Conversations de Goethe/Année 1823

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. 16-77).

* Lundi, 9 février 1823.

Ce soir chez Goethe, que j’ai trouvé seul, causant avec Meyer. J’ai feuilleté un album qui contient des autographes de personnages célèbres des siècles passés[1], par exemple de Luther, d’Erasme, de Mosheim, etc. Ce dernier avait écrit en latin ces mots remarquables : « La réputation est une source de peine et de souffrances, l’obscurité une source de bonheur. »

* Lundi, 23 février 1823.

Goethe est tombé il y a quelques jours gravement malade ; hier on avait perdu tout espoir. Mais aujourd’hui s’est manifestée une crise qui semble devoir le sauver. Encore ce matin il a dit qu’il se considérait comme perdu ; plus tard, à midi, il a conçu l’espérance de triompher du mal, et ce soir il disait : « Si j’en reviens, il faut convenir que pour un vieillard j’ai joué trop gros jeu. »

* Mardi, 24 février 1823.

Aujourd’hui encore, la santé de Goethe donnait beaucoup d’inquiétudes, parce que dans le milieu du jour le mieux ne s’est pas montré comme hier. Dans un des accès d’affaiblissement, il a dit à sa belle-fille : « Je sens que le moment est venu, où la vie et la mort commencent à lutter. » Cependant le soir, le malade avait toute sa connaissance, et il a montré déjà de nouveau une gaieté railleuse : « Vous êtes trop timide dans votre manière de me soigner, a-t-il dit à Rehbein ; vous m’épargnez trop. Lorsque l’on a devant soi un malade tel que moi, il faut le traiter un peu à la Napoléon. » Il a bu ensuite une tasse de décoction d’arnica, qui hier, employée dans l’instant le plus dangereux, avait déterminé la crise heureuse. Goethe fit une gracieuse description de cette plante, et éleva haut comme le ciel l’énergie de ses effets. On lui dit que le médecin n’avait pas voulu permettre que le grand-duc le vît. « Si j’étais le grand-duc, s’écria Goethe, comme je vous aurais consulté, et comme je me serais inquiété de vous ! »

Dans un moment où il se trouvait mieux et où sa respiration semblait être plus libre, il parla avec facilité et clarté ; Rehbein glissa alors à l’oreille d’un des assistants ces mots : « une meilleure aspiration amène toujours après elle une meilleure respiration. » Goethe l’entendit, et dit avec beaucoup de gaieté : « Je sais cela depuis longtemps ; mais cette vérité n’est pas faite pour vous, vauriens[2] ! »

Goethe était assis dans son lit, en face de la porte ouverte de son cabinet de travail, où ses amis les plus proches étaient réunis sans qu’il le sût. Ses traits me paraissaient peu changés, sa voix était pure et intelligible, elle avait cependant un accent solennel comme l’accent d’un mourant : « Vous semblez croire, dit-il à ses enfants, que je suis mieux, mais vous vous abusez. » On chercha cependant à détourner gaiement ses appréhensions, et il sembla peu à peu se laisser persuader. Un nombre de personnes encore plus grand était entré dans son cabinet ; cela ne me semblait pas bon, car la présence de tant de monde devait nécessairement vicier l’air et gêner le service du malade. Je ne pus pas m’empêcher d’exprimer mon opinion, et je descendis dans la pièce du rez-de-chaussée, d’où j’envoyai un bulletin à son Altesse Impériale la grande-duchesse.

* Mercredi, 25 février 1823.

Goethe s’est fait rendre compte du traitement que l’on a suivi jusqu’à présent pour lui ; il a lu aussi les listes des personnes qui sont venues savoir de ses nouvelles et dont le nombre était chaque jour considérable. Puis il a reçu le grand-duc, et cette visite n’a pas paru plus tard l’avoir fatigué. Dans son cabinet de travail j’ai trouvé aujourd’hui moins de personnes, et j’en ai conclu avec plaisir que ma remarque d’hier avait porté son fruit.

Maintenant que le mal a disparu, on paraît en redouter les suites. Sa main gauche est enflée et on aperçoit des présages menaçants d’hydropisie. Dans quelques jours seulement on saura ce qu’il faut penser du dénoûment dernier de la maladie. Aujourd’hui pour la première fois Goethe a demandé un de ses amis, le plus ancien de tous, Meyer. Il voulait lui montrer une médaille rare qu’il a reçue de Bohême et dont il est ravi.

J’arrivai à midi, et, lorsque Goethe apprit que j’étais là, il me fit venir près de lui. Il me tendit la main en me disant : « Vous voyez en moi un ressuscité des morts. » Puis il me chargea de remercier Son Altesse Impériale pour l’intérêt qu’elle lui avait témoigné pendant sa maladie. « Ma guérison sera très-lente, ajouta-t-il, mais il n’en reste pas moins à messieurs les médecins l’honneur d’avoir avec moi fait un petit miracle. »

Après quelques minutes je me retirai. Son teint est bon, mais il est très-aimaigri et il respire encore avec quelque difficulté. Il m’a semblé que la parole lui était moins aisée qu’hier. L’enflure du bras gauche est très-visible ; il tient ses yeux fermés et ne les ouvre que lorsqu’il parle.

* Lundi, 2 mars 1823.

Ce soir, chez Goethe, que je n’avais pas vu depuis plusieurs jours. Il était assis dans son fauteuil, et il avait auprès de lui sa belle-fille et Riemer. Le mieux était frappant. Sa voix avait repris son timbre naturel, sa respiration était libre ; sa main n’était plus enflée, son apparence était celle de la santé ; sa conversation était facile. Il se leva, alla dans sa chambre à coucher et revint sans embarras. On but le thé près de lui, et, comme c’était pour la première fois depuis sa maladie, je reprochai en plaisantant à madame de Goethe d’avoir oublié de mettre un bouquet sur la table. Madame de Goethe prit aussitôt à son chapeau un ruban de couleur et l’attacha à la cafetière. Ce trait de gaieté parut faire grand plaisir à Goethe.

Ensuite nous avons regardé une collection d’imitations de pierres précieuses que le grand-duc a fait venir de Paris.

* Samedi, 22 mars 1823.

Aujourd’hui, pour célébrer la guérison de Goethe, on a joué au théâtre son Tasso, avec un prologue de Riemer déclamé par madame de Heigendorf[3]. Son buste a été, au milieu des acclamations des spectateurs émus, couronné de laurier. Après la représentation, madame de Heigendorf s’est rendue chez Goethe. Elle avait encore le costume de Léonore, et elle lui a présenté la couronne du Tasse que Goethe a acceptée pour en orner le buste de la grande-princesse Alexandra[4].

* Mercredi, 1er avril, 1823.

J’ai apporté à Goethe, de la part de Son Altesse Impériale, un numéro du journal français la Mode, dans lequel on parlait d’une traduction de ses œuvres. À cette occasion nous avons causé du Neveu de Rameau, dont l’original a été longtemps perdu. Plusieurs Allemands ont cru que cet original n’avait jamais existé et que tout était invention de Goethe. Mais Goethe assure qu’il lui aurait été absolument impossible d’imiter les fines peintures et le style de Diderot, et que le Rameau allemand n’est rien de plus qu’une très-fidèle traduction.

* Vendredi, 3 avril 1823.

Passé une partie de la soirée chez Goethe avec M. le directeur général des bâtiments Coudray. Nous avons causé du théâtre et des améliorations qui y ont été introduites depuis quelque temps. « Je le remarquais, dit Goethe en riant, sans y aller. En effet, il y a deux mois, mes enfants en revenaient toujours mécontents. Le plaisir qu’on avait voulu leur donner ne leur plaisait jamais. Mais maintenant ce n’est plus le même chapitre : ils rentrent avec des visages resplendissants de joie, parce qu’ils ont enfin pu pleurer autant qu’ils le désiraient. Hier c’est à un drame de Kotzebue qu’ils ont dû cette « volupté des larmes. »

* Lundi, 13 avril 1823.

Le soir, seul avec Goethe. Causé de la littérature, de lord Byron, de Sardanapale, et de Werner. Puis nous arrivâmes au Faust, dont Goethe parle souvent et avec plaisir. Il désirait qu’on le traduisît en français, et cela dans le style de Marot. Il le considère comme la source où Byron est venu puiser l’âme de Manfred. Goethe trouve que Byron, dans ses deux dernières tragédies, a fait un progrès marqué, parce qu’il y apparaît moins sombre et moins misanthropique. Nous avons parlé ensuite du texte de la Flûte enchantée[5], dont Goethe a écrit une suite, sans avoir trouvé encore un compositeur capable de traiter convenablement le sujet. Il convient que la première partie que l’on joue est pleine d’invraisemblance et de plaisanteries que tout le monde ne sait pas mettre à leur place et apprécier ; mais cependant, quoiqu’il en soit, on doit reconnaître que l’auteur entendait parfaitement l’art d’agir par les contrastes et d’amener de grands effets de théâtre.

* Mercredi, 15 avril 1823.

Le soir, chez Goethe, avec la comtesse Caroline Egloffstein[6]. Goethe a plaisanté sur les Almanachs allemands[7], et sur les autres publications périodiques, toutes pleines de cette sentimentalité ridicule, qui semble à l’ordre du jour. La comtesse observa que les romanciers allemands avaient commencé par gâter le goût de leurs nombreux lecteurs, et que maintenant en revanche les lecteurs perdaient les romanciers, car ceux-ci, pour que leurs manuscrits pussent trouver un éditeur, devaient se conformer au mauvais goût dominant du public.

* Dimanche, 26 avril 1823.

J’ai trouvé Coudray et Meyer chez Goethe. On a causé sur différents sujets : « La bibliothèque grand ducale, a dit entre autres Goethe, possède un globe qui a été construit sous Charles V, par un Espagnol. On trouve dessus quelques curieuses inscriptions, par exemple celle-ci : « Les Chinois sont une nation qui a beaucoup de ressemblance avec les Allemands. » Autrefois, continua-t-il, on avait l’habitude sur les cartes de dessiner dans les déserts d’Afrique des images de bêtes féroces. Aujourd’hui l’habitude est passée ; les géographes aiment mieux nous laisser carte blanche[8], »

* Mercredi, 6 mai 1823.

Le soir, chez Goethe. Il a cherché à me donner une idée de la théorie des couleurs. « La lumière blanche, dit-il, n’est pas du tout la réunion de couleurs différentes ; la lumière seule ne peut produire aucune couleur, il faut une certaine modification, un certain mélange de lumière et d’ombre. »

* Mardi, 15 mai 1823.

J’ai trouvé Goethe occupé à réunir ses petites poésies et les billets écrits à différentes personnes. « Autrefois, dit-il, je traitais mes affaires plus légèrement, je négligeais de conserver des copies ; des centaines de poésies de ce genre se sont perdues. »

* Lundi, 2 juin 1823.

Le Chancelier, Riemer et Meyer étaient chez Goethe. On a parlé des poésies de Béranger, et Goethe en a commenté et paraphrasé quelques-unes avec beaucoup d’originalité et de bonne humeur. Ensuite on a causé physique et météorologie. Goethe a la pensée de composer une théorie des lois de la température, il y attribuera l’élévation et l’abaissement du baromètre à l’action unique du globe terrestre[9].

« Messieurs les savants, et surtout messieurs les mathématiciens, continua Goethe, ne manqueront pas de trouver mes idées fort ridicules, ou ils feront encore mieux, ils se donneront le ton de ne pas en prendre la moindre connaissance. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils disent que je ne suis pas du métier.

— L’esprit de caste des savants, repris-je, est pardonnable. Si quelques erreurs se sont glissées dans leurs théories et s’y maintiennent, la cause, c’est que les savants ont reçu ces erreurs comme des dogmes au temps où ils étaient encore sur les bancs de l’école.

— Oui, c’est cela même, s’écria Gœthe. Vos savants agissent comme nos relieurs de Weimar. Le chef-d’œuvre qu’on leur demande pour être reçu dans la corporation n’est pas du tout une jolie reliure dans le goût le plus moderne. Non, pas du tout ! Il faut qu’ils produisent encore une grosse Bible in-folio à la mode d’il y a deux ou trois siècles, avec d’épaisses couvertures en gros cuir. Ce travail est absurde, mais les pauvres artisans s’en trouveraient mal s’ils voulaient prouver que leurs examinateurs sont des niais. »

Weimar, mardi, 10 juin 1823[10].

Je suis arrivé ici depuis peu de jours, et aujourd’hui, pour la première fois, je suis allé chez Goethe. L’accueil a été extrêmement affectueux, et l’impression que sa personne a faite sur moi a été telle, que je compte ce jour parmi les plus heureux de ma vie.

Il m’avait hier, sur ma demande, indiqué midi comme le moment où il pourrait me recevoir. J’allai à l’heure dite, et trouvai son domestique m’attendant déjà et prêt à m’introduire. L’intérieur de sa maison me fit une très-agréable impression ; sans être riche, tout a beaucoup de noblesse et de simplicité ; quelques plâtres de statues antiques placés dans l’escalier rappellent le goût prononcé de Goethe pour l’art plastique et pour l’antiquité grecque. Je vis au rez-de-chaussée plusieurs femmes occupées dans la maison, passer et repasser. Je vis aussi un des beaux enfants d’Ottilie, qui s’approcha sans défiance de moi et me regarda avec de grands yeux. Après ce premier coup d’œil, je montai au premier étage avec le domestique, dont la langue était toujours en mouvement. Il ouvrit la porte d’une pièce, sur le seuil de laquelle on lisait en passant le mot Salve, présage d’un accueil amical. Nous traversâmes cette chambre, et nous entrâmes dans une seconde, un peu plus spacieuse, où il me pria d’attendre, pendant qu’il allait prévenir son maître. La température de cette pièce ranimait par sa très-grande fraîcheur ; un tapis couvrait le sol ; la couleur rouge du canapé et des chaises donnait de la gaieté à l’ameublement ; sur un côté était un piano, et aux murs étaient suspendus des dessins et des tableaux de genres divers et de différentes grandeurs. Une porte ouverte laissait voir une autre chambre également ornée de tableaux, et par laquelle le domestique était allé m’annoncer.

