Conversations de Goethe/Année 1832

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 313-350).

* Jeudi, 5 janvier 1832.

Il est arrivé quelques nouvelles livraisons de dessins à la plume et d’aquarelles de mon ami Topffer, de Genève. Ce sont pour la plupart des vues de paysages italiens et suisses qu’il a prises peu à peu dans ses voyages à pied. Goethe était si frappé de la beauté de ces dessins, surtout des aquarelles, qu’il disait qu’il lui semblait voir des ouvrages du célèbre Lory de Genève. Je fis observer que ce n’était pas là ce que Topffer avait fait de mieux et qu’il avait encore à envoyer bien autre chose. « Je ne sais pas ce que vous voulez ! répliqua Goethe. Comment serait-ce meilleur ? Et qu’est-ce que cela ferait, si c’était un peu meilleur ? Dès qu’un artiste est arrivé à un certain degré de perfection, il est assez indifférent qu’une de ses œuvres soit un peu mieux réussie qu’une autre. Le connaisseur retrouve dans toutes la main du maître et l’étendue entière de son talent et de ses moyens. »

* Vendredi, 17 février 1832.

J’avais envoyé à Goethe un portrait de Dumont, gravé en Angleterre, qui a paru l’intéresser beaucoup. Ce soir quand j’allai lui faire visite, il me dit : « J’ai regardé et à plusieurs reprises l’image de cet homme remarquable. Elle avait d’abord quelque chose qui me déplaisait, ce que j’ai dû attribuer au travail de l’artiste, qui avait marqué les traits avec trop de force et de dureté. Mais plus je contemplais cette tête si remarquable, plus toutes les duretés disparaissaient, et d’un fond obscur sortit une belle expression de repos, de bonté, de douceur spirituelle et fine, douce à regarder et caractérisant parfaitement cet homme sage, bienfaisant, ardent pour le bien général.

Nous continuâmes à parler de Dumont, et des Mémoires sur Mirabeau, dans lesquels il montre tous les secours que Mirabeau a reçus dans ses travaux, et où il nomme tous les gens de talent qu’il a associés au but qu’il poursuivait, et dont il mettait en œuvre les forces. — « Je ne connais aucun livre plus riche en leçons que ces Mémoires, dit Goethe ; par eux notre regard pénètre profondément dans les recoins les plus cachés de l’époque ; Mirabeau, ce miracle, devient un être naturel, mais le héros ne perd rien cependant de sa grandeur. Les derniers critiques des journaux français pensent autrement. Les bonnes gens croient que l’auteur de ces Mémoires veut leur altérer leur Mirabeau, en révélant le secret de son activité surhumaine, et en revendiquant pour d’autres personnes une part des mérites que jusqu’à présent a absorbés exclusivement le nom de Mirabeau. Les Français voient dans Mirabeau leur Hercule, et ils ont parfaitement raison. Mais ils oublient qu’un colosse se compose de fragments, et que l’Hercule de l’antiquité lui-même était un être collectif, qui réunissait sur son nom avec ses exploits les exploits d’autres héros. — Au fond, nous avons beau faire, nous sommes tous des êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler vraiment notre propriété, comme c’est peu de chose ! et, par cela seul, comme nous sommes peu de chose ! Tous, nous recevons d’autrui, tous nous apprenons, aussi bien de ceux qui existaient avant nous que de nos contemporains. Le plus grand génie lui-même n’irait pas loin s’il était obligé de tout prendre en lui-même. Mais beaucoup d’excellentes gens ne comprennent pas cela, et avec leurs rêves d’originalité ils passent la moitié de leur vie à tâtonner dans l’obscurité. J’ai connu des artistes qui se vantaient de n’avoir suivi aucun maître, et de tout devoir à leur génie. Les fous ! comme si c’était possible ! Comme si le monde, à chacun de leurs pas, ne s’imposait pas à eux, et malgré leur sottise native, ne faisait point d’eux quelque chose ! Oui, je soutiens qu’un artiste qui ne ferait que passer devant les murs de cette chambre, et ne jetterait qu’un rapide coup d’œil sur les quelques dessins de grands maîtres qui y sont fixés, sortirait d’ici tout autre et plus grand, pour peu qu’il eût de génie ! Qu’y a-t-il de bon en nous, si ce n’est la force et le goût de nous approprier les éléments du monde extérieur et de nous en servir pour un but élevé ? Je peux bien parler de moi-même et dire avec simplicité ce que je sens. J’ai dans ma longue vie fait et fini maintes choses dont je pourrais être fier ; mais, si nous voulons être loyaux, qu’est-ce qui m’appartient vraiment, en dehors de la faculté et du penchant que je possédais pour voir et entendre, distinguer et choisir, animer avec un peu d’esprit et répéter avec un peu d’adresse ce que j’avais vu et entendu ? Je ne suis pas du tout redevable de mes ouvrages à ma sagesse seule, mais bien à mille objets, à mille personnes étrangères qui m’en offraient les matériaux. Je voyais venir à moi des fous et des sages, des intelligences limpides et d’autres bornées, des enfants, des jeunes gens, des hommes mûrs ; tous me disaient ce qu’ils avaient dans l’âme, ce qu’ils pensaient, quelle était leur vie, ce qu’ils faisaient, quels étaient les résultats de leur expérience, et je n’avais plus rien à faire qu’à recueillir et à moissonner ce que d’autres avaient semé pour moi. — Au fond, c’est une folie de chercher à savoir si on possède quelque chose par soi-même ou par les autres, si on exerce une influence personnelle ou due à d’autres ; ce qui importe, c’est d’avoir une grande volonté, et assez de talent et de persévérance pour exécuter ce que l’on veut ; tout le reste est indifférent. — Mirabeau avait donc parfaitement raison de se servir du monde extérieur et de forces étrangères ; il possédait le don d’apercevoir le talent, et le talent se sentait attiré par le démon de sa puissante nature, et se soumettait volontiers à lui et à sa direction. Il était ainsi entouré d’une foule d’intelligences remarquables, qu’il remplissait de son feu, qu’il mettait en activité en les dirigeant vers le but élevé qu’il poursuivait. Agir avec les autres, et par les autres, c’était là précisément son génie, c’était son originalité, c’était sa grandeur. »

Dimanche, 11 mars 1832.

Ce soir une petite heure chez Goethe, dans de bonnes causeries. Je m’étais acheté une Bible anglaise, et, à mon grand regret, je n’y trouvai pas les livres apocryphes ; ils étaient exclus comme manquant d’authenticité et d’inspiration divine. Il n’y avait ni Tobie, ce livre d’une noblesse si pure, ce modèle d’une vie pieuse ; ni la Sagesse de Salomon, ni celle de Jésus Sirach, livres tous si élevés par les idées et par la morale que peu d’autres peuvent leur être comparés. J’exprimai à Goethe le regret que m’inspirait cette étroitesse d’esprit qui considère certains écrits de l’Ancien Testament comme donnés directement par Dieu, tandis que d’autres, aussi excellents, sont déclarés comme ne venant pas de lui, comme si tout ce qui est noble et grand ne venait pas de Dieu et n’était pas né sous son influence.

« — Je suis complètement de votre avis, répondit Goethe. Mais on peut considérer la Bible sous deux aspects[1]. Sous le premier, d’origine divine, on voit dans la Bible une espèce de religion primitive, religion de la nature et de la raison ; cette manière de voir durera éternellement, toujours la même, et elle conservera sa valeur tant qu’il y aura des créatures douées divinement, mais elle est réservée à des hommes choisis, et elle est beaucoup trop haute et trop noble pour devenir générale. Il y a ensuite le point de vue de l’église, qui est beaucoup plus humain. Il est peu solide, changeant, mobile, et il variera éternellement tant qu’il y aura de faibles créatures humaines. La lumière sans obscurité de la révélation divine est beaucoup trop pure et trop éclatante pour qu’elle convienne aux pauvres et faibles hommes, et, pour qu’ils puissent la supporter, l’église vient comme médiatrice bienfaisante ; elle éteint, elle adoucit cette lumière pour qu’elle puisse aider et protéger beaucoup d’hommes. L’église chrétienne croit que, comme héritière du Christ, elle peut remettre aux hommes leurs péchés ; c’est là pour elle une puissance énorme ; maintenir cette puissance et cette croyance, et affermir ainsi l’édifice ecclésiastique, voilà la principale préoccupation du clergé chrétien. En conséquence, il ne se demande pas si tel livre de la Bible peut jeter de la lumière dans l’esprit, s’il renferme de hautes leçons de moralité, s’il offre des exemples d’une noble existence ; l’important pour lui, c’est : dans les livres de Moïse, l’histoire de la chute, qui rend nécessaire le Sauveur ; dans les prophètes, les allusions qui sont faites au Désiré ; dans les évangiles, le récit de son apparition sur cette terre, et de sa mort sur la croix, qui expie nos péchés. Vous voyez que, à ce point de vue et avec ces idées, on ne peut attacher d’importance ni au noble Tobie, ni à la Sagesse de Salomon, ni aux Proverbes de Sirach.

