce qu’il a paru, et non parce qu’il a paru dans un certain temps. Chaque temps renferme tant de souffrances inexprimées, tant de mécontentements secrets, de lassitude de l’existence, et il y a pour chaque homme dans ce monde tant de relations pénibles, tant de chocs de sa nature contre l’organisation sociale, que Werther ferait époque aujourd’hui, s’il paraissait aujourd’hui. »

« — Vous avez pleinement raison, dit Goethe, et voilà pourquoi le livre encore maintenant a sur un certain moment de la jeunesse la même action qu’il a eue autrefois. J’ai connu ces troubles dans ma jeunesse par moi-même, et je ne les dois ni à l’influence générale de mon temps, ni à la lecture de quelques écrivains anglais. Ce qui m’a fait écrire, ce qui m’a mis dans cet état d’esprit d’où est sorti Werther, ce sont bien plutôt certaines relations, certains tourments tout à fait personnels et dont je voulais me débarrasser à toute force. J’avais vécu, j’avais aimé, et j’avais beaucoup souffert ! Voilà tout.

On a beaucoup parlé d’une « époque de Werther ». — Cette époque n’est pas du tout une époque historique déterminée, c’est une époque de la vie de chaque individu. Nous sommes tous nés avec le sens de la liberté naturelle, et nous trouvant dans un monde vieilli, il faut que nous apprenions à nous trouver bien dans ses cases étroites. Bonheur entravé, activité, génie, désirs inassouvis, ce ne sont pas là les infirmités d’un temps spécial, mais bien de chaque homme ; et c’est un malheur si quelqu’un n’a pas dans sa vie un instant pendant lequel il lui semble que Werther a été écrit pour lui seul. »

Dimanche, 4 janvier 1824.

Aujourd’hui, après dîner, Goethe a feuilleté avec moi le portefeuille de Raphaël[2]. Il s’occupe très-souvent de Raphaël, afin de se maintenir toujours en relations avec la perfection, et pour s’exercer à la méditation des idées d’un grand homme. C’est aussi pour lui une joie de m’introduire dans cette sphère.

Nous avons causé ensuite sur le Divan, et surtout sur le livre intitulé : Sombre humeur. Là Goethe a épanché tout ce qu’il avait sur le cœur contre ses ennemis. « J’ai gardé beaucoup de modération ; si j’avais voulu dire tout ce qui me pique et me tourmente, ces quelques pages seraient devenues tout un volume. Au fond, on n’a jamais été content de moi, et on m’a toujours voulu autre qu’il a plu à Dieu de me faire. On a été aussi rarement content de ce que je publiais. Quand j’avais pendant des années travaillé de toutes les forces de mon âme, afin de plaire au monde par un nouvel ouvrage, il voulait encore de plus que je lui fisse de grands remercîments, parce qu’il avait bien voulu le trouver supportable. Quand on me louait, je ne devais pas accepter ces éloges avec un contentement calme comme un tribut qui m’était dû, on attendait de moi quelque phrase bien modeste par laquelle j’aurais détourné la louange en proclamant avec beaucoup d’humilité l’indignité profonde de ma personne et de mes œuvres. C’était là quelque chose de contraire à ma nature, et j’aurais été un misérable gueux, si j’avais fait des mensonges aussi hypocrites. Comme j’avais assez d’énergie pour montrer mes sentiments dans toute leur vérité, je passais pour fier, et je passe pour tel encore aujourd’hui. En religion, en politique, dans les sciences, on m’a partout tourmenté, parce que je n’étais pas hypocrite et parce que j’avais le courage de parler comme je pensais. — Je croyais à Dieu et à la nature, au triomphe de ce qui est noble sur ce qui est bas ; mais ce n’était pas assez pour les âmes pieuses, je devais croire aussi que trois font un et que un fait trois ; cela était en opposition avec le sens du vrai qui est dans mon âme, et d’ailleurs je ne voyais pas du tout à quoi ces aveux m’auraient servi.

« Il m’en a pris mal aussi d’avoir vu que la théorie de Newton sur la lumière était une erreur, et d’avoir eu le courage d’attaquer le credo universel. J’ai vu la lumière dans toute sa pureté, dans toute sa vérité ; c’était mon devoir de lutter pour elle. Mes adversaires voulaient la ternir, car ils soutenaient ce principe : L’ombre fait partie de la lumière. Ce principe a l’air absurde tel que je l’exprime, cependant il est comme je le dis. Car que prétendent-ils ? ils disent : Les couleurs (et les couleurs sont bien de l’ombre) sont la lumière elle-même, ou, ce qui revient au même, les couleurs sont des rayons de lumière brisés tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. »

Goethe se tut un instant ; un sourire ironique courait sur son beau visage ; puis il continua :

« Et en politique ! que n’ai-je pas eu à endurer ! Quelles misères me m’a-t-on pas faites ? Connaissez-vous mon drame les Révoltés ? » — « Hier pour la première fois, dis-je, j’ai lu cette pièce, à cause de la nouvelle édition de vos œuvres, et j’ai infiniment regretté qu’elle soit restée inachevée. Mais telle qu’elle est, tout esprit juste saura y voir votre manière de penser. »

« — Je l’ai écrite au temps de la première Révolution, et on peut la regarder comme ma profession de foi politique à ce moment. J’avais fait de la Comtesse le représentant de la noblesse, et les paroles que je mets dans sa bouche indiquent quels doivent être les sentiments d’un noble. La Comtesse vient d’arriver de Paris, elle a été témoin des préliminaires de la Révolution, et elle n’en a pas déduit une mauvaise doctrine ! Elle s’est convaincue que s’il est possible d’opprimer le peuple, on ne peut l’écraser, et que le soulèvement révolutionnaire des classes inférieures est une suite de l’injustice des grands. « Je veux à l’avenir, dit-elle, éviter soigneusement toute action injuste, et sur les actes injustes d’autrui, je dirai hautement dans le monde et à la cour mon opinion. Aucune injustice ne me trouvera plus muette, quand même on devrait me décrier en m’appelant démocrate. »

Je croyais que cette manière de penser était tout à fait digne de respect. Elle était alors la mienne et elle l’est encore maintenant. Eh bien ! pour récompense, on m’a couvert de titres de toute espèce que je ne veux pas répéter[3].

— La lecture seule d’Egmont, dis-je, suffit pour savoir ce que vous pensez. Je ne connais pas de pièce allemande où la cause de la liberté ait été plaidée comme dans celle-là.

— On a du plaisir à ne pas consentir à me voir comme je suis, et on détourne les regards de ce qui pourrait me montrer sous mon vrai jour. Au contraire, Schiller, qui, entre nous, était bien plus un aristocrate que moi, mais qui bien plus que moi pensait à ce qu’il disait, Schiller a eu le singulier bonheur de passer pour l’ami tout particulier du peuple[4]. Je lui laisse le titre de tout cœur, et je me console en pensant que bien d’autres ont eu le même sort que moi. Oui, on a raison, je ne pouvais pas être un ami de la Révolution française, parce que j’étais trop touché de ses horreurs, qui, à chaque jour, à chaque heure me révoltaient, tandis qu’on ne pouvait pas encore prévoir ses suites bienfaisantes. Je ne pouvais pas voir avec indifférence que l’on cherchât à reproduire artificiellement en Allemagne les scènes qui, en France, étaient amenées par une nécessité puissante. Mais j’étais aussi peu l’ami d’une souveraineté arbitraire. J’étais pleinement convaincu que toute révolution est la faute non du peuple, mais du gouvernement. Les révolutions seront absolument impossibles, dès que les gouvernements seront constamment équitables, et toujours en éveil, de manière à prévenir les révolutions par des améliorations opportunes ; dès qu’on ne les verra plus se roidir jusqu’à ce que les réformes nécessaires leur soient arrachées par une force jaillissant d’en bas. À cause de ma haine pour les révolutions, on m’appelait un ami du fait existant. C’est là un titre très-ambigu, que l’on aurait pu m’épargner. Si tout ce qui existe était excellent, bon et juste, je l’accepterais très-volontiers. Mais à côté de beaucoup de bonnes choses il en existe beaucoup de mauvaises, d’injustes, d’imparfaites, et un ami du fait existant est souvent un ami de ce qui est vieilli, de ce qui ne vaut rien. Les temps sont dans un progrès éternel ; les choses humaines changent d’aspect tous les cinquante ans, et une disposition qui, en 1800, sera parfaite est déjà peut-être vicieuse en 1850. — Mais il n’y a de bon pour chaque peuple que ce qui est produit par sa propre essence, que ce qui répond à ses propres besoins, sans singerie des autres nations ! Ce qui serait un aliment bienfaisant pour un peuple d’un certain âge sera peut-être un poison pour un autre. Tous les essais pour introduire des nouveautés étrangères sont des folies, si les besoins de changement n’ont pas leurs racines dans les profondeurs mêmes de la nation, et toutes les révolutions de ce genre resteront sans résultats, parce qu’elles se font sans Dieu ; il n’a aucune part à une aussi mauvaise besogne. Si, au contraire, il y a chez un peuple besoin réel d’une grande réforme, Dieu est avec elle, et elle réussit. Il était évidemment avec le Christ et avec ses premiers disciples, car l’apparition de cette nouvelle doctrine d’amour était un besoin pour les peuples ; il était aussi évidemment avec Luther, car il n’était pas moins nécessaire de purifier cette doctrine défigurée par le clergé. Ces deux grandes puissances que je viens de nommer n’étaient pas des amis du fait établi ; leur ferme persuasion était bien plutôt qu’il fallait épurer le vieux levain, et que l’on ne pouvait continuer à marcher toujours dans la fausseté, l’injustice et l’imperfection. »

Mardi, 27 janvier 1824.

Goethe a causé avec moi de la continuation de sa biographie, à laquelle il travaille dans ce moment. Il dit que les dernières époques de sa vie ne peuvent pas avoir la même abondance de détails que sa jeunesse, racontée dans Vérité et Poésie. « Je composerai le récit de ces dernières années sous forme d’Annales ; il s’agit moins de raconter ma vie que de montrer sur quoi s’est exercée mon activité. D’ailleurs, pour tout individu, l’époque la plus intéressante est celle du développement[5], et pour moi cette époque se termine dans les volumes détaillés de Vérité et Poésie. Plus tard commence la lutte avec le monde, et cette lutte n’est intéressante qu’autant qu’il en sort quelque chose. Et puis, la vie d’un savant d’Allemagne, qu’est-ce ? Ce qu’elle a produit pour moi de bon, je ne pourrais pas le publier, et ce qui pourrait être publié ne vaut pas la peine de l’être. Et où sont les auditeurs auxquels on aurait du plaisir à faire un pareil récit ? Lorsque je regarde en arrière le commencement et le milieu de ma vie et que je viens à penser combien il me reste peu dans ma vieillesse de ceux qui étaient avec moi quand j’étais jeune, je pense toujours à ce qui arrive à ceux qui vont passer un été aux Eaux. En arrivant, on fait connaissance et amitié avec des personnes qui étaient déjà là depuis longtemps et qui sont près de partir. Leur perte fait de la peine. On se rattache alors à la seconde génération, avec laquelle on vit assez longtemps et avec laquelle on lie des rapports intimes : mais elle part aussi, et nous laisse solitaire avec une troisième génération qui arrive presque au moment de notre propre départ et avec laquelle nous n’avons rien du tout de commun[6].

« On m’a toujours vanté comme un favori de la fortune ; je ne veux pas me plaindre et je ne dirai rien contre le cours de mon existence ; mais au fond elle n’a été que peine et travail, et je peux affirmer que, pendant mes soixante et quinze ans, je n’ai pas eu quatre semaines de vrai bien-être. Ma vie, c’est le roulement perpétuel d’une pierre qui veut toujours être soulevée de nouveau. Mes Annales éclairciront ce que je dis là. On a trop demandé à mon activité, soit extérieure, soit intérieure. À mes rêveries et à mes créations poétiques je dois mon vrai bonheur. Mais combien de troubles, de limites, d’obstacles, n’ai-je pas rencontrés dans les circonstances extérieures ! Si j’avais pu me retirer davantage de la vie publique et des affaires, si j’avais pu vivre davantage dans la solitude, j’aurais été plus heureux, et j’aurais fait bien plus aussi comme poëte[7]. Je devais, après mon Gœtz et mon Werther, vérifier le mot d’un sage : Lorsqu’on a fait quelque chose qui plaît au monde, le monde s’arrange de manière qu’on ne le recommence pas. Un nom répandu au loin, une haute position ont leur prix ; mais avec ma réputation et mes dignités, j’ai tout simplement réussi à obtenir le droit de taire ce que je pense de l’opinion des autres, de peur de blesser. Ce serait trop fort si je n’avais pas l’avantage, sachant l’opinion des autres, de ne pas leur laisser ignorer la mienne. »

Dimanche, 15 février 1824.

Aujourd’hui, avant diner, Gœthe m’a fait inviter à une promenade en voiture. En entrant dans sa chambre, je le trouvai déjeunant ; il paraissait d’humeur très-gaie. « J’ai reçu une très-agréable visite, me dit-il joyeusement ; un jeune homme plein d’espérance, Meyer, de Westphalie, était avant vous chez moi[8]. Il a fait des poésies qui permettent d’attendre beaucoup. Il vient d’avoir dix-huit ans ; il est avancé d’une façon étonnante. Je suis bien content, dit ensuite Goethe en riant, de n’avoir pas aujourd’hui dix-huit ans. Quand j’avais dix-huit ans, l’Allemagne avait aussi dix-huit ans, et on pouvait faire quelque chose ; maintenant ce que l’on demande est incroyable, et tous les chemins sont barrés. L’Allemagne seule est, dans tous les genres, parvenue si haut, que notre regard peut à peine tout dominer, et il faut que nous soyons encore avec cela Grecs, Latins, Anglais et Français ! Et voilà maintenant l’Orient, où l’on a la folie de nous envoyer : un jeune homme doit vraiment perdre la tête. Pour consoler Meyer, je lui ai montré ma tête colossale de Junon[9], comme un symbole lui disant qu’il pouvait rester chez les Grecs et cependant trouver la tranquillité. C’est un jeune homme d’un esprit pratique ! S’il se met en garde contre l’éparpillement, il peut devenir quelque chose. Mais je remercie le ciel, comme je vous disais, de ne plus être jeune dans un siècle aussi avancé. Je ne resterais plus ici. Et même, si je voulais fuir en Amérique, j’arriverais encore trop tard, car là-bas aussi il fait déjà trop jour. »

Dimanche, 22 février 1824.

Dîné avec Goethe et son fils, qui nous a raconté plusieurs anecdotes fort gaies de sa vie d’étudiant, et surtout de son séjour à Heildelberg. Il avait fait, pendant les fêtes, mainte excursion sur les bords du Rhin ; et il se rappelait surtout avec plaisir un aubergiste chez qui il avait couché avec dix de ses amis, et qui leur avait fourni du vin gratis à tous, seulement pour jouir du bonheur d’assister à ce qu’on appelle un commers[10], — Après dîner, Goethe nous montra des dessins coloriés de paysages italiens, pris surtout dans le nord, près des montagnes qui touchent la Suisse et du lac Majeur. Les îles Borromées se reflétaient dans les eaux ; sur les rivages on voyait des barques et des filets, et Goethe nous fit remarquer que ce lac était celui dont il parle dans ses Années de voyage. Je dis alors : « Je suis né dans un pays de plaines, et j’éprouve du malaise à considérer les masses immenses et sombres de ces montagnes ; je cherche quel plaisir on peut avoir à errer dans ces gorges. » — « Ce sentiment, dit Goethe, est dans l’ordre, car au fond l’homme ne se plaît que dans la situation dans laquelle et pour laquelle il est né. Celui qu’un puissant motif ne pousse pas à l’étranger, vit bien plus heureux chez lui. Sur moi, la Suisse a d’abord fait une telle impression, que j’en avais l’esprit tout troublé et tout inquiet ; ce n’est qu’après des séjours répétés, et dans les dernières années, que, visitant les montagnes dans un but purement minéralogique, j’ai pu retrouver en face d’elles la tranquillité. »

Nous regardâmes alors une grande collection de gravures faites d’après les tableaux d’artistes modernes, composant une galerie française. L’invention était presque toujours faible. Un paysage dans la manière de Poussin était meilleur[11] ; Goethe dit à ce propos : « Ces artistes ont saisi l’idée générale du paysage de Poussin, et ils le continuent. On ne peut appeler leurs tableaux ni bons ni mauvais. Ils ne sont pas mauvais, parce qu’on sent percer partout un excellent modèle. Ils ne sont pas bons non plus, parce qu’en général le grand caractère de Poussin manque à ces artistes. Il en est de même parmi les poètes, et il y en a qui sauraient fort bien faire du mauvais Shakspeare. »

Enfin nous avons examiné le modèle de la statue de Goethe, par Rauch, destinée à Francfort.