Goethe, en redingote bleue et en souliers, entra peu de moments après. — Noble figure ! J’étais saisi, mais les paroles les plus amicales dissipèrent aussitôt mon embarras. Nous nous assîmes sur le sofa. Le bonheur de le voir, d’être près de lui, me troublait, je ne savais presque rien ou rien lui dire.

Il se mit aussitôt à me parler de mon manuscrit[11]. « Je sors d’avec vous, dit-il ; toute la matinée j’ai lu votre écrit, il n’a besoin d’aucune recommandation, il se recommande de lui-même. » Il me dit que les pensées y étaient claires, bien exposées, bien enchaînées, que l’ensemble reposait sur une base solide, et avait été médité avec soin. « Je veux l’expédier vite, ajouta-t-il ; aujourd’hui j’écris à Cotta par le courrier, et demain j’envoie le paquet par la poste. »

Nous parlâmes de mes projets de voyage. Je ne pouvais me rassasier de regarder les traits puissants de ce visage bruni, riche en replis dont chacun avait son expression, et dans tous se lisaient la loyauté, la solidité, avec tant de calme et de grandeur ! Il parlait avec lenteur, sans se presser, comme on se figure que doit parler un vieux roi. On voyait qu’il a en lui-même son point d’appui et qu’il est au-dessus de l’éloge ou du blâme. Je ressentais près de lui un bien-être inexprimable ; j’éprouvais ce calme que peut éprouver l’homme qui, après longue fatigue et longue espérance, voit enfin exaucés ses vœux les plus chers. Il me parla de ma lettre, et me dit que j’avais raison en soutenant que, si un homme a su traiter avec clarté un certain sujet, il a prouvé par là qu’il pouvait se distinguer dans beaucoup d’autres occasions toutes différentes. « On ne peut pas savoir comment les choses tourneront, dit-il ; à Berlin, j’ai beaucoup de belles connaissances ; nous verrons ; j’ai pensé à vous ces jours-ci. » Et, en parlant ainsi, il souriait en lui-même d’un air affectueux. Il m’indiqua toutes les curiosités que j’avais encore à visiter à Weimar, et me dit qu’il prierait son secrétaire, M. Krœuter, de vouloir bien me conduire partout. Mais surtout il me recommanda de ne pas manquer d’aller au théâtre. Nous nous séparâmes très-amicalement. J’étais on ne peut plus heureux, car chacune de ses paroles respirait la bienveillance, et je sentais qu’il avait une bonne opinion de moi.

Mercredi, 11 juin 1823.

J’ai reçu ce matin une carte de Goethe sur laquelle était une nouvelle invitation de me rendre chez lui. Je suis resté une petite heure. Il m’a paru aujourd’hui tout autre qu’hier ; il semblait en tout vif et décidé comme un jeune homme. En entrant, il m’apporta deux gros volumes et me dit : « Il ne faut pas que vous partiez si vite ; il faut que nous fassions plus ample connaissance. Je désire vous voir et causer davantage avec vous. Mais, pour ne pas rester dans le champ trop vaste des généralités, j’ai pensé à un travail positif qui sera entre nous un intermédiaire pour nous lier et pour converser. Ces deux volumes renferment le Journal littéraire de Francfort, des années 1772 et 1773 ; c’est là que tous les petits articles de critique que j’écrivais alors ont été publiés. Ils ne sont pas signés ; mais, comme vous connaissez ma manière de penser, vous les distinguerez bien des autres. Je voudrais que vous voulussiez bien examiner avec soin ces travaux de jeunesse, pour me dire ce que vous en pensez. Je désire savoir s’ils méritent d’être introduits dans la prochaine édition de mes œuvres[12]. Ces écrits sont maintenant trop loin de moi, je n’ai plus de jugement sur eux. Vous, jeunes gens, vous devez sentir s’ils ont pour vous de la valeur et jusqu’à quel point, dans l’état actuel de la littérature, ils peuvent être encore utiles. J’en ai déjà fait prendre des copies que vous aurez plus tard pour les comparer avec l’original. Dans la dernière rédaction, il est possible aussi qu’il soit bon de faire çà et là quelques suppressions ou quelques corrections sans altérer le caractère de l’ensemble. »

Je lui répondis que je m’essayerais très-volontiers sur ce travail, et que mon vœu le plus vif était de réussir à son gré.

« Quand vous aurez commencé, vous verrez, dit-il, que ce travail est comme fait pour vous ; cela ira tout seul. »

Il me dit alors qu’il allait passer l’été à Marienbad, qu’il désirait me voir rester à Iéna jusqu’à son retour. « Je me suis occupé d’un logement, ajouta-t-il, et j’ai pris tous les soins nécessaires pour que vous ayez là toutes vos aises. Vous trouverez tous les secours que vos études réclament, vous aurez des relations avec des personnes distinguées, et, de plus, la contrée est si variée, que vous avez bien cinquante promenades différentes à faire, toutes agréables et presque toutes très-favorables à la réflexion solitaire. Vous aurez ainsi le loisir et l’occasion d’écrire du nouveau pour vous-même, et en même temps vous ferez ce que je demande de vous. »

Je n’avais rien à opposer à ces projets. J’acceptai tout avec joie. Son adieu fut encore plus amical que d’habitude, et il me donna rendez-vous au surlendemain pour un nouvel entretien.

Lundi, 16 juin 1823.

Je suis allé, ces jours-ci, plusieurs fois chez Goethe. Aujourd’hui nous n’avons presque parlé que de nos affaires. Je lui ai dit ce que je pensais de ses articles de critique de Francfort, et je les ai appelés « des échos de ses années d’Université ; » cette expression a paru lui plaire, parce qu’elle indique le point de vue sous lequel on doit considérer ces travaux de jeunesse. Il m’a donné ensuite les onze premières livraisons de son journal l’Art et l’Antiquité, pour que je les emporte aussi à Iéna avec le Journal de Francfort.

« Je désire que vous examiniez bien ces livraisons, a-t-il dit, et que non-seulement vous en fassiez une table analytique générale, mais que vous indiquiez aussi quels sont les sujets qui ne peuvent pas être considérés comme entièrement traités ; par là je verrai quels sont les fils que je dois ressaisir pour continuer le réseau. Je gagnerai beaucoup par ce secours, vous-même vous gagnerez par ce travail positif une connaissance bien plus approfondie du contenu de ces articles, vous vous les approprierez bien mieux que par une lecture ordinaire faite en ne songeant qu’à votre plaisir. »

Toutes ces idées me paraissaient justes, et j’acceptai ce nouveau travail.

Jeudi, 19 juin 1823.

Je voulais être aujourd’hui à léna, mais Goethe m’a prié de vouloir bien pour lui rester jusqu’à dimanche. Il m’a donné des lettres de recommandation, entre autres une pour la famille Frommann[13] « Vous vous plairez dans ce cercle, me dit-il, j’ai passé là de beaux soirs. Jean-Paul, Tieck, les Schlegel, tout ce qui a un nom en Allemagne a vécu là autrefois et avec plaisir, et c’est encore aujourd’hui le point de réunion d’un grand nombre de savants, d’artistes et de personnes distinguées de tout genre. Dans quelques semaines, écrivez-moi à Marienbad, pour me faire savoir comment vous vous portez et comment vous vous plaisez à Iéna. J’ai dit à mon fils d’aller vous voir pendant mon absence. »

Tant de sollicitude de la part de Goethe m’inspirait de vifs sentiments de reconnaissance, et j’étais heureux de voir qu’il me traitait comme un des siens et qu’il voulait que je fusse considéré comme tel.

Le 21 juin j’avais pris congé de Goethe. Grâce à ses lettres de recommandation, je trouvai à Iéna le meilleur accueil. Je fis sur les quatre volumes d’Art et Antiquité le travail qu’il m’avait demandé, et je le lui envoyai à Marienbad avec une lettre où je lui disais que j’avais l’intention de quitter Iéna et d’aller habiter une grande ville. Iéna me semblait trop monotone. Je reçus aussitôt la réponse suivante :

« La table analytique m’est exactement parvenue ; elle répond tout à fait à mes désirs et remplit mon but. Que je trouve à mon retour les articles de Francfort rédigés de la même façon, et je vous devrai les meilleurs remercîments. Déjà, tout en ne disant rien, je m’occupe à m’acquitter avec vous en réfléchissant ici à vos pensées, à votre situation, à vos désirs, au but que vous cherchez, à vos plans d’avenir. Je serai, à mon retour, prêt à causer à fond avec vous sur ce qui peut vous convenir. Aujourd’hui, je n’ajoute pas un mot. Le départ de Marienbad me préoccupe et m’occupe beaucoup ; il est vraiment bien pénible de rester si peu de temps avec les personnes si remarquables que j’ai trouvées ici.

« Puissé-je vous trouver au sein de votre activité paisible, elle vous mènera un jour par la voie la plus sûre et la plus pure à l’expérience et à la connaissance du monde. Adieu, je pense avec joie à nos relations futures qui seront longues et intimes.

« Goethe. »
« Marienbad, le 14 août 1823.

Cette lettre me fit le plus vif plaisir, et je fus dès lors décidé à me laisser entièrement guider par Goethe. Il revint le 15 septembre de Marienbad, si bien portant, si vigoureux, qu’il pouvait faire plusieurs lieues à pied. C’était un vrai bonheur de le regarder.

Aussitôt après nous être mutuellement et joyeusement salués, Goethe me dit : « Je vais tout vous dire en un mot : Je désire que vous restiez cet hiver près de moi à Weimar. » Ce furent là ses premiers mots ; il ajouta : « Ce qui vous convient le mieux, c’est la poésie et la critique. Vous avez pour ces deux genres des dispositions naturelles, c’est là votre métier ; vous devez vous y tenir, et il vous procurera bientôt une excellente existence, mais il y a bien des choses qui, sans se rattacher spécialement à ce qui vous occupe, doivent cependant être apprises. Il s’agit de les apprendre vite. C’est ce que vous ferez cet hiver avec nous à Weimar ; vous serez étonné à Pâques du chemin que vous aurez fait. Tout sera au mieux pour vous, car tout ce qui peut vous servir dépend de moi. Vous aurez alors acquis de la solidité pour toute votre existence, vous vous sentirez à votre aise, et partout où vous irez, vous irez sans inquiétudes. Je m’occuperai d’un logement pour vous dans mon voisinage, car il ne faut pas perdre cet hiver un seul instant. On rencontre réunies à Weimar bien des choses utiles, et peu à peu vous trouverez dans la haute classe une société égale à la meilleure de n’importe quelle grande ville. Je suis lié avec des hommes très-distingués ; vous ferez peu à peu connaissance avec eux, et leur commerce sera pour vous à un haut degré instructif et utile. » Il me nomma plusieurs personnes, me dit en peu de mots leurs mérites distinctifs, et continua : « Où pourriez-vous trouver, sur un petit espace, tant d’avantages ? Nous avons aussi une bibliothèque excellente, et un théâtre qui, dans ce qu’il y a de plus important, ne le cède à aucun théâtre d’aucune ville allemande. Je vous le répète donc : restez avec nous, et non pas seulement cet hiver ; choisissez Weimar pour votre séjour définitif. Les portes et les rues qui en partent conduisent à tous les bouts du monde. Vous voyagerez en été, et vous verrez petit à petit ce que vous avez le désir de voir. Moi, voilà cinquante ans que j’habite ici, et cependant où ne suis-je pas allé ? Mais toujours je suis revenu avec plaisir à Weimar. »

J’étais heureux de voir de nouveau Goethe près de moi, de l’entendre parler, et je sentais que je lui appartenais tout entier. « Si je te possède, si je peux, toi seul, te posséder, pensais-je, tout le reste me conviendra. » Je lui répétai que j’étais prêt à faire tout ce qu’il jugerait le meilleur dans ma situation.

Iéna, jeudi, 18 septembre 1823.

Hier matin, avant le départ de Goethe pour Weimar, j’ai été assez heureux pour passer une petite heure avec lui. Il m’a tenu une conversation du plus haut intérêt, qui pour moi est sans prix et qui étendra son influence bienfaisante sur toute ma vie. Tous les jeunes poètes allemands devraient la connaître, elle leur profiterait.

Il me demanda si j’avais cet été écrit des poésies. C’est ainsi que l’entretien commença. Je lui répondis que j’en avais bien écrit quelques-unes, mais que je manquais du calme nécessaire. « Défiez-vous, me dit-il, d’une grande œuvre. C’est là le défaut des meilleurs esprits, de ceux justement chez qui l’on trouve le plus de talent et les plus nobles efforts. Ce défaut a été le mien aussi, et je sais le mal qu’il m’a fait. Combien d’eau a coulé hors de la fontaine[14] ! Si j’avais fait tout ce que je pouvais fort bien faire, cent volumes n’y suffiraient pas.

« Le présent a ses droits ; les pensées, les sentiments qui chaque jour se pressent dans une âme de poëte veulent et doivent être exprimés ; mais, si on a dans la tête un grand ouvrage, il anéantit tout ce qui n’est pas lui. Toutes les pensées étrangères sont éloignées, et toutes les aises mêmes de la vie sont pour longtemps perdues. Quelle dépense, quelle tension des forces intellectuelles ne faut-il pas seulement pour ordonner en soi-même et pour organiser un grand ensemble ; et quelles forces, quelle vie tranquille et sans troubles ne faut-il pas pour procéder à l’exécution, pour fondre tout d’un seul jet d’expressions justes et vraies. Si l’on s’est trompé dans le dessin de l’ensemble, le travail entier est perdu ; si dans un vaste sujet on ne se trouve pas toujours pleinement maître des idées que l’on vient à traiter, alors de place en place se voit une tache, et on reçoit des blâmes. Le poëte, pour tant de fatigues, pour tant de sacrifices, ne trouve ni joies ni récompenses, mais bien des ennuis qui paralysent son énergie. Au contraire, si le poëte porte chaque jour sa pensée sur le présent, s’il traite immédiatement et quand l’impression est toute fraîche le sujet qui est venu s’offrir à lui, alors ce qu’il fera sera toujours bon, et, si par hasard il n’a pas réussi, il n’y a rien de perdu.

