Conversations de Goethe/Année 1830

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 158-238).

Dimanche, 3 janvier 1830.

Goethe m’a montré un Keepsake anglais de 1830, orné de très-belles gravures et de quelques lettres très-intéressantes de lord Byron. Goethe avait pris pendant ce temps la dernière traduction française de Faust, par Gérard[1] : il la feuilletait et paraissait lire de place en place.

« D’étranges idées me passent par l’esprit, dit-il, quand je pense que ce livre a encore de la valeur dans une langue dont Voltaire a été le souverain, il y a plus de cinquante ans. Vous ne pouvez pas penser tout ce que je pense, car vous n’avez aucune idée de l’importance qu’avaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contemporains, et de leur domination dans le monde moral. Ma biographie[2] ne fait pas voir clairement l’influence que ces hommes ont exercée sur ma jeunesse ainsi que la peine que j’ai eue à me défendre contre eux, à prendre ma vraie position et à considérer la nature sous un jour plus vrai. »

Nous continuâmes à parler de Voltaire, et Goethe me récita le poëme les Systèmes, ce qui me montra combien dans sa jeunesse il avait dû étudier et s’approprier toutes ces œuvres.

La traduction de Gérard, quoique en grande partie en prose, fut louée par Goethe comme très-réussie. « En allemand, dit-il, je ne peux plus lire le Faust, mais dans cette traduction française, chaque trait reprend sa fraîcheur, et me frappe comme s’il était tout nouveau pour moi. Le Faust est un sujet incommensurable, et tous les efforts que l’esprit ferait pour le pénétrer entièrement seraient vains. Il faut se rappeler que la première partie est sortie d’une situation d’esprit un peu trouble et obscure. Mais cette obscurité même attire les hommes, et ils se fatiguent à l’éclaircir, comme ils font pour tous les problèmes insolubles. »

Dimanche, 10 janvier 1830.

Aujourd’hui, après dîner, Goethe m’avait préparé une haute jouissance ; il m’a lu la scène dans laquelle Faust va vers les Mères.

Ce qu’il y a de nouveau, d’inattendu dans cette scène et la manière dont Goethe l’a traitée, me frappaient étrangement, et, comme Faust lui-même, je frissonnais. Après avoir tout écouté, tout senti, bien des passages restaient pour moi énigmatiques, et je fus obligé de prier Goethe de me donner quelques éclaircissements. Mais lui, comme d’habitude, garda son secret, me regardant avec de grands yeux, et me répétant le vers :

« Les Mères ! les Mères !… quelle étrange parole !… »

« Tout ce que je veux vous confier, c’est que j’ai vu dans Plutarque que dans l’antiquité grecque on parlait des Mères comme de Divinités. Voilà tout ce que je dois à la tradition ; le reste est de mon invention. Emportez le manuscrit chez vous, étudiez-le bien, et voyez comment vous vous en tirerez ! »

J’étais heureux de pouvoir étudier à l’aise cette curieuse scène. Voici ce que je pense des Mères, de leur nature, de leur action, de leur demeure, de leur entourage.

Si l’on peut se représenter l’immense intérieur de notre terre comme un espace vide, de telle sorte que l’on fasse des centaines de milles en ligne droite sans rien rencontrer de corporel, on aura l’idée du séjour de ces Divinités inconnues que va trouver Faust. Elles vivent, pour ainsi dire, en dehors de l’espace, car tout ce qui les entoure n’a pas de substance, elles vivent aussi en dehors du temps ; aucun astre ne les éclaire, rien ne peut leur indiquer la succession de la nuit et du jour. — Dans ce crépuscule et cette solitude éternels, les Mères sont les êtres créateurs ; elles sont ce principe créateur et conservateur d’où sort tout ce qui, sur la surface de la terre, a forme et existence. Tous les êtres qui cessent de respirer retournent à elles, à titre de natures spirituelles ; elles les gardent jusqu’à ce que l’occasion se présente pour ces natures spirituelles de reparaître dans un nouvel être. Toutes les âmes et toutes les formes de ce qui a été et de ce qui sera planent çà et là, sous forme de vapeurs, dans l’espace infini de leur séjour ; elles entourent les Mères ; le magicien doit donc pénétrer dans leur empire, s’il veut, par la puissance de son art, exercer son autorité sur la forme d’un être et appeler à une vie sensible une créature de l’avenir. L’éternelle métamorphose des êtres terrestres, leur naissance, leur accroissement, leur dissolution et leur formation nouvelle, voilà donc l’occupation incessante des Mères. Et comme l’élément féminin a la plus forte part dans tout ce qui, par la génération, reçoit sur cette terre une nouvelle vie, ces Divinités sont avec raison considérées comme des êtres féminins et nommées du nom vénérable de Mères. — Tout cela est une pure fiction poétique ; mais l’homme borné ne peut pas pénétrer plus loin et il est satisfait de trouver quelque explication qui sache donner à son esprit une certaine tranquillité. Nous voyons sur la terre des phénomènes, des effets dont nous ne connaissons ni l’origine ni la fin. Nous leur donnons un principe divin dont nous n’avons aucune idée, pour lequel nous n’avons aucune expression et il nous faut l’abaisser, l’anthropomorphiser pour donner à nos obscurs pressentiments de la substance et les rendre saisissables. Ainsi sont nés tous les mythes qui de siècles en siècles se sont propagés chez les peuples ; ainsi est né ce nouveau mythe de Goethe, qui a du moins une espèce de conformité avec la nature, et qui peut être placé à côté des meilleurs qui aient jamais été inventés.

* Lundi, 18 janvier 1830.

Goethe a parlé de Lavater et m’a dit beaucoup de bien de son caractère ; il m’a raconté des traits de leur ancienne intimité ; souvent ils couchèrent fraternellement dans le même lit. « Il est à regretter, ajouta-t-il, qu’un mauvais mysticisme ait mis si tôt arrêt à l’essor de son génie. »

* Vendredi, 22 janvier 1830.

Nous avons parlé de l’Histoire de Napoléon par Walter Scott. « C’est vrai, dit Goethe, on peut reprocher à l’auteur de grandes inexactitudes et une grande partialité, mais justement ces deux défauts donnent, selon moi, une grande valeur à son ouvrage. Le succès du livre en Angleterre a dépassé toute idée, et l’on voit ainsi que Walter Scott, dans sa haine même contre Napoléon et contre les Français, a été le vrai interprète et le vrai représentant de l’opinion du peuple en Angleterre et du sentiment national anglais. Son livre n’est pas du tout un document pour l’histoire de France, mais c’en est un pour l’histoire d’Angleterre. En tout cas, dans ce grand procès historique, c’est une voix qui ne devait pas manquer[3]. D’ailleurs, j’aime bien entendre sur Napoléon les opinions les plus opposées. Je lis dans ce moment l’ouvrage de Bignon, qui me semble avoir aussi une très-grande valeur. »

Dimanche, 24 janvier 1830.

« J’ai ces jours-ci, m’a dit Goethe, reçu de notre célèbre ingénieur des mines de sel de Stotternheim[4] une lettre qui a un début curieux. « J’ai fait une expérience, écrit-il, qui ne sera pas perdue. » Or, quelle est cette expérience ? Il ne s’agit de rien moins que d’une perte de mille thalers au moins. Il n’avait pas assez soutenu le puits qui conduit à la couche de sel ; les terres se sont écroulées, et il faut une opération coûteuse et difficile pour réparer l’accident. Il va falloir introduire à douze cents pieds des tubes de métal, pour empêcher que l’accident ne se renouvelle. Il aurait dû prendre tout de suite ces précautions et les aurait prises, si, comme tous ces gens-là, il n’avait pas une témérité dont on n’a pas d’idée, et dont il faut être doué pour risquer une pareille entreprise. Mais le voilà tout tranquillisé, et il écrit sans s’inquiéter : J’ai fait une expérience qui ne sera pas perdue. C’est vraiment là un homme qui fait plaisir à voir ! sans se plaindre, il reprend tout de suite son équilibre et son activité. Que dites vous de cela ? N’est-ce pas fort joli ? »

— « Il me rappelle Sterne, répondis-je, qui se plaint de n’avoir pas tiré parti de ses souffrances en homme d’intelligence. » — Oui, c’est un mot dans le même genre, dit Goethe. »

Nous parlons ensuite de la Nuit classique de Walpurgis, dont Goethe m’avait lu le commencement il y a quelques jours. « Un nombre infini de figures mythologiques se pressent pour y entrer, mais je prends garde à moi, et je n’accepte que celles qui présentent aux yeux les images que je cherche. Faust est maintenant avec Chiron et j’espère que je réussirai cette scène. Si je m’en occupe assidûment, dans quelques mois je peux avoir fini la Nuit de Walpurgis. Rien ne doit plus me détourner de Faust ; ce serait assez original, si je vivais assez pour le terminer ! Et c’est bien possible, — le cinquième acte est pour ainsi dire fini, et le quatrième se fera tout seul. »

Goethe parla alors de sa santé, s’estimant heureux de la conserver aussi parfaite. « C’est à Vogel que je dois cet état excellent de ma santé ; sans lui voilà longtemps que je serais parti. Vogel est né médecin ; c’est un des hommes les plus doués de génie que j’aie rencontrés. — Mais ne disons pas ce qu’il vaut, pour qu’il ne nous soit pas enlevé ! »

* Lundi, 25 janvier 1830.

J’ai apporté à Goethe les tables que j’ai faites pour préparer une édition des écrits posthumes de Dumont[5] ; Goethe les a lues avec beaucoup d’attention, et a paru étonné de la masse de connaissances, de goûts divers, d’idées, d’études qu’il faut supposer à l’auteur de manuscrits si différents et si riches de contenu. « Dumont, dit-il, doit avoir eu un esprit d’une grande étendue. Parmi les sujets qu’il a traités, il n’en est pas un qui ne soit important et intéressant et le choix des sujets montre toujours quel homme on est et de quel esprit on est l’enfant. On ne peut pas demander que l’intelligence humaine possède une universalité telle qu’elle traite tous les sujets avec un égal talent et un égal bonheur, mais quand même tout ne réussirait pas également à l’auteur, le projet et la volonté de les traiter me donnent déjà de lui une haute idée. Ce que je trouve le plus intéressant et ce que j’apprécie surtout en lui, c’est que toujours il a travaillé dans un esprit de bienfaisance et d’utilité pratique. »

Je voulais lui lire le premier chapitre du Voyage à Paris, il préféra le garder pour le lire seul. Parlant de la difficulté qu’il y a souvent à lire un ouvrage, il plaisanta sur la présomption des personnes qui, sans études préparatoires, sans connaissances préalables veulent lire tous les ouvrages de philosophie et de science, absolument comme s’il s’agissait d’un roman. « Les braves gens ne savent pas, dit-il, ce qu’il en coûte de temps et de peine pour apprendre à lire. J’ai travaillé à cela quatre vingts ans, et je ne peux pas dire encore que j’y sois arrivé. »

Mercredi, 27 janvier 1830.