Mardi, 24 février 1824.

Je suis allé aujourd’hui à une heure chez Goethe. Il m’a montré les manuscrits qu’il avait dictés pour la première livraison du cinquième volume de l’Art et l’Antiquité. Je trouvai joint à ma critique du Paria allemand un appendice de Goethe sur la tragédie française et la trilogie lyrique elle-même. Les trois choses réunies forment un tout complet[12]. « Vous avez bien fait, à propos de cet article, me dit Goethe, de chercher à vous rendre compte de l’état de l’Inde ; car de nos études nous ne conservons que ce que nous avons tourné vers un but pratique. » Je lui dis que j’avais fait cette expérience à l’Université. « On apprend là beaucoup trop de choses, dit-il, et beaucoup d’inutilités. Les professeurs étendent leurs développements bien au delà de ce qui est nécessaire aux auditeurs. Autrefois la chimie et la botanique étaient enseignées comme des accessoires de la médecine, et cela suffisait aux médecins. Mais aujourd’hui chimie et botanique sont devenues des sciences indépendantes pour lesquelles un coup d’œil ne suffit pas, qui exigent chacune toute une vie d’homme, et on veut les exiger des médecins ! On n’arrivera à rien de cette façon ; on laisse, on oublie une science pour l’autre. Celui qui est sage repousse toutes ces prétentions qui dispersent les forces, il se renferme dans une seule science, et il y devient supérieur. »

Goethe me montra alors une courte critique qu’il a écrite sur le Caïn de Byron, et que je lus avec un vif intérêt. « On voit, dit-il, combien l’insuffisance des dogmes ecclésiastiques a tourmenté un libre esprit comme Byron, et comment il a cherché par cette pièce à se débarrasser d’une doctrine imposée. Le clergé anglais à la vérité ne peut pas lui adresser de grands remercîments, mais je serai bien étonné s’il ne continue pas à peindre les sujets bibliques voisins et s’il laisse échapper un sujet comme la ruine de Sodome et de Gomorrhe. »

Après ces observations littéraires, Goethe tourna mon intérêt vers les beaux-arts en me montrant une pierre gravée antique dont il m’avait déjà parlé avec admiration le jour précédent. Je fus ravi de la naïveté de ce dessin. Je vis un homme qui a enlevé de ses épaules un vase très-lourd pour faire boire un enfant. Mais le vase n’est pas encore bien placé, il n’est pas à la portée des lèvres ; la boisson ne coule pas ; et l’enfant, tout en ayant ses petites mains appuyées sur le vase, regarde vers l’homme et paraît le prier de le pencher encore un peu. « Eh bien ! cela vous plaît-il ? me dit Goethe. Ah ! nous autres modernes, nous sentons bien la grande beauté des sujets d’un naturel aussi pur, aussi complètement naïf ; nous savons bien, nous concevons bien comment on pourrait faire quelque chose de pareil, mais nous ne le faisons pas ; on sent la réflexion qui domine, et nous manquons toujours de cette grâce ravissante. »

Nous regardâmes ensuite une médaille de Brandt[13], graveur de Berlin, représentant le jeune Thésée qui trouve sous une pierre les armes de son père. La pose de la figure avait beaucoup de qualités, cependant les membres qui supportaient le poids de la pierre n’étaient pas assez tendus. Cela nous parut aussi mal conçu d’avoir représenté le jeune homme tenant déjà d’une main les armes pendant qu’il soulève encore de l’autre la pierre, car il est tout naturel qu’il jette d’abord la pierre de côté et qu’il prenne alors les armes. « Mais je vais, me dit Goethe, vous montrer en revanche une pierre antique où le même sujet est traité par un ancien. » Il envoya Stadelmann chercher une caisse dans laquelle se trouvaient quelques centaines de pierres antiques moulées, rapportées par lui de Rome, lors de son voyage en Italie. Je vis alors le même sujet traité par un Grec, et quelle différence ! Le jeune homme se roidit de toutes ses forces contre la pierre ; il est assez fort pour en soutenir la charge ; on voit qu’il réussira, et la pierre est déjà assez soulevée pour être bientôt renversée de l’autre côté. Le jeune héros fait contre cette lourde masse emploi de toutes ses forces et c’est seulement son regard abaissé qui s’occupe des armes étendues à terre à ses pieds. Nous admirâmes le grand naturel et la vérité de cette action. « Meyer dit toujours, ajouta Gœthe en riant : Si penser n’était pas si difficile !… Mais le vrai mal, c’est que penser ne sert à rien du tout ; il faut avoir reçu de la nature un sens juste, et alors les bonnes idées nous apparaissent toujours comme des enfants du ciel et nous crient : Nous voilà ! »

Mercredi, 25 février 1824.

Goethe m’a montré aujourd’hui deux poésies bien curieuses ; toutes deux ont une intention très-morale, mais çà et là quelques détails ont ce naturel et cette vérité sans réserve que le monde a coutume de traiter d’immorales ; aussi Goethe les garde et ne pense pas à les publier. « Si l’intelligence, si une haute culture d’esprit, me dit Goethe, étaient des biens communs à tous les hommes, le rôle du poëte serait bien plus heureux ; il pourrait être entièrement vrai, et n’éprouverait pas de craintes pour dire les meilleures choses. Mais dans l’état actuel, il faut qu’il se maintienne toujours à un certain niveau ; il faut qu’il pense que ses œuvres iront dans les mains d’un monde mêlé, et il est par là obligé de prendre garde que sa trop grande franchise ne soit un scandale pour la majorité des bons esprits. Le temps est une chose bizarre. C’est un tyran qui a ses caprices et qui à chaque siècle a un nouveau visage pour ce que l’on dit et ce que l’on fait. Ce qu’il était permis de dire aux anciens Grecs ne nous semble plus à nous convenable, et ce qui plaisait aux énergiques contemporains de Shakspeare, l’Anglais de 1820 ne peut plus le tolérer, et dans ces derniers temps on a senti le besoin d’un « Shakspeare des familles[14]. »

« Cela dépend aussi de la forme, dis-je alors. L’une de ces deux poésies, qui est dans le ton et dans le mètre antiques, est beaucoup moins choquante. Quelques traits certainement arrêtent, mais l’accent général a tant de grandeur et de dignité, qu’il nous semble que nous entendons la voix énergique d’un ancien et que nous sommes revenus au temps des héros grecs. Au contraire, l’autre poésie, dans le ton et dans le mètre d’Arioste, est bien plus insidieuse. Elle raconte une aventure moderne dans le langage moderne, et, se présentant ainsi tout à fait devant nous sans voiles, ses hardiesses paraissent bien plus téméraires. » — « Vous avez raison, dit Goethe, il y a de grands et mystérieux effets qui dépendent de la différence des formes poétiques. Si on traduisait les idées de mes Élégies romaines dans le ton et dans le mètre du Don Juan de Byron, ce serait les altérer complètement. »

On apporta les journaux français. Le succès de la campagne des Français en Espagne sous le duc d’Angoulême avait pour Goethe beaucoup d’intérêt. « Cet acte des Bourbons mérite toute louange, dit-il, car ils ne gagnent vraiment leur trône qu’en gagnant l’armée ; et c’est fait maintenant. Le soldat revient sujet fidèle vers le roi, car ses victoires sur les Espagnols commandés par cent chefs lui ont appris la différence qui existe entre obéir à un seul chef ou à plusieurs. L’armée a soutenu son ancienne gloire et a montré qu’elle avait conservé sa bravoure et qu’elle pouvait vaincre même sans Napoléon. »

Goethe remonta alors dans l’histoire et parla beaucoup sur l’armée prussienne de la guerre de Sept ans. Elle avait été habituée par Frédéric le Grand à un triomphe constant, ce qui l’avait gâtée ; aussi plus tard sa trop grande confiance en elle-même a été cause pour elle de nombreuses défaites. Goethe racontait tout avec le plus grand détail, et j’admirais son heureuse mémoire. « J’ai eu, dit-il, le grand avantage d’être né dans un temps pendant lequel se produisirent les plus grands faits de l’histoire du monde, et ils se sont prolongés pendant toute ma longue existence. J’ai été témoin vivant de la guerre de Sept ans, ensuite de la séparation de l’Amérique de l’Angleterre, puis de la Révolution française, et enfin de toute l’ère napoléonienne jusqu’à la ruine du héros et jusqu’aux événements qui l’ont suivie. Aussi je suis arrivé à des résultats et à des vues toutes différentes de celles que peuvent avoir ceux qui naissent maintenant et qui doivent se rendre compte de ces événements à l’aide de livres qu’ils ne comprennent pas. Ce que l’avenir nous réserve, il est impossible de le prophétiser, cependant je crains que nous n’arrivions pas de sitôt à la tranquillité. Il n’est pas donné au monde d’être modéré, aux grands de ne se permettre aucun abus de puissance, à la masse de se contenter d’une situation médiocre en attendant les améliorations successives. Si on pouvait rendre l’humanité parfaite, on pourrait penser à un état social parfait ; mais comme elle sera éternellement chancelante tantôt à droite, tantôt à gauche, une partie sera exposée à souffrir pendant que l’autre jouira du bien-être ; Égoïsme et Envie sont deux mauvais démons qui nous tourmenteront toujours, et la lutte des partis ne finira jamais. Ce qu’il y de plus raisonnable, c’est que chacun fasse le métier pour lequel il est né, qu’il a appris, et qu’il n’empêche pas les autres de faire le leur. Que le cordonnier reste près de sa forme, le laboureur à sa charrue[15] et que le prince connaisse la science du gouvernement. Car cela aussi est un métier qu’il faut apprendre et auquel il ne faut pas prétendre, quand on ne s’y entend pas. »

Goethe revint ensuite aux journaux français : « Les libéraux, dit-il, peuvent parler, car, lorsqu’ils ont de l’esprit, on les écoute avec plaisir. Mais aux royalistes qui ont dans les mains la puissance exécutive, la parole va mal, c’est l’action qui leur convient. Faire marcher des troupes, décapiter, pendre, voilà leur affaire, mais lutter dans des feuilles publiques contre des idées et justifier les mesures qu’ils prennent, cela ne leur ira jamais. Donnez-leur un public de rois, alors ils pourraient prendre la parole. — Pour moi, dans ce que j’ai eu à faire et à mener, je me suis toujours conduit en royaliste. J’ai laissé bavarder autour de moi, et j’ai fait ce que je pensais être bien. J’embrassais les choses d’un coup d’œil général, et je savais où je me dirigeais. Si j’avais fait une faute, je l’avais faite seul, et je pouvais la réparer ; mais si nous avions été plusieurs à la faire, la réparer eût été impossible, parce que chacun aurait eu une opinion différente. »

À dîner, Goethe a été de l’humeur la plus gaie. Il m’a montré un album de madame de Spiegel, dans lequel il a écrit de très-beaux vers[16]. Depuis deux ans, une page lui était réservée, et il était content d’avoir enfin réussi à remplir cette ancienne promesse. Après avoir lu sa poésie, je feuilletai l’album et j’y trouvai plusieurs noms célèbres. À la page suivante était une poésie de Tiedge[17], qui rappelait tout à fait le ton et les idées de son Uranie. « Dans un accès de témérité, me dit Goethe, j’ai été sur le point de placer quelques vers sous les siens ; mais je suis content d’avoir résisté à la tentation, car ce n’est pas la première fois que par des paroles trop franches je blesse des âmes excellentes et que je nuis à mes meilleures choses. Et cependant j’en ai enduré avec l’Uranie de Tiedge ! Il y a eu un temps où on ne chantait, où on ne déclamait que l’Uranie. Partout où on allait, on trouvait l’Uranie sur une table ; l’Uranie et l’immortalité étaient le sujet de toute conversation. Certes, je ne voudrais pas être privé du bonheur de croire à une durée future, et même je dirai avec Laurent de Médicis que ceux qui n’espèrent pas une autre vie sont déjà morts pour celle-ci. Mais ces mystères incompréhensibles sont beaucoup trop au-dessus de nous pour être un sujet d’observations quotidiennes et de spéculations funestes à l’esprit. Que celui qui a la foi en une durée future jouisse de son bonheur en silence, et qu’il ne se trace pas déjà des tableaux de cet avenir. À l’occasion de l’Uranie de Tiedge, j’ai remarqué que les personnes pieuses forment une espèce d’aristocratie comme les personnes nobles. J’ai trouvé de sottes femmes qui étaient fières de croire avec Tiedge à l’immortalité, et j’ai été obligé de supporter de la part de plusieurs d’entre elles une espèce d’examen à mots couverts sur ce point. Je les indignais en leur disant : Je serai très-satisfait, si après cette vie je suis encore favorisé d’une autre, mais je demande seulement à ne rencontrer là-haut aucun de ceux qui ici-bas ont eu la foi à la vie future, car je serais alors bien malheureux ! Toutes ces âmes pieuses viendraient toutes m’entourer en me disant : Eh bien ! n’avions-nous pas raison ? Ne vous l’avions-nous pas dit ? N’est-ce pas arrivé ?… Et je serais, même là-haut, condamné à un ennui sans fin. S’occuper des idées sur l’immortalité, cela convient aux classes élégantes et surtout aux femmes qui n’ont rien à faire. Mais un homme d’un esprit solide, qui pense à être déjà ici-bas quelque chose de sérieux, et qui par conséquent a chaque jour à travailler, à lutter, à agir, cet homme laisse tranquille le monde futur et s’occupe à être actif et utile dans celui-ci[18]. Les idées sur l’immortalité sont bonnes aussi pour ceux qui n’ont pas été très-bien partagés ici-bas pour le bonheur, et je parierais que, si le bon Tiedge avait eu un meilleur sort, il aurait eu aussi de meilleures idées. »

Jeudi, 26 février 1824.

Dîné avec Goethe. Après que l’on eut desservi, il fit apporter par Stadelmann de grands portefeuilles pleins de gravures. Sur les cartons s’était amassé un peu de poussière ; Goethe, ne trouvant sous sa main aucune étoffe convenable pour les essuyer, se fâcha et gronda son domestique. « Je te le rappelle pour la dernière fois : si tu ne m’achètes pas aujourd’hui les morceaux d’étoffe que je t’ai plusieurs fois demandés, je sors demain pour les acheter moi-même ; tu verras si je sais tenir parole. » Stadelmann se retira.