« Voyez Auguste Hagen, de Kœnigsberg ; c’est un très-beau talent ; avez-vous lu son poëme Olfried et Lisena[15] ? Il y a des passages qui ne peuvent pas être meilleurs qu’ils ne sont ; tout ce qui se passe sur la mer d’Orient, tout ce qui se rapporte à ces contrées est traité en maître. Mais ce ne sont là que de beaux passages ; l’ensemble ne plaira à personne. Et cependant que de peines, que de forces ont été consumées ! Il s’y est presque épuisé. Maintenant le voilà qui fait une tragédie ! » Goethe sourit et resta un instant à réfléchir. Je pris la parole, et dis qu’il me semblait que dans son journal l’Art et l’Antiquité il avait conseillé à Hagen de ne traiter que de petits sujets. « Certainement, répliqua Goethe, mais est-ce que l’on fait ce que nous autres vieillards nous disons ? Chacun croit qu’il doit connaître cela mieux que personne, et c’est ainsi que maint esprit se perd et que maint autre erre longtemps. Cependant le temps d’errer est passé ; c’était à nous, vieillards, d’errer ; à quoi auraient donc servi nos recherches et nos erreurs à nous tous, si vous, jeunes gens, vous voulez courir dans les mêmes routes. Alors nous n’avancerions jamais ! On doit à nous, les anciens, nous pardonner l’erreur, car nous ne trouvions pas les chemins tracés ; mais à qui vient plus tard dans le monde on demande davantage ; il ne doit pas de nouveau se tromper et chercher ; il doit mettre à profit le conseil des vieillards et tout de suite s’avancer sur la bonne voie. Ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant.

« Méditez donc un peu ces paroles, et voyez ce que vous en pensez. Je ne suis pas, à vrai dire, inquiet sur vous ; mais peut-être ce que je vous dis vous aidera-t-il à sortir rapidement d’une période dans laquelle vous ne devez pas maintenant vous attarder. Ainsi, comme je vous le dis, les petits sujets poétiques que chaque jour vous présente, rendez-les dans leur fraîcheur, immédiatement, et il est certain que ce que vous ferez sera bon ; chaque jour vous apportera une joie. Vous les publierez d’abord dans les Almanachs, dans les Revues, mais ne vous conformez jamais à des idées étrangères, agissez toujours d’après votre inspiration propre.

« Le monde est si grand et si riche, la vie si variée, que jamais les sujets pour des poésies ne manqueront. Mais toutes les poésies doivent être des poésies de circonstance, c’est-à-dire que c’est la réalité qui doit en avoir donné l’occasion et fourni le motif. Un sujet particulier prend un caractère général et poétique, précisément parce qu’il est traité par un poëte. Toutes mes poésies sont des poésies de circonstance[16] ; c’est la vie réelle qui les a fait naître, c’est en elle qu’ils trouvent leur fonds et leur appui. Pour les poésies en l’air, je n’en fais aucun cas.

« Que l’on ne dise pas que l’intérêt poétique manque à la vie réelle, car justement on prouve que l’on est poëte lorsqu’on a l’esprit de découvrir un aspect intéressant dans un objet vulgaire. La réalité donne le motif, les points principaux, en un mot l’embryon ; mais c’est l’affaire du poëte de faire sortir de là un ensemble plein de vie et de beauté. Vous connaissez Fürnstein, que l’on appelle le poète de nature. Il a fait un poème sur la culture du houblon ; et il n’y a rien de plus joli. Je lui ai conseillé[17] de faire des chansons d’ouvrier, et surtout des chansons de tisserand, et je suis persuadé qu’il réussira, car il a vécu depuis sa jeunesse parmi des tisserands ; il connaît à fond son sujet, et il sera maître de sa matière. Et c’est justement là l’avantage des petits sujets ; on n’a besoin de choisir et on ne choisira que des matières que l’on connaît et dont on est maître. Mais dans une grande machine poétique, il n’en est pas ainsi ; on ne peut pas reculer ; tout ce qui est compris dans l’ensemble du poëme, tout ce qui fait partie du plan conçu doit être peint, et cela avec une vérité frappante. Or, quand on est jeune, on ne connaît qu’un seul côté des choses, et il faut les connaître tous pour une grande œuvre ; aussi on échoue. »

Je dis à Gœthe que j’avais l’intention de faire un grand poëme sur les Saisons, et d’y introduire les occupations et les plaisirs de chaque état. « Voilà bien le même cas qui se présente, me dit Goethe ; vous pourrez réussir dans plusieurs peintures ; mais plusieurs autres, pour lesquelles vous n’avez pas fait assez d’études et d’observations, ne vous réussiront pas. Vous réussirez peut-être le Pêcheur, et puis peut-être ne réussirez-vous pas le Chasseur. Or, si dans l’ensemble une seule chose est défectueuse, l’œuvre est manquée comme ensemble, et, quelle que soit la perfection des parties détachées, vous n’avez rien créé de parfait. Peignez donc simplement ces parties isolées, indépendantes, qui sont à votre portée, et ce que vous ferez sera bon.

« Surtout je veux vous mettre en garde contre les grandes inventions puisées en vous-même, car alors on cherche à exposer un point de vue des choses, et quand on est jeune, ce point de vue est rarement juste. Il est trop tôt. Et puis le poëte, avec les caractères qu’il invente et les idées qu’il développe, perd une partie de son être, et plus tard, dans les autres productions, il n’a plus la même riche abondance ; il s’est dépouillé lui-même. Et enfin, pour imaginer, pour ordonner, combiner, nouer, que de temps consumé dont personne ne nous sait gré, en supposant que nous arrivions au bout de notre travail ! Au contraire, si l’on n’invente pas son sujet, si on le prend tout donné, tout est bien différent, tout est bien plus facile. Les faits, les caractères existent déjà, le poëte n’a que la vie à répandre partout. De plus, il reste possesseur de ses propres richesses intérieures, car il n’a à fournir que peu de lui-même. Sa dépense de temps et de force est aussi bien moindre, car il n’a que la peine de l’exécution. Je conseille, oui, même des sujets déjà traités. Combien d’Iphigénies n’a-t-on pas faites, et cependant toutes sont différentes ; chacun a vu et disposé les choses différemment, parce que chacun a suivi ses instincts.

« Ainsi laissez maintenant de côté toute grande entreprise. Vous travaillez péniblement depuis assez de temps ; il faut que vous connaissiez maintenant ce que la vie renferme de joies, et pour cela le meilleur moyen, c’est de vous occuper de petites poésies. »

Pendant cette conversation, nous nous promenions dans sa chambre ; j’approuvais chacune de ses paroles, dont tout mon être reconnaissait la vérité. Je me sentais à chaque pas plus léger et plus heureux, car je dois avouer que je succombais sous le poids de plusieurs grands projets que je ne pouvais parvenir à mettre à exécution. Je les ai maintenant abandonnés, et ils resteront là jusqu’à ce que j’aie du plaisir à reprendre et à tracer chaque partie l’une après l’autre, à mesure que mon expérience de la vie me rendra plus maître de chacun des sujets que j’avais à traiter. Grâce aux paroles de Goethe, j’ai gagné plusieurs années de sagesse et de progrès ; je sens au plus profond de mon âme quel inappréciable avantage il y a à rencontrer un vrai maître. Que n’apprendrai-je pas encore cet hiver près de lui ; que ne gagnerai-je pas par sa seule société, même dans les instants où il ne dit rien de frappant ! Sa personne, son seul voisinage, me semblent pleins d’enseignements, même lorsqu’il ne prononce pas un seul mot.

Weimar, jeudi 2 octobre 1823.

Hier, je suis revenu par un très-beau temps d’Iéna. Aussitôt après mon arrivée, Goethe, pour ma bienvenue à Weimar, m’a envoyé un abonnement au théâtre. Toute la maison de Goethe était en mouvement par suite des visites que font dans ce moment l’ambassadeur français Reinhard[18] et le conseiller de gouvernement prussien Schultz[19], arrivés de Berlin.

Ce matin, je suis allé chez Goethe. Il s’est félicité de mon arrivée et s’est montré plein de bonté et d’amabilité. Au moment où je voulais partir, il m’a dit : « Il faut que je vous fasse faire la connaissance du conseiller de gouvernement Schultz. » Il me conduisit dans la chambre voisine, me présenta et nous laissa, causant ensemble. « Il est très-heureux, me dit alors M. Schultz, de vous voir rester à Weimar pour aider Goethe à rédiger ses œuvres inédites. Il m’a dit tout le secours qu’il se promet de votre collaboration et il espère maintenant pouvoir terminer encore plusieurs ouvrages nouveaux. » Je lui répondis que le seul but de mon existence, c’était de rendre des services à la littérature allemande, et que, si à Weimar je pouvais agir d’une façon utile, provisoirement je laisserais volontiers de côté tous mes plans de travaux littéraires indépendants. « D’ailleurs, ajoutai-je, des relations pratiques avec Goethe doivent exercer sur mon développement l’influence la plus heureuse ; j’espère par là arriver en quelques années à une certaine maturité ; et ce que je ferai alors vaudra beaucoup mieux que ce que je pourrais faire maintenant. » « C’est bien certain, dit Schultz, l’influence d’un homme, d’un maître aussi extraordinaire que Goethe est inappréciable. Moi aussi je suis venu ici pour me retremper un peu dans cette grande intelligence. »

Mardi, 14 octobre 1823.

Ce soir j’ai assisté pour la première fois à un grand thé chez Goethe. J’étais le premier arrivé, et je regardai avec plaisir les pièces pleines de lumières qui se succédaient l’une à l’autre. Dans l’une des dernières, je trouvai Goethe qui vint très-gaiement vers moi. Il portait le costume qui lui va si bien, l’habit noir avec l’étoile d’argent. Nous restâmes encore quelques instants seuls et nous allâmes dans la pièce que l’on appelle la salle du Plafond[20], où je fus surtout séduit par le tableau des Noces Aldobrandines, suspendu à la muraille au-dessus du canapé rouge[21]. On avait écarté de chaque côté les rideaux verts qui le couvrent, il était parfaitement éclairé, et je me plus à le considérer tranquillement « Oui, me dit alors Goethe, les anciens ne se contentaient pas d’avoir de belles idées ; chez eux, les belles idées produisaient de belles œuvres. Mais nous, modernes, si nous avons aussi de grandes idées, nous pouvons rarement les produire au dehors avec la force et la fraîcheur de vie qu’elles avaient dans notre esprit. »

Je vis alors arriver Riemer, Meyer, le chancelier de Müller et plusieurs autres personnes, hommes et dames de la cour. Le fils de Goethe et madame de Goethe entrèrent aussi ; je fis connaissance avec eux pour la première fois. Les salons se remplissaient peu à peu ; tout était animé et vivant. Je vis aussi de brillants et jeunes étrangers, avec lesquels Goethe causait en français.

La soirée me plut ; partout régnaient l’aisance et la liberté ; on se tenait debout, on s’asseyait, on plaisantait, on riait, on parlait avec l’un, avec l’autre, chacun suivant sa fantaisie. J’eus avec le jeune Goethe un entretien très-vif sur le Portrait de Houwald[22], joué au théâtre quelques jours auparavant. Nous étions de la même opinion sur cette pièce, et j’avais du plaisir à voir avec quel esprit et quel feu le jeune Goethe savait analyser les rapports qu’il avait saisis. Goethe, au milieu du monde, avait l’air très-aimable. Il allait de l’un à l’autre, et il semblait qu’il aimât toujours mieux écouter et laisser parler les autres que parler lui-même. Madame de Goethe venait souvent lui prendre le bras, s’enlacer à lui et l’embrasser. Je lui avais dit peu de temps avant que le théâtre me donnait le plus grand plaisir et que ce plaisir, je le devais à ce que je me laissais aller tout simplement à l’impression faite sur moi par la pièce, sans réfléchir à ce que j’éprouvais. Goethe avait loué cette manière d’agir, et l’avait trouvée tout à fait appropriée à mon état d’esprit actuel. Je le vis s’approcher de moi avec madame de Goethe. « Voici ma belle-fille, me dit-il, vous connaissez-vous déjà ? » Nous lui apprîmes que nous venions à l’instant même de faire connaissance. « C’est aussi comme toi, Ottilie, un ami du théâtre, » ajouta-t-il, et nous nous félicitâmes mutuellement de notre penchant commun. « Ma fille, dit-il, ne manque pas une soirée. » « Cela va bien, répondis-je, tant que l’on donne de bonnes pièces, amusantes, mais il y a aussi de l’ennui à supporter, quand les mauvaises arrivent. » « Non, répliqua Goethe, il n’y a rien de meilleur que d’être obligé de voir et d’entendre aussi le mauvais ; on prend ainsi contre le mauvais une bonne haine, et on sent mieux ensuite ce qui est bon. Il n’en est pas de même avec un livre ; s’il déplaît, on le jette de ses mains ; au théâtre, c’est mieux, il faut tout endurer. » Je trouvai qu’il avait raison, et je pensai que tout était pour le vieillard une occasion de dire quelque chose de juste.