Dîné chez Goethe. Il a parlé avec beaucoup d’éloges de M. de Martius. « Son aperçu sur la tendance spiraloïde des plantes est de la plus haute importance, dit-il. Je désirerais seulement qu’il soutînt avec plus de hardiesse le phénomène primordial qu’il a découvert, et qu’il eut le courage de formuler le fait en loi, sans chercher trop de confirmations. »

Il me montra les comptes-rendus de l’assemblée des naturalistes à Heidelberg ; ils renfermaient des fac-simile d’écritures ; nous les regardâmes, et nous tirâmes avec leur aide des inductions sur les caractères. — « Je sais très-bien, dit Goethe, que ces réunions ne produisent pas pour la science autant que l’on s’imagine, mais elles sont excellentes parce qu’on y trouve l’occasion de se connaître, peut-être de se lier d’affection, et il en résulte que les théories nouvelles d’un homme de mérite sont accueillies par ses confrères, et celui-ci à son tour est disposé à reconnaître et à protéger les découvertes que nous aurons faites dans une autre branche. — Quand nous constatons un phénomène inconnu, personne ne peut savoir ce qui en sortira. »

Goethe me montra une lettre que lui envoyait un écrivain anglais et qui portait cette adresse : À Son Altesse le prince Goethe. « Ce sont les journalistes allemands que je dois sans doute remercier de ce titre, dit Goethe en riant ; dans leur extrême affection pour moi, ils m’ont appelé le prince des poëtes allemands. Et l’innocente erreur des Allemands a eu pour suite l’erreur aussi innocente de l’Anglais. »

Goethe revint à M. de Martius, et vanta son imagination. « Au fond, sans cette haute faculté, il n’y a pas à penser à être vraiment un grand naturaliste. Je ne parle pas d’une imagination qui se perd dans le vague et qui invente des choses qui n’existent pas ; je parle de celle qui ne quitte pas le sol même de la terre et qui, appuyée sur le réel et le connu, sait marcher vers les idées seulement pressenties, supposées. Elle doit voir si ces lois pressenties sont possibles, si elles ne sont pas en contradiction avec d’autres lois connues. Une telle imagination suppose une intelligence large et paisible, qui domine au loin le monde vivant et ses lois. »

Pendant que nous causions, on apporta un paquet qui renfermait le Frère et la sœur, traduit en langue bohème, ce qui parut faire grand plaisir à Goethe.

* Dimanche, 31 janvier 1830.

J’ai fait une visite à Goethe avec le prince. Il nous a reçus dans son cabinet de travail. Nous avons causé des diverses éditions de ses œuvres, et il m’a surpris en m’apprenant qu’il ne possédait pas lui-même la plupart de ces éditions. Il n’a pas non plus la première édition de son Carnaval de Rome, ornée de gravures faites d’après ses propres dessins. Il nous dit qu’il avait cherché à l’avoir dans une vente, pour six thalers, sans y réussir. Il nous montra le premier manuscrit de son Gœtz de Berlichingen, tout à fait dans sa première forme, tel qu’il fut écrit il y a plus de cinquante ans, en quelques semaines, sur les instigations de sa sœur. L’écriture avait déjà ces lignes élancées, cette physionomie claire et décidée qu’elle a toujours conservée depuis et qu’elle a encore, quand il écrit en lettres allemandes. Le manuscrit était très-propre ; on lisait des passages entiers sans la moindre rature, et on l’aurait pris plutôt pour une copie que pour un premier jet. Goethe nous dit qu’il a écrit de sa main tous ses premiers ouvrages, Werther aussi, mais le manuscrit s’est perdu. Plus tard, il a presque tout dicté, et il n’y a plus de sa main que des poésies et quelques notes sur des plans d’ouvrages. Très-souvent il n’a pas pensé à prendre copie d’une nouvelle œuvre ; il a presque toujours abandonné au hasard les poésies les plus précieuses, envoyant à l’imprimerie de Cotta, à Stuttgart, le seul exemplaire qu’il possédât. Il nous montra aussi l’original de son Voyage en Italie. Dans ces observations et ces remarques écrites au jour le jour, l’écriture a les mêmes caractères que dans Gœtz. Tout est décidé, assuré, ferme. Rien n’est corrigé et on voit qu’il avait toujours clair et présent devant les yeux, en écrivant, le détail de ce qu’il peignait. Rien ne change, sauf le papier, qui à chaque ville où le voyageur s’arrêtait, différait de forme et de couleur. Vers la fin de ce manuscrit se trouvait un spirituel dessin à la plume de Goethe, représentant un avocat italien, prononçant en costume une plaidoirie devant le tribunal. C’était la figure la plus curieuse que l’on pût imaginer ; son costume était si bizarre qu’on aurait pu croire qu’il l’avait choisi pour une mascarade. Cependant c’était une copie exacte de la réalité. Le gros orateur avait l’index sur la pointe du pouce, les autres doigts étendus, et ce mouvement était en parfaite harmonie avec la grosse perruque qui couvrait sa tête.

Pendant le dîner, nous avons causé de Milton. « Il n’y a pas longtemps, me dit Goethe, j’ai lu son Samson ; il n’existe pas de pièce moderne qui soit écrite autant que celle-là dans le goût des anciens. Sa propre cécité lui a servi pour peindre l’état de Samson avec cette vérité. Milton était un très-grand homme ; c’était un vrai poëte, et il mérite le plus grand respect[6]. »

On apporta des journaux, ils annonçaient que sur les théâtres de Berlin, on montrait des monstres marins et des baleines[7] !

Goethe a lu dans le journal français le Temps un article sur l’énorme traitement du clergé anglais, qui reçoit à lui seul plus que tout le reste du clergé chrétien. « On a soutenu, dit Goethe, que le monde était gouverné par des chiffres ; ce que je sais, c’est que les chiffres nous montrent s’il est bien ou mal gouverné. »

* Mercredi, 3 février 1830.

Une conversation sur le Globe et le Temps nous a amenés à la littérature et aux littérateurs de France. Goethe a dit entre autres choses : « Guizot est un homme selon mes idées ; il est solide. Il possède de profondes connaissances, unies à un libéralisme éclairé, et il poursuit sa route en se maintenant au-dessus des partis. Je suis curieux de voir quel rôle il jouera dans les chambres, où il vient d’être appelé par l’élection. »

« Des personnes, dis-je, qui me paraissent ne le connaître que superficiellement, me l’ont dépeint comme un peu pédant. »

« Il reste à savoir, répliqua Goethe, quelle espèce de pédantisme on lui reproche. Tous les hommes qui dans leur manière de vivre ont une certaine régularité et des principes arrêtés, qui ont beaucoup réfléchi, et ne se font pas un jeu des événements de la vie, peuvent très-bien paraître des pédants à un observateur superficiel. Guizot est un homme calme, ferme, à vue perçante, et qui est inappréciable, si on songe à la mobilité française ; c’est un homme comme il leur en faut un.

Villemain est peut-être plus brillant comme orateur : il possède à fond l’art du développement ingénieux, il n’est jamais embarrassé pour trouver des expressions frappantes qui enchaînent l’attention de ses auditeurs et leur arrachent de vifs applaudissements ; mais il est bien plus superficiel que Guizot, et bien moins pratique. Quant à ce qui regarde Cousin, il ne peut nous donner beaucoup à nous autres Allemands, car la philosophie qu’il apporte à ses compatriotes comme une nouveauté nous est connue depuis bien des années ; mais pour les Français il est d’une importance considérable. Il les lancera dans une voie tout à fait nouvelle[8].

Cuvier, le grand naturaliste, est admirable par son talent d’exposition et par son style. Personne n’expose un fait mieux que lui. Mais il n’a presque pas de philosophie. Il fera des élèves très-savants, mais peu profonds. »

Ces jugements me semblaient d’autant plus intéressants qu’ils se rapprochent beaucoup de ceux de Dumont. Je promis à Goethe de copier dans ses manuscrits les passages qui regardent ces hommes, pour qu’il pût comparer son opinion à celle de Dumont. À cette occasion Goethe dit : « C’est pour moi un problème curieux de voir un homme aussi intelligent, aussi modéré, aussi pratique que Dumont, se faire l’élève et l’admirateur sincère de ce fou de Bentham. » — « Bentham, répliquai-je, doit être considéré comme un être double. Je distingue Bentham, le génie qui a trouvé les principes que Dumont a arrachés à l’oubli en les exposant, et Bentham, l’homme passionné, qui, par un goût exagéré de l’utile, a dépassé sa propre doctrine, et est devenu en politique et en religion un radical. »

« Mais, dit Goethe, c’est là un autre problème pour moi : comment un vieillard peut-il finir sa carrière et terminer une longue vie en devenant un radical sur ses derniers jours ? »

Je cherchai à expliquer cette difficulté, en faisant remarquer que Bentham, convaincu de l’excellence de sa doctrine et de sa législation, et dans l’impossibilité de l’introduire en Angleterre, sans un changement complet du système actuel, s’était laissé emporter par son zèle passionné, d’autant plus facilement qu’il avait peu de contact avec le monde extérieur et ne pouvait pas juger des dangers d’un violent bouleversement. — Au contraire, Dumont, qui a moins de passion et plus de clarté, n’a jamais approuvé la roideur excessive de Bentham, et il ne s’est pas exposé à ses fautes. Il a eu de plus l’avantage d’appliquer les principes de Bentham dans un pays qui, par suite des événements politiques, pouvait être jusqu’à un certain point considéré comme un pays neuf ; aussi tout réussit à Genève, et tout servit à prouver l’excellence des principes de Bentham.

« Dumont, dit Goethe, est un libéral modéré, comme le sont et doivent l’être tous les gens intelligents, comme moi-même je le suis et me suis efforcé de l’être dans tout les actes de ma longue existence. Le vrai libéral cherche à faire toujours autant de bien qu’il peut avec les moyens dont il dispose ; il a bien garde de vouloir employer tout de suite le feu et l’épée pour exterminer des abus souvent inévitables. Il cherche, par un progrès prudent, à corriger peu à peu les imperfections de la société, sans ces mesures violentes qui souvent détruisent autant de bien qu’elles en amènent. Dans ce monde toujours imparfait, il se contente du bien jusqu’à ce que le temps et les circonstances lui permettent de réaliser le mieux. »

Pendant le dîner, nous avons causé de Mozart. « Je l’ai vu quand il n’était qu’un enfant de sept ans, dit Goethe. Il voyageait et donnait un concert. J’avais moi-même environ quatorze ans, et je me rappelle encore très-bien le petit homme avec ses cheveux frisés et son épée. » — J’ouvris de grands yeux ; c’était comme un miracle pour moi d’apprendre que Goethe était assez vieux pour avoir vu Mozart enfant.

* Mercredi, 10 février 1830.

Diné avec Goethe. Nous causons de la Nuit classique de Walpurgis. Goethe est souvent surpris lui-même de certains passages que le travail de la composition l’amène à écrire ; le sujet se développe plus qu’il ne le pensait. « J’en ai écrit un peu plus de la moitié, dit-il, mais je veux la continuer, et j’espère l’avoir finie à Pâques. Vous n’en verrez rien jusque-là ; dès que je l’aurai terminée, je vous la donnerai, vous l’emporterez chez vous, et vous l’examinerez à votre aise. Si vous pouviez disposer le trente-huitième et le trente-neuvième volume de mes œuvres pour Pâques, nous aurions tout l’été à nous, et nous pourrions aborder librement un grand travail. Je ne quitterais pas Faust, et je tâcherais de triompher du quatrième acte. » — Je promis de faire tout mon possible pour que ses vœux puissent se réaliser.