« J’ai eu une fois la même aventure avec l’acteur Becker, me dit gaiement Gœthe ; il se refusait à jouer un des Cavaliers dans Wallensteim. Je lui fis dire que si, lui, ne voulait pas jouer ce rôle, ce serait moi qui le jouerais. Cela eut son effet ; car ils me connaissaient bien au théâtre, et ils savaient qu’en pareille matière je n’entendais pas plaisanterie, et que j’étais une tête à tenir parole et à ne pas reculer devant une extravagance. » — Auriez-vous donc joué vraiment le rôle ? demandai-je. — « Oui, je l’aurais joué, et mieux que M. Becker, car je le savais mieux que lui. »

Nous ouvrîmes alors les portefeuilles et examinâmes les gravures et les dessins. Goethe, à cause de moi, procéda à cet examen avec un grand soin, et je sens qu’il veut faire de moi un excellent connaisseur. Il ne me montre que ce qu’il y a d’absolument parfait en chaque genre ; il me fait voir les intentions et les mérites de l’auteur, pour que je puisse arriver à suivre les pensées des plus grands artistes et sentir tout de suite ce qu’il y a de plus beau. « C’est ainsi, me dit-il, que se forme ce que nous appelons le goût. Il ne se forme que par la contemplation de l’excellent, et non point du passable. Voilà pourquoi je ne vous montre que ce qu’il y a de mieux. Lorsque vous serez fixé sur les belles œuvres vous aurez une mesure pour toutes les autres, que vous n’estimerez pas trop haut, mais que vous apprécierez cependant. Et je vous montre ce qu’il y a de mieux dans chaque genre, pour que vous voyiez qu’il n’y a pas de genre méprisable, mais que tout genre peut plaire, si un grand talent le conduit à sa perfection. Par exemple, ce tableau d’un artiste français[19] est galant comme pas un, aussi, c’est dans son genre un chef-d’œuvre. » Goethe me tendit la feuille, que je regardai avec grand plaisir. Dans le ravissant salon d’un pavillon d’été, qui par ses fenêtres et ses portes ouvertes avait vue sur un jardin, on apercevait un groupe des plus charmants personnages. Une belle dame assise, d’environ trente ans, tient un cahier de musique, qui vient de lui servir pour chanter. Un peu plus au fond, assise à ses côtés, se penche une jeune fille d’une quinzaine d’années. Plus loin, une autre jeune dame, près de la fenêtre, est debout, tenant un luth dont elle joue encore. Un jeune homme vient d’entrer ; les regards des trois femmes sont tournés vers lui, il semble avoir interrompu la récréation musicale, et il s’incline légèrement, comme pour dire quelques paroles d’excuses qui sont bien accueillies par les dames.

« Cela, selon moi, dit Goethe, est aussi galant qu’aucune pièce de Caldéron[20] ? Vous avez vu maintenant ce qu’il y a de mieux dans ce genre. Mais que dites-vous de ceci ? » Et il me tendit quelques eaux-fortes du célèbre peintre d’animaux Roos[21]. Il n’y avait que des moutons, dans toutes les positions qu’ils aiment à prendre. La simplicité des physionomies, le laid hérissement des toisons, tout était reproduit avec la plus fidèle vérité ; c’était la nature même. « Chaque fois que je regarde ces animaux, dit Goethe, je me sens tout troublé. Il me semble que je me rapproche de ces organisations bornées, obscures, rêveuses, ruminantes ; on a peur de devenir un animal[22], et on croirait presque que le peintre en était un. En tout cas, il est bien étonnant qu’il ait su assez pénétrer les idées et les sentiments de ces créatures, pour faire percer avec une telle vérité leur caractère intime à travers leurs traits extérieurs. On voit ce qu’un grand talent peut accomplir quand il se borne aux sujets qui sont analogues à sa nature.

— Cet artiste n’a-t-il pas aussi reproduit des chiens, des chats, des bêtes fauves, avec autant de vérité ? avec son don pour pénétrer les sentiments des organisations étrangères, n’a-t-il pas rendu avec une égale fidélité les caractères humains ?

— Non, dit Goethe, tout cela était en dehors de sa sphère ; mais, au contraire, les animaux doux, qui paissent, comme les moutons, les chèvres, les vaches et les animaux de la même famille, il ne s’est pas lassé de les répéter sans cesse ; c’était la vraie patrie de son talent, et il n’en est pas sorti de toute sa vie. Et il a bien fait ! Il avait le sentiment inné de l’organisation de ces bêtes ; il avait reçu la connaissance de leur état psychologique, voilà pourquoi le regard qu’il jetait sur leur extérieur était si heureux. Les autres animaux, au contraire, n’étaient pas pour lui si transparents, et il n’avait ni vocation pour les peindre ni désir de le faire. »

Ces paroles de Goethe m’en rappelèrent d’autres du même genre qui me revinrent tout à coup à la mémoire. Il m’avait dit quelque temps auparavant que la connaissance du monde était innée chez le vrai poëte, et que pour le peindre il n’avait besoin ni de grande expérience ni de longues observations. « J’ai écrit mon Gœtz de Berlichingen, disait-il, quand j’avais vingt-deux ans, et dix ans plus tard j’étais étonné de la vérité de mes peintures. Je n’avais rien connu par moi-même, rien vu de ce que je peignais, je devais donc posséder par anticipation la connaissance des différentes conditions humaines. En général, avant de connaître le monde extérieur, je n’éprouvais de plaisir qu’à reproduire mon monde intérieur. Lorsque plus tard j’ai vu que le monde était réellement comme je l’avais pensé, il m’ennuya, et je perdis toute envie de le peindre. Oui, je peux le dire, si pour peindre le monde j’avais attendu que je le connusse, ma peinture serait devenue un persiflage[23] »

Une autre fois il disait : « Il y a dans les caractères une certaine nécessité, certains rapports qui font que tel trait principal entraîne tels traits secondaires. On apprend cela fort bien par l’expérience, mais, chez certains individus, cette science peut être innée. Je ne veux pas chercher si cette science est en moi innée ou acquise, mais ce que je sais, c’est que, si j’ai parlé à quelqu’un un quart d’heure, je le laisserai à son tour parler deux heures. »

C’est ainsi que Goethe disait de Byron que le monde était pour lui transparent, et qu’il pouvait le peindre par pressentiment. J’exprimai quelques doutes ; je demandai si, par exemple, Byron réussirait à peindre une nature inférieure, animale ; son caractère personnel me semblait trop puissant pour qu’il aimât à se livrer à de pareils sujets. Goethe me l’accorda, en disant que les pressentiments ne s’étendaient pas au delà des sujets qui sont analogues au talent du poëte, et nous convînmes ensemble que l’étendue plus ou moins grande des pressentiments donnait la mesure du talent.

« Si Votre Excellence soutient, dis-je alors, que le monde est inné dans le poëte, elle ne parle sans doute que du monde intérieur, et non du monde des phénomènes et des rapports ; par conséquent, pour que le poëte puisse tracer une peinture vraie, il a besoin d’observer la réalité.

— Oui, certainement, répondit Goethe. Les régions de l’amour, de la haine, de l’espérance, du désespoir, toutes les nuances de toutes les passions de l’âme, voilà ce dont la connaissance est innée chez le poëte, voilà ce qu’il sait peindre. Mais il ne sait pas d’avance comment on tient une cour de justice, quels sont les usages dans les parlements, ou au couronnement d’un empereur, et pour ne pas, en pareils sujets, blesser la vérité, il faut que le poëte étudie ou voie par lui-même. Je pouvais bien, par pressentiment, avoir sous ma puissance pour Faust les sombres émotions de la fatigue de l’existence, pour Marguerite les émotions de l’amour, mais avant d’écrire ce passage : « Avec quelle tristesse le cercle incomplet de la lune décroissante se lève dans une vapeur humide, » il me fallait observer la nature.

— Dans tout Faust, dis-je, il n’y a pas une seule ligne qui ne porte des traces évidentes d’une observation attentive du monde et de la vie, et rien ne peut rappeler que tout vous a été accordé en présent, sans les trésors de l’expérience.

— C’est possible, dit-il, mais si je n’avais pas déjà porté en moi le monde par pressentiment, avec les yeux ouverts je serais resté aveugle, et toutes mes recherches, toute mon expérience n’auraient été qu’une fatigue stérile et vaine. La lumière est devant nous et les couleurs nous entourent, mais, si nous n’avions pas déjà la lumière et les couleurs dans nos yeux, nous ne les apercevrions pas en dehors de nous[24]. »

Samedi, 28 février 1824.

« Il y a des esprits excellents, a dit Goethe, qui ne savent rien faire le pied dans l’étrier, et qui ne peuvent rien faire de superficiel ; leur nature exige qu’ils pénètrent et approfondissent tranquillement tout sujet qu’ils traitent. Ces talents causent souvent de l’impatience, parce qu’on obtient rarement d’eux ce que l’on désire sur le moment ; mais c’est par la route qu’ils suivent que l’on arrive aux sommets. » Je lui parlai de Ramberg[25]. « Oui, à coup sûr, c’est un artiste d’une nature toute différente, dit-il, un très-agréable talent, et avec cela un improvisateur qui n’a pas son pareil. Il m’a un jour à Dresde prié de lui donner un sujet. Je lui proposai Agamemnon revenant de Troie dans sa patrie, descendant de son char, et se sentant troublé en franchissant le seuil de son palais. Vous avouerez que c’était là un sujet extrêmement difficile, et qui pour tout autre artiste aurait exigé les plus mûres réflexions. À peine avais-je parlé, déjà Ramberg commençait son dessin, et je fus obligé d’admirer la justesse avec laquelle il avait conçu le sujet. Je ne le cache pas, j’aimerais posséder quelques dessins de Ramberg. »

Nous parlâmes d’autres artistes qui composent avec légèreté et tombent dans la manière.

« La manière, dit Goethe, est toujours pressée et n’a aucune jouissance dans le travail. Mais le vrai et grand talent trouve son plus grand bonheur dans l’exécution. Roos ne se fatigue pas de dessiner constamment la barbe et la toison de ses chèvres et de ses moutons, et l’on voit au détail infini de ses œuvres qu’il a goûté pendant son travail la plus pure félicité, et qu’il ne pensait pas à finir. Aux talents médiocres l’art ne suffit pas par lui-même ; pendant l’exécution, ils ont toujours devant les yeux le gain qu’ils attendent de leur ouvrage terminé. Avec un but pareil et avec des idées aussi attachées à la terre, on ne fait rien de grand. »

Dimanche, 29 février 1824.

Je suis allé à midi chez Goethe, qui m’a invité à une promenade en voiture avant dîner. Je le trouvai à déjeuner, et je m’assis en face de lui, pour causer sur les travaux qui nous occupent et qui se rapportent à la nouvelle édition de ses œuvres. Je lui conseillai d’y comprendre les Dieux, les Héros et Wieland et les Lettres d’un Pasteur.

« De mon point de vue actuel, je ne peux juger ces productions de ma jeunesse, me dit-il. C’est à vous jeunes gens à décider. Cependant je ne veux pas dire de mal de ces commencements ; j’étais encore dans l’obscurité, et je marchais en avant sans trop savoir où j’allais, mais cependant j’avais déjà le sens du vrai, une baguette divinatoire qui m’enseignait où était l’or. »

Je fis observer c3 qu’il en était ainsi pour tous les grands talents, car autrement lorsqu’ils s’éveillent dans ce monde si mélangé, ils ne sauraient pas saisir le vrai et éviter le faux. Cependant on avait attelé ; nous suivîmes la route vers Iéna. Goethe, au milieu de différents sujets, me parla des nouveaux journaux français : « La constitution en France, dit-il, chez un peuple qui renferme tant d’éléments vicieux, repose sur une tout autre base que la constitution anglaise. En France tout se fait par la corruption ; toute la Révolution française même a été menée à l’aide de corruptions[26]. »

Il m’annonça la mort d’Eugène Napoléon (duc de Leuchtenberg). La nouvelle était arrivée le matin, et elle semblait l’attrister profondément. « C’était, dit Goethe, un de ces grands caractères qui deviennent de plus en plus rares, et le monde est appauvri d’un homme remarquable. Je le connaissais personnellement ; l’été dernier nous étions ensemble à Marienbad. C’était un bel homme d’environ quarante-deux ans, mais qui paraissait plus âgé, et cela ne peut étonner quand on pense à ce qu’il a souffert et quand on se rappelle sa vie, où campagnes et grands faits se succèdent sans interruption. Il m’a, à Marienbad, communiqué un plan sur l’exécution duquel nous avons beaucoup causé. Il s’agissait de la réunion du Rhin et du Danube. Gigantesque entreprise, quand on réfléchit aux obstacles naturels. Mais à quelqu’un qui a servi sous Napoléon, et qui, avec lui, a ébranlé le monde, rien ne semble impossible. Charlemagne a eu déjà cette idée, et il en avait commencé l’exécution, mais l’entreprise s’est bientôt arrêtée ; les terrains ne tenaient pas ; les parois du canal s’écroulaient à mesure[27]. »

Lundi. 22 mars 1824.

Avant dîner je suis allé en voiture avec Goethe à son jardin. Par sa situation au delà de l’Ilm, dans le voisinage du parc, sur la pente occidentale d’une rangée de collines, ce jardin a quelque chose d’aimable et d’attrayant. Protégé contre les vents du nord et de l’est, il est ouvert aux chaudes et bienfaisantes exhalaisons qui viennent du sud et de l’ouest ; il offre ainsi, surtout en automne et au printemps, un séjour très-agréable. On est si près de la ville, qui s’étend au nord-ouest, que l’on peut y arriver en quelques minutes, et cependant, quand on regarde autour de soi, on ne voit s’élever dans les environs aucun édifice, aucun sommet de tour, pouvant rappeler le voisinage de la ville. Les arbres du parc, grands et serrés, arrêtent toute vue de ce côté. Ils se prolongent à gauche, vers le nord, formant ce qu’on appelle l’Étoile ; à côté est le chemin de voitures, qui passe tout à fait devant le jardin. Vers l’ouest et le sud-ouest le regard s’étend librement sur une vaste prairie à travers laquelle, à la distance d’un bon trait d’arbalète, l’Ilm coule en replis silencieux. Au delà de la rivière, le rivage s’élève de nouveau en collines ; leurs pentes et leurs hauteurs sont couvertes des verts ombrages et du feuillage varié des grands aunes, des chênes, des peupliers blancs et des bouleaux, dont est planté le parc. Cette verdure s’étend bien au delà et va au loin, vers le sud et vers le couchant, former un horizon harmonieux. L’aspect du parc au delà de la prairie ferait croire, surtout en été, que l’on est près d’un bois qui se prolongerait pendant des lieues entières. On croit à chaque instant que l’on va voir apparaître sur la prairie un cerf ou un chevreuil. On se sent plongé dans la paix profonde d’une nature solitaire, car le silence absolu n’est interrompu que par les notes isolées des merles qui alternent avec le chant d’une grive des bois. Mais on est tiré de ce rêve de solitude par l’heure qui vient à sonner à la tour, ou par le cri des paons du parc, ou par les tambours et les clairons qui retentissent à la caserne. Ces bruits ne sont pas désagréables ; ils nous remettent en mémoire que nous sommes près de notre ville, dont nous nous croyions éloignés de cent lieues. À certaines heures du jour, dans certaines saisons, ces prairies ne sont rien moins que solitaires. On voit passer tantôt des paysans qui vont à Weimar au marché ou qui en reviennent, tantôt des promeneurs de tout genre, qui, suivant les sinuosités de l’Ilm, se dirigent surtout vers OberWeimar, petit village très-fréquenté à certains jours[28]. Puis le temps de la moisson donne à cette place la plus vive animation. Dans les intervalles on y voit venir paître des troupeaux de moutons et même les magnifiques vaches suisses de la ferme voisine. Aujourd’hui cependant, il n’y avait encore aucune trace de ces spectacles qui l’été nous rafraîchissent l’âme. C’est à peine si dans la prairie quelques places çà et là commençaient à verdir ; aux arbres du parc, rameaux et bourgeons étaient encore bruns ; cependant le cri du pinson et le chant du merle et de la grive, qui résonnaient de temps en temps, annonçaient l’approche du printemps. L’air était doux et agréable comme en été ; un souffle à peine sensible venait du sud-ouest. Sur un ciel serein glissaient quelques petites nuées d’orage ; plus haut on en remarquait d’autres, ayant la forme de longues bandes, qui se dénouaient. Nous contemplâmes les nuages avec attention et nous vîmes que ceux qui dans les régions inférieures s’étaient réunis en amas arrondis étaient aussi en train de se dissoudre ; Goethe en conclut que le baromètre allait monter. Il parla beaucoup sur l’élévation et l’abaissement du baromètre ; sur ce qu’il appelait l’affirmation et la négation de l’humidité. Il parla sur les lois éternelles d’aspiration et de respiration de la terre, sur la possibilité d’un déluge, au cas d’une affirmation d’humidité constante. Il dit que chaque endroit avait son atmosphère particulière, mais que cependant l’état barométrique de l’Europe avait une grande uniformité. Comme la nature est incommensurable, ses irrégularités sont immenses et il est très-difficile d’apercevoir les lois.