Nous nous séparâmes alors, je me mêlai aux autres personnes, qui dans chaque salon causaient bruyamment et gaiement. Goethe s’était rapproché des dames pendant que j’écoutais les récits de Riemer et de Meyer sur l’Italie. Le conseiller de gouvernement Schmidt, bientôt après, se mit au piano, et joua des morceaux de Beethoven, qui parurent être écoutés avec un profond intérêt. Une dame de beaucoup d’esprit raconta des traits du caractère de Beethoven. Cependant dix heures avaient sonné, la soirée était finie, soirée pour moi on ne peut plus agréable.

Dimanche, 19 octobre 1823.

Ce matin j’ai dîné pour la première fois avec Goethe. Il n’y avait avec lui que madame de Goethe, mademoiselle Ulrike[23] et le petit Walter ; nous étions donc tout à fait à l’aise, et entre nous. J’ai vu Goethe là tout à fait comme père de famille ; il nous présentait les plats, découpait le rôti, et cela très-adroitement, sans oublier de nous verser à boire. Nous bavardions gaiement sur le théâtre, sur les jeunes Anglais de Weimar, et sur les petits incidents du jour. Mademoiselle Ulrike surtout était très-gaie et très-amusante. Goethe était assez silencieux, et il se bornait à introduire çà et là quelques remarques significatives, en même temps il jetait un coup d’œil sur les journaux, nous lisant les passages les plus saillants, et surtout ceux qui parlaient des progrès de la révolution grecque. On vint à dire que je devrais apprendre l’anglais. Goethe m’y engagea fortement, surtout à cause de lord Byron, homme selon lui d’une telle supériorité, qu’une pareille ne s’est pas rencontrée et sans doute ne se rencontrera pas de nouveau. On chercha quels étaient les meilleurs professeurs de la ville ; mais on trouva que tous avaient une prononciation défectueuse ; et on conclut qu’il valait mieux se borner à la conversation avec les jeunes Anglais qui habitent ici.

Après dîner, Goethe me fit quelques expériences se rapportant à la théorie des couleurs. Cette matière m’était absolument étrangère ; et je compris aussi peu le phénomène que l’explication qu’il m’en donna ; mais j’espère trouver le temps et l’occasion de me familiariser avec cette science.

Mardi, 21 octobre 1823.

Je suis allé ce soir chez Goethe. Nous avons parlé de Pandore[24]. Je lui demandai si on devait considérer cette poésie comme un ensemble terminé, ou bien si elle aurait une suite. Il me répondit que non, et qu’il n’avait rien ajouté, parce que la première partie était devenue si considérable, qu’il n’avait pas pu venir à bout d’en écrire une seconde semblable. D’ailleurs, il s’était aussi contenté de ce qui est publié, parce que cela peut très-bien être regardé comme un tout qui se suffit à lui même. Je lui dis que je n’étais arrivé à la parfaite intelligence de ce poème difficile qu’après l’avoir lu assez souvent pour le savoir presque par cœur. Goethe sourit et dit : « Je le crois bien ; toutes les parties sont rivées ensemble. »

Je ne trouve pas, dis-je, que Schubarth[25] ait raison quand il prétend que l’on trouve là réuni tout ce qui est dispersé dans Werther, Wilhelm Meister, Faust, et les Affinités électives, car cette opinion rend le poëme incompréhensible.

« Schubarth, dit Gœthe, descend souvent un peu profondément ; mais cependant c’est un esprit solide et il est plein d’idées fécondes. »

Nous parlâmes d’Uhland. « Où je vois de grands effets, dit Goethe, je suppose toujours de grandes causes, et pour jouir d’une pareille popularité, Uhland doit avoir quelque qualité supérieure. — J’ai pris son livre avec les meilleures intentions, et je suis tombé d’abord sur tant de poésies faibles, misérables, que j’ai été dégoûté du reste. Mais après j’ai lu ses Ballades, et j’ai reconnu un talent supérieur ; j’ai vu que sa réputation n’était pas sans fondement[26]. »

Je demandai à Goethe ce qu’il pensait du vers tragique en allemand. « Il sera bien difficile de s’entendre sur ce point, répondit-il, chacun écrit à son gré et suivant le sujet qu’il traite. L’ïambe de six pieds serait le plus noble, mais il est trop long pour notre langue ; car, n’ayant guère d’adjectifs, notre phrase ordinairement ne remplit que cinq pieds. Il en faut encore moins aux Anglais qui ont tant de monosyllabes. »

Goethe me montra alors quelques gravures, me parla de l’architecture gothique allemande et me promit de me montrer peu à peu beaucoup d’objets de ce genre. « Dans les œuvres de l’ancienne architecture allemande, dit-il, on voit la fleur d’un âge extraordinaire. Celui qui rencontre tout à coup une fleur pareille, naturellement est saisi d’une grande surprise ; mais au contraire, si vous avez pénétré dans la vie intérieure de la plante, si vous avez assisté au développement et à la lutte des forces qu’elle renferme, si vous l’avez vue se développant peu à peu, alors c’est avec un tout autre regard que vous verrez les objets : vous saurez ce que vous voyez. Je veux cet hiver vous faire un peu pénétrer cet important sujet, afin que l’été prochain, si vous visitez les bords du Rhin, vous puissiez jouir de la vue des cathédrales de Strasbourg et de Cologne. »

Je me sentis plein de joie et plein de reconnaissance en écoutant ces paroles.

* Vendredi, 24 octobre 1823.

Soirée chez Goethe. Madame Szymanowska, dont Goethe a fait la connaissance cet été à Marienbad, a improvisé sur le piano. Goethe était tout oreilles, et a paru de temps en temps très-ému.

Samedi, 25 octobre 1823.

Je suis resté une petite demi-heure avec Goethe, ce soir, avant la nuit. Il était assis devant sa table de travail, dans son fauteuil de bois. Je le trouvai dans une humeur d’une merveilleuse douceur ; il était comme rempli d’une paix céleste, comme serait quelqu’un qui pense à un bonheur délicieux dont il a joui, bonheur qu’il voit encore dans tout son éclat passer devant son âme. — Goethe fit placer par Stadelmann une chaise près de lui et je dus m’y asseoir. — Nous causâmes sur le théâtre, qui est cet hiver une de mes grandes préoccupations. La dernière pièce que j’avais vue était la Nuit terrestre, de Raupach[27]. — Je dis ce que j’en pensais : « La pièce, dis je, n’a pas été faite comme le poëte l’avait conçue d’abord ; il y a plus de réflexion que de vie, c’est plus lyrique que dramatique ; il fallait réduire en deux ou trois actes ce qui a été délayé en cinq actes. » Goethe dit alors : « L’idée de l’ensemble, c’est l’opposition de la démocratie et de l’aristocratie. Or ce n’est pas là un intérêt humain et universel. » — Je louai les Parents et l’Expiation, de Kotzebue. J’y vantais c1 un choix heureux de traits intéressants et aussi çà et là des peintures vraiment énergiques. Goethe fut de mon avis. « Ce qui dure vingt ans et se maintient avec la faveur populaire est quelque chose. Quand Kotzebue restait dans son cercle et ne voulait pas aller au delà de ses moyens, ce qu’il faisait était en général bon. C’est absolument comme Chodowiecky[28] ; les mœurs bourgeoises, il les peignait fort bien ; mais, s’il abordait les sujets grecs et romains, il était perdu. » Goethe m’indiqua quelques bonnes pièces de Kotzebue, et me nomma surtout les Klinsgberg. « Il ne faut pas le nier, ajouta-t-il, il a su observer et il a su tenir ses yeux ouverts. On ne peut pas non plus refuser aux poëtes tragiques contemporains l’esprit et quelque poésie ; mais ce qui manque à la plupart, c’est de savoir traiter d’une main légère une peinture vivante ; ils se fatiguent pour atteindre ce que leurs forces sont impuissantes à leur faire toucher, aussi on pourrait les appeler des talents forcés. » — Je doute, dis-je, que ces poëtes puissent écrire une pièce en prose ; ce serait-là d’ailleurs la vraie pierre de touche pour leur vraie valeur. — « Oui, dit Goethe, car, en effet, l’emploi du vers élève les facultés poétiques, ou du moins les excite à se déployer. »

Nous parlâmes alors de différents travaux dont il s’occupe. Il veut me donner ce qu’il a écrit sur ses voyages en Suisse, par Francfort et Stuttgart, pour que je lui dise comment il pourrait de ces fragments faire un ensemble. « Vous verrez, m’a-t-il dit, tout est écrit au hasard, comme cela se trouvait ; il n’y a pas ombre de plan et d’arrangement artistique ; j’ai versé là mes idées comme on verse un seau d’eau. »

Lundi, 27 octobre 1823.

Ce matin j’avais reçu une invitation à un thé et à un concert chez Goethe pour ce soir. Le domestique me montra la liste des invités, je vis que la compagnie serait nombreuse et brillante. Il me dit qu’une jeune Polonaise, qui venait d’arriver, devait improviser sur le piano. J’acceptai l’invitation. Mais un peu après on m’apporta le programme du théâtre. On jouait le soir l’Échiquier. Je ne connaissais pas la pièce. Mon hôtesse me la vantait tellement, qu’il me prit un grand désir de la voir. D’ailleurs je n’étais pas tout à fait à mon aise, et il me semblait qu’il me valait mieux aller voir une comédie gaie que de me rendre en aussi belle compagnie. — Le soir, une heure avant le théâtre, je me rendis chez Goethe. Sa maison était déjà très-animée. Je trouvai Goethe seul dans sa chambre, habillé pour sa soirée, il m’accueillit fort bien et me dit : « Restez jusqu’à ce que les autres viennent. » Je me disais tout bas : « Tu ne vas pas pouvoir partir ; avec Goethe, seul, tu te trouves très-bien ; mais avec tous ces messieurs et toutes ces dames qui vont venir, tu ne te sentiras plus dans ton élément. » Cependant Goethe allait et venait avec moi dans sa chambre. Il ne fallut pas longtemps pour que la conversation arrivât sur le théâtre. Je lui dis tout le plaisir qu’il me donnait, et enfin j’ajoutai : « Oui, cela va si loin, que malgré tout le plaisir que j’attends à votre soirée, j’ai été aujourd’hui tout tourmenté. — Eh bien ! savez-vous ? dit Goethe, en s’arrêtant et en me regardant avec une bonhomie grandiose, eh bien ! allez-y. Ne rougissez pas ! Cette pièce amusante vous convient peut-être mieux ce soir, elle est mieux en harmonie avec votre disposition, allez la voir ! Chez moi vous aurez de la musique, mais vous aurez cela encore souvent. — Oui, dis-je, j’irai au théâtre ; il me semble que ce soir il vaut mieux pour moi que je rie. — Restez donc seulement jusque vers six heures, mais jusque-là nous pouvons encore causer un peu. » Stadelmann apporta des bougies, qu’il plaça sur la table de travail de Goethe. Goethe me pria de m’asseoir près de la lumière : il voulait me donner quelque chose à lire. Et que me présenta-t-il ? Sa dernière, sa chère poésie, son Élégie de Marienbad[29] !

Il faut que je raconte un peu l’origine de cette poésie. Aussitôt après le retour de Goethe des Eaux, on avait répandu ici le bruit qu’il avait fait à Marienbad la connaissance d’une jeune dame aussi jolie que spirituelle[30], et qu’il s’était pris de passion pour elle. En entendant sa voix dans l’allée de la Source, il avait saisi son chapeau et avait couru vers elle. Il n’avait pas perdu une des heures pendant lesquelles il pouvait être près d’elle ; il avait eu là des jours de bonheur, la séparation avait été très-pénible, et dans sa passion il avait écrit une poésie extrêmement belle, mais qu’il regardait comme une relique et qu’il tenait cachée. J’avais ajouté foi à ces bruits, parce qu’ils étaient tout à fait d’accord avec sa santé encore si verte, la puissance productive de son esprit et la fraîche vivacité de son cœur. J’avais longtemps éprouvé le plus ardent désir de connaître cette poésie, mais j’avais naturellement hésité à prier Goethe de me la montrer. On jugera combien je m’estimai heureux quand je la tins sous mes yeux. Goethe avait écrit lui-même ces vers en lettres latines sur du vélin, et les avait attachés avec un ruban de soie dans un carton couvert de maroquin rouge[31]. Ces soins extérieurs prouvaient que Goethe regarde ce manuscrit avec plus de faveur qu’aucun autre. Je le lus avec une joie profonde, et chaque ligne confirmait les bruits dont j’ai parlé ; cependant les premiers vers faisaient voir que la connaissance n’avait pas été faite cette année, mais renouvelée. Le poëte tournait sans cesse autour d’une même idée et semblait toujours comme revenir à son point de départ ; la conclusion, brisée d’une manière étrange, produisait un effet extraordinaire et saisissait vivement. Lorsque j’eus fini de lire, Goethe revint vers moi : — « Eh bien ! n’est-ce pas, me dit-il, je vous ai montré là quelque chose de bon. Dans quelques jours vous me tirerez vos présages là-dessus. » — Je fus enchanté que Goethe par ces paroles me détournât d’un jugement improvisé, car mes impressions étaient trop nouvelles et trop passagères pour que je pusse exprimer une opinion d’une façon convenable. Goethe me promit de me redonner encore la poésie plus tard, dans un moment plus tranquille.

L’heure du spectacle était arrivée, je le quittai en lui serrant affectueusement la main.

L’Échiquier pouvait être une fort bonne pièce et elle était peut-être fort bien jouée, mais je n’étais pas présent, toutes mes pensées étaient avec Goethe. Après le spectacle, je passai devant la maison ; tout brillait encore de lumière, j’entendis la musique, et je me repentis de n’être pas resté.