Goethe envoya alors un domestique au château pour savoir des nouvelles de la Grande Duchesse, mère, qui est malade, et dont la situation lui semble dangereuse. « Elle n’aurait pas dû aller voir le cortège des masques, dit-il, mais les princes ont l’habitude d’avoir leurs volontés, et toutes les protestations des médecins et de la cour ont été inutiles ! Elle résiste à la faiblesse de son corps avec cette même énergie de volonté qui lui a servi pour résister à Napoléon[9] ; je pressens ce qui va arriver : elle nous quittera comme le Grand Duc ! elle aura encore toute la force de son esprit quand déjà le corps aura cessé de lui obéir. »

Goethe paraissait très-chagrin ; il resta assez longtemps silencieux. Bientôt cependant notre conversation reprit un cours enjoué, et il me parla d’un livre écrit pour la justification de Hudson Lowe. « Ce livre, dit-il, renferme de ces traits on ne peut plus précieux, que peuvent seuls donner des témoins oculaires. Vous savez que Napoléon portait habituellement un uniforme vert sombre. À force d’être porté et d’aller au soleil, cet uniforme s’était entièrement fané, il fallait le remplacer. Napoléon voulait la même couleur, mais dans l’île ne se trouvait pas de pièce de ce drap ; on trouva bien un drap vert, mais d’une couleur fausse et tirant sur le jaune. Le maître du monde ne pouvait obtenir la couleur qu’il désirait ; il ne resta qu’un moyen, ce fut de faire retourner le vieil uniforme et de le porter ainsi. — Que dites-vous de cela ? N’est-ce pas là un vrai trait de tragédie ? N’est-ce pas touchant de voir le maître des rois réduit à porter un uniforme retourné ? Et cependant, quand on pense qu’une fin pareille a frappé un homme qui avait foulé aux pieds la vie et le bonheur de millions d’hommes, la destinée, en se redressant contre lui, paraît encore avoir été très-indulgente ; c’est une Némésis qui, en considérant la grandeur du héros, n’a pas pu s’empêcher d’user encore d’un peu de galanterie. Napoléon nous donne un exemple des dangers qu’il y a à s’élever à l’absolu et à tout sacrifier à l’exécution d’une idée. »

Après dîner, Goethe, parlant de la théorie des couleurs, a exprimé des doutes sur la possibilité de frayer un chemin à sa doctrine si simple. « Les erreurs de mes adversaires, a-t-il dit, sont trop généralement répandues depuis un siècle, pour que je puisse espérer trouver quelqu’un qui marche avec moi sur ma route solitaire. Je resterai seul ! Il me semble souvent que je suis comme un naufragé qui a saisi une planche capable de ne porter qu’un homme. Lui seul se sauve, tous les autres périssent engloutis. »

* Dimanche 14 février 1830.

Ce matin, allant dîner chez Goethe, j’appris en route que la Grande Duchesse mère venait de mourir. Quel effet cette mort va-t-elle faire sur Goethe à un âge si avancé ? telle fut ma première pensée, et ce n’est pas sans un peu d’appréhension que je pénétrai dans la maison. Les domestiques me dirent que sa belle-fille venait d’entrer chez lui pour lui annoncer la triste nouvelle. « Voilà plus de cinquante ans, me disais-je, qu’il est lié avec cette princesse ; il jouissait de toute sa faveur ; sa mort va l’affecter profondément. » C’est avec ces pensées que j’entrai ; mais je ne fus pas peu surpris de le voir assis à table, auprès de son fils et de sa belle-fille, parfaitement serein, sans abattement, et mangeant sa soupe comme si rien absolument ne s’était passé. La conversation fut enjouée et variée ; toutes les cloches de la ville cependant commençaient à retentir ; Madame de Goethe me regardait ; nous parlions à haute voix, pour éviter que ces sons de mort ne l’ébranlassent douloureusement, car nous pensions qu’il partageait nos émotions. Mais il était au milieu de nous comme un être d’une nature supérieure, que les souffrances de la terre ne touchent pas. Son médecin, M. Vogel, entra, s’assit auprès de nous et raconta les circonstances de la mort de la princesse, que Goethe écouta sans sortir de sa tranquillité et de son calme parfaits. Vogel partit, nous reprîmes le dîner et la conversation. On parla du Chaos[10], et Goethe loua comme excellentes les considérations sur le jeu que renferme le dernier numéro. Après le départ de Madame de Goethe et de ses enfants, je restai seul avec Goethe. Il me parla de sa Nuit classique de Walpurgis, me disant qu’il avançait tous les jours, et que cette composition étrange réussissait au delà de son attente. M. Soret arriva, apportant des compliments de condoléance de la part de la duchesse régnante. « Eh bien ! lui dit Goethe lorsqu’il le vit, approchez ! asseyez-vous. Le coup qui nous menaçait depuis longtemps nous a atteints ; nous n’avons plus du moins à lutter contre la cruelle incertitude ! Il nous faut voir maintenant comment nous nous arrangerons de nouveau avec la vie. » — « Voilà vos consolateurs, dit M. Soret, en lui montrant ses papiers. Le travail est un excellent moyen de triompher de la douleur. » — « Aussi longtemps qu’il fera jour, dit Goethe, nous resterons la tête levée, et tout ce que nous pourrons faire, nous ne le laisserons pas à faire après nous ! »

Il parla alors de personnes qui ont atteint un âge avancé, et fit mention de la célèbre Ninon. « Encore dans sa quatre-vingt-dixième année, dit-il, elle était jeune, mais aussi elle savait se maintenir en équilibre, et ne se tourmentait pas des choses terrestres plus qu’elles ne le méritent. La mort elle-même ne put pas lui en imposer plus qu’il ne faut. À dix-huit ans, elle fut gravement malade ; on lui dépeignait le danger qu’elle avait couru ; elle répondit très-tranquillement : Eh bien ! et après ? Est-ce que je n’aurais laissé dans ce monde que des immortels ! — Elle vécut encore plus de soixante-dix ans, aimable et aimée, jouissant de toutes les joies de la vie, conservant toujours l’esprit paisible qui la caractérisait, et sachant se préserver de toutes les émotions violentes qui consument l’existence. Ninon savait comment il faut s’y prendre ! Peu de gens savent faire comme elle ! »

Il nous donna alors une lettre du roi de Bavière, qu’il a reçue aujourd’hui, et qui semble ne pas peu contribuer à lui donner l’énergie nécessaire pour rester maître de ses émotions. « Lisez, dit-il, et avouez que la bienveillance que le roi continue à me témoigner, ainsi que le vif intérêt qu’il prend aux progrès de la littérature et au développement de l’humanité, sont bien faits pour m’inspirer de la joie. J’ai reçu cette lettre aujourd’hui même ; j’en remercie le Ciel comme d’une faveur toute spéciale. »

Nous parlâmes ensuite du théâtre vénitien de Gozzi, qui donnait à ses acteurs le sujet des pièces, les laissant improviser pour le reste. « Gozzi, dit Goethe, soutenait qu’il ne peut y avoir que trente-six situations tragiques. Schiller s’est donné beaucoup de mal pour en trouver davantage ; il n’en trouva pas même autant que Gozzi. »

Ceci nous amena à un article du Globe, consacré à l’analyse critique du Gustave Wasa d’Arnault. La manière dont l’auteur de l’article avait fait cette analyse plaisait beaucoup à Goethe, et reçut son approbation sans réserves. Le critique s’était contenté d’indiquer toutes les réminiscences de l’auteur, sans attaquer davantage l’auteur et ses principes littéraires. « Le Temps, dit Goethe, ne s’y est pas aussi sagement pris. Il entreprend de montrer au poëte le chemin qu’il aurait dû suivre. C’est là une grande faute, car ce n’est pas le moyen de le corriger. Il n’y a en général rien de plus sot que de dire à un poëte : Tu aurais dû faire ceci, faire cela. Je parle en vieux connaisseur. On ne fera jamais d’un poëte que ce que la nature elle-même a fait de lui. Si vous voulez le forcer à être autre, vous le réduirez à néant. Mes amis, les messieurs du Globe, agissent très-sagement, comme je vous l’ai dit. Ils font une grande liste de tous les lieux communs que M. Arnault est allé emprunter à tous les coins. Et par là ils montrent très-clairement l’écueil dont l’auteur, à l’avenir, aura à se garantir. Il est aujourd’hui presque impossible de trouver une situation absolument nouvelle. Il ne peut y avoir de nouveauté que dans la manière de concevoir et dans l’exécution ; il faut donc se mettre davantage en garde contre toute imitation. »

Goethe nous a ensuite expliqué comment Gozzi avait organisé sa troupe d’improvisateurs à son théâtre dell’Arte, qui était si aimé à Venise. « J’ai encore vu, dit-il, deux actrices de cette troupe, surtout la Brighella, et j’ai assisté à plusieurs de ces pièces improvisées. L’effet que ces gens produisaient était extraordinaire. »

Il parla ensuite du Polichinelle de Naples : « Une des principales plaisanteries de ce personnage de bas comique, dit-il, consistait à paraître parfois tout à coup oublier qu’il jouait comme acteur. Il faisait comme s’il était rentré chez lui, il parlait à sa famille, parlait de la pièce dans laquelle il avait joué, d’une autre dans laquelle il allait jouer, et il ne se gênait pas non plus pour satisfaire ses besoins naturels. « Mais, cher homme, lui criait sa femme, tu parais tout à fait t’oublier ; pense donc à la digne assemblée devant laquelle tu te trouves. » — « E vero, e vero, » s’écriait Polichinelle, revenant à lui-même, et il reprenait son jeu aux grands applaudissements des spectateurs. Ce théâtre de Polichinelle a une telle réputation, qu’aucune personne de la bonne compagnie ne se vante d’y être allé. Les femmes, comme on le pense bien, n’y vont pas ; les hommes seuls le fréquentent. Polichinelle est comme une espèce de journal vivant. On peut chaque soir entendre de lui tout ce qui s’est passé de frappant dans Naples. Ces intérêts locaux, et l’emploi du dialecte populaire, font qu’il est presque impossible à un étranger de le comprendre. »

Goethe rappela d’autres souvenirs de ses premiers temps. Il parla de son peu de confiance dans le papier-monnaie et des expériences qu’il avait faites à ce sujet. À leur appui il nous rappela une anecdote du temps de la Révolution, que lui avait racontée Grimm, lorsque celui-ci, ne se jugeant plus en sûreté à Paris, était retourné en Allemagne et vivait à Gotha. « Nous étions un jour à dîner chez lui, dit-il ; je ne sais plus à propos de quoi, Grimm s’écria tout à coup : Je parie qu’aucun monarque d’Europe n’a une paire de manchettes aussi chères que celles que je possède ! Naturellement nous tous, et surtout les dames, nous exprimâmes quelque surprise et quelque doute, et nous étions très-curieux de voir ces manchettes si merveilleuses. Grimm se leva et alla chercher dans son armoire une paire de manchettes d’une magnificence qui nous frappa d’admiration. Nous essayâmes de l’estimer ; nous ne pouvions y mettre plus de cent ou deux cents louis. Grimm se mit à rire et s’écria : Vous êtes loin de compte ! Je les ai payées trois cent mille francs, et j’ai encore été heureux d’avoir fait un si bon usage de mes assignats. Le lendemain ils ne valaient plus un groschen[11]. »

* Lundi, 15 février 1830.

Je suis allé ce matin un moment chez Goethe, pour prendre de ses nouvelles de la part de Madame la grande-duchesse[12]. Je le trouvai triste, pensif ; il n’y avait plus trace de l’excitation un peu forcée de la veille. Aujourd’hui il paraissait profondément ému du vide que la mort avait fait en lui, en lui arrachant une amitié de cinquante ans. Il me dit : « Je me force au travail ; il le faut pour que je conserve le dessus, et que je supporte cette séparation subite. La mort est quelque chose de bien étrange ! malgré toute notre expérience, quand il s’agit d’une personne qui nous est chère, nous croyons la mort toujours impossible, et nous ne pouvons y croire ; elle est toujours inattendue. C’est pour ainsi dire une impossibilité, qui tout à coup devient une réalité. Et ce passage d’une existence qui nous est connue dans une autre dont nous ne savons absolument rien est quelque chose de si violent, que ceux qui restent ne peuvent s’empêcher de ressentir malgré eux le plus profond ébranlement. »

Mercredi, 17 février 1830.