Pendant qu’il me donnait ces hauts enseignements, nous avancions sur la route sablée qui conduit au jardin. Quand nous fûmes arrivés, il fit ouvrir la maison par son domestique, pour me la montrer[29]. Les murs extérieurs, peints en blanc, étaient entièrement garnis de rosiers disposés en espaliers, qui avaient grimpé jusqu’au toit. Je fis le tour de la maison et je remarquai avec beaucoup d’intérêt, le long des murs, dans les branches de rosiers, un grand nombre de nids différents qui s’étaient conservés là de l’été précédent, et qui, n’étant plus couverts par le feuillage, se laissaient voir. Je vis entre autres des nids de linots et de différentes espèces de fauvettes, à des hauteurs différentes, suivant leurs habitudes[30]. Goethe me conduisit ensuite dans l’intérieur de la maison, que, l’été précédent, j’avais oublié de visiter. Au rez de-chaussée je trouvai une seule pièce d’habitation ; aux murs étaient suspendus quelques cartes et quelques gravures, et un portrait de Goethe, de grandeur naturelle, peint par Meyer quelque temps après le retour des deux amis d’Italie. Goethe y a l’aspect d’un homme vigoureux d’âge moyen, très-brun et un peu gros. Le visage, qui a peu de vie dans le portrait, est très-sérieux d’expression ; on croit voir un homme dont l’âme sent qu’elle a charge d’actions pour l’avenir[31]. Nous montâmes l’escalier, nous trouvâmes en haut trois pièces et un cabinet, mais le tout très-étroit et très-incommode. Goethe me dit qu’il avait autrefois passé là de joyeuses années et y avait travaillé dans la tranquillité. Il faisait un peu frais dans cette chambre, nous allâmes chercher la chaleur en plein air. En nous promenant sous le soleil de midi dans l’allée principale, nous causâmes sur la littérature contemporaine, sur Schelling et sur Platen c4. Mais bientôt cependant notre attention se porta de nouveau sur la nature qui nous entourait. Déjà les couronnes impériales et les lis dressaient leurs tiges vigoureuses, et des deux côtés de l’allée on voyait paraître les feuilles vertes des mauves. La partie supérieure du jardin, sur la pente de la colline, est garnie de gazon et parsemée de quelques arbres fruitiers. Des chemins sinueux, tracés sur les flancs du coteau, s’élèvent vers son sommet et en redescendent en serpentant ; l’envie me prit de monter, Goethe passa devant moi et je suivis son pas rapide, en me réjouissant de sa verte vigueur. En haut, près de la haie, nous trouvâmes un paon femelle qui paraissait être venu du parc du château, et Goethe me dit que l’été il les attirait et les habituait avenir en leur donnant leurs graines favorites. En descendant le coteau par l’autre allée sinueuse, je trouvai, entourée d’un bosquet, une pierre sur laquelle étaient gravés les vers connus :

Ici, dans le silence, l’amant pensait à son amante[32]

Et je me sentis dans un lieu classique. Tout à côté était un groupe de chênes, de sapins, de bouleaux et de hêtres de demi-grandeur. En tournant autour de ces arbres, nous retrouvâmes la grande allée ; nous étions près de la maison. Le groupe d’arbres est d’un côté en demi-cercle, et forme comme la voûte d’une grotte ; nous nous assîmes sur de petites chaises placées autour d’une table ronde. Le soleil était si ardent, que l’ombre légère de ces arbres sans feuillage faisait déjà du bien. « Par les fortes chaleurs d’été, me dit Goethe, je ne connais pas de meilleur asile que cette place. J’ai planté de ma main tous les arbres il y a plus de quarante ans ; j’ai eu le bonheur de les voir pousser, et je jouis déjà depuis assez longtemps de la fraîcheur de leur ombrage. Le feuillage de ces chênes et de ces hêtres est impénétrable au soleil le plus ardent ; j’aime à m’asseoir ici, pendant les chaudes journées d’été, après dîner, lorsque sur la prairie et dans tout le parc à l’entour règne ce silence que les anciens peindraient en disant que Pan dort. »

Nous entendîmes sonner deux heures dans la ville, et nous revînmes.

Mardi, 30 mars 1824.

Ce soir, chez Goethe, j’étais seul avec lui ; nous avons causé de différentes choses, tout en buvant une bouteille de vin ; nous avons parlé du théâtre français, en l’opposant au théâtre allemand. « Il sera bien difficile, a dit Goethe, que le public allemand arrive à une espèce de jugement sain, comme cela existe à peu près en Italie et en France. L’obstacle principal, c’est que sur nos scènes on joue de tout. Là où nous avons vu hier Hamlet, nous voyons aujourd’hui Staberle[33] et là où demain doit nous ravir la Flûte enchantée, il faudra, après-demain, écouter les farces du plaisant à la mode. De là résulte, pour le jugement du public, la confusion ; dans ce mélange, il n’apprend jamais à estimer à leur valeur et à distinguer les différents genres. — Et puis chacun a ses exigences et ses goûts particuliers, qui le font se diriger là où déjà il a pu les satisfaire une fois ; au même arbre où vous avez cueilli aujourd’hui des figues, vous voudriez encore demain en trouver, et vous feriez mauvaise mine si, pendant la nuit, c’étaient des prunelles qui eussent poussé ! Quant à l’amateur de prunelles, qu’il aille les chercher dans les buissons. — Schiller avait la bonne idée de construire une salle particulière pour la tragédie, et de donner chaque semaine une représentation où les hommes seuls auraient été admis. Mais ces plans supposaient une très-grande capitale, et, avec nos petites ressources, ils n’étaient pas réalisables. »

Nous parlâmes des pièces d’Iffland et de Kotzebue, que Goethe dans leur genre place très-haut. « Toujours par suite de ce même défaut, commun à tout le monde, de ne pas savoir distinguer les genres, on a fait aux pièces de ces écrivains des reproches fort injustes. On attendra longtemps avant de revoir deux talents aussi populaires. »

Je louai les Célibataires d’Iffland, qui m’avaient beaucoup plu à la représentation. « C’est sans contredit le chef-d’œuvre d’Iffland, dit Goethe ; c’est la seule pièce où il s’élève de la prose dans l’idéal. »

Schiller avait fait une continuation des Célibataires, mais il s’était contenté de la raconter, sans l’écrire. Goethe m’a développé l’action scène par scène ; c’était très-gai et très-joli. Puis il m’a parlé de quelques pièces nouvelles de Platen[34]. « On voit dans ces pièces, a-t-il dit, l’influence de Caldéron. Elles sont excessivement spirituelles et à un certain point de vue parfaites, mais elles manquent de poids spécifique ; le contenu en est trop léger. Elles ne sont pas de nature à éveiller dans l’âme du lecteur un intérêt profond et durable, elles ne touchent les cordes du cœur que d’une façon rapide et légère. Elles ressemblent au liège qui en flottant sur l’eau ne pèse pas et est porté sans peine par la surface liquide. L’Allemand demande un certain sérieux, une certaine grandeur de pensée, une certaine abondance d’âme ; voilà pourquoi Schiller est élevé si haut. Je ne doute en aucune façon de la solidité du caractère de Platen, mais ici, sans doute pour une raison d’art, on ne la sent pas. Il prouve beaucoup d’instruction, de l’esprit, un grand talent pour le trait frappant, et un art d’une grande perfection, mais avec tout cela, surtout chez nous Allemands, on n’a encore rien fait. En général, c’est le caractère personnel de l’écrivain qui lui donne sa signification dans le public ; ce ne sont pas les artifices de son talent. Napoléon disait de Corneille : S’il vivait, je le ferais prince ; et il ne le lisait pas. Il lisait Racine, mais ne disait rien de pareil pour Racine. C’est aussi pour la même raison que la Fontaine est chez les Français en si haute estime ; ce n’est pas à cause de sa valeur comme poète, mais bien à cause de la grandeur du caractère qui perce dans ses écrits[35].

Nous vînmes ensuite à parler des Affinités, et Goethe m’a raconté l’histoire d’un voyageur anglais qui, étant passé par Weimar, voulait, dès qu’il serait revenu en Angleterre, se faire séparer de sa femme. Il a ri de cette folie et a rappelé plusieurs exemples d’époux séparés qui n’avaient pas pu se quitter. « Feu Reinhard de Dresde, m’a-t-il dit, s’étonnait souvent de me voir sur le mariage des principes si sévères, pendant que sur tout le reste j’ai des idées si accommodantes. »

Cette parole de Goethe me parut extrêmement curieuse, parce qu’elle révèle très-clairement quelle est sa vraie façon de penser sur ce roman si souvent mal compris[36].

Nous avons causé ensuite de Tieck et de ses rapports personnels avec Goethe ; il m’a dit : « Je suis du fond du cœur très-disposé pour Tieck, et d’une manière générale il en est de même de lui pour moi. Mais cependant il y a dans ses rapports avec moi quelque chose qui n’est pas comme cela devrait être. Ce n’est ni ma faute ni la sienne ; la cause est ailleurs. Lorsque les Schlegel ont commencé à prendre de l’importance, je leur parus trop puissant, et, pour me balancer, ils cherchèrent un talent à m’opposer. Ils trouvèrent ce qu’ils désiraient dans Tieck, et pour qu’il parût aux yeux du public assez important en face de moi, ils furent obligés de le surfaire. Cela nuisit à nos rapports, car Tieck, sans trop en avoir conscience, se trouvait ainsi à mon égard dans une fausse position. Tieck est un talent d’une haute signification, et personne ne peut mieux que moi reconnaître ses mérites extraordinaires. Mais si on veut l’élever au-dessus de lui-même et l’égaler à moi, on se trompe. Je peux dire cela très-franchement, car je ne me suis pas fait. C’est absolument comme si je voulais me comparer avec Shakspeare, qui ne s’est pas fait non plus, et qui cependant est un être d’une nature plus élevée, que je ne regarde que d’en bas, et que je ne puis que vénérer. »

Goethe était ce soir extrêmement vigoureux, gai et dispos. Il a été chercher un manuscrit de poésies inédites, dans lequel il m’a lu. C’était une jouissance unique de l’entendre, car non-seulement la force originale et la fraîcheur de la poésie m’animaient au plus haut degré ; mais surtout Goethe dans cette lecture se montrait à moi sous un côté qui m’était inconnu et qui est extrêmement remarquable. Quelles nuances et quelle énergie dans sa voix ! Quelle expression et quelle vie sur ce grand visage plein de replis ! et quels yeux !…

Mercredi, 14 avril 1824.

À une heure, promenade en voiture avec Goethe. Nous avons parlé du style des différents écrivains. « La spéculation philosophique, a dit Goethe, est en général mauvaise pour les Allemands, en ce qu’elle rend souvent leur style abstrait, obscur, lâche et délayé. — Plus ils se donnent tout entiers à certaines écoles, plus ils écrivent mal. Au contraire, les Allemands qui écrivent le mieux sont ceux qui, hommes d’affaires, hommes du monde, ne connaissent que les idées pratiques. C’est ainsi que le style de Schiller a toute sa beauté et toute son énergie dès qu’il ne philosophe plus ; je le voyais encore aujourd’hui en lisant ses lettres si remarquables, dont je m’occupe dans ce moment. De même il y a parmi nos femmes allemandes des génies qui écrivent dans un style tout à fait excellent, et qui même surpassent par là plusieurs de nos écrivains estimés. En général les Anglais écrivent tous bien, ils naissent éloquents, et, étant des gens pratiques, ils cherchent la réalité. Les Français ne démentent pas dans leur style leur caractère général. Ils sont de nature sociable, et, à ce titre, n’oublient jamais le public auquel ils parlent ; ils s’efforcent d’être clairs pour convaincre leur lecteur et agréables pour lui plaire. Le style d’un écrivain est la contre-épreuve de son caractère ; si quelqu’un veut écrire clairement, il faut d’abord qu’il fasse clair dans son esprit, et si quelqu’un veut avoir un style grandiose, il faut d’abord qu’il ait une grande âme. »

Goethe a parlé ensuite de ses adversaires, disant que cette race est immortelle. « Leur nombre est Légion, a-t-il dit, cependant il n’est pas impossible de les classer à peu près. Il y a d’abord ceux qui sont mes adversaires par sottise ; ce sont ceux qui ne m’ont pas compris et qui m’ont blâmé sans me connaître. Cette foule considérable m’a causé dans ma vie beaucoup d’ennuis, mais cependant il faut leur pardonner ; ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

« Une seconde classe très-nombreuse se compose ensuite de mes envieux. Ceux-là ne m’accordent pas volontiers la fortune et la position honorable que j’ai su acquérir par mon talent. Ils s’occupent à harceler ma réputation et auraient bien voulu m’annihiler. Si j’avais été malheureux et pauvre, ils auraient cessé.

« Puis arrivent, en grand nombre encore, ceux qui sont devenus mes adversaires parce qu’ils n’ont pas réussi eux-mêmes. Il y a parmi eux de vrais talents, mais ils ne peuvent me pardonner l’ombre que je jette sur eux.

« En quatrième lieu, je nommerai mes adversaires raisonnés. Je suis un homme, comme tel j’ai les défauts et les faiblesses de l’homme, et mes écrits peuvent les avoir comme moi-même. Mais comme mon développement était pour moi une affaire sérieuse, comme j’ai travaillé sans relâche à faire de moi une plus noble créature, j’ai sans cesse marché en avant, et il est arrivé souvent que l’on m’a blâmé pour un défaut dont je m’étais débarrassé depuis longtemps. Ces bons adversaires ne m’ont pas du tout blessé ; ils tiraient sur moi, quand j’étais déjà éloigné d’eux de plusieurs lieues. Et puis en général un ouvrage fini m’était assez indifférent ; je ne m’en occupais plus et pensais à quelque chose de nouveau.

Une quantité considérable d’adversaires se compose aussi de ceux qui ont une manière de penser autre que la mienne et un point de vue différent. On dit des feuilles d’un arbre que l’on n’en trouverait pas deux absolument semblables ; de même dans un millier d’hommes on n’en trouverait pas deux entre lesquels il y eût harmonie complète pour les pensées et les opinions. Cela posé, il me semble que, si j’ai à m’étonner, c’est, non pas d’avoir tant de contradicteurs, mais au contraire tant d’amis et de partisans. Mon siècle tout entier différait de moi, car l’esprit humain, de mon temps, s’est surtout occupé de lui-même, tandis que mes travaux, à moi, étaient tournés surtout vers la nature extérieure[37] ; j’avais ainsi le désavantage de me trouver entièrement seul. À ce point de vue, Schiller avait sur moi de grands avantages. Aussi, un général plein de bonnes intentions m’a un jour assez clairement fait entendre que je devrais faire comme Schiller. Je me contentai de lui développer tous les mérites qui distinguaient Schiller, mérites que je connaissais à coup sûr mieux que lui ; mais je continuai à marcher tranquillement sur ma route, sans plus m’inquiéter du succès, et je me suis occupé de mes adversaires le moins possible. »

Le soir on exécuta des fragments de la Messiade de Hændel sous la direction d’Éberwein. Madame de Goethe, mesdemoiselles de Pogwisch, Caroline d’Égloffstein, de Froriep[38] se joignirent aux chanteuses, pour contribuer à satisfaire un vœu que Goethe formait depuis longtemps. Assis à une certaine distance, écoutant avec une attention profonde, il passa une soirée de bonheur, toute consacrée à l’admiration de cette œuvre grandiose.