« Ces questions d’authenticité et de fausseté des livres bibliques sont d’ailleurs bien étranges. Qu’est-ce qui est authentique, sinon ce qui est tout à fait excellent, ce qui est en harmonie avec ce qu’il y a de plus pur dans la nature et dans la raison, ce qui sert encore aujourd’hui à notre développement le plus élevé ? Et qu’est-ce qui est faux, sinon l’absurde, le creux, le niais, ce qui ne donne aucun fruit, du moins aucun bon fruit ? Si on devait décider l’authenticité d’un écrit biblique par la question : ce qui nous est transmis, est-il absolument la vérité ? alors on devrait sur certains points mettre en doute l’authenticité des évangiles, car Marc et Luc n’ont pas écrit ce qu’ils ont vu par eux-mêmes, ils ont recueilli longtemps après les faits une tradition orale, et Jean n’a écrit son évangile que dans un âge avancé. Cependant je tiens les quatre évangiles pour parfaitement authentiques, car il y a là le reflet de l’élévation qui brillait dans la personne du Christ, élévation d’une nature aussi divine que tout ce qui a jamais paru de divin sur la terre. Que l’on me demande s’il est dans ma nature de témoigner au Christ une respectueuse adoration, je réponds : Certainement ! Je m’incline devant lui comme devant la révélation divine des plus hauts principes de moralité. Que l’on me demande s’il est dans ma nature de révérer le soleil, je réponds encore : Certainement ! car il est aussi une révélation de la divinité suprême, et même la révélation la plus puissante qu’il nous soit donné de connaître à nous, enfants de la terre. Je révère en lui la lumière et la force fécondante de Dieu, par laquelle nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes, nous et les plantes et les animaux avec nous. Que l’on me demande si je suis disposé à me courber devant l’os du pouce de l’apôtre Pierre ou Paul, je réponds : Épargnez-moi, et laissez-moi avec vos absurdités !… « N’éteignez pas l’esprit, » dit l’apôtre.

« Il y a bien des niaiseries dans les maximes de l’église. Mais elle veut être souveraine, et il lui faut une masse d’esprits bornés qui se courbent devant elle et soient disposés à la laisser dominer. Le haut clergé, richement doté, ne craint rien tant que de voir la lumière pénétrer dans les basses classes. Il a longtemps, aussi longtemps qu’il l’a pu, refusé de lui communiquer la Bible ; qu’est-ce que le pauvre fidèle dans sa paroisse chrétienne aurait pu penser de la magnificence princière d’un évêque richement renté, quand il voit dans les évangiles la pauvreté, l’indigence du Christ, qui allait humblement à pied ainsi que ses disciples, tandis que l’évêque roule comme un prince dans un bruyant carrosse à six chevaux ?


« Nous ne savons pas tout ce que nous devons à Luther et à la réforme en général. Nous avons été délivrés des chaînes de l’étroitesse intellectuelle, notre éducation a marché, et nous sommes devenus capables de remonter à la source et de concevoir le christianisme dans sa pureté. Nous avons eu de nouveau le courage de marcher hardiment sur cette terre de Dieu et de sentir en nous notre vraie nature divine d’êtres humains. La culture intellectuelle peut toujours se développer, les sciences naturelles peuvent gagner toujours en étendue, en profondeur, l’esprit de l’homme peut s’élargir autant qu’il le voudra, on ne trouvera rien au-dessus de la haute doctrine morale qui brille et resplendit dans les évangiles.

« Plus notre développement, à nous autres protestants, sera solide et pur, plus vite nous serons suivis des catholiques. Quand ils se sentent entourés des lumières toujours croissantes du siècle, bon gré mal gré, il faut qu’ils avancent derrière nous, et c’est ainsi que se reformera à la fin l’unité.

« Le malheureux esprit de secte des protestants disparaîtra aussi, et avec lui disparaîtront les haines et les inimitiés entre le père et le fils, entre le frère et la sœur. Car dès que l’on a bien conçu et que l’on s’est assimilé la vraie doctrine et l’amour du Christ dans sa réalité, on sent sa grandeur d’homme, on se sent libre, et on n’attache plus grande valeur à tel ou tel détail du culte.

« Peu à peu nous passerons tous de plus en plus du christianisme de la lettre et de la foi à un christianisme de l’esprit et de l’action. »

La conversation vint alors sur les grands hommes qui ont vécu avant le Christ chez les Chinois, les Indiens, les Persans et les Grecs, hommes chez lesquels la puissance Divine a agi avec autant d’énergie que chez quelques grands Juifs de l’Ancien Testament. Nous en vînmes à cette question : Quelle est l’action de Dieu sur les grandes natures du monde dans lequel nous vivons actuellement ? Goethe dit : « À entendre parler certaines gens, il semblerait qu’ils pensent que Dieu depuis ces temps reculés s’est retiré à l’écart, que l’homme maintenant marche tout seul, et doit voir à se conduire sans Dieu et sans son souffle invisible de chaque jour ; on lui accorde bien encore une action divine sur les questions de religion et de morale, mais les œuvres scientifiques et artistiques sont considérées comme purement terrestres, et dues à l’action de forces purement humaines. — Que quelqu’un essaye donc, avec sa seule volonté, avec sa seule puissance d’homme, de produire une œuvre qui puisse se placer à côté des œuvres qui portent le nom de Mozart, de Raphaël, de Shakspeare ! Ces trois nobles créatures ne sont pas du tout les seules, et dans toutes les branches de l’art il y a une infinité d’excellents esprits qui ont produit des œuvres aussi bonnes que celles des hommes que je viens de nommer ; s’ils ont été aussi grands, ils ont autant surpassé la nature ordinaire de l’homme, ils ont été aussi divinement doués. — Voici donc la vérité sur ce point : Après ce que l’on a eu l’idée d’appeler les six jours de la création. Dieu ne s’est pas du tout consacré au repos ; il agit toujours, et maintenant comme au premier jour. Cela aurait été une pauvre distraction pour lui de combiner quelques éléments pour fabriquer notre monde informe, et de le faire rouler tous les ans sous les rayons du soleil, s’il n’avait pas eu le plan de faire de cet amas de matière la pépinière d’un monde d’esprits. Il vit toujours et sans cesse dans les grandes natures pour élever vers lui les natures inférieures. »