Nous avons causé des décors et des costumes de théâtre. — Voici quelles furent les conclusions de notre conversation. « En général les décors doivent avoir une teinte favorable aux costumes qui se meuvent sur le premier plan, comme les décors de Beuther, qui se rapprochent toujours plus ou moins du brun et laissent ressortir dans toute leur fraîcheur les étoffes des vêtements. Si le décorateur est forcé de s’éloigner de ce ton indécis si favorable, s’il lui faut peindre une salle rouge ou jaune, ou une tente blanche, ou un jardin vert, dans ce cas les acteurs doivent avoir la précaution d’éviter ces couleurs dans leurs costumes. Si un acteur avec un uniforme rouge et un pantalon vert marche dans une chambre rouge, la partie supérieure de son corps disparaît, on ne lui voit que les jambes ; s’il marche avec ce même costume dans un jardin vert, ce sont ses jambes qui disparaissent, il n’a plus que le haut du corps. J’ai vu un acteur en uniforme blanc et en pantalon très-sombre qui disparaissait ainsi tout à fait par moitié, en se projetant sur une tente blanche, ou sur un fond obscur. — Et même, lorsque le décorateur représente une salle rouge ou jaune, ou de la verdure, il doit toujours maintenir ses teintes un peu faibles et vaporeuses, pour que les costumes puissent s’harmoniser avec elles et produire leur effet. »

À propos de l’Iliade, Goethe m’a fait remarquer une beauté dans la composition ; le poëte a su laisser Achille dans le repos assez longtemps pour que tous les autres héros puissent à leur tour paraître et se développer librement.

À propos de ses Affinités, il m’a dit : « Elles ne renferment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre vie, mais il n’y a pas une ligne qui en soit une reproduction exacte. — Il en est de même pour l’histoire de Sesenheim. »

Après dîner, nous avons examiné un portefeuille de dessins de l’école hollandaise. À propos d’un port de mer, où l’on voit à droite des hommes puiser de l’eau, à gauche d’autres personnages jouer aux dés sur une tonne, Goethe a fait de belles observations sur les moyens d’éviter le réel pour ne pas nuire aux effets de l’art. Le dessus de cette tonne est en pleine lumière ; on voit aux gestes des hommes que les dés viennent d’être jetés, mais ils ne sont pas dessinés sur la tonne, parce qu’ils auraient, en brisant la lumière, produit un effet fâcheux.

Regardé ensuite les études de Ruysdaël pour son Cimetière, études qui montrent le mal que se donnait un pareil maître.

Dimanche, 21 février 1830.

« J’ai résolu, m’a dit Goethe, de ne lire ni le Globe ni le Temps pendant un mois. Les choses en sont à un tel point que d’ici là il doit arriver quelque événement ; j’attendrai que la nouvelle m’en vienne du dehors. Ma Nuit classique de Walpurgis y gagnera, et d’ailleurs ce sont des affaires auxquelles on s’intéresse sans rien en retirer, ce qu’on oublie trop souvent[13]. »

Il me donne à lire une lettre de Boisserée, écrite de Munich, lettre qui lui a fait grand plaisir. Boisserée parle du Voyage en Italie, et de quelques points de la dernière livraison d’Art et Antiquité. Il montre dans ses jugements autant de bienveillance que de pénétration, et nous avons causé longtemps de la rare instruction et de l’activité de cet homme remarquable. Voici les passages principaux de cette lettre : « Vous êtes arrivé, dans vos Mémoires, à l’époque où vous fîtes imprimer votre article sur Erwin de Steinbach ; j’espère que vous le réimprimerez de nouveau ; la forme que vous avez adoptée pour raconter votre second séjour à Rome se prête très-bien à l’insertion de pareils travaux. J’ai lu ce vingt-neuvième volume de vos œuvres avec le plus grand intérêt ; la publication des lettres écrites pendant votre voyage donne au récit de la vie et de la fraîcheur ; il semble que l’on soit présent partout. Les notes rapides que vous avez ajoutées entre les lettres suffisent pour combler les lacunes, et les chapitres plus longs, insérés de place en place, augmentent la variété et la valeur de l’œuvre ; ce sont pour ainsi dire des lieux de repos d’où notre œil, cessant de suivre un instant la vie agitée de l’auteur, se tourne vers le monde qui l’entoure. La description du carnaval romain produit ainsi un très-bon effet ; comme contraste à ces folies, nous trouvons le portrait de Philippe de Neri, qui nous révèle avec une vérité et une impartialité que je n’ai encore vues nulle part aussi marquées, tout un côté très-original de la vie religieuse des catholiques. — On est profondément frappé de l’ardeur sincère, passionnée même avec laquelle vous travailliez alors à votre éducation artistique ; cette pensée a dominé toute votre existence pendant que vous étiez à Rome ; on a en vous l’exemple d’un esprit qui satisfait sérieusement un de ses goûts les plus chers, et votre ardeur est comme un soleil dont on sent la chaude influence.

« Je vous remercie beaucoup de votre livraison d’Art et Antiquité, qui m’a donné des distractions et des enseignements variés. Ces livraisons me ramènent toujours en imagination dans votre cabinet de travail ; je me rappelle les conversations que nous avions là ensemble, j’entends de nouveau les poésies que vous me lisiez, je revois les objets d’art que vous me montriez. Je retrouve dans ces pages vos hôtes Gœttling et Streckfuss. L’article du premier sur l’Histoire romaine de Niebuhr, et les observations du second sur les Fiancés, de Manzoni, et Foscarina, de Niccolini, sont deux travaux remarquables. Mais j’ai été d’abord attiré par vos fragments sur la littérature et le théâtre actuels en France et en Angleterre, et j’ai lu surtout avec intérêt vos réflexions si pénétrantes sur la Grèce actuelle. Il semble certain que le prince de Cobourg sera placé à la tête du nouvel état… etc.[14]. »

À propos d’un tableau de Cornélius, il m’a dit : « Quand un tableau a une heureuse couleur, la cause doit s’en chercher dans la composition. »

Mercredi, 24 février 1830.

Diné avec Goethe. Nous avons parlé d’Homère. Je fis la remarque que les dieux exerçaient directement leur action sur les événements. « Rien n’est plus délicat, plus humain, dit Goethe, et je rends grâces à Dieu d’être sorti de ce temps où les Français appelaient cette intervention des dieux une machine épique ! Mais, à la vérité, sentir les immenses mérites d’Homère demandait bien quelque temps aux Français, car il ne fallait pour cela rien moins qu’une révolution complète dans leur civilisation. »

Goethe m’a dit ensuite que dans la scène de l’apparition d’Hélène il avait ajouté un trait pour relever encore sa beauté, « rendant ainsi honneur à mon goût, car cette addition avait été provoquée par une remarque de moi. » — Après diner, il me montra l’esquisse d’un tableau de Cornélius[15] ; il représente Orphée devant le trône de Pluton, venant délivrer Eurydice. La composition nous parut bien conçue, les détails très-remarquables d’exécution, cependant l’ensemble ne satisfaisait pas et ne faisait pas plaisir. Il gagnera peut-être en harmonie par le coloris, mais le moment où Orphée a déjà triomphé du cœur de Pluton et emmène Eurydice aurait été sans doute plus favorable. La situation n’aurait pas ce caractère d’attente, d’anxiété qu’elle a maintenant, et elle serait plus agréable.

Mercredi, 3 mars 1830.

Causé beaucoup de Wieland. Gœthe trouve le fond d’Oberon faible, et le plan mal conçu. — « C’est un grand défaut d’avoir appelé un esprit pour procurer la barbe et les dents molaires ; le héros devient alors inutile. Mais le grand poëte a mis dans l’exécution tant de charme, de couleur, d’esprit, qu’on ne pense pas au fond de l’histoire. »

Nous sommes revenus à l’Entéléchie : « Ce qui me prouve que quelque chose de ce genre existe, a dit Goethe, c’est l’opiniâtreté des caractères individuels, et l’habitude que l’homme a de repousser tout ce qui n’est pas en harmonie avec son être. Leibnitz a eu aussi l’idée d’essences indépendantes, seulement ce que nous appelons entéléchie, il l’appelait monade. »

* Vendredi, 5 mars 1830.

Mademoiselle de Turkheim, proche parente d’une des jeunes filles aimées de Goethe dans sa jeunesse, a passé quelque temps à Weimar. J’exprimai aujourd’hui à Goethe le regret que me causait son départ. « Elle est bien jeune, dis-je, et montre un esprit d’une élévation et d’une maturité que l’on trouve rarement dans un âge plus avancé. Son séjour à Weimar aurait pu devenir dangereux pour plus d’un, s’il s’était prolongé. »

« — Je suis extrêmement fâché, dit Goethe, de ne l’avoir pas vue plus souvent, et d’avoir d’abord différé de l’inviter pour causer à l’aise et réveiller en elle les traits bien aimés de sa parente. — J’ai terminé il y a quelque temps le volume de Vérité et Poésie où vous trouverez l’histoire de tous les bonheurs et de toutes les souffrances de mes jeunes amours avec Lili. Je l’aurais écrit et publié depuis longtemps, si je n’avais pas été arrêté par certaines considérations délicates qui touchaient, non pas moi-même, mais mon amie encore vivante alors. J’aurais été fier de dire au monde entier combien je l’avais aimée, et je crois qu’elle n’aurait pas rougi d’avouer que son cœur répondait au mien. Mais avais-je le droit de parler publiquement sans son aveu ? J’avais toujours l’intention de le lui demander ; j’ai différé jusqu’à ce qu’enfin cet aveu ne fût plus nécessaire. En me parlant avec tant d’éloges de l’aimable jeune fille qui nous quitte, vous réveillez en moi tous mes anciens souvenirs. Je vois de nouveau devant moi revivre tout entière la ravissante Lili, je crois sentir encore le bonheur que je respirais avec l’air qui l’entourait. C’était la première que j’aimais vraiment du fond de l’âme. Je peux dire aussi qu’elle a été la dernière, car les inclinations que j’ai senties plus tard, comparées à celle-là, étaient légères et superficielles. Je n’ai jamais été si près de mon bonheur que pendant le temps de mes amours avec Lili. Les obstacles qui nous séparaient n’étaient pas au fond insurmontables, cependant elle fut perdue pour moi. Mon inclination pour elle avait quelque chose de si délicat, de si particulier, que le souvenir de cette époque de souffrances et de bonheur a exercé de l’influence sur mon style. Quand vous lirez le quatrième volume de Vérité et poésie, vous trouverez que le récit de cet amour est tout différent des récits d’amour des romans. »

« — On peut faire la même observation, dis-je, pour vos amours avec Gretchen et Frédéricque. Ces deux peintures ont aussi une nouveauté et une originalité que des romanciers ne sauraient trouver. Ces mérites tiennent sans doute à la grande véracité du narrateur, qui ne cherche pas à exagérer les événements, et qui évite toute phrase sentimentale là où suffit la simple exposition des faits. L’amour, de plus, n’est jamais semblable à lui-même ; il a toujours une certaine originalité, car il se modifie suivant le caractère des personnes que nous aimons. »

« — Vous avez parfaitement raison, dit Goethe ; l’amour, ce n’est pas seulement nous-mêmes, c’est aussi l’objet aimé qui nous ravit. Et puis vient aussi un troisième élément qu’il ne faut pas oublier, l’élément démoniaque, qui accompagne toute passion et qui trouve sa vraie action dans l’amour. Il s’est montré particulièrement puissant dans mes relations avec Lili ; il a donné à mon existence une tout autre direction, et je ne dis pas trop en soutenant que mon arrivée à Weimar et mon séjour ici en ce moment ont là leur première cause. »

* Samedi, 6 mars 1830.