Lundi, 19 avril 1824.

Le plus grand philologue de notre temps, Frédéric-Auguste Wolf, de Berlin, est ici ; il va visiter le sud de la France. Goethe a donné en son honneur un grand dîner. On s’est levé de table extrêmement gai ; Goethe, d’une humeur charmante, attaquait toujours ce que disait Wolf, et il m’a dit plus tard : « Avec Wolf, il faut absolument que je joue le rôle de Méphistophélès. C’est le seul moyen de lui faire montrer tous les trésors qu’il a en lui[39]. » La soirée a été riche en traits d’esprit, et malgré le talent de Wolf en ce genre, je crois que Goethe a gardé la supériorité.

Dimanche, 2 mai 1824.

Goethe m’a fait des reproches parce que j’ai négligé de faire ma visite à une des familles notables de Weimar. « Dans le cours de cet hiver, m’a-t-il dit, vous auriez passé là maintes soirées agréables, et pu faire la connaissance de plusieurs étrangers célèbres ; mais, Dieu sait par quelle fantaisie, c’est perdu à toujours pour vous.

— Avec ma nature sensible, ai-je répondu, et avec ma disposition à trouver de l’intérêt partout et à entrer dans les sentiments des autres, rien n’aurait pu être plus gênant et plus pernicieux pour moi qu’une trop grande abondance de nouvelles impressions. Je ne suis pas né pour le monde et je n’en ai pas l’habitude. Ma vie antérieure était telle, qu’il me semble que je n’ai commencé à vivre que depuis que je suis près de vous, et il n’y a pas longtemps. Tout est nouveau pour moi. Chaque soirée au théâtre, chaque conversation avec vous, fait époque pour mon âme. Ce qui pour des personnes qui ont eu une autre éducation, d’autres habitudes, passe indifférent, agit fortement sur moi ; et comme mon désir de m’instruire est très-vif, je m’empare énergiquement de tout pour en tirer autant d’aliment que possible. Dans une telle situation, j’avais bien assez cet hiver du théâtre et de mes relations avec vous, et je n’aurais pas pu faire de nouvelles connaissances, avoir d’autre commerce, sans porter en moi un trouble intime.

— Vous êtes un bizarre personnage, m’a dit Goethe en riant ; faites ce que vous voudrez. Je veux vous laisser libre.

— Et puis, ai-je dit encore, j’ai l’habitude de porter dans le monde mes inclinations et mes répugnances, et aussi un certain besoin d’aimer et d’être aimé. Je cherche un caractère en harmonie avec ma nature, et je voudrais me consacrer tout à lui sans me préoccuper désormais des autres.

— Ce penchant de votre nature, a répliqué Goethe, n’est pas en effet un penchant très-sociable ; mais comment pourrions-nous nous former, si nous ne voulions pas chercher à dominer nos goûts naturels ? C’est une grande folie de demander que les hommes soient en harmonie avec nous. Je n’ai jamais agi ainsi. J’ai toujours considéré chaque homme comme un individu existant pour soi, que je m’efforçais de pénétrer et de connaître dans son originalité, mais à qui je ne demandais ensuite absolument aucune sympathie. Par là je suis arrivé à pouvoir entretenir des relations avec tout être ; et c’est seulement de cette façon que l’on apprend à connaître la variété des caractères. On y gagne aussi la souplesse nécessaire dans la vie, car pour pénétrer les natures opposées à la nôtre, il faut que nous nous contenions, et de cette façon nous éveillons en nous tour à tour chacune de nos facultés ; nous les développons, les perfectionnons, et bientôt tout vis-à-vis nous est agréable. Voilà comment vous devriez agir ; vous avez pour cela plus de dispositions que vous ne croyez, et quand même vous ne feriez pas ce que je dis, allez cependant dans le grand monde, et comportez-vous-y comme vous l’entendrez. »

Le soir, Goethe m’avait fait inviter à une promenade en voiture. Nous allâmes à OberWeimar, par le coteau, d’où l’on voit le parc. Les arbres étaient en fleur, les bouleaux déjà garnis de feuilles, la prairie était un vrai tapis vert que rasaient les rayons inclinés du soleil couchant. Nous cherchions les groupes pittoresques et nous ne pouvions assez ouvrir les yeux. Nous avons remarqué que les arbres à fleurs blanches ne sont pas bons à peindre, parce qu’ils ne présentent pas de formes précises ; les bouleaux qui commencent à verdir ne pourraient pas non plus être placés dans un tableau, au moins au premier plan, parce que le feuillage est trop léger et ne contre-balance pas le tronc blanc ; ils ne présentent aucune partie large que l’on puisse faire avancer par de puissantes masses d’ombre et de lumière. « Aussi, a dit Goethe, Ruysdaël n’a jamais au premier plan placé des bouleaux avec leur feuillage, mais seulement des troncs de bouleaux brisés qui n’ont pas de feuilles. Un pareil tronc est excellent pour un premier plan, parce que sa blancheur le fait venir fortement en avant[40]. »

Après avoir touché légèrement à d’autres sujets, nous avons parlé de la fausse direction de ces artistes qui veulent transformer la religion en art, tandis que l’art devrait être leur religion. « Le rapport que l’art a avec la religion, a dit Goethe, est le même que celui qui l’unit à tous les autres grands intérêts de la vie. Elle donne des sujets qui ont les mêmes titres que tous les autres sujets fournis par la vie. Une œuvre d’art ne s’adresse pas à notre foi ou à notre incrédulité ; elle parle en nous à d’autres forces, à d’autres facultés. L’art dans ses créations ne doit penser à plaire qu’aux facultés qui ont vraiment le droit de le juger ; s’il fait autrement, il marche dans une voie fausse, et ne peut avoir sur nous aucun effet. Une idée religieuse peut cependant être aussi une idée artistique, et fournir à l’art un bon sujet, mais c’est seulement lorsque cette idée a un intérêt général pour toute l’humanité. Ainsi une vierge avec un enfant est un excellent sujet qui a été cent fois traité et qu’on revoit toujours avec plaisir[41]. »

Nous avions fait le tour du bois, nous tournâmes près de Tiefurt pour revenir à Weimar ; nous avions en face de nous le soleil couchant. Goethe est resté quelques instants enfoncé dans ses pensées, puis il m’a cité ce mot d’un ancien : « Même lorsqu’il disparaît, c’est toujours le même soleil ! » et il a ajouté avec une grande sérénité : « Quand on a soixante-quinze ans, on ne peut pas manquer de penser quelquefois à la mort. Cette pensée me laisse dans un calme parfait, car j’ai la ferme conviction que notre esprit est une essence d’une nature absolument indestructible ; il continue à agir d’éternité en éternité. Il est comme le soleil, qui ne disparaît que pour notre œil mortel ; en réalité il ne disparaît jamais ; dans sa marche il éclaire sans cesse. »

Revenus à Weimar, Goethe m’a prié de monter chez lui encore un moment. Son amabilité, sa bonté étaient extrêmes. Il m’a parlé de sa théorie des couleurs, de ses incorrigibles adversaires, disant qu’il avait conscience d’avoir accompli quelque chose dans cette science. « Pour faire époque dans le monde, a-t-il dit à cette occasion, il faut deux choses : la première, c’est d’être une bonne tête, la seconde, de faire un grand héritage. Napoléon a hérité de la Révolution française, Frédéric le Grand, de la guerre de Silésie ; Luther, des ténèbres du mauvais clergé ; moi, j’ai eu pour ma part l’erreur de la théorie newtonienne. Il est vrai que la génération présente n’a pas soupçon de ce que j’ai fait, mais les temps à venir avoueront que je n’avais pas trouvé un mauvais héritage. »

Goethe m’avait envoyé aujourd’hui un rouleau de papiers sur le théâtre ; j’y ai trouvé des observations détachées, études et règles qu’il a écrites avec Wolf et Grüner, lorsqu’il travaillait à faire d’eux des comédiens consommés. J’ai trouvé ces fragments intéressants et très-instructifs pour les jeunes comédiens ; aussi j’ai résolu de les rassembler et d’en faire une espèce de Catéchisme théâtral. Goethe a approuvé ce projet, et nous avons traité à fond cette affaire. Cela fut une occasion de penser aux acteurs célèbres sortis de son école, et je lui demandais si madame de Heigendorf en faisait partie. « Je peux avoir eu de l’influence sur elle, a dit Goethe, mais pour être mon élève, elle ne l’est pas. Elle semblait née sur les planches ; tout de suite elle a eu l’assurance et l’aisance ; elle était là comme le poisson dans l’eau. Elle n’avait pas besoin de mes leçons ; elle faisait tout bien, d’instinct, peut-être sans s’en rendre compte elle-même. »

Nous avons causé des longues années de sa direction, et du temps infini qu’il a perdu là pour sa carrière d’écrivain. « C’est vrai, m’a-t-il dit, j’aurais pu pendant ce temps-là écrire beaucoup de pièces, mais cependant, en y réfléchissant bien, je n’ai aucun repentir. Je n’ai jamais considéré ma vie extérieure que comme un symbole (c’est-à-dire comme une trace visible de ce qui se passe en moi), aussi je ne tiens guère à ce symbole ; qu’il soit ceci au lieu d’être cela, c’est comme si je façonnais des pots au lieu de façonner des plats[42]. »

Mercredi, 5 mai 1824.

Je me suis occupé du Catéchisme théâtral. À ce propos, j’ai causé aujourd’hui avec Goethe sur les différences de prononciation. Il nous semble important de les détruire. « Dans mon long exercice, m’a dit Goethe, j’ai vu des commençants venant de toutes les parties de l’Allemagne. La prononciation du nord de l’Allemagne laisse en général peu à désirer. Elle est pure et peut presque toujours servir de modèle. Mais j’ai eu souvent bien du tourment avec les Souabes, les Autrichiens et les Saxons. Les natifs de notre cher Weimar m’ont donné aussi bien à faire. Pour eux, les quiproquo les plus ridicules viennent de ce que, ici, dans les écoles, on ne les habitue pas à distinguer nettement en prononçant le b du p, et le d du t. Pour eux, b, p, d, t, ne forment pas quatre lettres différentes ; car ils parlent toujours d’un b doux et d’un b dur ; p et t, on le voit à leur silence n’existent pas pour eux. » — « Au théâtre, ces jours-ci, lui dis-je, un acteur qui a ce défaut a fait une faute très-frappante. Il jouait un amoureux qui a commis une petite infidélité ; une jeune femme lui fait des reproches de toute nature ; impatienté, il devait dire o ende (oh ! finis ! ), mais il prononce le d comme le t ; il s’est écrié : o ente (oh ! canard !) ce qui a soulevé un rire universel. »

— « Le trait est joli, dit Goethe, il mérite une place dans notre catéchisme. »

« — On prononce aussi i pour u, et j’ai entendu une confusion de ce genre très-comique. C’était aussi au théâtre. Une dame se confiait à un homme qu’elle n’avait jamais vu. L’actrice avait à dire : Je ne te connais pas, mais ma confiance repose sur la noblesse de tes traits (deiner züge). Elle prononça l’i pour l’ü, et dit : Ma confiance repose sur la noblesse de ta chèvre (deiner zïege)… »

« Le trait est encore très-bon ; il faut le noter, dit Goethe. On confond aussi g et k, et, dans ce genre de confusion, je me rappelle une faute qu’il faut que je vous raconte. C’était il y a quelques années ; j’étais à Iéna, à l’hôtel ; un matin, un étudiant en théologie se fait annoncer. Il cause avec moi un certain temps, et cela très-joliment, puis, près de prendre congé, il me fait une demande assez originale. Il me demande de prêcher à ma place le dimanche suivant. Je vis tout de suite ce qu’il en était, et que ce charmant jeune homme prononçait le g comme le k. Je lui répondis d’un ton très-aimable que je regrettais de ne pouvoir faire ce qu’il désirait, mais qu’il obtiendrait sûrement sa demande s’il voulait bien s’adresser à M. l’archidiacre Kœthe. »

Mardi, 18 mai 1824.

J’ai passé la soirée chez Goethe avec Riemer. Goethe nous a parlé d’une poésie anglaise qui a la géologie pour sujet[43]. Il nous en a fait en causant une traduction improvisée avec tant d’esprit, d’imagination et de bonne humeur, que chaque détail apparaissait vivant devant les yeux, comme si tout eût été trouvé par lui-même dans le moment. On voyait le héros du poëme, le roi Charbon, assis sur son trône dans une splendide salle d’audience ; son épouse, Pyrite, est à ses côtés ; ils attendent les grands de la cour. Ils entrent et sont présentés peu à peu, par ordre : le duc Granit, le marquis Ardoise, la comtesse Porphyre, etc., qui tous étaient caractérisés par des épithètes frappantes et par des mots comiques. On voit sir Laurent Calcaire, homme fort riche, que l’on souffre à la cour. Il présente les excuses de sa mère lady Marbre, dont la demeure est un peu éloignée, on la cite comme une dame fort polie et qui a le frottement du monde. Peut-être ne vient-elle pas aujourd’hui à cause d’une intrigue amoureuse qu’elle entretient avec Canova, qui la flatte et la caresse beaucoup. Le seigneur Tuf, avec sa chevelure ornée de lézards et de poissons, avait l’air un peu ivre. Jean Marne et Jacob Argile n’arrivent que vers la fin. Ce dernier est très-aimé de la reine, parce qu’il lui a promis une collection de coquillages. La peinture se prolongeait ainsi fort longtemps, mais il y a trop de détails pour que je me les rappelle tous. « Un tel poëme, a dit Goethe, ne cherche qu’à amuser les gens du monde, mais en répandant en même temps une foule de connaissances utiles qui, à vrai dire, ne devraient manquer à personne. On inspire ainsi, dans les meilleures compagnies, le goût pour les sciences, et on ne sait pas tout le bien qui peut résulter d’une plaisanterie de ce genre. Plus d’un esprit bien fait sera peut-être poussé à faire sur ce qui l’entoure des remarques personnelles, et les observations sur les objets naturels les plus simples qui nous entourent ont souvent d’autant plus de prix qu’elles ne sont pas faites par un homme du métier.

— Vous semblez penser que, plus on sait, plus on observe mal.