Toute science apprise et retenue par cœur paraissait mauvaise à Goethe. Il pensait que, pour avoir quelque valeur, une philosophie doit être transportée par nous dans notre vie même. « Stoïcien, platonicien, épicurien, chacun doit à sa manière régler son compte avec l’Univers, disait-il à Falk[2] ; c’est pour résoudre ce problème que nous avons reçu la vie, et personne, quelle que soit l’école à laquelle il se rattache, ne peut s’y soustraire. Chaque philosophie n’est rien autre chose qu’une forme différente de la vie. Pouvons-nous entrer dans cette forme ; pouvons-nous, avec notre nature, avec nos facultés, la remplir exactement, voilà ce qu’il s’agit de chercher. Il faut faire des expériences nous-mêmes ; toute idée que nous absorbons est comme une nourriture que nous devons examiner avec le plus grand soin ; autrement nous anéantissons la philosophie ou la philosophie nous anéantit. À la sévère tempérance de Kant, par exemple, convenait une philosophie appropriée à ses penchants innés. Lisez sa vie, et vous verrez bien vite comme il a su adroitement émousser le tranchant de son stoïcisme, qui était réellement en contradiction absolue avec les relations sociales ; il l’a accommodé comme il le fallait et l’a mis en équilibre avec le monde. Les inclinations de chaque individu lui donnent droit à des principes qui ne le détruisent pas en tant qu’individu. — Si on ne trouve pas là l’origine de toutes les philosophies, on ne la trouvera nulle part. Zenon et les stoïciens étaient présents à Rome, bien longtemps avant que leurs écrits y parvinssent. Ce rude esprit qui rendait les Romains capables de tant d’actes héroïques, de tant de beaux faits d’armes, qui leur apprenait à mépriser toute douleur, tout sacrifice, devait les disposer aussi à accepter avec faveur des principes qui avaient avec la nature humaine des exigences toutes pareilles. Dès qu’un système trouve son vrai héros, il parvient à se rendre compte du monde, même quand il s’agirait du système cynique. Ce qui échoue dans la contradiction, c’est ce qui est appris ; mais nous savons défendre ce qui est inné en nous, et souvent nous savons très-bien vaincre tous nos adversaires. Il n’y a pas à s’étonner que la nature délicate de Wieland, par exemple, ait été attirée vers la philosophie d’Aristippe, et la même raison explique parfaitement son éloignement marqué pour Diogène et pour tout cynisme. Un esprit en qui est inné l’amour de toutes les élégances ne peut pas se plaire dans un système qui les renverse toutes. Il faut d’abord être en harmonie parfaite avec notre nature, et nous pourrons alors, sinon faire taire, du moins adoucir toutes les dissonances extérieures qui nous entourent.

« Je soutiens qu’il y a même, en philosophie, des éclectiques nés ; et, quand dans un homme l’éclectisme sera inné, je le trouverai bon et ne lui en ferai jamais un reproche[3]. Combien d’hommes, par leurs penchants naturels, sont moitié stoïciens, et moitié épicuriens ! Je ne serai donc pas étonné, si ces hommes acceptent les principes des deux systèmes et cherchent autant qu’il leur est possible à les concilier dans leur esprit.

« Cet éclectisme ne doit pas être confondu avec cette nullité intellectuelle qu’une absence complète de tout penchant propre et intime fait agir comme les oiseaux que l’on voit formant leur nid de tout ce que le hasard leur présente ; une construction fabriquée ainsi de débris déjà morts ne peut jamais se lier à un ensemble vivant. Toutes les philosophies de ce genre n’ont dans le monde aucune valeur ; elles ne sont pas des conséquences logiques et ne peuvent conduire elles-mêmes à aucune conséquence.

« Je ne suis pas plus amateur de la philosophie populaire. Il y a un mystère dans la philosophie aussi bien que dans la religion. On doit en épargner la connaissance au peuple, et surtout on ne doit pas le forcer pour ainsi-dire à s’enfoncer dans pareille recherche. Épicure dit quelque part : « Ceci est juste, car le peuple le trouve mauvais. » — Depuis la réforme, les mystères ont été livrés à la discussion populaire, on les a ainsi exposés à toutes les subtilités captieuses de l’étroitesse de jugement, et on ne peut pas encore dire quand finiront les tristes égarements d’esprit qui en sont résultés. — Le degré moyen de l’intelligence humaine n’est pas assez élevé pour qu’on puisse lui soumettre un aussi immense problème et pour qu’elle soit choisie comme dernier juge en pareille matière. Les mystères, et surtout les dogmes de la religion chrétienne, se rattachent aux problèmes les plus profonds de la philosophie, et ils n’en diffèrent absolument que par l’enveloppe de faits extérieurs dont on les a recouverts. — Aussi, suivant le point de vue que l’on prend, tantôt on appelle la théologie une métaphysique faussée, tantôt c’est la métaphysique qui est une théologie platonicienne faussée. — Toutes deux sont trop hautes pour que le raisonnement, qui ne s’élève pas au-dessus de la sphère commune, puisse se flatter de conquérir leurs trésors. La lumière générale d’un siècle, en se répandant sur l’intelligence de chaque individu, ne peut éclairer que le cercle très-étroit dans lequel s’exercent les facultés pratiques.

« La plupart du temps le peuple se borne à répéter avec le même accent les mots que quelque bouche éclatante a articulés bien haut devant lui. Ainsi se produisent les faits les plus bizarres ; ainsi naissent des prétentions incroyables. On entend souvent un homme presque inculte, mais qui se croit un esprit éclairé, parler, du haut d’un dédain superficiel, sur des sujets devant lesquels un Jacobi, un Kant, c’est-à-dire les esprits qui sont considérés avec justice comme l’honneur de notre nation, s’inclineraient, pleins d’une crainte respectueuse. — Les résultats de la philosophie, de la politique et de la religion, voilà ce que l’on doit donner au peuple et ce qui lui sera utile ; mais il ne faut pas vouloir, des hommes du peuple, faire des philosophes, des prêtres, des politiques. Cela ne vaut rien ! — Si on cherchait, dans le protestantisme, à mieux séparer ce qui doit être aimé, ce qui doit vivre en nous, ce qui doit être enseigné, si on observait sur les mystères un inviolable et respectueux silence, sans forcer les esprits, avec une choquante présomption, à entrer dans des dogmes sophistiqués de telle ou telle manière, sans déshonorer certains d’entre eux, comme on le fait aussi, par des railleries et des critiques déplacées qui les mettent tous en danger, alors, s’il en était ainsi, je serais le premier à me rendre et de tout cœur à l’église avec mes coreligionnaires, et le premier je me soumettrais avec tous à cette loi édifiante que je confesserais, que je pratiquerais avec bonheur, parce que ce serait une foi tournée tout entière vers l’action. »

Premiers jours de mars 1832.

Goethe m’a raconté en dînant qu’il avait reçu la visite du baron Charles de Spiegel, qui lui avait extrêmement plu : « C’est un très-beau jeune homme, dit-il ; il a dans sa manière d’être, dans sa tournure un je ne sais quoi où l’on reconnaît le noble du premier coup d’œil. Il ne pourrait pas plus renier sa famille qu’une grande intelligence ne pourrait renier sa nature élevée. Car ces deux supériorités, haute intelligence ou haute naissance, frappent celui qui les possède d’une empreinte que ne peut cacher aucun incognito. Ce sont des puissances comme la beauté ; on ne peut les approcher sans les reconnaître. »

Quelques jours plus tard.

Nous avons causé de l’idée de la fatalité dans la tragédie grecque. « Elle n’est plus d’accord avec notre manière de penser, a dit Goethe ; c’est une idée vieillie et en opposition avec nos notions religieuses. Si un poëte moderne emploie ces idées d’un autre temps dans une pièce de théâtre, elles semblent toujours un peu affectées. C’est un vêtement depuis longtemps passé de mode, et qui ne convient pas plus à nos traits que la toge romaine.

« Nous, modernes, nous disons avec Napoléon : La politique, voilà la fatalité. Mais gardons-nous de dire avec nos littérateurs contemporains que la politique est la poésie, ou qu’elle convient à la poésie. Le poëte anglais Thompson a écrit un très-bon poëme sur les Saisons, et un très-mauvais sur la Liberté ; ce n’était pas le poëte, c’était le sujet qui manquait de poésie. Dès qu’un poëte veut avoir une influence politique, il faut qu’il se donne à un parti, et dès qu’il agit ainsi, il est perdu comme poëte ; il faut qu’il dise adieu à la liberté de son esprit, de son coup d’œil ; il se tire jusque par-dessus les oreilles la chape de l’étroitesse d’esprit et de l’aveugle haine. Le poëte, comme homme, comme citoyen, doit aimer sa patrie ; mais la patrie de sa puissance et de son influence poétique, c’est le Bon, le Noble, le Beau, qui n’appartiennent à aucune province spéciale, à aucun pays spécial, et qu’il embrasse et célèbre là où il les trouve[4]. Il ressemble en cela à l’aigle dont le regard plane librement au-dessus des diverses contrées et à qui il est indifférent que le lièvre sur lequel il se précipite coure en Prusse ou en Saxe.