On me raconta plus tard que la jeune dame polonaise, madame Szymanowska, en l’honneur de laquelle la grande soirée avait été donnée, avait joué du piano avec un merveilleux talent, et avait enthousiasmé toute la compagnie. J’appris que Goethe avait fait sa connaissance cet été à Marienbad, et qu’elle venait maintenant à Weimar pour lui rendre visite[32].

À midi, Goethe m’a communiqué un petit manuscrit (Études de Zauper[33]), dans lequel je trouvai des observations très-frappantes. Je lui envoyai en revanche quelques poésies que j’ai faites cet été à léna, et dont je lui avais parlé.

Mercredi, 29 octobre 1823.

Aujourd’hui, vers le soir, je suis allé chez Goethe. Je le trouvai l’esprit très-animé ; ses yeux rayonnaient, tout son être était joie, force et jeunesse. Il me parla tout de suite des poésies que je lui avais envoyées, et me dit tout en marchant à travers la chambre : « Je comprends pourquoi vous me disiez à Iéna que vous vouliez écrire un poëme sur les saisons. Je vous conseille maintenant de le faire ; commencez tout de suite, avec l’hiver. Vous paraissez surtout avoir du goût et de la vocation pour les sujets où apparaît la nature. Seulement, permettez-moi deux mots sur ces poésies. Vous êtes arrivé à ce moment où vous devez atteindre ce qu’il y a de vraiment difficile et d’élevé dans l’art : votre esprit va saisir le caractère distinct des objets. Il faut vous faire violence pour sortir de l’idée pure ; vous êtes maintenant assez avancé ; vous avez du talent, il faut le mettre en œuvre. Ces jours-ci, vous êtes allé à Tiefurt[34] ; je voudrais vous le proposer comme sujet à traiter. Vous irez bien encore peut-être trois ou quatre fois contempler Tiefurt, avant d’en avoir compris le vrai caractère et avant d’avoir réuni toutes les idées que vous développerez dans votre poëme ; mais ne craignez pas un peu de peine, étudiez bien et peignez ; le sujet le mérite. J’aurais fait cela moi-même depuis longtemps, si j’avais pu ; mais, comme j’étais acteur moi-même dans tout ce qui s’est passé là d’intéressant, mon observation n’est pas libre, et je vois tout avec une trop grande abondance de détails. Mais vous, vous arrivez là comme un étranger, vous vous faites raconter le passé par le gardien du château, et vous ne voyez que ce qui est encore aujourd’hui saillant et intéressant. » Je lui promis de m’essayer à ce poëme, quoi qu’il me fût impossible de nier que c’était là une tâche dont je n’avais aucune idée, et pour moi fort difficile. « — Je sais fort bien que c’est difficile, dit Goethe, mais savoir saisir et peindre un objet particulier, c’est l’essence même de l’art. Tant que l’on se tient dans les peintures générales, chacun peut faire comme nous ; mais personne ne peut faire comme nous, si notre peinture est tout à fait individuelle ; pourquoi ? parce que nous peignons ce que nous sommes seuls à connaître. Il ne faut pas craindre qu’un fait particulier ne trouve aucune sympathie. Il y a un côté universel dans tout caractère, quelle que soit son originalité, dans tout objet à peindre, depuis la pierre jusqu’à l’homme ; rien n’existe dans le monde une seule fois. Quand nous savons peindre un objet particulier, nous devons alors, sur l’échelle de l’art, nous élever à ce que l’on appelle l’art de la composition. »

Je ne pénétrai pas bien clairement sa pensée, cependant je ne lui demandai pas de me l’éclaircir. Peut-être, pensai-je, veut-il parler de la fusion artistique de l’idée conçue avec la réalité observée, de la réunion de ce que nos sens nous fournissent avec ce qui est inné en nous. Peut-être entendait-il autre chose[35]. Il continua : « Surtout mettez toujours sous chaque poésie que vous écrivez sa date. » — Je lui demandai quelle importance cela pouvait avoir ? — « Vous aurez par là un journal de vos sentiments. Et ce n’est pas peu de chose. Voilà des années que j’ai cette habitude, et j’en reconnais l’excellence. »

L’heure du spectacle était arrivé, je quittai Goethe. « Vous allez maintenant en Finlande, s’écria-t-il en riant. » On jouait Jean de Finlande, de madame de Weissenthurn[36].

Je fis à ce drame une remarque. Les types mal dessinés par un poëte gagnent à la représentation, parce que les acteurs, étant des êtres vivants, leur prêtent leur vie propre et leur propre caractère. Au contraire, les types qu’un grand poëte a dessinés dans la perfection, et qui ont un caractère parfaitement accusé, perdent à la représentation, parce que en général les acteurs ne valent pas le personnage et que fort peu savent se dépouiller de leur propre nature. Si l’acteur n’est pas tout à fait semblable au personnage qu’il joue, ou, s’il ne sait pas sortir entièrement de lui-même, le caractère conçu par le poète n’apparaît que mêlé d’altérations qui le gâtent. Il résulte de là que, dans l’œuvre d’un vrai poète, quelques personnages seulement sont représentés tels que le poëte les a rêvés.

Lundi, 3 novembre 1823.

J’allai vers cinq heures, chez Goethe. Comme je montais, j’entendis du bruit et des rires dans le grand salon. Le domestique m’apprit que la jeune dame polonaise avait dîné avec Goethe et que l’on était resté réuni après dîner. Je voulais me retirer, mais il me dit qu’il avait l’ordre de m’annoncer, et que ma venue ferait peut-être plaisir à son maître, parce qu’il était déjà tard. Je le laissai faire, et attendis un instant. Goethe entra bientôt très-gaiement et m’emmena dans sa chambre. Ma visite semblait lui être agréable. Il fit apporter aussitôt une bouteille de vin, et me versa, se versant à lui-même de temps en temps. « Pour ne pas l’oublier, prenez tout de suite ce billet, me dit-il en le cherchant sur la table. Madame Szymanowska donne demain un concert public dans la salle de l’hôtel de ville ; il ne faut pas le manquer. » Je lui répondis que je ne ferais pas deux fois la même sottise. « On dit, ajoutai-je, qu’elle a fort bien joué. — Supérieurement. — Aussi bien que Hummel ? demandai-je. — Pensez, dit Goethe, qu’elle n’est pas seulement une grande virtuose, mais aussi et en même temps une belle femme ; tout ce qui vient d’elle a donc quelque chose de plus séduisant. Ses doigts ont une agilité étonnante. — A-t-elle aussi de l’énergie ? demandai-je. — Oui certes, elle a de l’énergie, et c’est là même ce qu’il y a de plus remarquable en elle, car c’est ce qui manque généralement aux femmes. » — À ce moment le secrétaire de Goethe, M. Krœuter, entra pour lui parler d’affaires concernant la bibliothèque. Après son départ, Goethe vanta son mérite et son soin. Ayant amené la conversation sur le manuscrit du voyage en Suisse qu’il m’avait communiqué, je lui rappelai combien il s’était alors occupé avec Meyer des sujets traités par les beaux-arts. « Mais en effet, dit Goethe, qu’y a-t-il de plus important que le choix du sujet ; toutes les théories sur les arts ne sont rien en comparaison. — Si le sujet ne vaut rien, l’emploi du talent est absolument perdu. Et c’est justement parce que l’art moderne manque de sujets qu’il végète. C’est là notre malheur à tous, et moi comme les autres je suis bien par là marqué de l’empreinte moderne. — Bien peu d’artistes ont là-dessus des idées claires et savent ce qui leur conviendrait. Par exemple, on a fait un tableau de mon Pêcheur, sans réfléchir que rien ne prête moins à la peinture. Ce qui est exprimé dans cette ballade, c’est la sensation des eaux, c’est cette puissance qui l’été nous force doucement à nous plonger dans les rivières pour nous baigner. Voilà tout ce qu’il y a dans la ballade ; est-ce là une chose qui se puisse peindre ? » Je lui dis que j’avais eu du plaisir à voir, comme pendant son voyage, il avait pris intérêt à tout et tout saisi : forme, situation, composition des montagnes, terrains, fleuves, populations, air, vents, température, naissance et développement des villes, architecture, peinture, théâtre, organisation et administration des villes, commerce, agriculture, routes, races humaines, mœurs, curiosités, politique, affaires militaires, etc., etc. Goethe répondit : « Mais vous n’avez pas trouvé une syllabe sur la musique, et cela parce que la musique n’était pas comprise dans ma sphère. Il faut que chacun sache ce qu’il a à voir dans son voyage et ce qui lui appartient comme son affaire propre. »

M. le chancelier de Müller entra, causa un instant, et alla avec les dames, qui jouaient du piano dans une autre pièce. Quand il fut parti, Goethe dit beaucoup de bien de lui et ajouta : « Toutes ces excellentes personnes, avec lesquelles vous avez maintenant des relations agréables, voilà ce qui pour moi compose une patrie ; voilà vers quoi on revient toujours avec bonheur. »

Je lui dis que je commençais à sentir l’influence bienfaisante de mon séjour à Weimar ; je me débarrassais peu à peu de mes théories idéales, et j’estimais tous les jours davantage l’heure présente. — « Ce serait malheureux s’il en était autrement, dit Goethe. Persévérez, et tenez-vous toujours ferme à l’heure présente. Chaque moment, chaque seconde est d’une valeur infinie, car elle est le représentant d’une éternité tout entière. »

Il y eut un moment de silence — puis je parlai du poëme de Tiefurt, de ses difficultés. « Il me serait plus commode, dis-je, de traiter un pareil sujet en prose.

— Non, dit Goethe, il faudrait pour cela que le sujet fût plus important. La forme didactique et descriptive serait pour l’ensemble la meilleure, mais elle n’est pas assez frappante. Le mieux, c’est de partager le sujet en dix ou douze petites poésies détachées, toutes différentes par la forme et par le mètre, suivant l’idée qui sera développée, et de cette façon vous arriverez à une description et à une peinture complètes. » Je trouvai ce plan excellent. « Rien même ne vous empêche d’introduire une fois la forme dramatique, et de supposer un dialogue avec le jardinier. Par de pareilles divisions on se rend la tâche plus facile, et on parvient mieux à rendre ce qu’il y a de caractéristique dans les différents aspects du sujet. Au contraire, un plan qui embrasse tout dans un seul ensemble est plein de difficultés et il est rare que l’on parvienne à en faire quelque chose de fini. »

Mercredi, 10 novembre 1823.

Depuis quelques jours Goethe n’est pas très-bien ; il semble souffrir d’un fort refroidissement. Il a une toux fréquente et violente qui paraît douloureuse, car en toussant il se tient la main sur la poitrine. Ce soir, avant le spectacle, je suis allé une petite demi-heure chez lui. Il était assis sur son fauteuil, le dos appuyé sur un coussin ; la parole lui semblait pénible. Après quelques mots échangés, il me dit qu’il désirait que je lusse une poésie avec laquelle il veut ouvrir une nouvelle livraison de sa Revue l’Art et l’Antiquité, qu’il prépare en ce moment. Il resta assis dans son fauteuil, et m’indiqua où elle était placée. Je pris une lumière, et je m’assis un peu loin de lui à sa table pour la lire. Elle avait un caractère étrange, et, après la première lecture, je me sentis tout saisi, tout ému, sans cependant l’avoir entièrement comprise partout. C’était une glorification du Paria[37] traitée en trilogie. L’accent me semblait emprunté à un autre monde, et les tableaux qu’elle présentait étaient tels, que j’avais de la peine à voir le sujet s’animer devant mes yeux. La présence de Goethe était aussi un obstacle à une lecture attentive. En l’entendant tantôt tousser, tantôt soupirer, j’étais moitié avec la poésie de Goethe, moitié avec Goethe lui-même. Il me fallut la lire et la relire pour la pénétrer, mais plus je la pénétrais, plus elle me paraissait remarquable, plus elle me semblait appartenir aux régions les plus élevées de l’art. Je causai alors avec Goethe tant sur le sujet lui-même que sur la manière dont il l’avait traité, et ses explications me firent tout mieux comprendre. « Il est certain, dit-il, que ce poème est très-serré, et, pour le bien saisir, il faut vouloir bien y entrer. Il me fait à moi-même l’effet d’une lame de Damas forgée de fils d’acier. Mais aussi j’ai porté en moi le sujet quarante ans ; il a eu à coup sûr le temps de se débarrasser de toutes les inutilités. »

« Son effet sera grand, dis-je, quand il sera donné au public.

— Hélas !… le public !… dit Goethe, en soupirant.

— Ne serait-il pas bon, dis-je, d’en faciliter l’intelligence en faisant comme pour les tableaux dont on fait comprendre l’action présente en racontant, en quelques mots, les moments qui ont précédé. — Ce n’est pas mon avis, dit Goethe. Un tableau est tout autre chose qu’une poésie. Car une poésie est tout entière renfermée dans certaines paroles, et, si avant ces paroles on en place d’autres, les premières anéantissent les secondes. »

Ces mots de Goethe me semblent indiquer d’une façon frappante l’écueil sur lequel viennent échouer d’ordinaire les éditeurs de poésies. Est-il possible de commenter une poésie sans altérer en rien les éléments les plus intimes de sa fragile existence ? C’est là une question.

Lorsque je le quittai, il me donna les feuilles de l’Art et l’Antiquité, pour que je pusse chez moi relire à loisir son poëme. Il me donna aussi les Roses d’Orient[38], de Rückert, poëte qu’il semble tenir très-haut et dont il a le meilleur espoir.

* Mardi, 11 novembre 1823.