— « Oui, certes, répondit Goethe, si la science que vous possédez par tradition est mêlée d’erreurs. Dans la science, dès que l’on appartient à une certaine secte étroite, adieu à toute vue simple et calme. Le Vulcanien décidé ne verra qu’à travers les lunettes du Vulcanien, pendant que le Neptunien, ou le partisan nouveau de la théorie des soulèvements[44] ne verra qu’à travers les siennes ; pour tous ces théoriciens emprisonnés dans des idées exclusives, la contemplation de l’univers a perdu sa candeur ; rien n’apparaît plus avec sa pureté naturelle ; lorsque ces savants rendent compte de leurs observations, malgré leur amour pour la vérité, nous n’avons pas l’objet dans sa vérité ; toujours il s’y introduit un fort mélange d’idées personnelles. Je suis loin de soutenir qu’une science modeste et saine nuise à l’observation, au contraire, je répéterai le vieux mot : Nous n’avons vraiment d’yeux et d’oreilles que pour ce que nous connaissons. Le musicien en écoutant un orchestre entend chaque instrument, chaque note isolément ; celui qui n’est pas connaisseur est comme rendu sourd par l’effet général de l’ensemble. Le promeneur qui ne cherche que son loisir ne voit dans une prairie qu’une surface agréable par sa verdure ou par ses fleurs ; l’œil du botaniste y aperçoit du premier coup un nombre infini de petites plantes et de graminées différentes qu’il distingue et qu’il voit séparément. Cependant il y a une mesure pour tout, et comme, dans mon Gœtz[45], l’enfant, à force d’être savant, ne connaît plus son père, il y a dans la science des gens qui, perdus dans leur savoir et dans leurs hypothèses, ne savent plus ni voir ni entendre. Tout va très-vite avec eux, mais tout sort d’eux. Ils sont si occupés de ce qui s’agite en eux-mêmes, qu’il en est d’eux comme d’un homme qui, tout à un sentiment passionné, passera dans la rue à côte de son meilleur ami sans le voir. Il faut pour observer la nature une tranquille pureté d’âme que rien ne trouble et ne préoccupe. Si l’enfant attrape le papillon posé sur la fleur, c’est que pour un moment il a rassemblé sur un seul point toute son attention, et il ne va pas au même instant regarder en l’air pour voir se former un joli nuage. »

— Ainsi, dis-je, les enfants et leurs pareils pourraient servir dans la science en qualité de très-bons manœuvres.

— « Plût à Dieu, s’écria Goethe, que nous ne fussions tous rien de plus que de bons manœuvres. C’est justement parce que nous voulons être davantage, et parce nous introduisons partout avec nous tout un appareil de philosophie et d’hypothèses, que nous nous perdons. »

Il y eut un moment de silence. Riemer renoua la conversation en parlant de lord Byron et de sa mort. Goethe a fait une magnifique analyse de ses écrits, lui a prodigué les louanges les plus vives et a proclamé hautement ses mérites. Puis il a dit : « Quoique Byron soit mort si jeune, sa mort n’a rien fait perdre d’essentiel à la littérature au point de vue de son développement. D’une certaine façon, Byron ne pouvait pas aller plus loin. Il avait touché les sommets de sa puissance créatrice, et, quoi qu’il eût pu faire encore dans la suite, il n’aurait pas pu cependant étendre les limites tracées autour de son talent. Dans son inconcevable poëme du Jugement dernier, il a écrit l’œuvre extrême qu’il pouvait écrire. »

L’entretien se tourna ensuite sur le poëte italien Torquato Tasso, et sur ses différences avec Byron. Goethe ne cacha pas la grande supériorité de l’Anglais pour l’esprit, la connaissance du monde et la puissance de production. « On ne peut, a-t-il dit, comparer les deux poëtes sans détruire l’un par l’autre. Byron est le buisson enflammé qui réduit en cendres le cèdre sacré du Liban. La grande épopée de l’italien a soutenu sa gloire à travers les siècles, mais avec une seule ligne du Don Juan, on pourrait empoisonner toute la Jérusalem délivrée ! »

Mercredi. 26 mai 1824.

J’ai pris aujourd’hui congé de Goethe, pour aller voir dans le Hanovre mes parents et ensuite visiter les bords du Rhin, comme j’en avais depuis longtemps l’intention. Goethe a été très-affectueux et m’a serré dans ses bras. « Quand vous serez en Hanovre, chez Rehberg[46], peut-être verrez-vous ma vieille amie de jeunesse, Charlotte Kestner[47], faites-lui mes amitiés ; à Francfort, je vous recommanderai à mes amis Willemer[48], le comte Reinhard et Schlosser[49] ; à Heidelberg et à Bonn, vous verrez aussi des amis qui me sont très-dévoués et chez lesquels vous trouverez le meilleur accueil. Je voulais aller cet été passer quelque temps à Marienbad, mais j’attendrai pour partir votre retour. »

Il me semblait pénible de me séparer de Goethe, mais je le quittais avec le ferme espoir de le retrouver deux mois plus tard avec toute sa gaieté et toute sa santé. Et le jour suivant, je me sentis heureux lorsque la voiture m’entraîna vers le Hanovre, du côté de mon cher pays, vers lequel j’aspire sans cesse.

Mardi, 10 août 1824.

Je suis revenu depuis huit jours environ ; Goethe a montré beaucoup de joie à mon retour ; nous avons tout de suite beaucoup travaillé ensemble. Il n’ira pas à Marienbad. Il m’a dit hier : « Maintenant que vous voilà de retour, je vais pouvoir passer un joli mois d’août. » Il m’a communiqué la continuation de Vérité et Poésie. Une partie est achevée, une autre est seulement ébauchée. — Pour que Goethe reprenne cœur à ce travail (interrompu depuis des années), après en avoir causé avec lui, j’ai rédigé sur ses notes des sommaires qui lui permettent de voir facilement ce qui a besoin d’être changé de place ou développé.

Lundi, 16 août 1824.

Goethe, tous ces jours-ci, a été très-riche en communications, mais j’ai été tellement occupé, que je n’ai pu écrire ses conversations ; je ne trouve sur mon journal que des idées détachées, sans me rappeler comment elles sont nées.

« Les hommes ressemblent à des pots qui flottent sur l’eau et qui se choquent les uns les autres.

« C’est le matin que notre esprit est le plus sagace, mais aussi le plus inquiet. L’inquiétude est en effet une espèce de sagacité, une sagacité passive. Les sots ne sont jamais inquiets de rien.

« Il ne faut amener avec soi dans sa vieillesse aucun défaut de sa jeunesse, car la vieillesse fournit déjà par elle-même ses imperfections.

« La vie de cour ressemble à un concert ou chaque musicien doit compter ses mesures et ses pauses.

« Les gens de cour, qui sont exposés au risque de périr d’ennui, ont inventé le cérémonial pour remplir le temps.

« Il n’est pas bon à un prince de délibérer, et même dans la plus mince question, il ne doit jamais abdiquer.

« Vous voulez former des acteurs, ayez alors un fonds infini de patience. »

Mardi, 9 novembre 1824.

Ce soir, chez Goethe, nous avons parlé de Klopstock et de Herder, et j’ai eu le plaisir de l’entendre me développer les grands mérites de ces deux hommes.

« Sans ces puissants précurseurs, a-t-il dit, notre littérature ne serait pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Quand ils ont paru, ils étaient en avant de leur temps, et ils l’ont pour ainsi dire entraîné vers eux ; maintenant le siècle dans sa marche rapide les a dépassés, et, après avoir été si nécessaires, si importants, ils ont cessé d’être des moyens. Un jeune homme qui aujourd’hui voudrait s’instruire à l’école de Klopstock et de Herder resterait bien en arrière. »

Nous parlâmes de la Messïade et des Odes de Klopstock, de leurs mérites et de leurs défauts. Nous convînmes que Klopstock n’avait aucun goût, aucune disposition pour voir et saisir le monde sensible et pour dessiner les caractères ; il lui manquait donc les qualités essentielles du poète épique et dramatique, et, on pourrait dire, du poète.

« Je me rappelle, dit Goethe, une Ode dans laquelle il suppose une course entre la Muse Allemande et la Muse Britannique, et vraiment quand on pense quelle image offrent ces deux jeunes filles courant à l’envi, à toutes jambes et les pieds dans la poussière[50], il faut bien convenir que le bon Klopstock n’a rien eu de vivant devant les yeux ; il ne s’est pas représenté par les sens ce qu’il faisait, car il n’aurait pas pu se méprendre à ce point. »

Je demandai à Goethe quels avaient été pendant sa jeunesse ses rapports avec Klopstock et quelle était alors son opinion sur lui.

« Je le vénérais, a-t-il dit, avec toute la piété que j’avais en moi ; je le considérais comme un ancêtre. J’éprouvais devant ses œuvres un respect religieux, et je n’avais pas l’idée de les examiner ou de les critiquer. J’ai laissé ses beautés agir sur moi, en suivant d’ailleurs ma voie particulière. »

Nous revînmes à Herder, et je demandai à Goethe quel était selon lui son chef-d’œuvre : « C’est sans contredit, me répondit-il, l’ouvrage intitulé : Idées sur l’histoire de l’humanité. Plus tard, son esprit prit une tournure négative et perdit par là ses qualités. »

— Je ne peux comprendre, dis-je alors, comment un homme aussi considérable que Herder semble avoir eu, dans certaines circonstances, si peu de jugement. Je ne peux, par exemple, lui pardonner, surtout en pensant dans quel état était alors la littérature allemande, de vous avoir renvoyé le manuscrit de Gœtz de Berlichingen couvert d’observations moqueuses, et sans vouloir reconnaître les mérites de l’œuvre. Il faut qu’il ait manqué du sens de certaines choses[51].

« C’était là ce qu’il y avait de fâcheux avec Herder, répondit Goethe. Puis il ajouta avec vivacité : « Oui, quand même il serait là présent devant nous en esprit, eh bien, il ne nous comprendrait pas ! »

— J’ai eu au contraire, dis-je, à louer Merk, qui vous excita à faire imprimer Gœtz.

« C’était un homme bien remarquable et bien singulier : Imprime la chose, me dit-il, cela ne vaut rien, mais imprime toujours ! Il n’approuvait pas les corrections, et il avait raison, car en remaniant Gœtz, je l’aurais changé, mais je ne l’aurais pas rendu meilleur. »

Mercredi, 24 novembre 1824.

Je suis allé chez Goethe avant le spectacle, et je l’ai trouvé gai et bien portant. Il m’a demandé des renseignements sur les jeunes Anglais en ce moment à Weimar, et je lui ai dit que j’avais l’intention de lire avec M. Doolan[52] une traduction allemande de Plutarque. Cela amena la conversation sur l’histoire grecque et romaine, et Goethe me dit : « L’histoire romaine n’est pas pour notre époque. Nous sommes devenus trop humains pour ne pas résister aux triomphes de César. L’histoire grecque, de même, n’offre guère plus de parties qui puissent nous plaire. Lorsque ce peuple se tourne contre ses ennemis extérieurs, sa grandeur est éclatante, je l’avoue ; mais on trouve justement d’autant plus insupportable ce morcellement des États, et cette guerre intérieure éternelle pendant laquelle le Grec tourne ses armes contre le Grec. Et puis notre histoire contemporaine a aussi une admirable grandeur ; les batailles de Leipsick et de Waterloo[53] s’élèvent si puissamment dans l’histoire, qu’elles jettent de l’ombre sur Marathon et sur les autres journées pareilles. Nous avons aussi des héros qui marchent au premier rang, les maréchaux français, Blücher, Wellington peuvent parfaitement se placer à côté des héros antiques. »

L’entretien s’est tourné alors vers la littérature française contemporaine et sur l’intérêt chaque jour croissant que les Français prennent aux ouvrages allemands.

« Les Français, a dit Goethe, font très-bien de commencer à étudier et à traduire nos écrivains ; car, enfermés comme ils le sont dans une forme étroite, réduits à un petit nombre d’idées, il ne leur reste plus qu’à se tourner vers l’étranger. On peut nous reprocher, à nous Allemands, l’imperfection de la forme, mais, pour les sujets, nous leur sommes supérieurs. Les pièces de Kotzebue et d’Iffland renferment en ce genre une telle richesse d’idées, qu’ils auront bien longtemps à y prendre avant de les avoir épuisées. Mais ce qui leur plait surtout, c’est notre idéalisme philosophique, car tout idéal sert la cause révolutionnaire.

« Les Français ont de l’intelligence et de l’esprit, mais ils n’ont pas de fonds et pas de piété[54]. Ce qui leur sert dans le moment, ce qui peut aider à leur parti, voilà pour eux la justice. Aussi, quand ils nous louent, ce n’est jamais qu’ils reconnaissent nos mérites, mais c’est seulement parce que nos idées viennent augmenter les forces de leur parti. »

Nous avons parlé ensuite de notre propre littérature et des obstacles que rencontrent nos jeunes poètes contemporains. « Le malheur de presque tous nos jeunes poètes, a dit Goethe, c’est que, n’ayant pas par eux-mêmes grande signification, ils ne savent pas trouver de sujets en dehors d’eux. Ils trouveront tout au plus un sujet qui les rappelle eux-mêmes, et qui entre dans leurs idées personnelles ; mais prendre un sujet pour lui-même, à cause de sa poésie propre, et quand même il ne nous plairait pas, ils n’y pensent pas. Pour que notre poésie, ou du moins notre poésie lyrique prospère, il faudrait seulement que quelques créatures d’élite rencontrassent dans la vie les circonstances favorables pour étudier et se former. »

Vendredi, 5 décembre 1824.

Ces jours derniers on m’a proposé, à de très-bonnes conditions, d’écrire pour un journal anglais un compte rendu mensuel des productions nouvelles de la littérature allemande. Je penchais fort à accepter la proposition, mais je crus qu’il serait peut-être bon de causer d’abord de l’affaire avec Goethe. J’allai dans ce but chez lui, ce soir, à la brune. Il était assis devant une grande table ; les stores de la chambre étaient baissés, et deux flambeaux jetaient leur lumière sur son visage et sur un buste colossal placé devant lui et qu’il contemplait. « Eh bien ! qui est-ce ? me dit-il après m’avoir souhaité amicalement le bonjour, et il me montrait le buste. » — Un poëte, et, ce semble, un Italien, répondis-je. — « C’est Dante ! dit Goethe. Il est bien reproduit, c’est un beau buste, mais je ne suis pas encore tout à fait satisfait. Là, il est déjà vieux, penché, triste, les traits sont flasques, affaissés, comme s’il venait de l’enfer. Je possède une médaille frappée de son vivant, et c’est bien plus beau. » Goethe se leva et alla chercher la médaille. « Voyez-vous ici quelle force a le nez, comme la lèvre supérieure s’arrondit avec énergie, comme le menton s’avance et comme il se joint bien avec l’os de la mâchoire. Les parties autour des yeux et le front sont restés ressemblants dans ce buste colossal, mais tout le reste est affaibli et vieilli. Cependant je ne veux pas dire de mal de cette œuvre nouvelle, l’ensemble est excellent et mérite d’être loué. »