Goethe lit depuis quelque temps les Mémoires de Saint-Simon. « J’ai fait halte à la mort de Louis XIV, m’a-t-il dit il y a quelques jours. La douzaine de volumes qui précède m’a hautement intéressé par le contraste que présentent les volontés du maître et la vertu aristocratique du serviteur. Mais, dès que ce monarque disparaît et que paraît un autre personnage trop bas pour que Saint-Simon puisse jouer à côté de lui un rôle à son avantage, je n’ai plus éprouvé de plaisir à lire ; le dégoût m’a pris, et j’ai abandonné le livre quand « le Tyran » m’a abandonné. » Goethe aussi a cessé de lire le Globe et le Temps, qu’il lisait avec la plus grande assiduité depuis plusieurs mois. Il laisse les numéros sous leur bande quand ils arrivent, et il prie un de ses amis de lui raconter ce qui se passe dans le monde. Il produit beaucoup depuis quelque temps, et il est tout à fait enfoncé dans la seconde partie de Faust. Dans ces moments-là, Goethe n’aime pas la lecture, à moins que ce ne soit quelque lecture facile, légère, qui le repose, ou bien une lecture qui se rapporte au sujet qu’il traite. Il écarte tout ce qui porterait atteinte à la tranquillité de son travail, en l’occupant d’idées différentes. C’est le cas pour le Globe et le Temps. « Je vois, m’a-t-il dit, que de grands événements se préparent à Paris ; nous sommes à la veille d’une grande explosion. Comme je n’ai aucune influence sur ces événements, je veux attendre tranquillement, sans me tourmenter chaque jour inutilement de la marche rapide du drame. Je ne lis ni le Globe ni le Temps, et aussi ma Nuit de Walpurgis avance assez bien » — Il parla alors de la littérature française contemporaine, qui l’intéresse beaucoup : « Ce que les Français croient nouveau, dans leurs idées littéraires actuelles, n’est au fond rien autre chose que le reflet de ce que la littérature allemande a voulu faire et a accompli depuis cinquante ans. Le germe des pièces historiques, qui sont maintenant chez eux une nouveauté, se trouve déjà depuis un demi-siècle dans mon Gœtz[16]. Mais les écrivains allemands n’ont jamais pensé à cela et n’ont jamais écrit dans le but d’exercer une influence sur les Français. Moi-même, je n’ai jamais eu devant les yeux que mon Allemagne, et c’est pour ainsi dire hier ou avant-hier que l’idée m’est venue de tourner mes regards vers l’Occident, pour voir ce que nos voisins au delà du Rhin pensent de moi. Ils n’ont plus à leur tour aucune influence sur mes œuvres. Wieland lui-même, qui a imité les formes et l’exposition françaises, est au fond resté toujours Allemand, et il ne ferait pas bien dans une traduction. »

Dimanche, 7 mars 1830.

À midi chez Goethe. Il était aujourd’hui très-vif et très-bien portant. Il me dit qu’il avait été obligé de quitter un peu sa Nuit de Walpurgis, pour finir sa dernière livraison d’Art et Antiquité. « Mais, dit-il, j’ai eu la précaution de m’arrêter lorsque j’étais encore bien en train, et à un passage pour lequel j’ai encore bien des matériaux tout prêts. De cette façon, je me remettrai à l’œuvre bien plus aisément que si je ne m’étais arrêté qu’au bout d’un développement épuisé. » Nous avions le projet de faire une promenade avant dîner, mais nous nous trouvions si bien tous deux à la maison, que Goethe fit dételer. Frédéric venait d’ouvrir une grande caisse qui arrivait de Paris. C’était un envoi du sculpteur David (d’Angers) : des portraits en bas-relief, moulés en plâtre, de cinquante-sept personnages célèbres. Frédéric mit ces médaillons dans plusieurs tiroirs, et ce fut pour nous un grand plaisir de contempler tous ces personnages intéressants. Je désirais surtout voir Mérimée ; la tête nous parut aussi énergique et aussi hardie que son talent, et Goethe y trouva quelque chose d’humoristique. Dans Victor Hugo, Alfred de Vigny ; Émile Deschamps, nous vîmes des physionomies nettes, aisées, sereines. — Mademoiselle Gay, Madame Tastu et d’autres jeunes femmes auteurs nous firent également grand plaisir. La tête énergique de Fabvier rappelait les hommes des siècles passés, et nous revînmes à lui plusieurs fois. Nous allions d’un personnage à l’autre, et Goethe ne put s’empêcher de répéter à plusieurs reprises qu’il devait à David un trésor dont il ne pouvait assez le remercier. Il montrera cette collection aux voyageurs qui passent par Weimar, et se fera renseigner par eux sur les personnes dont il a le portrait et qui lui sont encore inconnues.

La caisse contenait aussi un ballot de livres ; nous le fîmes porter dans la chambre voisine, où nous nous mîmes à table. Nous étions contents, et nous parlâmes de divers travaux et projets. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, dit Goethe, et surtout il n’est pas bon qu’il travaille seul ; il a besoin, pour réussir, qu’on prenne intérêt à ce qu’il fait, qu’on l’excite. Je dois à Schiller mon Achilléide, beaucoup de mes Ballades, car c’est lui qui me les a fait écrire, et si je finis la seconde partie de Faust, vous pouvez vous l’attribuer. Je vous l’ai dit déjà souvent, mais je veux que vous le sachiez bien et je vous le répète. » Ces paroles me rendirent heureux, car je sentais qu’elles renfermaient beaucoup de vérité.

Au dessert, Goethe ouvrit un des paquets. Il contenait les poésies d’Émile Deschamps, accompagnées d’une lettre que Goethe me donna à lire. Je vis alors avec joie quelle influence on reconnaissait à Goethe sur la nouvelle vie de la littérature française ; les jeunes poëtes le vénèrent et l’aiment comme leur chef spirituel. Telle avait été l’influence de Shakspeare pendant la jeunesse de Goethe. On ne peut pas dire de Voltaire qu’il ait eu de l’influence sur les poètes étrangers, qu’il leur ait servi de centre de réunion, et qu’ils aient reconnu en lui un maître et un souverain. — La lettre d’Émile Deschamps était écrite avec une très-aimable et très-cordiale aisance. « Elle laisse jeter un coup d’œil sur le printemps d’une belle âme, » dit Goethe.

Parmi les envois de David se trouvait un dessin représentant le chapeau de Napoléon, vu dans diverses positions. « Voilà quelque chose pour mon fils », dit Goethe, et il lui envoya le dessin. Il ne manqua pas son effet : le jeune Goethe arriva bientôt, plein de joie, disant que ces chapeaux de son héros étaient le nec plus ultra de sa collection. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le dessin était encadré, mis sous verre, et placé parmi les autres attributs et monuments du héros.

Dimanche, 14 mars 1830.

Passé la soirée chez Goethe. Il m’a montré tous les trésors de la caisse de David, maintenant mis en ordre. Il avait soigneusement rangé sur une table, les uns près des autres, tous les médaillons des jeunes poëtes de la France. Il parla encore du talent extraordinaire de David, aussi grand par ses conceptions que par son exécution. Il m’a montré une quantité d’ouvrages contemporains que, par l’entremise de David, les talents les plus distingués de l’école romantique lui ont envoyés en présent. Je vis des ouvrages de Sainte-Beuve, Ballanche, Victor Hugo, Balzac, Alfred de Vigny, Jules Janin et autres. « David, dit-il, m’a par cet envoi préparé de belles journées. Les jeunes poëtes m’ont occupé déjà toute cette semaine, et les fraîches impressions que je reçois de leurs œuvres me donnent comme une nouvelle vie. Je ferai un catalogue spécial pour ces chers portraits et pour ces chers livres, et je leur donnerai une place spéciale dans ma collection artistique et dans ma bibliothèque. » — On voyait que cet hommage des jeunes poëtes de France remplissait Goethe de la joie la plus profonde.

Il lut un peu dans les Études d’Émile Deschamps. Il loua la traduction de la Fiancée de Corinthe, comme exacte et très-heureuse. « Je possède, dit-il, le manuscrit d’une traduction italienne de ce poëme, qui reproduit même le rhythme de l’original. — J’ai composé les ballades, dit-il à cette occasion, grâce à Schiller, qui pour ses Heures avait toujours besoin de quelque chose de nouveau. Je les avais depuis longues années dans l’esprit ; elles m’occupaient comme d’aimables images, comme de beaux rêves qui venaient, disparaissaient, et avec lesquels mon imagination s’amusait à jouer. Aussi c’est avec chagrin que je me décidai à dire adieu à toutes ces brillantes figures qui m’étaient devenues chères et que j’abandonnai dès que je leur eus donné un corps en les revêtant de pauvres et insuffisantes paroles. Quand elles furent écrites, je les regardai sur le papier avec un sentiment de tristesse, il me semblait que j’allais me séparer d’un ami bien-aimé. — À d’autres époques, il en était tout autrement pour mes poésies. Je n’en avais auparavant aucune idée, aucun pressentiment ; elles arrivaient tout à coup sur moi et voulaient être écrites à l’instant ; je me sentais poussé comme par un instinct, comme si je rêvais, à les mettre sur le papier. Dans cet état de somnambulisme, il arrivait souvent que la feuille de papier que j’avais devant moi était placée tout de travers ; je ne m’en apercevais que lorsque tout était écrit, ou quand la place me manquait. J’avais gardé plusieurs feuilles écrites ainsi de travers, mais elles ont disparu peu à peu, et je regrette de ne pouvoir plus montrer ces témoignages de rêverie poétique. »

La conversation revint sur la littérature française et sur la direction ultra-romantique que quelques talents assez remarquables ont prise tout récemment. Goethe pensait que cette révolution poétique qui s’accomplissait alors serait extrêmement favorable à la littérature elle-même, mais nuisible aux écrivains qui la faisaient. — « Dans aucune révolution il n’est possible d’éviter les excès. Dans les révolutions politiques, ordinairement on ne veut d’abord que détruire quelques abus, mais avant que l’on ne s’en soit aperçu, on est déjà plongé dans les massacres et dans les horreurs. Les Français, dans leur révolution littéraire actuelle, ne demandaient rien autre chose qu’une forme plus libre, mais ils ne se sont pas arrêtés là, ils rejettent maintenant le fond avec la forme. On commence à déclarer ennuyeuse l’exposition des pensées et des actions nobles ; on s’essaie à traiter toutes les folies. À la place des belles figures de la mythologie grecque, on voit des diables, des sorcières, des vampires, et les nobles héros du temps passé doivent céder la place à des escrocs et à des galériens. « Ce sont des choses piquantes ! Cela fait de l’effet ! » Mais quand le public a une fois goûté à ces mets fortement épicés, et en a pris l’habitude, il veut toujours des ragoûts de plus en plus forts. — Un jeune talent qui veut exercer de l’influence et être connu, et qui n’est pas assez puissant pour se faire sa voie propre, doit s’accommoder au goût du jour, et même il doit chercher à dépasser ses prédécesseurs en cruautés et en horreurs. Dans cette chasse de moyens extérieurs, toute étude profonde, tout développement intime régulier du talent et de l’homme est oublié. C’est là le plus grand malheur qui puisse arriver au talent, mais cependant la littérature dans son ensemble gagnera à ce mouvement[17]. »

« Comment, demandai-je, ce qui nuit à chaque talent pris séparément, peut-il servir à la littérature en général ? »

« Les extrêmes et les déviations dont je parlais disparaîtront peu à peu, et il ne restera que l’avantage d’avoir conquis et une forme plus libre et un fonds plus riche et plus varié ; on n’exclura plus les sujets comme anti-poétiques, on pourra les prendre partout dans le monde et dans la vie. — Je compare l’état actuel de la littérature à une forte fièvre, qui en elle-même n’est ni bonne ni désirable, mais qui a pour heureuse conséquence une meilleure santé. Ces folies qui maintenant remplissent tout un poëme, n’entreront dans les œuvres de l’avenir que comme assaisonnement utile, et même la noblesse, la pureté qui sont maintenant bannies, seront bientôt rappelées avec d’autant plus d’enthousiasme. »

« Je suis surpris, dis-je, que Mérimée, qui est un de vos favoris, soit entré aussi dans cette voie ultra-romantique avec les horribles sujets de sa Guzla. »

« Mérimée, répondit Goethe, a traité ces sujets tout autrement que ses compagnons. Ces poésies ne manquent pas, il est vrai, de scènes de cimetières, de carrefours ténébreux, de spectres et de vampires ; mais tous ces tableaux repoussants n’émeuvent pas l’âme du poëte ; il les laisse en dehors de lui et les trace comme de loin, et pour ainsi dire avec ironie. Il ressemble à un artiste qui s’amuse à essayer aussi une fois ce genre. Il a tout à fait, en cette circonstance, dissimulé son être intime ; il l’a même dissimulé si bien pour les Français, qu’ils ont d’abord pris les poésies de la Guzla pour de vraies poésies populaires illyriennes, et qu’il s’en est peu fallu que la mystification ne réussît.