Il y a eu petite soirée chez Goethe. Il souffre depuis longtemps, il avait les pieds enveloppés d’une couverture de laine qui l’a suivi partout depuis sa campagne en Champagne. À propos de cette couverture, il nous a raconté une anecdote de 1806. « Lorsque les Français occupaient Iéna, un prêtre de régiment français avait requis des tapisseries pour orner son autel. On lui avait fourni un très-beau morceau d’étoffe cramoisie, mais qui ne lui parut pas assez beau. Il se plaignit auprès de moi. — « Envoyez-moi cette étoffe, lui répondis-je, je verrai si je peux vous en faire donner une meilleure. » Nous avions alors une nouvelle pièce à donner au théâtre, je me servis de la belle étoffe rouge pour la toilette de mes acteurs. Quant à mon prêtre, il ne reçut rien du tout ; on l’oublia, et il aura bien fallu qu’il se passe de mon secours. »

* Jeudi, 13 novembre 1823.

Il y a quelques jours, je descendais la route d’Erfurt par un beau temps, quand un homme âgé se joignit à moi, il avait l’apparence d’un bourgeois dans l’aisance. Après quelques mots, l’entretien tomba sur Goethe. Je lui demandai s’il le connaissait personnellement. « Si je le connais ! répondit-il avec satisfaction, j’ai été son valet de chambre pendant vingt ans ; » et il se répandit en éloges sur son ancien maître. Je le priai de me parler de la jeunesse de Goethe, ce qu’il fit volontiers : « Il pouvait avoir vingt-sept ans, me dit-il, quand j’étais chez lui ; il était trés maigre, agile et délicat, je l’aurais facilement porté. » Je lui demandai si Goethe, dans les premiers temps de son séjour, avait été très-gai ? « Oui, certes, répondit-il, il était rieur avec les rieurs, mais cependant sans excès ; quand on dépassait les limites, il reprenait son sérieux. Toujours il s’est occupé de travaux, de recherches sur l’art et sur les sciences. Le duc venait souvent le voir le soir, et ils restaient à causer sciences jusqu’à une heure avancée de la nuit ; et souvent le temps me durait et je me demandais si le duc ne partirait pas. L’étude de la nature était dès lors son occupation. Un jour, il me sonna au milieu de la nuit ; j’entre, il avait roulé son lit de fer près de la fenêtre, et, de son lit, couché, il contemplait le ciel. « N’as-tu rien vu au ciel ? me demanda-t-il. — Non. — Eh bien, cours au poste, et demande aux soldats s’ils n’ont rien vu. » Je courus, personne n’avait rien vu, ce que je rapportai à mon maître, que je retrouvai dans la même position, toujours couché, toujours regardant le ciel. « Écoute, me dit-il, nous sommes dans un grand moment ; nous avons maintenant un tremblement de terre, ou nous allons en avoir un. » Il me fit asseoir sur son lit pour m’expliquer quels signes le lui faisaient savoir. « Je demandai à ce bon vieillard quel temps il faisait alors. « Le temps était très-couvert, l’air immobile, très-silencieux et très-lourd. — Et avez-vous cru Goethe sur parole ? — Oui, je crus ce qu’il disait, car ses prédictions étaient toujours vérifiées par les faits. Le jour suivant, mon maître fit part à la cour de ses observations, et une dame dit à l’oreille de sa voisine : « Goethe extravague ; » mais le duc et les autres messieurs ont cru Goethe, et on apprit bientôt qu’il avait vu juste, car quelques semaines plus tard arriva la nouvelle que, cette même nuit, une partie de Messine avait été détruite par un tremblement de terre. »

Vendredi, 14 novembre 1823.

Vers le soir, Goethe m’a fait prier d’aller le voir, me disant que, Humboldt (alors à Weimar) étant allé à la cour, ma visite lui serait par là encore plus agréable. Je le trouvai comme les jours précédents assis dans son fauteuil ; il me tendit amicalement la main, en même temps qu’il m’adressait quelques paroles avec une douceur céleste. Près de lui était un grand écran pour le garantir de la chaleur du poêle et de la lumière des bougies placées sur la table. Le chancelier de Müller arriva, et nous entretînmes une conversation sans importance, que Goethe écoutait seulement. Le médecin, M. le conseiller aulique Rehbein, arriva aussi peu après. Il trouva le pouls de Goethe tout à fait « dispos et léger, » nous nous félicitâmes ; Goethe fit quelques plaisanteries. « Si seulement cette douleur près du cœur était partie ! » ajouta-t-il bientôt en se plaignant. Rehbein proposa de lui mettre un cataplasme ; nous parlâmes des effets heureux de ce remède, et Goethe parut disposé à consentir. Rehbein amena la conversation sur Marienbad, qui sembla réveiller chez Goethe d’agréables souvenirs. On fit des plans pour y retourner l’été prochain, et, comme on remarquait que le grand-duc ne manquerait pas d’y aller, cette espérance mit Goethe en humeur très-gaie. On parla aussi de madame Szymanowska et on rappela les jours pendant lesquels elle était ici et s’était gagné la faveur de tous les hommes. Après le départ de Rehbein, le chancelier lut des poésies indiennes. Pendant ce temps, Goethe causa avec moi sur son Elégie de Marienbad. À huit heures, le chancelier s’en alla. Je voulais aussi me retirer, mais Goethe me pria de rester encore un peu ; je me rassis, nous parlâmes théâtre, et, comme on jouait le lendemain Wallenstein, cela nous amena à parler de Schiller. « J’éprouve avec Schiller quelque chose d’étrange, dis-je ; je lis avec un vrai plaisir, avec admiration quelques scènes de ses grands drames, mais, à un certain moment, je rencontre toujours de telles infidélités à la nature que cela m’arrête. J’éprouve cela même avec Wallenstein. Je ne peux m’empêcher de croire que les idées philosophiques de Schiller ont nui à sa poésie, car c’est à elles qu’il doit d’avoir estimé les idées plus que la nature, et il a même supprimé complètement la nature. Ce qui est susceptible d’être pensé pour lui devait être possible, que la nature le voulût ou non ! »

« Il est triste, dit Goethe, de voir un homme doué d’une façon aussi extraordinaire se tourmenter avec des systèmes philosophiques qui ne pouvaient lui être utiles à rien. Humboldt m’a apporté des lettres que Schiller lui a écrites dans cette malheureuse période de spéculations. On y voit combien alors il se donnait de mal pour délivrer la poésie de sentiment de toute trace de poésie naïve. Mais il ne savait sur quoi faire reposer cette poésie particulière qu’il cherchait, et il s’engageait ainsi dans d’inextricables embarras. » Et en souriant, Goethe ajoutait : « Comme si la poésie sentimentale[39] pouvait se passer d’un fond d’impressions naïves, d’où pour ainsi dire elle jaillit. Mais écrire sans trop avoir conscience de soi, et comme poussé par l’instinct, ce n’était pas possible à Schiller ; il faisait tout par réflexion ; aussi il ne cessait de parler partout de ses projets de poésies, et nous avons eu des conversations sur chaque scène de ses dernières pièces. Au contraire il était tout à fait contre ma nature de parler avec quelqu’un des plans poétiques que je méditais, fût-ce même avec Schiller. Je méditais tout en silence et, en général personne ne voyait rien tant que je n’avais pas tout fini. Lorsque je donnai à Schiller Hermann et Dorothée tout terminé, il était émerveillé, car je n’avais pas auparavant prononcé une syllabe qui pût lui faire soupçonner que j’eusse par-devant moi quelque chose de pareil[40]. Je suis curieux de voir ce que vous direz demain à Wallenstein ! Vous verrez de grandes figures, et la pièce vous fera une impression que probablement vous n’attendez pas. » En effet, la pièce fit sur moi le plus grand effet ; le lendemain, la première question de Goethe fut sur Wallenstein, je lui rendis compte de ma soirée, et sa joie fut visible.

* Dimanche, 16 novembre 1823.

Goethe n’est toujours pas mieux. Madame la Grande-Princesse lui a envoyé ce soir quelques très-belles médailles d’or, dans l’espérance qu’il trouverait à les regarder un peu de distraction et de plaisir. Goethe a paru très-sensible à cette attention délicate de son auguste princesse. Mais il se plaint de ses douleurs au côté du cœur. « Je ne peux pas travailler, a-t-il dit à M. Soret qui lui apportait ces médailles. Je ne peux pas lire et même je ne peux penser que pendant d’heureux instants d’allégement ! »

Après le départ de M. Soret, je restai seul avec Goethe. Il m’avait promis de me montrer une seconde fois son Élégie de Marienbad, quand un moment favorable se présenterait. Il se leva, plaça une lumière sur la table de travail et me donna la poésie ; puis il se rassit, et me laissa l’examiner tranquillement. J’étais heureux de la revoir sous mes yeux. Après l’avoir lue, j’allais lui en parler, lorsque je crus m’apercevoir qu’il dormait. Je profitai de la circonstance, et je lus et relus l’élégie. Je goûtais là de rares jouissances. L’ardeur juvénile de l’amour, tempérée par la haute morale d’un esprit élevé, tel me semblait être d’une façon générale le caractère frappant du poëme. Il me sembla aussi que l’expression des sentiments était plus vive qu’elle ne l’est d’habitude dans les autres poésies de Goethe et j’attribuai ce changement à une influence de Byron, ce que Goethe n’a point nié. « Vous voyez là le produit d’un état de l’âme extrêmement passionné, me dit-il ensuite ; lorsque cette passion me possédait, je n’aurais voulu pour rien au monde en être délivré, et maintenant à aucun prix je ne voudrais retomber en son pouvoir. J’ai écrit cette poésie immédiatement après mon départ de Marienbad ; les souvenirs de mon aventure étaient encore dans toute leur fraîcheur. Le matin à huit heures, au premier temps d’arrêt, j’écrivis la première strophe, je continuai à composer en voiture, et à chaque station j’écrivais ce que je venais de composer ; le soir elle était tout entière sur le papier. Aussi elle a quelque chose d’immédiat, tout est comme d’un seul jet, ce qui peut être avantageux à l’ensemble.

— Elle a aussi, dis-je, quelque chose de tout particulier qui ne se retrouve dans aucune autre de vos poésies. — Voici sans doute la raison, dit-il. J’ai agi avec le moment présent comme on agit avec une carte sur laquelle on place une somme considérable et que l’on cherche à faire sans exagération monter aussi haut que possible. »

Ce mot de Goethe me parut très-remarquable, car il met en plein jour sa méthode et donne l’explication de sa variété si généralement admirée.

Il était près de neuf heures, Goethe me pria d’appeler son domestique Stadelmann, et celui-ci lui posa son cataplasme. Je m’étais mis à la fenêtre, mais j’entendais derrière moi Goethe se plaindre de son mal, dire qu’il ne se guérissait pas et qu’il semblait vouloir prendre un caractère chronique. Lorsque le pansement fut achevé, je revins m’asseoir près de lui. Il se plaignit encore de ne plus dormir depuis plusieurs nuits et de n’avoir plus du tout d’appétit. « Voici l’hiver qui s’avance, dit-il, je ne peux rien faire, rien assembler ; l’esprit n’a pas la moindre force. » Je cherchai à le tranquilliser, le priant de ne pas tant penser dans ce moment à ses travaux, et lui faisant espérer une prompte guérison. « Hélas ! dit-il, je ne suis pas sans patience, j’ai pour cela passé trop souvent par cet état et j’ai appris à souffrir et à me résigner. » Il était assis, revêtu de sa robe de chambre de flanelle blanche, avec sa couverture étendue et roulée sur ses genoux. « Je ne me coucherai pas, dit-il, je resterai ainsi toute la nuit dans mon fauteuil, car je n’ai pas de vrai sommeil. »

Le moment de me retirer était venu, il me tendit sa chère main et je partis.

Lorsque pour prendre mon manteau j’entrai en bas dans la pièce où se tenaient les domestiques, je trouvai Stadelmann tout abattu. Il me dit qu’il avait de grandes craintes pour son maître, car c’était un mauvais signe quand il se plaignait. Les pieds d’ailleurs étaient devenus tout d’un coup fort minces, et jusqu’alors ils avaient été un peu enflés. Il voulait aller le lendemain de grand matin chez le médecin pour lui faire connaître ces indices de mauvais augure ; j’essayai de le tranquilliser, mais il ne voulut pas abandonner ses inquiétudes.

* Lundi, 17 novembre 1823.

Je suis allé hier un instant chez Goethe. La présence de Humboldt et sa conversation semblent avoir exercé sur lui une influence favorable. Sa souffrance ne me semble pas seulement physique. Je crois bien plutôt que cette passion pour une jeune dame qui, l’été dernier, l’a saisi à Marienbad, passion qu’il veut combattre, doit être regardée comme la cause principale de sa maladie.

Vendredi, 21 novembre 1823.

Goethe m’a fait appeler. À ma grande joie je l’ai trouvé de nouveau levé, et marchant dans sa chambre. Il m’a donné un petit livre : les Ghazeles[41] du comte Platen. « Je voulais en parler dans l’Art et l’Antiquité, car les poésies le méritent, mais mon état ne me permet de rien faire. Voyez donc si vous pouvez entrer dans cette œuvre et en tirer quelque chose. » Je promis d’essayer. « Ce qu’il y a de caractéristique dans les Ghazeles, c’est qu’elles exigent une grande richesse d’idées. Il faut que pour chaque rime qui revient la même, arrive une nouvelle pensée. Aussi est-ce un genre qui ne réussit pas à tout le monde. Mais celles-ci sont bien faites. » Le médecin arrivait, je m’en allai.

Lundi, 24 novembre 1823.