« Et qu’est-ce qu’on entend donc par ces mots : « Aimer sa patrie ? Faire œuvre patriotique ? » Si un poëte pendant toute sa vie a travaillé à renverser les préjugés funestes, à détruire les vues étroites et égoïstes, à éclairer l’esprit de ses compatriotes, à purifier leur goût, à donner à leurs opinions, à leurs idées plus de noblesse, que pouvait-il faire de mieux ? Quelle œuvre pouvait être plus patriotique ? Élever pour les poètes des prétentions si déplacées, si stériles, c’est comme si l’on demandait qu’un colonel, pour être bon patriote, se mêlât aux nouveautés de la politique et négligeât pour elles ses devoirs les plus immédiats. La patrie d’un colonel est son régiment, et il sera excellent patriote s’il laisse de côté la politique et consacre toutes ses pensées, tous ses soins à instruire les bataillons qui lui sont confiés, à les exercer, à maintenir la discipline et l’ordre aussi bien que possible, afin qu’ils tiennent bravement leur place, si un danger vient à menacer la patrie. Je déteste comme le péché toute besogne mal faite, mais surtout quand il s’agit d’affaires publiques, car alors le résultat, c’est le désastre pour des milliers et des millions d’hommes. Vous le savez, en général, je m’inquiète peu de ce que l’on écrit sur moi, mais il m’est venu aux oreilles, et je le sais d’ailleurs fort bien, que malgré toute la peine que je me suis donnée pendant toute ma vie, tout ce que j’ai fait est tenu pour rien par certaines gens, parce que précisément j’ai dédaigné de me mêler aux partis politiques. Pour plaire à ces personnes, j’aurais dû être membre d’un club de Jacobins et prêcher le meurtre et les massacres… Ah ! plus un mot sur ce méchant sujet, pour ne pas devenir déraisonnable en combattant la déraison. »

Goethe blâma Uhland d’avoir embrassé la carrière politique, résolution que d’autres ont tant vantée. — « Faites bien attention, dit-il : la politique absorbera le poëte. Être membre des États, vivre dans des discussions, dans des excitations quotidiennes, cela ne convient pas à la nature délicate d’un poëte. Ses chants cesseront, et ce sera à certains points de vue un malheur. La Souabe possède assez d’hommes suffisamment instruits, bien pensants, loyaux, éloquents pour être membres des États, mais un poëte comme Uhland, elle n’a que lui[5]. »

Pendant les premiers mois de 1832[6], Goethe, après avoirapprofondi les lois de l’arc-en-ciel, mit au net avec moi plusieurs parties de sa Théorie des couleurs. Il donna une préface au livre de Knoll sur la collection minéralogique de Joseph Müller, et écrivit au conseiller intime Beuth de Berlin une longue lettre sur l’anatomie plastique, sujet qu’il avait déjà touché dans ses Années de voyage ; il demandait dans cette lettre que le gouvernement envoyât à Florence un anatomiste, un modeleur et un fondeur, chargés d’apprendre et de rapporter en Allemagne cet art nouveau ; on empêcherait ainsi la dissection de nombreux cadavres que l’on devrait respecter, ou même on éviterait peut-être des crimes semblables à ceux dont Edimbourg venaient d’offrir des exemples : des enfants avaient été tués par des monstres qui vendaient leurs corps. C’est en mars qu’il finit son article sur les Principes de philosophie zoologique de Geoffroy Saint-Hilaire, cet allié qui l’avait, au sein de l’Académie des sciences, proclamé un des fondateurs de la zoologie moderne. — L’art vint à son tour, après la science, saluer et charmer ses derniers jours. Il reçut de Naples un dessin détaillé de la maison de Pompéi que l’on avait commencé à découvrir en présence de son fils Auguste, le 28 août 1850, et qui avait reçu le nom de Casa di Goethe, On y avait trouvé une belle mosaïque dont on lui envoyait une copie. — « Tâchons de ne pas ressembler à Wieland, écrivit-il à ce sujet à Zelter, et gardons-nous de sa délicate mobilité, par suite de laquelle la dernière chose qu’il lisait effaçait pour ainsi dire tout ce qui avait précédé ; car nous pourrions dire ici que jusqu’à présent l’antiquité ne nous a rien laissé de pareil pour le pittoresque de la composition et pour le fini de l’exécution. » — Il s’entretint vivement de ces dessins avec la grande-duchesse quand, suivant son habitude, elle vint, le jeudi 15 mars, lui faire sa visite. Pendant le diner il en causa encore avec Meyer, et montra beaucoup de vivacité et de gaieté. — Ces émotions, qu’il devait à l’art, la passion de toute sa vie, devaient être les derniers moments heureux de son existence.

Après diner, malgré le froid et le vent, il voulut faire une promenade en voiture. En sortant de son cabinet d’étude, très-chauffé comme toujours, et en passant dans le froid vestibule qui conduit aux pièces donnant sur la rue, ou bien pendant sa promenade, il eut sans doute un refroidissement. Il se sentit mal à l’aise à son retour, et dormit mal la nuit suivante. M. Vogel, appelé le matin à huit heures, fut frappé de son regard éteint ; ses yeux, qui d’habitude avaient une vivacité et une mobilité toutes particulières, étaient mornes. Son ouïe, déjà un peu dure, s’était affaiblie tout à coup d’une manière très-sensible. Dans ses premières maladies, Goethe avait montré de l’emportement contre le mal ; au contraire, depuis plusieurs années, il se montrait tout à fait calme, disant souvent : « Quand on n’a plus le droit de vivre, on doit accepter la vie comme elle vient. » Dans cette dernière attaque, Goethe montrait une résignation qui frappait l’esprit. Grâce aux soins du médecin, un mieux se manifesta, et le soir Goethe retrouva son enjouement habituel. Le samedi 17, il envoya à Guillaume de Humboldt la dernière lettre qu’il ait écrite. Elle montre avec quelle aisance, à cette heure suprême, jouaient encore tous les ressorts de son esprit. Voici cette lettre : « Après être resté longtemps sans pouvoir vous répondre, je vous écris enfin, et à l’improviste.

« Les animaux ont des organes qui savent leur donner « des leçons, » disaient les anciens ; il en est de même pour les hommes, mais ceux-ci ont l’avantage de pouvoir à leur tour donner des leçons à leurs organes. Pour chaque œuvre, pour chaque talent sont nécessaires certaines facultés innées qui agissent spontanément. Comme ces facultés, quoiqu’elles aient une règle intérieure, agissent sans avoir conscience d’elles-mêmes, elles peuvent finir par s’égarer, et s’épuiser inutilement. Plus tôt l’homme s’aperçoit qu’il y a une industrie, un art pour donner à ses facultés innées un accroissement et un développement régulier, plus il est heureux. Tout ce qu’il peut recevoir du dehors n’altérera en rien sa nature propre. Le génie le plus favorisé est celui qui absorbe tout, s’assimile tout, non-seulement sans porter par là le moindre préjudice à son originalité native, à ce qu’on appelle le caractère, mais bien plutôt en donnant par cela même à ce caractère sa vraie force, et en développant ainsi toutes ses aptitudes. — Le travail qui s’accomplit dans toute intelligence créatrice est donc à la fois conscient et inconscient ; les rapports qui naissent entre cette double nature d’opérations sont très-variés. Quand un bon compositeur, par exemple, écrit une grande partition, dans son ouvrage, la réflexion consciente et l’instinct inconscient se mêlent comme la chaîne et la trame, pour employer une comparaison que j’aime beaucoup. La pratique, l’enseignement, la réflexion, le succès, l’insuccès, les encouragements, les résistances, et surtout l’incessant travail de la pensée, exercent sur ce qu’il écrit une action dont il ne se rend pas compte, et c’est ainsi que son œuvre, réunion complexe de qualités acquises et de qualités innées, prend un caractère nouveau et frappant. — Acceptez ces réflexions générales comme une réponse rapide à vos questions répétées.

« Voilà plus de soixante ans que j’ai conçu le Faust ; j’étais jeune alors, et j’avais déjà clairement dans l’esprit, sinon toutes les scènes avec leur détail, du moins toutes les idées de l’ouvrage. Ce plan ne m’a jamais quitté ; partout il m’accompagnait doucement dans ma vie, et de temps en temps je développais les passages qui m’intéressaient à ce moment même. Il était resté dans la seconde partie un certain nombre de lacunes, qu’il fallait remplir sans y laisser languir l’intérêt, et j’ai éprouvé combien il était difficile de faire par la volonté seule ce qui devait être l’œuvre de l’instinct libre et spontané. Il eût été malheureux que l’expérience d’une si longue vie, consacrée à la réflexion active, ne me rendît pas ce travail possible. On pourra cependant reconnaître les premiers passages et les derniers, l’ancien et le nouveau ; cela ne m’inquiète pas ; c’est une distinction que nous abandonnons à la bienveillante pénétration des futurs lecteurs.