« Mérimée est vraiment un rude gaillard[18] ! Pour traiter ainsi un sujet d’une façon tout extérieure, il faut plus de force et de génie qu’on ne le croit. Byron, malgré l’énergie prédominante de son caractère propre, a eu aussi quelquefois la force de se dissimuler entièrement, comme on peut le voir dans ses œuvres dramatiques et surtout dans son Marino Faliero. En lisant cette pièce, on oublie tout à fait qu’elle a été écrite par Byron, même par un Anglais. Nous vivons absolument à Venise, et absolument à l’époque de l’action. Les personnages parlent entièrement suivant leur caractère, leur situation, sans rien conserver des sentiments, des pensées, des opinions personnelles du poëte. C’est là l’art véritable ! On ne peut pas adresser cet éloge à nos jeunes romantiques exagérés. Tout ce que j’ai lu, poésies, romans, œuvres dramatiques, tout portait la couleur personnelle de l’auteur ; on ne pouvait jamais oublier que l’œuvre était écrite par un Parisien, par un Français ; même dans les sujets étrangers, on restait toujours en France, à Paris, toujours mêlé dans les vœux, les besoins, les conflits et la fermentation du jour qui passe. »

Béranger, fis-je remarquer, n’a aussi traité que des sujets empruntés à la grande capitale et à ses propres sentiments.

« Oui, mais c’est un homme dont les peintures et dont l’âme ont de la valeur. Il y a en lui le fonds d’un grand caractère. Béranger est une nature on ne peut plus heureusement douée, solidement appuyée sur elle-même, qui s’est développée naturellement d’elle-même, et qui est en harmonie parfaite avec elle-même. Il n’a jamais demandé : Qu’est-ce qu’il faut de nos jours ? qu’est-ce qui produit de l’effet ? qu’est-ce qui plaît ? que font les autres ? Il n’a voulu imiter personne. Il a toujours puisé ce qu’il faisait dans le fonds propre de sa nature, sans s’inquiéter de ce que le public ou tel et tel parti attendaient. Il a bien, à certaines époques délicates, observé attentivement les opinions, les vœux, les besoins du peuple, mais cela n’a fait que le confirmer dans ce qu’il était déjà, parce qu’il se disait que son âme était en harmonie avec celle du peuple ; cela ne l’a jamais conduit à dire ce qui ne vivait pas déjà dans son cœur. — Vous le savez, je ne suis pas, en général, ami des poésies politiques, mais les poésies comme celles de Béranger me plaisent toujours. Chez lui, rien n’est pris en l’air, il n’y a pas là d’intérêts imaginés ou imaginaires, il ne vise pas dans le vide, il agite au contraire toujours des idées importantes et bien nettes. Son admiration affectueuse pour Napoléon ; ses souvenirs des grands faits d’armes qui se sont passés sous son règne, souvenirs évoqués dans un temps où ils étaient une consolation pour les Français, alors un peu opprimés ; sa haine contre la domination des prêtres et contre les ténèbres qui menaçaient de revenir avec les jésuites ; toutes ces idées sont de celles auxquelles on ne peut pourtant refuser sa pleine approbation. Et quelle manière magistrale de traiter chaque sujet ! comme il l’a tourné et arrondi avant de l’écrire ! et quand tout est mûr, que de traits, que d’esprit, quelle ironie, quel persifflage, et aussi quelle cordialité, quelle naïveté, quelle grâce ne déploie-t-il pas à chaque pas ! Ses chansons ont, chaque année, fait la joie de millions d’hommes ; elles sont très-bien à la portée de la classe ouvrière, tout en s’élevant au-dessus du commun, de telle sorte qu’un peuple en relations avec ces aimables esprits est forcé de prendre l’habitude de penser mieux et avec plus de noblesse. Que voulez-vous de plus ? quelle gloire plus belle un poète peut-il avoir ? »

« C’est un poète excellent, sans nul doute, dis-je ; vous savez vous-même combien je l’aime depuis longtemps, et vous pouvez penser combien je suis heureux de vous entendre parler ainsi. Cependant, si je dois dire quelles sont les chansons que je préfère, je dirai que j’aime mieux ses chansons d’amour que ses chansons politiques, qui renferment toujours des allusions et des passages que je ne comprends pas bien. »

« C’est votre faute, répondit Goethe, et les chansons politiques ne sont pas écrites pour vous ; mais demandez aux Français, et ils vous en expliqueront les mérites. Une poésie politique ne doit jamais être considérée dans le cas le plus favorable que comme la voix d’une seule nation, et même presque toujours d’un seul parti ; mais aussi, si elle est bonne, elle est accueillie avec enthousiasme par cette nation ou par ce parti. Une poésie politique n’est aussi que l’œuvre d’une certaine situation momentanée, qui passe et qui ôte à la poésie la valeur même qu’elle lui a donnée. Béranger avait la partie belle. Paris est la France ; tous les intérêts importants de la grande patrie se concentrent dans la capitale et ont là leur vie propre et leur vrai écho. Dans la plupart de ses chansons politiques, il n’est pas l’organe d’un parti isolé ; ce qu’il chante a un intérêt national, et le poëte peut être considéré là comme la voix du peuple. Cela, chez nous, en Allemagne, n’est pas possible. Nous n’avons aucune ville, nous n’avons même aucun pays dont nous puissions dire positivement : ici est l’Allemagne ! Demandons à Vienne, on dira ; ici, c’est l’Autriche ; demandez à Berlin, on dira : ici, c’est la Prusse. Il n’y a eu qu’un moment où l’Allemagne était partout, c’est quand, il y a seize ans, nous voulions enfin nous délivrer des Français. Alors un poëte politique aurait pu exercer son influence sur le pays tout entier, mais ce poëte était inutile ! Le mal universel, le sentiment général de honte avaient, comme une puissance démoniaque, saisi la nation ; le feu de l’inspiration qui aurait enflammé le poëte brûlait déjà partout de lui-même. Cependant, je ne veux pas nier que Arndt, Kœrner et Rückert n’aient eu quelque action. »

« On vous a reproché, dis-je un peu sans y penser, de ne pas avoir aussi pris les armes à cette époque, ou du moins de n’avoir pas agi comme poëte[19]. »

« Laissons cela, mon bon ! répondit Goethe. Le monde est absurde, il ne sait ce qu’il veut, il faut le laisser dire et faire ce qui lui plaît. Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine ? Et comment aurais-je pu haïr sans jeunesse ? Si cet événement était arrivé dans ma vingtième année, je ne serais pas resté le dernier, mais j’avais déjà plus de soixante ans. D’ailleurs, nous ne pouvons pas tous servir notre pays de la même façon ; chacun fait de son mieux, suivant ce que Dieu lui a départi. Je me suis donné assez de tourments pendant un demi-siècle ; je peux dire que pour travailler à ce que la nature m’avait donné comme œuvre de mes jours, je ne me suis reposé ni jour ni nuit, je ne me suis permis aucune distraction, j’ai toujours marché en avant, toujours cherché, toujours agi aussi bien et autant que je pouvais. Si chacun peut dire de soi la même chose, alors tout ira bien. »

« Au fond, dis-je pour l’apaiser un peu, ce reproche ne devrait pas vous blesser, vous pourriez au contraire vous en enorgueillir un peu ; car, que signifie-t-il, sinon que le monde avait de vous une si haute opinion qu’il voulait que celui qui avait fait plus que tout autre pour le progrès de sa nation, que celui-là fit tout ? »

« Je ne peux pas dire ce que je pense, répondit Goethe : derrière ce verbiage se cache plus de mauvaise volonté contre moi que vous ne le savez. Je ressens là sous une nouvelle forme la vieille haine dont on me poursuit depuis des années, et qui cherche à s’approcher tout doucement de moi. Je le sais bien, il y a beaucoup de gens à qui je suis comme une épine dans l’œil ; ils aimeraient bien être débarrassés de moi, et comme on ne peut plus maintenant attaquer mon talent, on s’en prend à mon caractère. Tantôt je suis fier, tantôt égoïste, tantôt plein d’envie contre les jeunes talents, tantôt enfoncé dans la sensualité, tantôt sans christianisme, et enfin sans aucun amour pour ma patrie et pour mes chers Allemands. Vous me connaissez depuis des années et vous savez tout ce qu’il en est ; mais voulez-vous voir ce que j’ai souffert, lisez mes Xénies, et vous jugerez, par mes réponses, de toute l’amertume que l’on a cherché à répandre dans mon existence. Écrivain allemand, martyre allemand ! Oui, mon bon ! vous ne trouverez rien autre chose. Moi, je peux à peine me plaindre ; tous les autres ont eu le même sort, même un sort pire, et c’est en Angleterre, en France, tout comme chez nous. Quelles souffrances n’a pas endurées Molière ! et Rousseau ! et Voltaire ! Byron a été chassé d’Angleterre par les mauvaises langues, et il aurait fui enfin à l’extrémité du monde, si une mort prématurée ne l’avait délivré des Philistins et de leur haine !

« Et encore, si les hommes supérieurs n’avaient à souffrir que les attaques de la masse des gens bornés ! mais non ! les hommes de talent s’attaquent entre eux : Platen tourmente Heine, et Heine Platen[20] ; chacun cherche à se rendre odieux aux autres, et pourtant, le monde est assez grand, assez vaste pour que chacun puisse vivre et travailler en paix, et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi qui l’inquiète assez.

« Écrire des chants de guerre et rester dans ma chambre ! Comme c’était là ma manière ! Écrire au bivouac, où la nuit l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, à la bonne heure ! J’aurais aimé cela ! Mais cette vie ne m’était pas possible ; ce n’était pas là mon rôle, c’était celui de Théodore Kœrner. Les chansons guerrières lui vont parfaitement ; mais pour moi, qui ne suis pas une nature guerrière, qui n’ai aucun goût pour la guerre, les chants guerriers n’auraient été qu’un masque qui se serait fort mal appliqué sur mon visage.

« Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Ce qui ne m’arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers, je ne l’exprimais pas. Je n’ai fait de poésies d’amour que lorsque j’aimais. Comment aurais-je pu écrire des chants de haine sans haine ? Et, entre nous, je ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous avoir délivrés d’eux. Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon propre développement ?

« La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est le plus énergique, le plus ardente. Mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit ; on est là pour ainsi dire au-dessus des nationalités, et on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année, je m’y étais fermement établi. »

En 1813, l’historien Luden, professeur à l’Université d’Iéna voulut fonder une Revue patriotique ; il fit une visite à Goethe pour lui communiquer ses intentions, et lui demander conseil et appui. À cette occasion, ils eurent ensemble une conversation très-importante, qui complète celle qui précède.

Luden avait exposé à Goethe tous ses projets ; Goethe prit la parole et dit :

« Certainement, dans un moment d’animation, pour ne pas dire d’exaltation, comme celui où nous sommes, je trouve votre idée assez naturelle. Avez-vous fait toutes vos dispositions avec un éditeur, et votre décision est-elle irrévocablement prise ? » — « L’annonce de la Revue, répondis-je, est déjà à l’impression, et sera publiée sous peu de jours, à moins que le Ministère n’élève quelque difficulté ; et c’est pour ce motif que j’aurais voulu mettre l’entreprise sous la protection de Votre Excellence. » — Goethe resta silencieux à peu près pendant une minute ; son visage avait une expression très-sérieuse ; puis il se leva, et me parla ainsi : « Il y a quelques années, j’ai une fois causé avec vous sans réserves, comptant sur votre discrétion ; aujourd’hui, Monsieur le conseiller aulique, je veux encore agir de même. Comme fonctionnaire public, je n’ai rien à dire contre la publication d’une Revue. Si notre gouvernement empêchait aujourd’hui une pareille entreprise, il s’exposerait certainement aux blâmes les plus énergiques. Nous avons combattu glorieusement pour la liberté, répandu beaucoup de sang pour la conquérir ; il faut donc nous en servir. Nous en servir en parlant et en écrivant, c’est notre penchant le plus naturel, parce que cet usage de la liberté est le plus aisé de tous. Par conséquent le gouvernement du grand-duc vous laissera certainement vos coudées franches. Quant à une protection, on ne peut ni vous la promettre, ni vous la garantir ; vous êtes seul responsable de vos actes ; d’ailleurs, elle vous est inutile ; si vous étiez un jour sur le point de franchir les limites légales, votre éditeur, qui a l’expérience de ces matières, vous rappellera la devise : Noli me tangere, et un avis amical de lui vous empêchera d’aller trop loin. — Mais, avant de vous engager, si vous vous étiez ouvert à moi, et si vous m’aviez demandé mon avis, je vous aurais certainement détourné de votre projet, et je vous aurais exhorté fortement à ne pas quitter vos travaux d’érudition historique, ou plutôt à les reprendre, puisque vous vous êtes déjà occupé des affaires du jour, en écrivant un Manuel de Politique ; je vous aurais engagé à laisser le monde suivre sa marche et à ne pas vous mêler aux querelles des rois, car dans ces querelles, jamais votre voix ni la mienne ne seront écoutées. »

Ces paroles me surprirent beaucoup ; je me sentais blessé jusqu’au fond de l’âme ; je cherchais à me dominer autant que possible, cependant je ne pus m’empêcher de répondre ces quelques mots : « Je dois avouer que je suis presque heureux de n’avoir pas confié plus tôt mes projets à Votre Excellence. Malgré le respect que j’ai pour ses moindres paroles, malgré le bonheur que j’aurais à me trouver d’accord avec elle, je crois que cette fois j’aurais eu le regret de ne pas suivre son conseil, car si tant d’insultes, de hontes, si tant d’immenses malheurs sont tombés sur l’Allemagne, c’est justement parce que le bon Michel[21], jusqu’à présent, ne s’est occupé que de sa seule personne, n’a pensé qu’à ses petites manies routinières, se contentant de manger bien tranquillement et à loisir son plat favori, en restant complètement étranger aux affaires, à la patrie, à la nation ; toutes nos infortunes et toutes nos hontes reviendront, si nous retournons à notre vie inerte, et si nous montrons l’indifférence de ce brave bourgeois que j’entendais il y a quelques mois, en passant dans une rue d’Iéna, dire à son voisin : « Eh bien, voisin, comment allons-nous ? Bien Les Français sont partis ; nos chambres maintenant sont bien nettoyées, et les Russes peuvent arriver quand ils voudront. » — Je continuai à parler des événements décisifs qui s’étaient passés, du réveil de la nation allemande, des proclamations des princes, de la patrie, de la liberté, de la nécessité de jeter maintenant les bases d’un meilleur avenir, du devoir sacré de tout homme de travailler selon sa position, selon ses forces, à l’œuvre du salut commun.

Goethe restait assis, conservant un grand calme. Enfin, avec un léger sourire, il leva la main droite. Je me tus. Et Goethe aussitôt se mit à parler avec une voix d’une douceur extraordinaire, qui de temps en temps prenait un accent un peu ému. Il parla sans interruption et assez longtemps. Je ne peux répéter qu’une partie de ses paroles, mais je dois dire que plus d’une fois mon âme ressentit un saisissement profond qui était dû, non pas tant à ses paroles qu’à sa manière de parler, au ton de sa voix, à l’expression de son visage, au geste de ses mains. — « Je vous ai écouté tranquillement jusqu’au bout et avec grand plaisir, dit-il. Vous vous êtes un peu emporté, et ce n’était pas nécessaire, car à coup sûr vous ne pouvez pas croire avoir exprimé des idées qui me soient nouvelles et inconnues. Je ne parle sur ces sujets qu’avec une grande, une très-grande répugnance ; et soyez convaincu que j’ai pour cela de bonnes raisons. Je n’aurais pas laissé notre conversation prendre ce cours, s’il s’agissait d’un fait passé ou de quelque événement sans importance ; mais la question est toute différente. Vous voulez, dans ce temps étrange et terrible, fonder un journal, un journal politique. Vous voulez le diriger contre Napoléon et contre les Français. Croyez-moi, quoique vous fassiez, vous serez bientôt las de votre œuvre. Vous reconnaîtrez bientôt que la rose des vents a bien des rayons. Vous vous heurterez aux trônes, et si vous ne déplaisez pas aux souverains, vous déplairez à ceux qui les entourent. Vous aurez contre vous toutes les classes élevées de ce monde, car vous serez le représentant des chaumières en face des palais, et vous défendrez les faibles contre les forts. L’opposition se manifestera même autour de vous parmi vos égaux, tantôt sur des principes, tantôt sur des faits. Vous vous défendrez ; vous triompherez, je l’espère, et votre triomphe vous donnera de nouveaux ennemis. En un mot, vous vivrez entouré d’inextricables embarras. Vous viendrez peut-être à bout de vos égaux ; ceux que vous ne pourrez faire taire, vous pourrez ne plus vous en occuper ; ce serait faire à beaucoup d’entre eux encore trop d’honneur que les mépriser ; mais il n’en est pas de même avec les puissants et avec les grands. Il n’est pas bon de manger des cerises avec eux, et vous savez pourquoi. Ils ont des armes auxquelles nous ne pouvons rien opposer. C’est parce que j’aperçois l’avenir très-clairement que je suis inquiet. Je ne voudrais pas vous voir susciter des embarras à notre maison ducale, pour laquelle vous avez aussi du dévouement ; je ne voudrais pas vous voir engager dans des difficultés fâcheuses un gouvernement qui ne dispose pas de cent mille baïonnettes ; je voudrais détourner tout malheur de l’Université dont vous êtes membre ; enfin, pourquoi ne pas le dire, je pense aussi à ma tranquillité et à votre bien. »

Il se fit un silence. Je ne répondais pas, parce que je n’osais pas dire ce que j’aurais pu dire, et parce que, en présence de cet homme, je me sentais très-ému. Il reprit bientôt : « Croyez-vous donc que je sois indifférent aux grandes idées que réveillent en moi les mots de Liberté, de Peuple, de Patrie ? Non : ces idées sont en nous ; elles sont une partie de notre être, et personne ne peut les écarter de soi. L’Allemagne aussi me tient fortement au cœur. J’ai souvent ressenti une douleur profonde en pensant à cette nation allemande, qui est si estimable dans chaque individu et si misérable dans son ensemble. La comparaison du peuple allemand avec les autres peuples éveille des sentiments douloureux auxquels j’ai cherché à échapper par tous les moyens possibles ; j’ai trouvé dans la science et dans l’art les ailes qui peuvent nous emporter loin de ces misères, car la science et l’art appartiennent au monde tout entier et devant eux tombent les frontières des nationalités ; mais la consolation qu’ils donnent est cependant une triste consolation et ne remplace pas les sentiments de fierté que l’on éprouve quand on sait que l’on appartient à un peuple grand, fort, estimé et redouté. Aussi c’est la foi à l’avenir de l’Allemagne qui me console vraiment. Cette foi, je l’ai aussi énergique que vous. Oui, le peuple allemand promet un avenir, et a un avenir. Pour parler comme Napoléon : les destinées de l’Allemagne ne sont pas encore accomplies. Si elle n’avait pas eu d’autre mission que de renverser l’empire Romain et de créer, d’organiser un monde nouveau, elle serait tombée depuis longtemps. Mais comme elle est restée debout, forte et solide, j’ai la conviction qu’elle a encore une autre mission, et cette mission sera plus grande que celle qu’elle a accomplie lorsqu’elle a détruit l’empire Romain et donné sa forme au moyen âge, plus grande en proportion même de la supériorité de sa civilisation actuelle sur la civilisation du passé. Quand viendront le temps et l’occasion pour agir ? Aucun œil humain ne peut le voir d’avance ; aucune force humaine ne pourrait rapprocher ce temps et faire naître cette occasion. Que nous reste-t-il donc à faire, à nous, simples individus ? Nous devons, suivant nos talents, nos penchants, notre situation, développer chez nous, fortifier, rendre plus générale la civilisation, former les esprits, et surtout dans les classes élevées, pour que notre nation, bien loin de rester en arrière, précède tous les autres peuples, pour que son âme ne languisse pas, mais reste toujours vive et active, pour que notre race ne tombe pas dans l’abattement et dans le découragement, et soit capable de toutes les grandes actions quand brillera le jour de la gloire. — Mais, pour le moment, il ne s’agit ni de l’avenir, ni de nos vœux, ni de nos espérances, ni de notre foi, ni des destinées réservées à notre patrie ; nous parlons du présent, et des circonstances au milieu desquelles paraît votre journal. Vous dites, il est vrai : Des événements décisifs sont venus nous donner le signal. Bien. Ces événements ne sont jamais, à tout supposer pour le mieux, que le commencement de la fin. Deux cas sont possibles : ou le puissant dominateur abat encore une fois tous ses ennemis, ou il est abattu par eux. (Je tiens pour à peu près impossible un accommodement ; et s’il se faisait, il serait inutile ; nous serions de nouveau comme autrefois.) Supposons donc que Napoléon abatte ses ennemis. C’est impossible, dites-vous ? Tant de certitude ne nous est pas permise. Cependant je crois moi-même sa victoire peu vraisemblable ; laissons donc cette supposition de côté et déclarons cet événement impossible. Il reste à examiner le cas où Napoléon est vaincu, complètement vaincu. Eh bien ? qu’arrivera-t-il ? Vous parlez du réveil du peuple allemand et vous croyez que ce peuple ne se laissera plus arracher ce qu’il a conquis et ce qu’il a payé de son bien et de son sang : la liberté. Le peuple est-il réellement réveillé ? sait-il ce qu’il veut et ce qu’il peut ? Avez-vous oublié le mot magnifique que votre Philistin d’Iéna criait à son voisin, déclarant qu’il pouvait maintenant recevoir bien commodément les Russes, puisque sa maison était nettoyée et que les Français l’avaient quittée ? Le sommeil du peuple était trop profond pour que les secousses même les plus fortes puissent aujourd’hui le réveiller si promptement. Et de plus, est-ce que tout mouvement nous met debout ? Se redresse-t-il, celui qui ne sort de son repos que parce qu’on l’y force avec violence ? Je ne parle pas des quelques milliers d’hommes et de jeunes gens instruits ; je parle de la masse, des millions. Qu’a-t-on obtenu ? qu’a-t-on gagné ? Vous dites : la liberté ; il serait plus juste peut-être de dire : la délivrance, et non la délivrance des étrangers, mais d’un étranger. C’est vrai : je ne vois plus chez nous ni Français ni Italiens, mais, à leur place, je vois des Cosaques, des Baschkirs, des Croates, des Magyares, des Tartares et des Samoyèdes, des hussards de toutes les couleurs. Depuis longtemps nous sommes habitués à ne regarder que vers l’ouest ; c’est de là que nous attendons tous les dangers. Mais la terre s’étend aussi de l’autre côté vers l’orient. Même quand arrivent chez nous ces peuples tout entiers, nous ne ressentons aucune crainte, et on a vu de belles femmes embrasser les hommes et les chevaux. Ah ! ne m’en laissez pas dire davantage !… Elles invoquent, il est vrai, les éloquents appels des souverains de ce pays et de l’étranger ; oui, oui, je sais : « un cheval, un cheval ! un royaume pour un cheval !… »