Samedi et dimanche j’ai étudié les poésies de Platen. Ce matin j’ai écrit ce que j’en pense et je l’ai envoyé à Goethe ; j’avais appris que depuis quelques jours il ne voyait personne, son médecin lui ayant interdit toute conversation. Cependant, le soir, il me fit demander. Lorsque j’entrai, je trouvai la chaise déjà préparée pour moi près lui. Il me tendit la main et se montra plein d’amabilité et de bonté. Il commença tout de suite à parler de mon article. « Il m’a fait le plus grand plaisir, dit-il, vous êtes très-heureusement doué. Écoutez, je veux vous dire quelque chose : si on vous fait quelque part des propositions littéraires, refusez-les ou du moins faites m’en part, car vous êtes maintenant avec moi, j’aimerais bien que vous n’eussiez des relations qu’avec moi. » Je répondis que je voulais rester près de lui et que je n’avais que faire maintenant d’autres relations. Cela lui plut, et il me dit que cet hiver nous ferions ensemble encore maints jolis travaux. Nous parlâmes alors des Ghazeles, et Goethe se félicita de voir que ces poésies sont si parfaites et que notre littérature contemporaine produit, elle aussi, des œuvres de mérite. « Je veux, me dit-il, recommander à votre étude et à votre attention toute spéciale les talents les plus récents. Je voudrais que vous prissiez connaissance de tout ce qui paraît de remarquable dans notre littérature, et que vous me missiez sous les yeux ce qui est digne, afin que nous en parlions dans l’Art et l’Antiquité, et que nous puissions reconnaître la valeur de tout ce qui est bon, noble et solide. Car avec la meilleure volonté, à mon âge, et avec mes mille occupations, je ne peux pas faire cela sans secours étranger. » Je promis de faire ce qu’il désirait, et je vis avec plaisir que Goethe s’intéresse aux écrivains et aux contemporains plus que je ne le pensais. Les jours suivants, il m’adressa les journaux littéraires pour le travail dont nous avions parlé.

Lundi, 1er décembre 1823.

Aujourd’hui j’ai été invité à dîner chez Goethe. J’ai trouvé en entrant Zelter assis à côté de lui. Il était à Weimar depuis quelques jours. Tous deux vinrent au-devant de moi et m’offrirent la main. « Voici, m’a dit Gœthe, mon ami Zelter[42] Vous ferez en lui une bonne connaissance ; je vous enverrai bientôt à Berlin, et il vous y recevra on ne peut mieux. — On doit être bien à Berlin, dis-je. — Oui, répondit Zelter en riant, on peut y apprendre bien des choses ; on y peut aussi en oublier d’autres. »

Nous nous assîmes et nous causâmes sur différents sujets. Je m’informai de Schubarth. « Il vient me voir au moins une fois par semaine, me dit Zelter ; il s’est marié, mais il est sans place : la philologie est perdue à Berlin. » Zelter me demanda ensuite si je connaissais Immermann[43]. « J’ai entendu souvent son nom, répondis-je, mais jusqu’à présent je ne connais aucun de ses écrits. — J’ai fait sa connaissance à Munster, dit Zelter, c’est un jeune homme de grande espérance et il serait à souhaiter que sa place lui laissât plus de temps pour son art. » Goethe loua aussi son talent. « Nous verrons, dit-il, comment il se développera, s’il saura purifier son goût et se régler, pour le style, sur les écrivains reconnus comme les meilleurs modèles. Sa manière originale a du bon, mais elle le conduit trop facilement dans le faux. »

Le petit Walter vint en sautant et fit beaucoup de questions à Zelter et à son grand-père. « Quand tu arrives, démon turbulent, dit Goethe, tu déranges tout de suite les conversations. » Tout en parlant ainsi, Goethe était plein d’affection pour l’enfant, et ne se fatiguait pas de faire toutes ses volontés. Madame de Goethe et mademoiselle Ulrike entrèrent ainsi que le jeune Goethe, qui était en uniforme avec l’épée, pour aller à la cour. Nous nous assîmes à table. Mademoiselle Ulrike et Zelter étaient particulièrement gais, et, pendant tout le repas, ils se taquinèrent de la façon la plus gracieuse. Toute la personne de Zelter et sa présence me faisaient du bien. C’est un esprit sain et heureux, toujours tout entier au moment présent, et qui trouve pour tout le mot juste ; avec cela beaucoup de bonhomie, d’aisance, et si peu de gêne, qu’il disait absolument tout ce qu’il pensait, et parfois même ses paroles étaient un peu vertes. La gaieté de son esprit est communicative, et, dans sa compagnie, on laisse vite de côté précautions et restrictions. Je désirais tout bas vivre quelque temps avec lui, je suis sûr que cela me serait bon. Après diner, il sortit ; il allait passer la soirée chez la grande-princesse.

Jeudi, 4 décembre 1823.

Ce matin, le secrétaire Krœuter m’apporta une invitation à dîner chez Goethe. Il me dit aussi que Goethe m’engageait à faire cadeau à Zelter de deux exemplaires de mon Essai sur la poésie. Je le portai moi-même à l’hôtel. Zelter me prêta en revanche les Poésies d’Immermann. « J’aimerais à vous faire présent de mon exemplaire, dit-il, mais vous voyez que l’auteurm’en a fait hommage, et c’est un souvenir qui est digne d’être conservé. » Avant dîner, je fis, avec Zelter, une promenade à travers le parc du château, vers Oberweimar[44]. Beaucoup d’endroits lui rappelaient un temps disparu, et il me fit beaucoup de récits sur Schiller, Wieland et Herder, avec lesquels il avait été très-lié, ce qu’il considérait comme un grand bonheur de sa vie. Il me parla beaucoup de composition musicale et me récita plusieurs chansons de Goethe. « Quand je veux écrire la musique d’une poésie, dit-il, je cherche d’abord à pénétrer dans le sens des paroles et à me représenter la situation d’une façon vivante. Je me la lis ensuite à haute voix jusqu’à ce que je la sache par cœur, et, pendant que je me la récite et la répète, la mélodie vient d’elle-même. »

Le vent et la pluie nous forcèrent à revenir plus tôt que nous ne voulions. Je l’accompagnai jusqu’à la maison de Goethe ; il monta chez madame de Goethe pour chanter un peu avec elle avant le repas. — À deux heures, j’allai dîner. Je trouvai Zelter déjà avec Goethe, assis tous deux, et regardant des gravures de paysages italiens. Madame de Goethe entra, et nous allâmes à table. Mademoiselle Ulrike était aujourd’hui absente, ainsi que le jeune Goethe qui ne vint qu’un moment pour dire bonjour, et se rendit à la cour. La conversation du dîner fut extrêmement variée. Beaucoup d’anecdotes originales furent racontées aussi bien par Zelter que par Goethe ; toutes avaient pour but de mettre en lumière les qualités de leur ami commun, Fred.-Aug. Wolf, de Berlin. Ensuite on parla beaucoup des Niebelungen, puis de lord Byron et de sa visite à Weimar, que l’on espérait, ce qui intéressait beaucoup madame de Goethe. La fête de Saint-Roch, à Bingen[45], fut ensuite un texte très-gai à propos duquel Zelter se rappela deux jeunes filles dont l’amabilité l’avait profondément frappé, et dont le souvenir semblait encore aujourd’hui le rendre heureux. La chanson de société Bonheur militaire, de Goethe, fut ensuite le sujet d’une discussion enjouée. Zelter était inépuisable en anecdotes sur de belles filles et sur des soldats blessés, pour prouver la vérité du poëme. Goethe dit qu’il n’avait pas eu besoin d’aller si loin chercher tant de modèles dans la vie réelle ; c’est à Weimar même qu’il avait tout rencontré. Madame de Goethe formait gaiement opposition, disant que jamais les femmes n’ont été telles que les peint cette « vilaine chanson. » Ainsi passa très-agréablement l’heure du repas. Quand plus tard je me trouvai seul avec Goethe, il m’interrogea sur Zelter : « Eh bien, vous plaît-il ? » Je dis tout le bien qu’il m’avait fait. « Il peut, dit Goethe, au premier moment, paraître peut-être un peu cru, et même brutal, mais ce n’est là qu’une apparence ; je connais peu de gens aussi tendres que Zelter. Il ne faut pas oublier qu’il a passé plus d’un demi-siècle à Berlin ; or tout me fait voir que la race qui vit là a des manières si rudes, que la délicatesse ne ferait pas avancer celui qui voudrait la conserver ; il faut savoir parler fort et même être parfois un peu grossier pour ne pas être submergé. »

* Vendredi, 5 décembre 1823.

J’ai apporté à Goethe quelques minéraux, et, entre autres, un morceau d’ocre argileuse. Quel fut mon étonnement lorsque Goethe reconnut dans cette teinte celle-là même qu’Angelica Kaufmann employait pour les chairs de ses figures. « Le peu qu’elle en possédait, dit-il ; elle l’estimait au poids de l’or. Mais elle ignorait où on la trouvait, et d’où elle venait. » Goethe dit à sa fille que je le traitais comme un sultan ; chaque jour de nouveaux présents. « Il vous traite plutôt comme un enfant ! » répliqua madame de Goethe, et il ne put s’empêcher de sourire de cette réponse.

* Dimanche, 7 décembre 1823.

Je demandai à Goethe comment il se trouvait : « Je ne suis pas aussi mal que Napoléon sur son île ! » dit-il en soupirant. Son état maladif, à mesure qu’il se prolonge, semble peu à peu l’affecter beaucoup.

* Dimanche, 21 décembre 1823.

Goethe avait retrouvé aujourd’hui toute sa bonne humeur. Nous avons atteint le jour de l’année le plus court, et l’espérance de voir maintenant chaque semaine les jours augmenter rapidement, semble exercer sur lui l’influence la plus heureuse : « Aujourd’hui nous célébrons la naissance nouvelle du soleil ! » s’écria-t-il joyeusement en me voyant entrer ce matin chez lui. J’ai appris que, tous les ans, il passe les semaines qui précèdent le jour le plus court dans un état d’affaissement et de tristesse[46].

Madame de Goethe entra, et annonça à son beau-père qu’elle se rendrait bientôt à Berlin pour aller au-devant de sa mère. Quand elle fut sortie, Goethe sourit de la vivacité d’imagination qui caractérise la jeunesse. « Je suis trop vieux, dit-il, pour la contredire et pour lui faire comprendre que la joie de revoir sa mère ici ou là-bas serait absolument la même ; ce voyage en hiver va lui donner de grandes fatigues, et pour rien, mais ce rien est souvent un infini pour la jeunesse. — Ah ! après tout, elle a raison  ! Il faut faire souvent des folies pour reprendre courage à vivre quelque temps. Quand j’étais jeune, j’ai fait comme elle, et cependant je suis sorti de tout encore en assez bon état. »

* Mardi, 30 décembre 1823.

Soirée passée seul avec Goethe, dans différents entretiens. Il m’a dit qu’il voulait insérer dans ses œuvres son voyage en Suisse de 1797. Puis nous avons parlé de Werther qu’il n’a jamais relu qu’une fois, environ dix ans après sa publication. Il a agi de même pour ses autres écrits. Nous avons parlé ensuite de traductions, sur quoi il me dit qu’il lui était difficile de traduire les poésies anglaises en vers allemands. « Quand on veut rendre les monosyllabes si expressifs des Anglais par nos mots allemands qui sont ou polysyllabiques ou composés, tout l’effet et toute la force sont perdus. » — Il m’apprit qu’il avait traduit le Neveu de Rameau en quatre semaines, et qu’il avait tout dicté.

Nous parlâmes ensuite de sciences naturelles, et de la petitesse d’esprit avec laquelle tels et tels savants luttent pour la prééminence. « Rien ne m’a fourni une meilleure occasion pour apprendre à connaître les hommes que mes travaux sur les sciences. Ils m’ont beaucoup coûté, ils ont été la cause de beaucoup de souffrances pour moi, mais cependant je suis content de l’expérience que j’ai faite. » — L’égoïsme de l’homme, lui dis-je, semble dans les sciences excité d’une façon toute particulière, et quand une fois l’égoïsme est mis en mouvement, tous les faibles du caractère apparaissent bien vite. — « Les questions scientifiques, dit alors Goethe, sont très-souvent des questions d’existence. Une seule découverte peut faire la célébrité d’un homme et fonder sa fortune sociale. Voilà pourquoi règnent dans les sciences cette rudesse, cette opiniâtreté, cette jalousie des aperçus découverts par les autres. Dans l’empire du beau, tout marche avec plus de douceur ; les pensées sont toutes plus ou moins une propriété innée, commune à tous les hommes ; le mérite est de savoir les mettre en œuvre, et il y a naturellement là moins de place pour la jalousie envieuse. Une seule pensée peut servir de point de départ à une centaine de traits ; on ne s’inquiétera que d’une chose : quel est le poëte qui a su, en présentant à l’imagination cette pensée, trouver les formes de style les plus agréables et les plus saisissantes. Mais dans les sciences la forme n’est rien ; tout est dans l’aperçu découvert. Il n’y a là presque rien de commun à tous, de propre à notre esprit ; les phénomènes qui renferment les lois de la nature sont devant nous comme des sphinx immobiles, fixes et muets ; chaque phénomène expliqué est une découverte, chaque découverte une propriété. Si on touche à une de ces propriétés, un homme accourt avec toutes ses passions pour la défendre. Mais ce que les savants regardent aussi comme leur propriété, c’est ce qu’on leur a transmis et ce qu’ils ont appris à l’Université. Si quelqu’un arrive apportant du nouveau, il se met en opposition avec le credo que depuis des années nous ressassons et répétons sans cesse aux autres, et menace de renverser ce credo ; alors toutes les passions se soulèvent contre lui, et on cherche par tous les moyens à étouffer sa voix. On lutte contre lui comme on peut : on fait comme si on ne l’entendait pas, comme si on ne le comprenait pas ; on parle de lui avec dédain, comme si ses idées ne valaient pas la peine d’être examinées, étudiées, et c’est ainsi qu’une vérité peut très-longtemps attendre pour se frayer son chemin. Un Français disait à un de mes amis, à propos de ma théorie des couleurs : « Nous avons travaillé cinquante ans pour établir et affermir la royauté de Newton ; cinquante autres années sont nécessaires pour le renverser. » La corporation des mathématiciens a cherché à rendre mon nom si méprisable parmi les savants, qu’on a peur même de le prononcer. Dernièrement il me tombe sous la main une brochure qui traitait de la théorie des couleurs ; l’auteur était plein de mes idées et avait appuyé tout son travail sur ma doctrine, tout ramené à mes principes. Je lisais cet écrit avec la plus grande satisfaction, quand je m’aperçus, non sans assez de surprise, que l’auteur n’avait pas une seule fois prononcé mon nom. J’ai eu plus tard le mot de l’énigme. Un ami commun vint me voir et m’avoua que l’auteur, jeune homme plein de talent, avait désiré dans cet ouvrage jeter les premières bases de sa réputation et qu’il aurait craint, avec raison, de se faire du tort dans le monde savant s’il avait osé soutenir de mon nom les vues qu’il présentait. Le petit écrit a fait fortune, et ce spirituel jeune homme s’est présenté plus tard devant moi pour me faire ses excuses. »

— Ce trait, dis-je, me semble d’autant plus singulier, que pour toute autre chose on est fier de votre autorité, et que chacun se croit heureux quand il s’avance devant le monde avec votre puissant appui. Ce qui fait le malheur de votre théorie des couleurs est sans doute que vous n’avez pas seulement affaire avec la gloire partout reconnue de Newton, mais avec les disciples fidèles de ce maître, répandus dans tout l’univers, et dont le nom est Légion. Si vous devez un jour triompher, vous resterez encore longtemps seul.