« Parlez-moi donc aussi de vos travaux[7]. Riemer, comme vous le savez, s’occupe de l’étude des langues, et nous touchons souvent à ces matières dans nos entretiens du soir. Pardonnez à ma réponse d’avoir tant tardé. Malgré ma vie retirée, je trouve rarement une heure où je puisse mettre tranquillement mon esprit en présence de ces mystères de la vie. Tout à vous,           J. W. Goethe. »

Weimar, 17 mars 1832. Le lundi, il se leva, lut des brochures françaises, examina des gravures, et, dans sa conversation avec M. Vogel, lui recommanda plusieurs de ses protégés[8].

Mais, dans la nuit du 19 au 20, la maladie prit tout à coup un caractère menaçant. Après quelques heures de sommeil calme, Goethe vers minuit se réveilla et sentit de minute en minute un froid qui, de ses mains, étendues nues sur son lit, gagnait tout le corps. Une douleur excessive se répandit d’abord sur les membres, puis sur la poitrine, et la respiration devint difficile. — Mais Goethe ne voulut pas que son domestique appelât le médecin. — « Ce ne sont que des souffrances, dit-il, il n’y a pas danger. » — Le matin, ces souffrances, toujours plus vives, le chassèrent de son lit ; il se mit sur un fauteuil ; ses dents claquaient de froid. La douleur qui torturait sa poitrine lui arrachait des gémissements, et de temps en temps un cri. Ses traits étaient bouleversés, son teint couleur de cendre ; ses yeux, livides et enfoncés dans l’orbite, avaient perdu tout éclat ; son corps, froid comme une glace, dégouttait de sueur ; sa soif était ardente ; quelques mots péniblement articulés firent comprendre qu’il craignait une hémorrhagie pulmonaire. — Son médecin, par des soins énergiques et prompts, fit disparaître en une heure et demie ces symptômes. Le soir, l’accès était passé. — Le malade était dans son fauteuil, qu’il ne quitta plus pour son lit. Il fit avec calme quelques réflexions, et Vogel lui ayant annoncé qu’une récompense, dont Goethe avait appuyé la demande, venait d’être accordée par le grand-duc, il montra de la joie. Déjà dans la journée, sans que le médecin le sût, il avait signé d’une main tremblante le bon de payement d’un secours destiné à une jeune fille de Weimar, artiste pleine de talent pour laquelle il avait toujours montré une sollicitude paternelle, et qui allait à l’étranger achever son éducation. Ce fut là son dernier acte comme ministre des Beaux-Arts ; ce fut la dernière fois qu’il écrivit son nom.

Dans la matinée du jour suivant, jusqu’à onze heures, il y avait eu du mieux ; mais, à partir de ce moment, l’état empira ; les sens commencèrent à refuser parfois leur service ; il y eut des instants de délire, et de temps en temps dans sa poitrine on entendait un bruit sourd. Cependant Goethe semblait moins accablé. Toujours assis dans son fauteuil, il répondait clairement et d’un ton amical aux questions qui lui étaient faites, questions que le médecin ne permettait que rarement, pour ne pas troubler par une trop grande excitation une fin qui dès lors paraissait inévitable. — Il fit placer une table auprès de lui, et demanda le livre de Salvandy (Seize mois) ; il se mit à le feuilleter, mais il se sentit bientôt trop faible pour lire et le quitta. — Le portrait de la comtesse de Vaudreuil, femme de l’ambassadeur français, arriva ce jour-là d’Eisenach. Le médecin permit qu’on le lui montrât. Il se plut à le contempler quelque temps, puis il dit : « Oui, l’artiste mérite des éloges, il n’a pas gâté ce que la nature a créé si beau. » — En échange, il avait l’intention d’envoyer une épreuve de son portrait lithographié par Stieler ; et il dit qu’il avait déjà composé quatre vers, qu’il écrirait sur l’épreuve aussitôt après son rétablissement. — Le soir, il demanda la liste des personnes qui étaient venues savoir de ses nouvelles, et après l’avoir lue, il dit qu’il n’oublierait pas, après sa guérison, cette preuve d’intérêt. Déjà dans la journée il avait exprimé le regret de ne pouvoir recevoir ses amis. Il obligea tout le monde à aller se reposer, et il fit coucher sur le lit, à côté de lui, son domestique, épuisé par les veilles continues. Il dit plusieurs fois à son copiste Jean, qui était près de lui pendant la nuit : « Soyez-moi fidèle et restez chez moi, cela ne peut durer que quelques jours. »

Le lendemain matin, il dit encore à sa belle-fille Ottilie : « Avril amène avec lui plus d’une belle journée ; l’exercice en plein air me rendra mes forces. » — Il fit quelques pas vers son cabinet de travail, mais il fut obligé de se rasseoir aussitôt ; plus tard il voulut se lever de nouveau, il retombait dans son fauteuil. L’entrée de sa chambre était absolument interdite, même au grand-duc ; il n’y avait avec lui que sa belle-fille, ses petits-enfants Wolf et Walter, le médecin et son domestique. Le nom d’Ottilie revenait souvent sur ses lèvres ; il la pria de s’asseoir auprès de lui et tint longtemps sa main dans les siennes. De douces images traversaient de temps en temps son imagination. — Dans un de ses rêves il dit : « Voyez… voyez cette belle tête de femme… avec ses boucles noires un coloris splendide… sur un fond noir » — À un autre moment, voyant sur le sol une feuille de papier, il demanda : « Pourquoi laisse-t-on par terre une lettre de Schiller ?… Il faut la ramasser. » Après un léger sommeil, il demanda un carton avec des dessins qu’il croyait avoir vus dans sa vision.

Peu à peu sa parole devenait plus pénible et plus obscure. — « Plus de lumière ! » furent, dit-on, les derniers mots que l’on put entendre tomber des lèvres de cet homme qui, toute sa vie, avait été l’ennemi des ténèbres de toute nature. Son esprit resta actif, même après qu’il eût perdu l’usage de la parole ; suivant une de ses habitudes quand un sujet le préoccupait fortement, il traça avec l’index des signes dans l’air ; peu à peu il traça ces signes moins haut, et enfin, sa main, tombant sur la couverture étendue sur ses genoux, y traça des mots inconnus.

À onze heures et demie, il appuya sa tête sur le côté gauche du fauteuil et s’endormit doucement.

On attendait autour de lui son réveil. — Il ne vint pas. Goethe était mort.

Il mourait juste sept ans après l’incendie du théâtre de Weimar, le 22 mars, jour qu’il avait depuis longtemps considéré comme un jour de malheur.

Le matin qui suivit le jour de sa mort, je me sentis un profond désir de voir sa dépouille terrestre. Son fidèle serviteur Frédéric m’ouvrit la chambre où il avait été déposé. Étendu sur le dos, il reposait comme un homme endormi ; la fermeté, et une paix profonde se lisaient sur les traits pleins d’élévation de son noble visage. Son puissant front semblait encore garder des pensées. J’aurais désiré une boucle de ses cheveux, mais le respect m’empêcha de la couper. Le corps, mis à nu, était enseveli dans un drap blanc ; on avait mis alentour de gros morceaux de glace, pour le conserver frais aussi longtemps que possible. Frédéric écarta le drap, et la divine beauté de ces membres me remplit d’étonnement. Sa poitrine était extrêmement développée, large et arrondie ; les muscles des bras et des cuisses étaient pleins et doux ; les pieds magnifiques et de la forme la plus pure ; il n’y avait nulle part sur le corps trace d’embonpoint, de maigreur ou de détérioration. J’avais là devant moi un homme parfait dans sa pleine beauté, et mon enthousiasme à cette vue me fit un instant oublier que l’esprit immortel avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la main sur le cœur, je ne trouvai qu’un silence profond ; j’avais pu jusqu’à ce moment me contenir, mais alors je me détournai et laissai un libre cours à mes larmes.