Goethe me demanda alors ce que j’avais fait ces jours-ci. Je lui dis quelles offres j’avais reçues, ajoutant que j’étais très-disposé à les accepter. Le visage de Goethe, jusqu’alors si amical, prit tout à coup un air très-contrarié, et je vis qu’il désapprouvait mon projet. « Je voudrais bien que vos amis vous laissassent tranquille, me dit-il. Pourquoi vouloir vous occuper de choses qui ne sont pas sur votre route naturelle et qui sont en contradiction absolue avec vos goûts ? On voit circuler de l’or, de l’argent et du papier, chaque chose a son cours, son prix, mais, pour apprécier chaque valeur, il faut en connaître le cours. C’est absolument de même en littérature. Vous savez apprécier l’or et l’argent, mais non le papier, vous n’avez pas l’habitude de le manier ; aussi votre critique sera sans justice, et vous trouverez tout mauvais. Si vous voulez être juste, reconnaître et faire valoir chaque œuvre en son genre, il faut avant tout que vous vous mettiez au courant de notre littérature moyenne, et ce n’est pas un petit travail. Il faut remonter en arrière, voir ce que les Schlegel ont voulu faire, ce qu’ils ont fait, puis il faut lire tous les écrivains contemporains, Franz Horn, Hoffmann, Clauren[55], etc. Et ce n’est pas encore tout. Il faut avoir toutes les feuilles quotidiennes, depuis la Gazette du matin jusqu’au Journal du soir, afin de connaître immédiatement ce qui vient de paraître ; et cela prendra et perdra vos plus belles heures. Puis tous les nouveaux livres, dont vous voulez parler un peu à fond, il faudra non pas les feuilleter, mais les étudier. Comment ce travail pourrait-il vous plaire ! Et enfin, si vous trouvez du mauvais, vous n’oserez pas le dire, à moins que vous ne vouliez courir le risque de vous mettre en guerre avec le monde entier. — Non, je vous le répète, refusez cette offre, cela ne vous convient pas. Gardez-vous toujours de l’éparpillement ; condensez vos forces ! Si, il y a trente ans, j’avais eu la sagesse que j’ai aujourd’hui, j’aurais agi tout autrement que je ne l’ai fait. Quel temps n’ai-je pas perdu avec Schiller aux Heures et à l’Almanach des Muses ! Précisément ces jours-ci, je relisais nos lettres, j’ai vu revivre ce temps devant moi, et je ne peux sans chagrin penser à ces entreprises dans lesquelles le monde ne nous a donné que déceptions et qui pour nous-mêmes étaient sans résultat. Le talent croit qu’il pourra faire ce qu’il voit faire à certaines gens, mais il se trompe, et il regrette plus tard ses faux frais[56]. À quoi nous sert-il de nous mettre pour une nuit des papillotes ? Le lendemain soir nos cheveux sont retombés. Ce dont il s’agit pour vous, c’est de vous former un capital qui ne puisse plus vous échapper. C’est à quoi vous réussirez en étudiant, comme vous avez commencé à le faire, la langue et la littérature anglaises. Ne quittez pas ce travail, et profitez à tout moment du secours favorable que vous offre le séjour de jeunes Anglais à Weimar. Vous avez perdu pendant votre jeunesse presque tout ce que vous possédiez en connaissances sur les langues anciennes, cherchez donc à vous établir dans la littérature d’une nation aussi considérable que la nation anglaise. D’ailleurs notre littérature est en grande partie sortie de la leur. Nos romans, nos tragédies, d’où sortent-ils, sinon de Goldsmith, de Fielding et de Shakspeare ? Et encore aujourd’hui, où pouvez-vous trouver en Allemagne trois héros littéraires à placer à côté de lord Byron, de Moore et de Walter Scott ? — Ainsi, encore une fois, fortifiez-vous dans l’anglais, réunissez vos forces pour une œuvre solide, et laissez de côté tout ce qui est sans résultat pour vous, tout ce qui n’est pas à votre taille. »

J’écoutais Goethe avec joie ; je me sentis calmé complètement, et décidé à suivre pour tout ses conseils. M. le chancelier de Müller se fit annoncer et vint s’asseoir près de nous. La conversation revint sur le buste de Dante, toujours placé là, et sur sa vie et ses œuvres. On parla de l’obscurité de ses poésies, qui est telle que les compatriotes du poëte ne le comprennent pas ; à plus forte raison devait-il être impossible à un étranger de percer ces ténèbres. « Ainsi, me dit Goethe en se tournant vers moi d’un air amical, votre directeur spirituel vous interdit absolument l’étude de ce poëte. »

Goethe remarqua que Dante avait écrit d’une manière incompréhensible, surtout parce qu’il avait adopté une manière de rimer très-difficile. D’ailleurs il en parla avec la plus profonde vénération, et ce qui me frappa, c’est qu’il ne l’appelait pas un talent, mais une nature[57], comme s’il avait voulu exprimer par ce mot ce qu’il y avait chez Dante de large, de prophétique, ainsi que la profondeur et l’immensité de son coup d’œil.

Jeudi, 9 décembre 1824.

Je suis allé vers le soir chez Goethe. Il m’a tendu amicalement la main et m’a salué d’un éloge de ma poésie pour le Jubilé de Schellhorn. Je lui annonçai de mon côté que j’avais écrit pour refuser l’offre anglaise. « Dieu soit loué ! vous voilà de nouveau libre et en repos ! Mais il faut que je vous mette encore en garde. Des compositeurs viendront vous demander des poëmes d’opéra, soyez ferme, et refusez, car c’est encore là une chose qui ne mène à rien et où l’on perd son temps. »

Goethe m’a raconté qu’il avait, par Nees d’Esenbeck[58], envoyé à Bonn l’affiche du théâtre à l’auteur[59] du Paria, pour que le poëte pût voir que la pièce avait été jouée à Weimar. « La vie est courte, a-t-il ajouté, il faut tâcher de se faire des farces, tant qu’elle dure. »

Les journaux de Berlin étaient devant lui, et il me parla de la grande inondation de Saint-Pétersbourg, de la mauvaise situation de cette ville, et en passant, il s’est moqué de l’opinion de Rousseau, qui a dit qu’on ne pouvait pas empêcher un tremblement de terre en bâtissant une ville dans le voisinage d’une montagne volcanique. « La nature va son chemin, a dit Goethe, et ce qui nous paraît une exception est dans la règle. » Nous causâmes alors des grands orages qui ravagent les côtes et des autres phénomènes désastreux annoncés partout dans les journaux. Je demandai à Goethe si on savait la cause de ces phénomènes. « Personne ne la connaît, a-t-il dit ; ce sont de ces mystères dont on soupçonne à peine au fond de soi-même un semblant d’explication ; à plus forte raison ne trouverait-on pas de paroles pour les faire comprendre. »

  1. Dans ses Souvenirs, M. de Müller éclaircit ce point. Napoléon aurait blâmé Goethe d’avoir montré Werther conduit au suicide, non pas seulement par sa passion malheureuse pour Charlotte, mais aussi par les chagrins de l’ambition froissée. « C’était, disait Napoléon, affaiblir l’idée que se fait le lecteur de l’amour immense de Werther pour Charlotte. »

    Je crois que l’on trouvera ici avec plaisir le récit que Goethe a donné lui-même de cette conversation de 1808. Ce sont de simples notes de journal. Il n’a jamais consenti à les développer. Peut-être craignait-il de voir s’élever encore à cette occasion de nouveaux soupçons sur son patriotisme, soupçons qui l’impatientaient et le blessaient vivement.

    Les souverains étaient réunis à Erfurt. Le 29 septembre 1808, le duc de Weimar y fit venir Goethe. Il assista aux représentations données par la troupe de la Comédie-Française. Le 2 octobre, il fut, sans doute sur l’instigation de Maret, invité chez l’Empereur. Il se rendit au palais à onze heures du matin. Laissons-le parler :

    « Un gros chambellan polonais me dit d’attendre. — La foule s’éloigna. Je fus présenté à Savary et à Talleyrand. Puis on m’appela dans le cabinet de l’Empereur. Au même instant on annonça Daru, qui fut immédiatement introduit. J’hésitais à entrer, on m’appela une seconde fois. J’entre. L’Empereur est assis à une grande table ronde et déjeune ; à sa droite, un peu éloigné de la table, se tient debout Talleyrand ; à sa gauche, assez près de lui, est Daru, avec lequel il cause de la question des contributions de guerre. L’Empereur me fait signe d’approcher. Je reste debout devant lui à la distance convenable. Il me regarde avec attention, puis il dit : « Vous êtes un homme ! » Je m’incline. Il demande : « Quel âge avez-vous ? — Soixante ans. — Vous êtes bien conservé… Vous avez écrit des tragédies ?… » — Je réponds de la façon la plus brève. — Daru prend alors la parole. Par une sorte de flatterie envers les Allemands, auxquels il devait faire tant de mal, il avait pris quelque connaissance de la littérature allemande ; il était d’ailleurs versé dans la littérature latine, et avait édité Horace. Il parla de moi à peu près comme en parlent les personnes de Berlin qui me sont favorables ; du moins je reconnus leur manière de voir et de penser. Il ajouta que j’avais fait des traductions du français, et entre autres que j’avais traduit Mahomet de Voltaire. L’Empereur dit : « Ce n’est pas une bonne pièce. » Et il exposa avec beaucoup de détails l’inconvenance qu’il y avait à montrer ce conquérant faisant de lui-même un portrait complètement défavorable. Il amena ensuite la conversation sur Werther, qu’il disait avoir étudié à fond. Après différentes remarques d’une entière justesse, il me désigna un certain passage et me dit ; « Pourquoi avez-vous fait cela ? Ce n’est pas conforme à la nature. » Et il soutint son opinion par de longs développements d’une parfaite justesse. — Je l’écoutai, gardant une expression de physionomie sereine, et lui répondis avec un sourire gai : « Je crois que personne ne m’a fait encore cette critique, mais je la trouve tout à fait juste, et j’avoue qu’il y a dans ce passage un manque de vérité. Mais, ajoutai-je, on doit peut-être pardonner au poëte d’employer un artifice difficile à apercevoir, quand par là il arrive à des effets auxquels il n’aurait pu atteindre en suivant la route simple et naturelle. »

    « L’Empereur parut satisfait de cette réponse ; il revint au drame, et fit des observations très-remarquables, en homme qui a considéré la scène tragique avec la plus grande attention et à la façon d’un juge d’instruction. Il avait vivement senti combien le théâtre français s’éloigne de la nature et de la vérité. Il parla aussi avec désapprobation des pièces dans lesquelles la fatalité joue un grand rôle. Il dit qu’elles appartenaient à une époque sans lumières. « De nos jours, ajouta-t-il, que nous veut-on avec la fatalité ? La politique, voilà la fatalité ! »

    « Il se retourna alors vers Daru, et parla avec lui de la grande affaire des contributions. Je fis quelques pas en arrière, et me tins près du cabinet dans lequel, il y a plus de trente ans, j’avais passé bien des heures tantôt de plaisir, tantôt d’ennui… L’Empereur se leva, vint vers moi, et, par une sorte de manœuvre, me sépara des autres personnes au milieu desquelles je me trouvais ; leur tournant le dos, et me parlant à demi-voix, il me demanda si j’étais marié, si j’avais des enfants, et me fit toutes les questions habituelles sur ma situation personnelle. Il m’interrogea aussi sur mes relations avec la famille ducale, avec la duchesse Amélie, avec le duc, la duchesse, etc. — Je lui fis les réponses les plus simples. Il parut content de ces réponses, qu’il traduisait dans son langage, en leur donnant plus de précision que je n’avais pu leur en donner. — Comme remarque générale, je dirai que dans toute cette conversation j’eus à admirer la variété de ses paroles d’approbation ; rarement, en écoutant, il restait immobile ; il faisait un mouvement de tête significatif, ou disait : oui, ou : c’est bien, et d’autres phrases de ce genre. Je ne dois pas non plus oublier de remarquer que, lorsqu’il avait exprimé une opinion, il ajoutait presque toujours : Qu’en dit monsieur Gœt ?

    « Je demandai bientôt par signe au chambellan si je pouvais me retirer. Il me fit signe que oui, et je quittai le salon. » — Telle est cette entrevue célèbre. D’après M. de Müller, Napoléon, en parlant de la tragédie, aurait encore ajouté : « La tragédie doit être l’école des rois et des peuples ; c’est là le but le plus élevé que puisse se proposer le poëte. Vous, par exemple, vous devriez écrire la Mort de César, et d’une façon digne du sujet, avec plus de grandiose que Voltaire. Cela pourrait devenir l’œuvre la plus belle de votre vie. Il faudrait montrer au monde quel bonheur César lui aurait donné, comme tout aurait reçu une tout autre forme, si on lui avait laissé le temps d’exécuter ses plans sublimes. Venez à Paris, j’exige absolument cela de vous. Là, le spectacle du monde est plus grand ; là, vous trouverez en abondance des sujets de poésies ! »

    « Lorsque Goethe se retira, on entendit Napoléon dire encore à Berthier et à Daru, avec un accent réfléchi : « Voilà un homme ! » Il était dans le caractère de Goethe de ne pas communiquer facilement ce qui le touchait de près, et il garda un profond silence sur cette audience ; peut-être était-ce aussi par modestie et délicatesse. Il éluda les questions que lui fit le grand-duc. Mais on vit bientôt que les paroles de Napoléon avaient fait sur lui une forte impression. L’invitation de venir à Paris l’occupa surtout pendant longtemps et très-vivement. Il me demanda plusieurs fois à quelle somme monterait son établissement à Paris, tel qu’il l’entendait, et c’est sans doute en pensant combien de gênes et de privations l’y attendaient qu’il renonça au projet de s’y rendre. — C’est seulement peu de temps avant sa mort que je le décidai à écrire le récit laconique qu’il a laissé. » (M. de Müller.)

    Au bal donné le 6 octobre à Weimar, Napoléon causa encore avec Goethe, et, parlant toujours de la tragédie, il l’aurait placée au-dessus de l’histoire. D’après M. Thiers, à propos du drame imité de Shakspeare, « qui mêle la tragédie à la comédie, le terrible au burlesque, il dit à Goethe : « Je suis étonné qu’un grand esprit comme vous n’aime pas les genres tranchés. » On affirme que les Mémoires de M. de Talleyrand donneront encore des détails sur cette entrevue historique.