— « J’y suis habitué et je m’y attends, répliqua Goethe. N’ai-je pas, dites-le vous-même, n’ai-je pas de quoi être fier, quand depuis vingt ans j’ai dû reconnaître que le grand Newton et tous les mathématiciens, et tous les sublimes calculateurs avec lui, sont dans une profonde erreur sur la théorie de la lumière, et que parmi des millions d’hommes je suis le seul qui dans ce grand mystère de la nature connaisse la vérité ? C’est parce que j’avais le sentiment de ma supériorité qu’il m’a été possible de supporter les stupides prétentions de mes adversaires. On a cherché de toute manière à m’attaquer, moi et ma théorie, à me rendre ridicule, mais je n’en ressentais pas moins la joie d’avoir accompli mon œuvre. Toutes ces attaques de mes adversaires n’ont servi qu’à me faire voir l’humanité dans sa faiblesse. »

Pendant que les paroles s’échappaient ainsi des lèvres de Goethe, avec une abondance et une puissance que je ne peux reproduire, ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire. On y lisait l’expression du triomphe, en même temps qu’un sourire ironique se jouait sur ses lèvres. Les traits de son beau visage étaient plus imposants que jamais.

Mercredi, 31 décembre 1823.

J’ai dîné chez Goethe. Il m’a montré des dessins, entre autres les premiers de Henri Füssli[47]. Nous avons causé sur la religion et sur l’abus que l’on fait du nom de Dieu. « Les gens, dit Goethe, agissent avec l’Être incompréhensible, l’Être dont on ne peut se faire aucune idée, absolument comme s’il n’était guère plus que leur égal. Car autrement ils n’auraient pas ces manières de parler : Mon Dieu ! ah ! Seigneur ! Grand Dieu ! Le bon Dieu… etc. Dieu, pour eux et surtout pour les prêtres, qui l’ont journellement sur les lèvres, ce n’est plus qu’une phrase, un mot vide, qui ne représente rien. S’ils étaient vraiment pénétrés de sa grandeur, ils se tairaient, et le respect les empêcherait de prononcer son nom[48]. »

  1. Goethe, qui avait des collections de tout genre, avait aussi une belle collection d’autographes. — Voir plus loin.
  2. Voir dans son Divan une pensée analogue. 1er livre. Talismans.
  3. Caroline Jagemann, née en 1780, fille du bibliothécaire de la duchesse Amélie, mère de Charles-Auguste. Élève d’Iffland, cantatrice et tragédienne, elle joua à Weimar avec le plus grand succès, de 1797 à 1828. Charles-Auguste, dont elle fut longtemps aimée, lui donna la terre de Heigendorf. De ses relations avec Charles-Auguste sont nés deux fils, aujourd’hui tous deux officiers, et une fille, morte dame d’honneur du duc Bernard de Weimar, fils de Charles-Auguste. Madame de Heigendorf est morte il y a une dizaine d’années.
  4. Épouse de l’empereur Nicolas. Elle était fille du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, et devint par son mariage belle-sœur de Maria Paulowna, grande-duchesse de Saxe-Weimar.
  5. Opéra de Mozart, très-aimé et très-souvent joué en Allemagne, et qui contient de nombreuses et obscures allusions à la franc-maçonnerie, si répandue et si vivante au dix-huitième siècle.
  6. Mesdemoiselles Caroline et Julie d’Egloffstein étaient deux jeunes dames d’honneur, fort jolies, douées de beaucoup d’esprit et de talents, et pour lesquelles Goethe avait une grande affection.
  7. Analogues à notre ancien Almanach des Muses.
  8. Ces mots sont en français dans le texte. On voit que le grand Goethe, dans l’intimité, ne dédaignait pas le jeu de mots. Il obéit, du reste, à un penchant de son pays ; les Allemands ont le plus grand plaisir à faire des jeux de mois français ou latins. Notre langue prête plus que la leur à ce genre de divertissement.
  9. Pensée réalisée. — Voir ses Œuvres scientifiques.
  10. Ici commence le récit d’Eckermann.
  11. Le manuscrit de l’Essai sur la poésie, qu’Eckermann avait envoyé à Goethe pour qu’il l’examinât et le recommandât à un éditeur, s’il le jugeait digne de l’impression. Dans ce petit livre, Goethe est comparé en détail et enfin égalé à Homère et à Shakspeare. Ces conclusions d’Eckermann sont celles de la critique allemande contemporaine. On comprend facilement qu’elles n’aient pas dès lors déplu à Goethe.
  12. Ils y furent insérés, et ouvrent maintenant dans ses Œuvres la longue série de ses travaux comme journaliste.
  13. Libraire éditeur, mort en 1857.
  14. Littéralement : Combien d’objets tombés dans le puits !
  15. Publié en 1820.
  16. On ne se trompera pas sur le sens spécial que l’on doit donner ici à cette expression, détournée un peu de son sens habituel. On trouve dans Goethe lui-même une note faisant remarquer que Poésie de circonstance n’est pas tout à fait Gelegenheit’s Gedicht.
  17. Dans Art et Antiquité.
  18. Ami intime de Goethe. Leur correspondance (1807 à 1832) a été publiée en 1850.
  19. Mort en 1834. Homme d’État influent ; il a publié plusieurs écrits sur l’histoire et sur les sciences. Il était partisan de la théorie des couleurs de Goethe.
  20. À cause des ornements en stuc du plafond.
  21. Cette copie, faite par Meyer est toujours suspendue à la même place. L’appartement de Goethe est à peu près resté tel qu’il était alors, et presque toutes les descriptions d’Eckermann sont encore exactes aujourd’hui.
  22. Poëte romantique, mort en 1845. Le Portrait est une de ses meilleures pièces.
  23. Mademoiselle Ulrike de Pogwisch, sœur de madame de Goethe. Elle habite toujours Weimar. Les deux enfants, Walter et Wolfgang, sont les petits-fils de Goethe. Aujourd’hui ce sont des hommes faits ; mais la gloire littéraire de leur grand-père ne les a pas tentés. M. Walter de Goethe est chambellan à la cour de Weimar ; M. Wolfang de Goethe, conseiller de légation près l’ambassade de Prusse, à Vienne.
  24. Le poëme dramatique de Goethe.
  25. Auteur d’un commentaire des Œuvres de Goethe, publié dès 1817.
  26. Uhland est tantôt romantique pur, tantôt imitateur heureux de Goethe. De là les deux jugements si différents exprimés ici.
  27. Raupach et Kotzebue, écrivains de second ordre, mais d’une fécondité remarquable, Kotzebue avait été jadis un des adversaires de Goethe, qui ne parait pas lui avoir gardé rancune de ses petites persécutions.
  28. Peintre et graveur polonais, né en 1726, mort en 1801. Son œuvre se compose de plus de 3 000 planches. Comme peintre de genre, il a fait école en Allemagne.
  29. Poésies, traduites par M. Blaze de Bury, page 117.
  30. Mademoiselle Urike de Lewezow.
  31. On le conserve à la bibliothèque de Weimar, avec d’autres reliques de Goethe plus ou moins curieuses. On voit là, entre autres choses, son habit brodé, remarquable par la modestie de sa broderie, et sa robe de chambre, garnie d’une ouate qui diminue peu à peu, chaque dévot de Goethe en arrachant et en emportant quelques brins, comme souvenir de son pèlerinage à la ville sainte de la poésie allemande.
  32. Grâce à sa présence et au charme puissant de son art, la passion qui tourmentait Goethe se calma, et il écrivit la poésie Apaisement, qui fait suite à l’Élégie.
  33. Traducteur d’Homère. Il a écrit des ouvrages dans le genre de celui d’Eckermann (Essais de poétique allemande, d’après les œuvres de Goethe). Mort en 1850, directeur du collége de Pilsen.
  34. Petit château entouré d’un grand parc, à très-peu de distance de Weimar. Ce fut la résidence de la duchesse Amélie, et là furent données bien des fêtes pendant la jeunesse de Goethe. Aujourd’hui, c’est un des plus agréables buts de promenade des habitants de Weimar. Çà et là, sous les beaux arbres du parc, le long des jolies rives de l’Ilm, on rencontre des tombeaux de forme antique, des urnes, des pierres votives, consacrées à Herder, à Wieland, à Mozart, etc. La beauté des paysages qui se déploient devant le regard répond au charme des souvenirs qui se pressent dans l’esprit.
  35. Je crois que Goethe veut tout simplement dire que, lorsqu’on sait bien écrire une poésie détachée, on peut alors tenter d’écrire un poëme, qui n’est que l’enchaînement harmonieux et régulier d’un certain nombre de poésies détachées, réunies par la composition. Avant de penser à la combinaison des parties, il faut être sûr que ces parties seront bonnes.
  36. Actrice de Vienne et poêle dramatique très-fécond. Morte en 1847. Ses pièces sont bien faites, sans s’élever au-dessus de la médiocrité.
  37. Poésies, traduites par M. B. de Bury, page 80.
  38. Les Roses d’Orient parurent en 1822. Elles ont été suscitées par le Divan de Goethe. Ce sont des Orientales allemandes.
  39. Ou réfléchie. Goethe emploie ici les expressions adoptées par Schiller dans son Essai sur la poésie naïve et sur la poésie sentimentale. La poésie naïve est toute poésie primitive, qui nous touche par la peinture de la réalité présente et vivante. La poésie sentimentale, qui naît dans les époques avancées, nous touche au moyen d’idées ; elle cherche l’idéal.
  40. Ce trait peint bien le caractère de Goethe. Il reste pour tout et pour tous aussi silencieux, aussi réservé ; il a au fond de lui-même une vie cachée d’une activité incessante, prodigieuse, et dont il ne laisse voir au dehors que les grands résultats
  41. Comme les Roses d’Orient de Ruckert, les Ghazeles de Platen sont des poésies inspirées des Divans de Goethe et de Hafiz.
  42. Il reste de l’amitié qui unit Goethe et Zelter un précieux monument : leur correspondance, publiée en 1833 par Riemer (6 volumes). Elle commence en 1799 et se continue jusqu’à la mort de Gœlhe. De cette correspondance, je veux citer un trait qui me paraît propre à bien faire connaître Goethe. Les deux amis s’écrivaient déjà depuis treize ans, mais ils se disaient toujours vous. En 1812, un fils de Zelter se suicide. Le pauvre père annonce et raconte cette affreuse fin à Goethe. Dans sa réponse, dès la première ligne, dès le premier mot, Goethe dit tu à son ami malheureux. — N’y a-t-il pas dans cet emploi inattendu, subit du tutoiement, une délicatesse et une science dans l’art de consoler que peut seule inspirer la bonté la plus ingénieuse ? Il semble qu’il dise : « Nous sommes moins à nous aimer, aimons-nous donc davantage. » — Goethe, répétons-le sans cesse, avait aussi un génie vivant dans son cœur. Il l’a prouvé mille fois, mais il a eu le tort de dédaigner les preuves extérieures, et le vulgaire l’a cru insensible.
  43. Poëte distingué, mort en 1840. Auteur du roman, traduit récemment en français sous le titre : La Blonde Lisbeth.
  44. Petit hameau sur la rive droite de l’Ilm, un peu au-dessus de Weimar.
  45. Récit de voyage de Goethe. Voir Mémoires de Goethe, traduits par madame de Carlowitz, tome II, page 359.
  46. Goethe, le poëte néo-païen, l’adorateur de la vie et de la lumière, l’amant de la terre parée de fleurs, sent ses forces s’en aller avec le soleil disparaissant. La fin de l’année est pour lui une saison d’accablement, de mort intérieure. — Écoutez, au contraire, Lamartine, le poëte élégiaque chrétien dont la pensée se plaît à quitter la terre, il dira : « L’heure du chant pour moi, c’est la fin de l’automne ; ce sont les derniers jours de l’année qui meurt dans les brouillards et dans les tristesses du vent… » — Chaque poëte a sa saison, et le poëme de l’année se trouve ainsi peu à peu écrit tout entier, car il n’y a pas un de ses instants qui n’ait sa poésie.
  47. Peintre suisse, mort à Londres en 1825, où il était professeur.
  48. Il est curieux de voir Vinet, dans ses Méditations ëvangéliques, blâmer presque avec les mêmes termes, au nom de la religion, les habitudes que Goethe condamne ici au nom de la philosophie. Newton donnait déjà à son temps la même leçon, en se découvrant chaque fois qu’il prononçait le nom divin.
ERRATA

c1. texte corrigé, voir ERRATA, Ier volume