Nous venons d’assister à la mort de Goethe ; ses restes vont être transportés solennellement au tombeau ducal, dans un cercueil dont il a autrefois, pour Schiller, tracé lui-même le dessin. Là repose son corps ; mais son âme, si noble et si grande, où est-elle ?…

Écoutons une dernière fois Goethe, c’est lui-même qui va nous ouvrir quelques perspectives flottantes sur cet immense inconnu, et tenter de donner un fragment de réponse à d’insondables questions ; ici comme dans les pages qui terminent Faust, il nous dira son dernier mot sur le problème de la destinée humaine, mais on sait trop qu’en toute science, et surtout en philosophie, le dernier mot de tout homme est un mot inachevé.



Le jour des funérailles de Wieland, je remarquai que Goethe avait dans tout son être une solennité qu’on lui voyait rarement[9]. Il semblait avoir l’âme profondément attendrie, et comme toute pénétrée de mélancolie. Dans ses yeux passaient souvent de brillantes lueurs ; ses paroles, sa voix étaient changées. — Cette disposition toute particulière donna à la conversation que j’eus avec lui ce jour-là une direction qu’il lui donnait rarement. Nous parlâmes du monde invisible. D’ordinaire Goethe éloignait ce sujet ; il aimait mieux causer du présent et de tous ces objets que l’art et la science offrent à nos yeux, et qui n’échappent pas à notre contemplation directe.

Nous parlions de l’ami que nous venions de perdre ; après un mot de Goethe qui sous-entendait la croyance à notre existence après notre mort, je dis : « Que croyez-vous que l’âme de Wieland puisse entendre, dans ce moment-ci même ? »

« — Rien de mesquin ! dit Goethe, rien d’indigne d’elle ; rien qui ne soit en harmonie avec la grandeur morale qu’il a montrée pendant toute sa vie ! Mais, ajouta-t-il, pour être bien compris de vous, comme je ne traite pas cette question souvent, il faut que je la reprenne d’un peu plus haut. — C’est quelque chose qu’une vie de quatre-vingts ans conduite avec dignité et honneur ; c’est quelque chose que la conquête de pensées aussi délicates que celles dont Wieland avait su remplir son âme, et qui y régnaient avec tant de charme ; c’est quelque chose que cette application, cette persévérance acharnée, cette constance par lesquelles il nous surpassait tous !… »

— « Lui donneriez-vous une place à côté de son Cicéron, dont, jusqu’au jour de sa mort, il a eu tant de bonheur à s’occuper ?… »

— « Ne m’interrompez pas, quand je veux vous développer d’une façon complète et tranquille la suite entière de mes idées……

« Jamais, en aucune circonstance, il ne peut être question dans la nature de la disparition des puissances qui animaient de pareilles âmes ; la nature ne dissipe pas ses capitaux d’une main aussi prodigue. L’âme de Wieland est, par son essence même, un trésor, un vrai joyau. Ajoutez que sa longue vie a fortifié, et non diminué les dons précieux que son esprit possédait. Pensez bien, pensez à ceci ! Raphaël avait à peine trente ans, Kepler à peine la quarantaine, quand tous deux mirent une fin subite à leur existence, tandis que Wieland…… »

« — Comment ? m’écriai-je étonné, vous parlez de la mort comme d’un acte dépendant de notre volonté ? »

« — Je me le permets souvent, répondit-il, et si vous avez d’autres opinions, je veux là-dessus raisonner à fond avec vous, puisque dans ce moment il m’est donné d’exprimer mes pensées. »

Je le pressai de tout me dire, et il parla ainsi :

« Vous savez depuis longtemps que les idées qui ne trouvent pas dans le monde des sens un appui solide, quelle que soit toute la valeur qu’elles conservent pour moi, ne sont pas dans mon esprit des certitudes, parce que, en face de la nature, je ne veux pas supposer et croire, mais savoir. — Ainsi ai-je agi pour l’existence personnelle de notre âme après la mort. Elle n’est nullement en contradiction avec les observations, prolongées pendant des années, que j’ai faites sur notre constitution et sur la constitution de tous les êtres de la nature ; au contraire, de toutes ces observations sortent pour elle de nouvelles démonstrations. — Mais combien de parties de notre être méritent de persister et de durer après notre mort ?… c’est là une question toute nouvelle, c’est là un point que nous devons abandonner à Dieu seul. — Je me contente, quant à présent, des remarques suivantes. Les derniers éléments primitifs de tous les êtres, et pour ainsi dire les points initiaux de tout ce qui apparaît dans la nature, se partagent suivant moi en différentes classes, et forment une hiérarchie. Ces éléments, on peut les appeler des âmes, puisqu’elles animent tout, mais appelons les plutôt monades ; gardons cette vieille expression leibnitzienne ; pour exprimer la simplicité de l’essence la plus simple, il n’y en a guère de meilleure possible. — Eh bien ! ces monades (ou points initiaux), l’expérience nous montre qu’il y en a de si petites, de si faibles, qu’elles ne sont propres qu’à une existence et à un service subordonnés. D’autres, au contraire, sont très-puissantes et très-énergiques. Celles-ci attirent de force dans leur cercle tous les éléments inférieurs qui les approchent, et les font devenir ainsi partie intégrante de ce qu’elles doivent animer, soit d’un corps humain, soit d’une plante, soit d’un animal, soit d’une organisation plus haute, par exemple, d’une étoile. Elles exercent cette puissance attractive jusqu’au jour où apparaît formé tout entier le monde, petit ou grand, dont elles portaient au fond d’elles-mêmes la pensée. Il n’y a que ces monades attractives qui méritent vraiment le nom d’âmes. Il y a donc des monades de mondes, des âmes de mondes, comme des monades, des âmes de fourmis. Ces âmes si différentes sont, dans leur origine première, des essences sinon identiques, du moins parentes par leur nature. Chaque soleil, chaque planète, porte en soi-même une haute idée, une haute destinée, qui rend son développement aussi régulier et soumis à la même loi que le développement d’un rosier, qui doit être tour à tour feuille, tige et corolle. Vous pouvez nommer cette puissance une idée, une monade, comme vous voudrez, cela m’est indifférent, pourvu que vous compreniez bien que cette idée, cette intention intérieure est invisible, et antérieure au développement qui apparaît dans la nature et qui émane d’elle. — Il ne faut pas nous laisser induire en erreur par les larves, formes transitoires que prend la monade dans le cours de son développement. Nous retrouvons toujours là cette métamorphose, cette puissance de transformation qui réside dans la nature, qui fait d’une feuille une fleur, une rose, d’un œuf une chenille, et d’une chenille un papillon. — Les monades inférieures obéissent à une monade supérieure, non par choix et pour leur propre satisfaction, mais parce qu’elles le doivent et sont forcées d’obéir. Tout se passe très-naturellement. Considérez, par exemple, cette main. Elle est faite de parties que la monade principale a su dès l’origine et pendant leur formation lier à elle par des liens indissolubles, et elles sont toujours à son service. Par elles, je peux jouer jusqu’au bout tel ou tel morceau ; je peux, comme il me plaît, faire courir mes doigts sur les touches d’un piano. Ils donnent par là une noble jouissance à mon esprit, mais eux-mêmes sont sourds ; et la monade principale est la seule qui entende. Je peux croire que mon jeu musical intéresse fort peu ou n’intéresse pas du tout mes doigts et ma main. Ce jeu de monades, qui me donne à moi du plaisir, a fort peu d’effet sur ces sujets soumis qui m’obéissent, sinon peut-être que je leur fais sentir un peu de fatigue. Combien leur sensibilité serait-elle plus flattée, si, au lieu de perdre ainsi leur temps à glisser sur les touches d’un piano, il leur était permis, sous la forme d’abeilles diligentes, d’errer joyeusement par les prés, de se poser sur les arbres et de s’ébattre au milieu des branches fleuries, occupations pour lesquelles elles ont certes au fond d’elles-mêmes un penchant inné ! — Le moment de la mort (qui pour cette raison a été très-bien nommée une dissolution) est justement celui où la monade principale, la monade reine dégage ses anciens sujets de leur fidèle service. — Ce départ, je le considère, ainsi que la naissance, comme un acte libre de cette monade principale qui, dans son essence propre et intime, nous est complètement inconnue.