  2. Ces portefeuilles pleins de gravures sont encore rangés sur les casiers que Goethe avait fait disposer lui-même. Quand on entre chez lui, du premier coup d’œil on peut pressentir le trait original qui caractérise le maître du logis : d’un côté sont des armoires vitrées remplies de minéraux, de l’autre des portefeuilles de dessins. On sent que l’on est chez un artiste qui était aussi un savant. Les collections de Goethe étaient très-nombreuses ; le catalogue qui en a été dressé en 1848 par M. Schuchardt forme trois volumes. Jusqu’au dernier moment, il les a augmentées. On dit même qu’il lui arrivait parfois d’emprunter et d’oublier longtemps de rendre. C’est là le vrai signe du collectionneur passionné.
  3. Oui, il veut que les nobles soient pleins d’humanité, mais il les maintient dans la possession de leurs titres, de leur rang, et c’est là une modération qui ne pouvait plaire dans un temps de révolution radicale.
  4. Les personnages poétiques que crée un poëte indiquent quelles sont les habitudes favorites de sa pensée. On peut lui dire : « Dis-moi qui tu crées, je dirai qui tu es. » Or il est très-certain que presque tous les personnages auxquels Goethe a donné la vie dans ses poëmes sont pris dans la classe populaire ; on lui a même reproché de les choisir trop bas. Dans Egmont, dans Faust, la figure la plus sympathique est celle d’une fille du peuple, tandis que l’imagination du brillant Schiller, au contraire, ne fraye guère qu’avec des princes et des princesses. En cela Schiller semble se montrer plus aristocrate de goûts que Goethe. Si le style a une couleur politique, on peut dire aussi que le style de Schiller, par ses parures et ses élégances, par son caractère abstrait, a une physionomie bien plus aristocratique que le style si simple, si vrai, si limpide de Goethe. Schiller n’a rien dans son œuvre qui ressemble aux chansons de Goethe, d’un ton si populaire. — Goethe était au fond, je crois, aussi démocrate que Schiller, mais il était beaucoup moins révolutionnaire de caractère, et son temps exigeait des révolutions : Schiller fut donc le poëte préféré. Et puis Goethe se permettait d’écrire souvent des épigrammes de ce genre : « Les apôtres de liberté m’ont toujours été antipathiques, car ce qu’ils finissent toujours par chercher, c’est le droit pour eux à l’arbitraire. »
  5. Il est remarquable que la partie la plus intéressante, la plus détaillée des Mémoires écrits sur eux-mêmes par les personnages célèbres soit toujours la première. Tout le monde se souvient de c2 chapitres délicieux dans les premiers livres des Confessions de saint Augustin, de J. J. Rousseau, des Mémoires de Chateaubriand, de G. Sand, des Confidences de Lamartine. Mais avec la jeunesse s’en vont la poésie et le charme ! Vers trente ans, l’âme, trop souvent froissée, a perdu sa fleur première. « La lutte avec le monde commence, » l’esprit l’emporte sur le cœur, et tout devient plus froid. — Il faut arriver aux dernières années et aux dernières scènes de l’existence, pour retrouver l’intérêt profond et saisissant.
  6. Goethe a assisté à cinq périodes bien distinctes de la vie littéraire de son pays. Étudiant à Leipzig, il a vu avec Gottsched la fin de l’école prétendue française, et il a écrit des comédies dans le genre français du dix-huitième siècle. — Étudiant à Strasbourg, il a vécu au milieu de la tempête (Sturm und Drang) d’où est sortie la nouvelle littérature allemande, et il a écrit Gœtz et Werther, qui l’ont fait roi de cette littérature. — À Weimar, il s’est servi de sa souveraineté pour faire régner avec lui la doctrine sereine de l’art grec, et il a écrit Iphigénie. — Dans sa vieillesse, il a vu fleurir le romantisme néo-catholique, néo-féodal, néo-barbare ; il l’a poursuivi, raillé, maudit. — Enfin, au moment de sa mort, apparaissait la jeune Allemagne, qui a renversé le romantisme.
  7. Dans ses Entretiens, notre Lamartine a dit à son tour : « Il me semble que je me juge bien en convenant avec une juste modestie que je ne fus pas un grand poëte, mais en croyant peut-être avec trop d’orgueil que dans d’autres circonstances et dans d’autres temps j’aurais pu l’être. Il aurait fallu pour cela que la destinée m’eût fermé plus hermétiquement et plus obstinément toutes les carrières de la vie active… Si j’avais concentré toutes les forces de ma sensibilité, de mon imagination, de ma raison dans la seule faculté poétique… je crois… que j’aurais pu accomplir quelque œuvre non égale, mais parallèle aux beaux monuments poétiques de nos littératures… Il en a été autrement, il est trop tard pour revenir sur ses pas !… » — Je rapproche ces deux témoignages de deux des plus grands poètes du siècle en souhaitant qu’ils tombent sous les yeux de leur successeur ; peut-être, grâce à cet aveu de ses devanciers, serait-il plus sage qu’eux ? Malheureusement nous ne pouvons guère l’espérer, car Goethe lui-même a dit que les erreurs des pères sont toujours perdues pour les enfants. Au moins dans notre siècle, la politique semble inévitable. Est-ce tout à fait un mal ? Gœthe a laissé moins de beaux vers, mais il a, comme ministre, rendu d’immenses services au grand-duché de Weimar, et par suite à l’Allemagne entière. Lamartine n’a pas écrit l’épopée qu’il rêvait, mais il a écrit quelques lois qui valent bien des chants épiques. Le bien a profité des pertes du beau. Quand une grande âme est active, ce qu’elle fait reçoit toujours sa noble et durable empreinte.
  8. Mort très-jeune. On a de lui un joli roman : Édouard à Rome, 1840 ; Breslau, 2 vol.
  9. Goethe avait rapporté d’Italie un plâtre très-beau, de grandeur colossale, de la Juno Ludovisi. Il s’enivrait de la vue de cette sublime image, d’une si majestueuse sérénité. Goethe aurait pu dire : « Je suis l’élève de la Juno Ludovisi » comme jadis Michel-Ange avait dit : Je suis l’élève du Torse.
  10. Réunion d’étudiants. On y chante, on y boit, on y rit beaucoup. Les étrangers peuvent y assister à titre d’invités.
  11. Sans doute de Berlin.
  12. Voir l’article de Goethe intitulé les trois Parias. (Le poëme de Gœthe, les tragédies de Michel Béer et de Casimir Delavigne.)
  13. Né en 1789. Il avait étudié à Paris, sous Droz ; son Thésée lui avait valu un grand prix. Il est mort en 1845, graveur en chef des monnaies de la Prusse.
  14. Nous avons même en France une Bible des familles, et depuis peu un Béranger des familles.
  15. Proverbe allemand. Goethe soit en parlant, soit en écrivant, a toujours aimé encadrer la sagesse des nations dans la sienne.
  16. Voir dans ses poésies. (Werke, IV, 123, 158.) Madame de Spiegel habite toujours Weimar. Son mari était maréchal du palais.
  17. Tiedge, né en 1752, mort en 1841. Sa jeunesse fut remplie de souffrances de corps et d’esprit. Après une grave maladie, il resta estropié du pied. Il n’arriva à une vie indépendante que dans sa vieillesse. C’est en 1801 que parut « Uranie, poëme lyrique, didactique, sur Dieu, l’immortalité et la liberté. » En 1825. il avait eu vingt éditions.
  18. Il faut ne pas vouloir comprendre Goethe pour dire qu’il blâme la conviction en notre immortalité ; personne, au contraire, n’a été plus fortement pénétré de cette conviction, qu’il faisait reposer sur des vues philosophiques profondément méditées. Ce qu’il raille, et avec raison, ce sont les fades romans sur la vie future, les rêves mystiques, amollissants, qui veulent se donner pour des certitudes démontrées. Que l’on se rappelle son grand principe : se tenir sur la limite extrême de ce que l’on peut concevoir, mais ne jamais dépasser cette limite, car immédiatement au delà commence le pays des chimères, avec ses brouillards et ses fantômes, dangereux pour la santé de l’esprit.
  19. Watteau, les Charmes de la vie. Voir Schuchardt, Collections de Goethe ; 1, 214.
  20. Ce rapprochement entre Watteau et Caldéron peut paraître d’abord singulier, mais en réfléchissant on voit que ce sont en effet deux romantiques, c’est-à-dire deux artistes qui, sans s’inquiéter des chefs-d’œuvre du passé, ont tracé des tableaux entièrement originaux, inspirés uniquement par la réalité qu’ils avaient sous les yeux. Leurs créations poétiques sont des souvenirs nés de leur vie, et non de leurs lectures. De plus, le siècle de Caldéron comme le siècle de Watteau sont des époques élégantes et galantes. Plusieurs scènes des pièces de Caldéron, vues sur le théâtre, en Allemagne, rappellent tout à fait les tableaux de Watteau.
  21. Peintre allemand qui a vécu en Italie ; mort en 1705.
  22. On se rappelle que, par la même raison sans doute, Goethe ne pouvait souffrir les chiens. Leur regard, qui a parfois une expression presque humaine, lui faisait peur. Il y a là un mystère qu’il ne pouvait pénétrer et qu’il écartait de sa vue pour ne pas en être obsédé. Voir plus loin sa conversation avec Falk.
  23. Il me semble que l’on pénétrera bien la pensée de Goethe en se rappelant les romans de M. Mérimée, « le favori » de Goethe. Ses peintures de la vie sont fines et exactes, mais ne sont-elles pas un continuel persiflage ?
  24. C’est un des principes de Goethe dans sa Théorie des couleurs.
  25. Professeur de peinture à Dresde ; mort en 1840.
  26. Goethe pense évidemment à Mirabeau ; mais il a tort de généraliser et surtout d’établir une différence entre la France et l’Angleterre. Walpole n’est pas un homme d’État français. Je me borne à cet exemple.
  27. Sous le roi Louis de Bavière, cette œuvre a été accomplie (1845).
  28. Beaucoup d’habitants de Weimar s’y rendent, surtout après leur diner, vers deux heures, pour y prendre leur café, et à toute heure pour y boire de la bière.
  29. Cette maisonnette existe encore. C’est un des cadeaux de Charles-Auguste à Goethe. Aujourd’hui un jardinier de bonne maison ne consentirait pas à y loger sans embellissements préalables. Goethe l’a habitée avec bonheur pendant des années, et il y a composé une grande partie de ses chefs-d’œuvre.
  30. Eckermann, on le verra encore plus loin, était un observateur très-attentif des mœurs des oiseaux. Son fils est devenu peintre d’animaux.
  31. Ce passage rappelle le portrait plus complet que M. Cousin a tracé en 1817 (dans ses Souvenirs d’Allemagne) : « Goethe est un homme d’environ soixante-neuf ans, il ne m’a pas paru en avoir soixante. Il a quelque chose de Talma, avec un peu plus d’embonpoint. Peut-être aussi est-il un peu plus grand. Les lignes de son visage sont grandes et bien marquées : front haut, figure assez large, mais bien proportionnée ; bouche sévère, yeux pénétrants, expression générale de réflexion et de force… Sa démarche est calme et lente comme son parler, mais, à quelques gestes rares et forts qui lui échappent, on sent que l’intérieur est plus animé que l’extérieur… »
  32. Voir parmi les Poésies écrites dans la forme antique le Rocher choisi.
  33. Personnage burlesque qui revient souvent dans les vaudevilles écrits à Vienne. Berlin a de même ses types locaux, connus de tous les Allemands.
  34. Sans doute la Pantoufle de verre et Berengar.
  35. Je suppose que Goethe pense à l’Élégie des Nymphes de Vaux. La Fontaine a montré ce jour-là de la « grandeur de caractère, » mais dans ses Fables il s’est contenté d’être un charmant poète. Goethe, si loin de la France, pouvait croire que la Fontaine a joué sous Louis XIV le rôle de paysan du Danube.
  36. Dans la pensée de Goethe, son roman est le tableau idéal, l’exaltation du mariage. La plupart des critiques y ont trouvé, au contraire, une attaque contre le mariage. Nous avons vu en France d’illustres exemples de ces méprises entre l’auteur et le public. — Les écrivains de génie ont souvent dans leurs peintures une naïveté hardie que les esprits peu avisés ou malveillants prennent facilement pour de l’impudence. Le poëte a fait son rêve dans le ciel ; on lui rappelle brutalement qu’il devait être lu par des intelligences fort terrestres.
  37. Les paroles de Goethe traduites d’une façon plus littérale, à l’allemande, sont celles-ci : « La direction du siècle était subjective, mes efforts étaient objectifs. » J’ai tàcbé d’être plus clair ; un passage d’une page précédente m’en faisait un devoir.
  38. Fille d’un médecin distingué, mort en 1847 ; aujourd’hui institutrice à la cour.
  39. L’auteur des Prolégomènes. Il mourut peu de temps après cette visite. Dans ses lettres à Zelter. Goethe parle plusieurs fois de l’esprit de contradiction qui caractérisait Wolf. Il dit que les relations avec lui étaient souvent rendues par là stériles et insupportables. « Une telle folie, ajoute-t-il, amène à la fin à soutenir, par plaisir de contredire, le contraire de ce que l’on pense. » — En général, Goethe trouvait que les philologues et les mathématiciens étaient d’un commerce peu agréable : « les premiers, disait-il, ont pour métier de tout corriger, les autres de tout préciser, habitudes qui, transportées dans la vie de tous les jours, les rendent impatientants. » On se rappelle l’homme aux Pourtant !… dans Werther.
  40. Voir à Dresde le Cimetière juif ; au Louvre le n° 470, et aussi les n" 205, de Hobbema ; 579, de Wynants.
  41. Goethe a écrit sous ce titre : Sainte famille, la petite poésie suivante : le doux enfant ! ô l’heureuse mère ! Comme on voit qu’ils sont tous deux l’un à l’autre leur unique joie ! — Quels transports me donnerait la vue de cette ravissante peinture, si je n’étais pas obligé d’être devant ce groupe comme un pauvre dévot, comme un saint, comme Joseph !
  42. Pensée exprimée d’une façon obscure et que j’ai un peu paraphrasée. Voici comment je la comprends ; Goethe veut que la vie soit comme un drame, comme son Faust, par exemple. Il y a dans le drame une fable quelconque qui intéresse et attache le vulgaire, mais celle fable n’est rien en réalité ; les événements dont elle se compose ne sont importants que par leur signification symbolique. Là est le vrai intérêt du drame. De même pour la vie : les événements extérieurs ne sont importants que par le bien et le mal qu’ils apportent dans l’âme. Que Goethe ait formé de bons comédiens ou qu’il ait écrit de bonnes tragédies, ces deux actions si différentes en apparence n’en sont qu’une en réalité, si elles doivent avoir le même effet intérieur sur lui, si elles doivent contribuer également à son perfectionnement.
  43. King Coal’s Levee, or geological Etiquette, by John Scafe. Goethe a donné de ce poëme une analyse détaillée dans ses œuvres scientifiques.
  44. Goethe ne l’admettait pas, parce qu’il la croyait en contradiction avec les procédés habituels de la nature, qui ne fait rien brusquement, et dont la marche est lente, continue, éternelle : Non natura per saltus. Même en géologie, il n’aimait pas les révolutions violentes ; aussi il penchait vers les théories neptuniennes et défendait Werner. C’était là peut-être une petite erreur de point de vue. Les bouleversements de la surface terrestre ne nous paraissent violents et désordonnés qu’à cause de notre immense petitesse.
  45. Acte Ier, scène iv.
  46. Publiciste distingué, conseiller intime du roi de Hanovre ; mort en 1856.
  47. La Charlotte de Werther, mariée à Kestner, le type du froid Albert.
  48. Sénateur de Francfort, mort en 1838. Une poésie de Goethe lui est dédiée. (Werke. IV. 105, 185.)
  49. Neveu du beau-frère de Goethe. Il a rempli diverses fonctions importantes à Francfort, et publié plusieurs ouvrages de politique et de théologie ; mort en 1851.
  50. Madame de Staël, qui n’avait pas l’imagination si délicate, si athénienne de Goethe, a traduit cette ode sans être le moins du monde choquée, Elle a trouvé « fort heureux » ce que Goethe trouve ridicule. Plus le goût est parfait, plus facilement il reçoit de vives blessures.
  51. Herder avait parfaitement vu les beautés de Gœtz, et dans une lettre à sa fiancée il en fait le plus grand éloge. Mais en écrivant à l’auteur lui-même, il insistait plutôt sur les défauts. C’est là agir en ami sévère, mais en vrai ami.
  52. Anglais qui habitait Weimar.
  53. En France, les noms de grandes batailles qui viendraient les premiers sur nos lèvres seraient Austerlitz et Iéna ; en Allemagne, on se rappelle plutôt Leipsick et Waterloo. Notre mémoire a des complaisances involontaires et sait souvent nous flatter sans que nous en ayons conscience.
  54. C’est-à-dire de respect profond devant les grandes vérités de l’ordre moral. Goethe prononcerait-il aujourd’hui le même jugement ? En 1824, il pensait surtout aux Français du dix-huitième siècle, qui ressemblent peu aux Français du dix-neuvième ; il pensait aux fils de Voltaire ; ils sont moins nombreux de nos jours que les fils de Rousseau. La France représente toujours dans le monde le parti de la révolution, c’est-à-dire le parti de la justice et du droit, c’est là sa gloire, mais elle ne représente plus le parti de l’impiété ; elle a une foi indépendante plus religieuse qu’aucune foi soumise. Déjà en 1827, Goethe adoucissait son arrêt.
  55. Horn (1781-1857), Hoffmann (1776-1822), Clauren (1771-1854), romanciers en vogue vers 1820.
  56. En français dans le texte.
  57. Goethe avait, dans l’intimité, une façon assez originale de partager l’humanité. Elle se divise, disait-il, en deux grandes classes : d’un côté sont les poupées, qui jouent bien ou mal un rôle appris, créatures nulles pour le philosophe, et qui forment la majorité ; de l’autre côté est le petit groupe des natures, restées telles que Dieu les a créées. « Être une nature » c’était dans sa bouche l’éloge suprême. (Voir Falk.)
  58. Botaniste célèbre. Professeur d’abord à Bonn, puis à Breslau, mort en 1858.
  59. Michel Beer, frère du compositeur. — Voir l’article de Goethe dans ses Mélanges.

Errata :

c2 texte corrigé, voir ERRATA, Ier volume.

c3 texte corrigé, voir ERRATA, Ier volume.

c4 texte corrigé, voir ERRATA, Ier volume.