« Toutes les monades sont par leur nature tellement indestructibles, que même au moment de la dissolution, leur activité n’est ni suspendue, ni perdue ; à ce moment-là même elle se continue. Les anciens rapports au milieu desquels elles vivaient disparaissent, mais sur-le-champ elles entrent dans de nouveaux. Dans cet échange, tout est réglé d’après la puissance intime que possède telle ou telle monade. Entre la monade, âme d’homme cultivé, et la monade d’un castor, d’un oiseau, d’un poisson, il y a évidemment une énorme différence de destinée. Nous voilà donc revenus à la hiérarchie des âmes, que nous sommes forcés d’accepter, dès que nous cherchons à nous expliquer tant soit peu les phénomènes de la nature. Swedenborg a abordé ce problème et, pour exposer ses idées, il s’est servi de l’image la plus frappante. Il compare le séjour où se trouvent les âmes à un espace divisé en trois compartiments ; le compartiment du milieu est le plus grand. Supposons maintenant que, de ces divers compartiments, différentes créatures, telles que des poissons, des oiseaux, des chiens, des chats, se réunissent dans le compartiment le plus grand ; cette réunion là formera à coup sûr une société singulièrement mêlée ! Mais qu’en résultera-t-il ? Le plaisir d’être tous ensemble ne durera pas longtemps ; les extrêmes différences d’inclinations feront naître bientôt une guerre non moins extrême, et, chaque être finira par se rapprocher de son semblable ; le poisson ira avec les poissons, l’oiseau avec les oiseaux, le chien avec les chiens, le chat avec les chats, et chacune de ces races cherchera en même temps un logement séparé. — Nous avons là l’histoire exacte de nos monades après la cessation de leur vie terrestre. Chaque monade va rejoindre les monades de son espèce là où elles sont, dans l’eau, dans l’air, dans la terre, dans le feu, dans les étoiles ; et le penchant secret qui les y conduit renferme en même temps le secret de leur destination future.

« Pour l’anéantissement, il n’y a pas à y penser ; mais être saisi par une monade puissante et cependant d’ordre inférieur, et rester sous sa soumission, c’est là un danger réel pour nous, et la simple observation de la nature ne m’a pas, pour ma part, mis tout à fait à l’abri de cette crainte. »

À cet instant un chien dans la rue fit entendre plusieurs aboiements. Goethe, qui a une antipathie innée contre les chiens, s’élança vivement à la fenêtre, et cria : « Fais tout ce que tu voudras, Larve, je saurai bien m’arranger de manière à ce que tu ne m’attrapes pas et ne me soumettes pas à toi ! » Saillie bien étrange pour celui qui l’aurait entendue sans connaître l’ensemble des idées de Goethe, mais au lecteur qui ne l’ignore plus, elle paraîtra toute naturelle.

Goethe se tut quelques moments, puis il reprit avec un ton plus calme : « Cette basse racaille de notre monde se permet vraiment trop d’orgueil ; dans ce coin de l’univers où roule notre planète, nous nous sommes trouvés avec toutes ces créatures inférieures, vraie lie des monades ; et si on apprend sur d’autres planètes que telle a été notre société, elle nous fera peu d’honneur[10] ! » Je lui demandai si, selon lui, les monades, passées dans un nouvel état, conservaient conscience du passé. Goethe me répondit : « Il y a certainement pour elles une vue générale de leur histoire, comme il y a aussi parmi les monades des natures plus hautes que la nôtre. La monade d’un monde peut, du sein obscur de ses souvenirs, faire sortir beaucoup d’idées qui auront les apparences d’idées prophétiques et qui cependant au fond ne seront que les souvenirs confus d’une vie antérieure écoulée, et par conséquent un acte de la mémoire. C’est ainsi que le génie de l’homme a mis à nu les tables sur lesquelles étaient inscrites les lois qui ont présidé à la naissance de l’univers ; une forte tension de l’esprit n’aurait pas suffi ; il a fallu un souvenir qui, comme un éclair, est venu briller dans nos ténèbres, souvenir de la création à laquelle notre âme assistait. Il serait téméraire de vouloir fixer une mesure précise à ces lueurs subites et passagères qui viennent briller un instant dans la mémoire des hautes natures. — Je ne vois rien dans notre pensée qui répugne à accorder à la monade d’un monde cette persistance de la conscience, entendue ainsi d’une façon générale et historique.

« Quant à ce qui nous regarde nous-mêmes, il semble que les existences que nous avons déjà traversées sur cette planète soient, considérées dans leur ensemble, trop peu importantes, trop médiocres, pour qu’une grande partie de leurs événements ait été jugée digne par la nature d’entrer dans une seconde mémoire. Même dans notre état actuel, il faudrait, parmi nos souvenirs, faire un grand choix, et il est probable que, plus tard, notre monade principale n’aura de cette vie qu’un souvenir sommaire, c’est-à-dire n’en gardera dans sa mémoire que quelques grands moments historiques. »

Ces paroles de Goethe me rappelèrent tout à coup une pensée analogue que Herder, dans un moment de sombre humeur, avait un jour exprimée devant moi : — « Nous sommes maintenant, disait-il, sur cette place de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, tous les deux l’un en face de l’autre, et j’espère que nous nous reverrons de même ailleurs, peut-être dans Uranus ; mais que Dieu me garde d’emporter dans cet autre monde, par exemple l’histoire de mon séjour à Weimar, et le détail infini de l’existence que j’ai menée, quand je parcourais ces rues bâties le long de l’Ilm ! Un pareil présent fait à mon être nouveau serait pour moi le plus grand des tourments et le plus grand des châtiments ! »

« — Si nous voulons nous lancer dans les conjectures, continua Goethe, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait empêcher la monade à laquelle nous devons l’apparition de Wieland sur notre planète de pénétrer, sous sa nouvelle forme, les lois suprêmes de cet univers. Le travail assidu, le zèle, l’intelligence à l’aide desquels elle s’est assimilé tant de siècles de l’histoire de ce monde, la rendent digne de tout. — Je ne serais nullement étonné, et toutes les vues que j’ai seraient pleinement confirmées, si, dans des siècles, je rencontrais un jour ce Wieland monade d’un monde, étoile de première grandeur, éclairant tout ce qui l’entoure d’un jour aimable, répandant tout autour d’elle le rafraîchissement et la joie. — Vraiment ! donner la lumière et la clarté à quelque nuageuse comète, ce serait là une mission faite pour plaire à la monade de notre Wieland. Quand on pense à l’éternité de ces monades des mondes, on ne peut accepter pour elles d’autre destination que celle de prendre une part éternelle aux joies des dieux, en s’associant à la félicité dont ils jouissent comme forces créatrices. À elles est confiée la naissance perpétuellement nouvelle de toute la création[11]. Appelées ou non appelées, elles viennent d’elles-mêmes par toutes les routes, de toutes les montagnes, de toutes les mers, de toutes les étoiles ; qui peut les arrêter ? Je suis sûr que là où vous me voyez, je suis déjà venu mille fois et que j’y reviendrai mille fois encore. » — « Pardon, dis-je, mais je ne sais pas si j’appellerais un retour, un retour sans conscience, car celui-là seul revient, qui sait qu’il a déjà été ici. En observant la nature, dites-vous aussi, des souvenirs vous sont venus comme des lueurs brillantes sortant de ces états antérieurs du monde auxquels votre monade assistait peut-être, maîtresse alors d’elle-même ; mais tout cela ne repose enfin que sur un peut-être. Pour des questions aussi importantes, j’aimerais mieux me croire capable d’arriver à une plus grande certitude que celle qui est donnée par ces pressentiments et ces éclairs du génie, éclairant parfois les sombres abîmes de la création. Est-ce que nous ne serions pas plus près de ce but, en supposant au centre de la création une monade principale, douée d’amour, et se servant de toutes les monades de cet univers placées au-dessous d’elle comme notre âme se sert des monades inférieures soumises à notre dépendance ? »

« Je n’ai rien à opposer à cette conception, répondit Goethe, considérée comme foi ; mais je n’ai pas l’habitude de donner une force démonstrative à des idées qui ne reposent pas sur un phénomène sensible[12]. Oui, si nous connaissions bien notre cervelle, et le lien qui l’unit à Uranus, et les milliers de fils entremêlés sur lesquels passe et repasse la pensée !… Mais nous n’avons le sentiment des éclairs de pensée qu’au moment où ils nous frappent ! Nous ne connaissons que les ganglions, les parties extérieures de la cervelle, mais de sa nature intime nous ne savons pour ainsi dire rien ! Que voulons-nous donc savoir de Dieu ?…

« On a pris beaucoup d’ombrage de cette parole de Diderot : « Si Dieu n’est pas encore, il sera peut-être. » Mais, suivant les vues que j’ai sur la nature, et d’après ses lois, on conçoit pourtant très-bien l’existence de planètes que les monades supérieures ont déjà abandonnées, ou dans lesquelles les monades n’ont pas encore reçu le don de la parole. Il ne faut par exemple qu’une constellation, qui ne se rencontre pas tous les jours, il est vrai, pour que l’eau disparaisse et que la terre se sèche. De même qu’il y a des planètes d’hommes, il peut y avoir très-bien des planètes de poissons et des planètes d’oiseaux où Dieu n’existera pas. Dans une conversation avec vous, j’ai appelé un jour l’homme le premier entretien de la nature avec Dieu. Je ne doute pas que sur d’autres planètes cet entretien ne se fasse d’une manière bien plus haute, bien plus profonde, bien plus raisonnable. Il nous manque aujourd’hui, à nous, mille connaissances. La première qui nous manque, c’est la connaissance de nous-mêmes ; toutes les autres ne viennent qu’après celle-là. À parler rigoureusement, je ne peux rien savoir sur Dieu au delà des conclusions que me permettent de tirer les phénomènes sensibles dans le cercle assez étroit desquels je suis enfermé sur cette planète. — Mais cela ne veut pas dire du tout que, par cette limite imposée à notre observation de la nature, une limite soit imposée à notre foi. Au contraire, en pensant à ces sentiments divins qui s’imposent à nous d’une façon immédiate, il est naturel d’admettre que la science ne peut exister que comme un fragment informe dans une planète comme la nôtre, arrachée violemment aux liens qui la réunissaient au soleil ; toute observation y reste forcément imparfaite, et justement pour cette raison, la foi vient la compléter, et combler ses lacunes. Déjà, à l’occasion de ma théorie des couleurs, j’ai remarqué qu’il y a des phénomènes primitifs dont il est inutile de vouloir par des recherches troubler et déranger la divine simplicité ; on doit les abandonner à la raison pure et à la foi. — Faisons d’ardents efforts pour pénétrer par les deux côtés ; mais en même temps conservons sévèrement au milieu d’eux la ligne de démarcation ! Ne cherchons pas les preuves de ce qui n’est pas susceptible d’être prouvé, car autrement nous laisserons dans notre construction, prétendue scientifique, des témoignages de notre insuffisance que la postérité découvrira tôt ou tard. Où la science suffit, la foi nous est inutile, mais où la science perd sa force et paraît insuffisante, il ne faut pas contester ses droits à la foi. — Dès que l’on part du principe que la science et la foi ne sont pas là pour se détruire, mais pour se compléter, on arrive partout à la connaissance du vrai. »

Il était tard lorsque je quittai Goethe. À mon départ, il m’embrassa le front, ce qu’il ne faisait jamais. Je voulais descendre les escaliers sans lumière, mais il ne le souffrit pas ; il me retint par le bras, jusqu’à ce que quelqu’un, qu’il avait sonné, vînt m’éclairer. — J’étais déjà à la porte, il m’avertissait encore de bien me garantir de l’air froid de la nuit. Je n’avais jamais vu et plus tard je ne vis jamais Goethe dans une disposition aussi attendrie que ce jour des funérailles de Wieland. Dans la conversation qu’il m’a tenue ce jour-là se trouve l’explication de bien des traits originaux et aimables de ce caractère, si souvent méconnu.

  1. « On dispute et on disputera beaucoup sur l’utilité et sur les inconvénients qu’il y a à répandre la Bible. Pour moi, la question est bien simple. Cette propagation continuera à être nuisible, si on fait de la Bible un usage dogmatique et fantastique ; elle continuera à être utile, si on y cherche seulement des préceptes pour l’esprit et des émotions pour le cœur. — La Bible est un livre digne de respect, considéré dans son ensemble ; utile et pratique, considéré dans chacune de ses parties. » (Pensées.)
  2. Portrait de Goethe, vu dans l’intimité, pages 71 et suivantes.
  3. « Il ne peut pas y avoir de philosophie éclectique ; il n’y a que des philosophes éclectiques. — L’éclectique est celui qui choisit dans ce qui l’entoure, dans ce qui se passe autour de lui, tout ce qui est en harmonie avec sa propre nature, pour se l’approprier ; j’entends par là qu’il doit s’assimiler tout ce qui, soit dans la théorie, soit dans la pratique, peut servir à son progrès et à son développement. Deux éclectiques pourraient donc être deux adversaires, s’ils étaient nés avec des dispositions différentes ; car ils prendraient, chacun de leur côté, dans la tradition philosophique, ce qui leur conviendrait. Que l’on jette les yeux autour de soi, on verra que tout homme, au fond, agit ainsi ; et voilà comment on ne s’explique jamais pourquoi on ne parvient pas à convertir autrui. » (Pensées.)
  4. Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières
    Qui bornent l’héritage entre l’humanité…
    Chacun est du climat de son intelligence,
    Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
                La vérité, c’est mon pays ! (Lamartine.)

  5. Uhland n’a pas suivi les conseils de Goethe, et sa verve s’est éteinte ; il vient de mourir (1862) et depuis 1832, il n’avait rien écrit qui pût ajouter à sa gloire de poëte.
  6. Je complète ici Eckermann à l’aide de Viehoff et de Vogel.
  7. La réponse de Humboldt arriva le jour des funérailles de Goethe.
  8. À cette occasion M. Vogel a écrit : « Quand on a été aussi souvent que moi l’intermédiaire des bienfaits que Goethe répandait en secret, surtout sur les malades, et cela de son propre mouvement et avec sa propre fortune, on ne peut douter que l’on regardera comme une impertinente et une méchante calomnie, ou comme une impudence effrontée, ce dur reproche, fait fréquemment à Goethe, de ne s’être inquiété du bien-être ou de la souffrance des autres, et en particulier de ses domestiques, que tout au plus par un grossier égoïsme. Ce qui est vrai, c’est que la mendicité, telle qu’elle se présente ordinairement, cette manière déplaisante de vous arracher l’aumône, le choquait beaucoup ; sa bienfaisance fuyait toute ostentation, et, par suite d’expériences fâcheuses qu’il avait faites, il était toujours, et peut-être d’une façon trop absolue, partisan du secret. »
  9. Janvier 1813. C’est Falk qui parle.
  10. Ce trait rappelle celui que l’on raconte sur Malebranche. Les deux philosophes agissaient par des motifs tout différents, mais des deux côtés, c’est le même accès de mépris pour la créature inférieure à l’homme.
  11. Das Werden der Schœpfung. C’est altérer un peu le sens de Werden que d’y voir seulement l’idée de développement. Werden doit faire entendre que le monde naît éternellement ; dire que le monde est, ce n’est pas assez ; il vit ; et comment vit-il ? Il vit éternellement à l’état naissant. Donc il est au-dessus du temps.
  12. C’est ainsi qu’en repoussant de la science la théorie des causes finales comme une loi fausse, Goethe l’admettait dans la vie comme un sentiment vrai. « La raison critique, dit-il, a mis de côté la preuve théléologique c10 de l’existence de Dieu ; nous acceptons cet arrêt. Mais ce qui n’a plus de valeur comme preuve, en conserve comme sentiment ; nous rappelons ainsi à nous les pieuses démonstrations dans lesquelles tout, depuis le tonnerre jusqu’à la neige, sert à prouver Dieu. Et, en effet, comment pourrions-nous, dans l’éclair, dans la foudre, dans la tempête, ne pas reconnaître la présence d’une souveraine puissance ?… Dans le parfum des fleurs, dans le murmure d’une brise caressante, comment ne pas sentir l’approche d’un Être qui nous aime ?… » (Pensées)

Errata :

c10 texte corrigé, voir ERRATA, IIe volume.