Une réponse de moi suscita une réplique de Goethe, et sa parole devint de plus en plus précise et incisive, plus individuelle pour ainsi dire. Je n’ose écrire ce qui fut dit ; d’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité. Je veux seulement faire observer que, pendant cette heure de conversation, j’acquis la plus profonde conviction que c’est une erreur radicale de croire que Goethe n’a pas aimé sa patrie, n’a pas eu le cœur allemand, n’a pas eu foi en notre peuple, n’a pas ressenti l’honneur et la honte, le bonheur et l’infortune de l’Allemagne. Son silence, au milieu des grands événements et des complications de ce temps, n’était qu’une résignation douloureuse, à laquelle l’obligeaient de se résoudre sa position et aussi sa connaissance exacte des hommes et des choses. Quand je me retirai enfin, mes yeux étaient remplis de larmes. Je saisis les mains de Goethe ; mais je ne sais ni ce que je lui dis ni ce qu’il me répondit. Je sais seulement qu’il était très-cordial. J’étais déjà sorti ; je lui dis : « En entrant, j’avais l’intention de faire une prière à Votre Excellence ; je voulais lui demander de vouloir bien honorer mon journal au moins d’un article. » — « Je vous remercie de ne pas m’avoir fait cette demande, dit-il ; j’aurais eu du regret à vous refuser, mais j’aurais refusé ; vous savez maintenant pourquoi. »

Plus tard, je me suis rappelé bien souvent cette conversation avec Goethe, et jamais elle ne m’est revenue dans l’esprit sans que je ne m’écriasse : « Ô Solon, Solon ! »[22].

Lundi, 15 mars 1830.

Ce soir une petite heure avec Goethe. Il a parlé beaucoup d’Iéna, des dispositions nouvelles et des améliorations qu’il a introduites dans les diverses branches de l’Université. Il a établi des chaires spéciales pour la chimie, la botanique et la minéralogie, qui, autrefois, n’étaient traitées que dans leur rapports avec la pharmacie. Il a surtout amélioré le musée d’histoire naturelle et la bibliothèque.

À cette occasion, il me raconta de nouveau avec beaucoup de satisfaction et de bonne humeur l’histoire de sa prise violente de possession d’une salle attenant à la bibliothèque, salle que la Faculté de médecine possédait et ne voulait pas abandonner.

« La bibliothèque, dit-il, était dans un très-mauvais état. Le local était humide, étroit et mal approprié pour abriter convenablement ses trésors. L’achat de la bibliothèque Büttner par le grand-duc l’avait encore augmentée de treize mille volumes, qui gisaient en gros tas à terre parce que l’espace manquait pour les ranger. J’étais vraiment embarrassé. Il aurait fallu bâtir, mais l’argent manquait ; d’ailleurs, bâtir était inutile, puisque, tout près de la bibliothèque, se trouvait une grande salle vide, excellente pour l’usage que nous voulions en faire. Mais cette salle appartenait à la Faculté de médecine, qui s’en servait parfois pour ses conférences. Je m’adressai à ces messieurs, les priant très-poliment de vouloir bien céder cette salle à la bibliothèque. Ces messieurs ne voulurent me la donner que si je voulais, et cela tout de suite, bâtir une nouvelle salle pour leurs conférences. Je répondis que j’étais tout disposé à faire disposer pour eux un autre local, mais que je ne pouvais leur promettre de bâtir tout de suite. Cette réponse ne parut pas satisfaire ces messieurs, car, lorsque j’envoyai le matin suivant chercher la clef, on me répondit qu’on ne pouvait la trouver. Il ne me restait plus rien à faire qu’à procéder par voie de conquête. Je fis venir un maçon et je le conduisis dans la bibliothèque, devant le mur de la salle en question. « Ce mur, mon ami, lui dis-je, doit être très-épais, car il sépare deux corps de logis. Essayez donc et voyez s’il est solide ! » Le maçon se mit à l’œuvre, et à peine avait-il donné cinq ou six bons coups que la chaux et les briques tombèrent, et déjà par l’ouverture on voyait briller quelques-unes des vénérables perruques dont on avait décoré la salle. « Allez, mon ami, dis-je, je ne vois pas encore assez le jour, ne vous gênez pas et faites tout à fait comme chez vous. » Cet encouragement amical anima si bien le maçon que l’ouverture fut bientôt assez grande pour valoir parfaitement une porte ; mes employés de la bibliothèque entrèrent alors dans la salle, ayant chacun les bras pleins de livres, qu’ils jetèrent par terre en signe de prise de possession. Les bancs, les chaises, les pupitres disparurent en un moment, et mes fidèles travaillèrent si bien qu’en peu de jours tous les livres étaient déjà placés sur leurs rayons le long des murs. MM. les médecins, qui bientôt après pénètrent in corpore dans la salle, par la porte habituelle, furent tout ébahis de voir un changement aussi inattendu. Ils ne surent que dire et se retirèrent en silence ; mais ils me gardèrent secrètement rancune. Cependant, quand je les vois isolément, et surtout quand j’ai l’un ou l’autre à ma table, ils sont tout à fait charmants et se montrent mes chers amis. Lorsque je racontai l’aventure au grand-duc, qui m’avait donné sa pleine autorisation pour agir ainsi, il s’en amusa comme un roi, et nous en avons plus tard ri ensemble bien souvent. »

Goethe était très-gai, ces souvenirs le rendaient heureux. « Oui, mon ami, continua-t-il, on a souffert pour faire le bien. Plus tard, quand je voulus faire démolir et reculer une partie nuisible du vieux mur de la ville, mur tout à fait inutile, et qui augmentait l’humidité de la bibliothèque, je rencontrai les mêmes difficultés. Mes prières, mes bonnes raisons, mes représentations raisonnables ne trouvèrent que des sourds, et je dus encore agir en conquérant. Quand Messieurs de la municipalité virent mes maçons à l’œuvre à leur vieux mur, ils envoyèrent une députation au grand-duc, qui était alors à Dornbourg ; ils le priaient humblement d’arrêter par un mot de sa toute-puissance la destruction du vénérable mur de leur ville, que je renversais. Mais le grand-duc, qui m’avait aussi, dans cette circonstance, donné secrètement son autorisation, répondit très-sagement : « Je ne me mêle pas des affaires de Goethe. Il sait ce qu’il a à faire et comment il doit le faire. Allez donc le trouver et dites-lui vous-même ce que vous avez à lui dire, si vous en avez le courage ! » Mais, ajoutait Goethe en riant, personne ne m’approcha ; je continuai à faire abattre du vieux mur ce qui me gênait, et j’eus le plaisir de voir enfin ma bibliothèque assainie. »

Mardi, 16 mars 1830.

Goethe m’a montré un Christ avec douze apôtres, et nous avons causé du peu d’intérêt que présentent ces douze figures pour la sculpture. « Chaque apôtre ressemble aux autres, et ils n’ont ni existence ni actes propres à leur donner un caractère, un sens particulier. Je me suis amusé, à cette occasion, à chercher un cycle de douze figures bibliques, où chacune eût une importance différente, et par là pût fournir à l’artiste un sujet fécond[23].

D’abord Adam, le plus beau des hommes, aussi parfait qu’on peut se l’imaginer. Il aura, si l’on veut la main appuyée sur une bêche, pour exprimer symboliquement que l’homme est destiné à cultiver la terre. Puis Noé, avec qui commence une nouvelle création. Il cultive la vigne, et on peut donner à cette figure quelque chose d’un Bacchus indien ; 3° Moïse, comme premier législateur ; 4° David, guerrier et roi ; 5° Isaïe, prince et prophète ; 6° Daniel, qui annonce Celui qui doit venir ; 7° le Christ ; 8°, à côté de lui, Jean, qui aime Celui qui est venu. Le Christ serait entouré de deux jeunes figures : la première, Daniel, devrait être représentée avec une expression de douceur et les cheveux longs ; l’autre, Jean, avec une expression passionnée, et les cheveux courts et frisés. Après Jean, viendrait le Centenier de Capharnaüm, représentant des fidèles, qui attendent un secours immédiat. Enfin Madeleine, symbole des âmes qui se repentent, qui ont besoin de pardon, qui travaillent à s’améliorer. Dans ces deux figures serait renfermée l’idée intime du christianisme. Après peut venir Paul, qui a le plus travaillé à répandre la doctrine ; puis Jacques, qui est allé chez les peuples les plus éloignés et qui représente les missionnaires ; Pierre formerait la conclusion. L’artiste devra le mettre dans le voisinage de la porte de l’Église et lui donner une expression telle qu’il semble considérer attentivement tous ceux qui entrent, pour voir s’ils sont dignes de fouler le sanctuaire. — Que dites-vous de ce cycle ? Je crois qu’il est plus riche que celui des douze apôtres, qui se ressemblent tous. Je représenterais Moïse et Madeleine assis. » Je priai Goethe d’écrire ce qu’il venait de m’exposer si bien ; il me le promit en disant : « Je veux encore réfléchir, et quand ce sera fait, nous pourrons introduire ce morceau, avec quelques autres que je viens de terminer, dans notre trente-neuvième volume. »

* Mercredi, 17 mars 1830.

Ce soir, quelques heures chez Goethe. Je lui rapportai Gemma d’Art[24], de la part de Madame la grande-duchesse et je lui dis tout le bien que je pensais de cette pièce. « Je suis toujours heureux, répondit-il, quand je vois paraître une œuvre dont l’invention est neuve et qui porte l’empreinte du talent. » Puis, prenant le volume entre ses mains et le regardant de côté, il ajouta : « Mais je ne suis pas content quand je vois que les écrivains dramatiques font des pièces bien trop longues pour être jouées comme elles sont écrites. Cette imperfection m’ôte la moitié du plaisir. Voyez quel gros volume forme ce drame ! »

« Schiller, répondis-je, n’a pas fait beaucoup mieux, et cependant c’est un très-grand écrivain dramatique. »

« Il a eu tort en cela, dit Goethe. Ses premières pièces surtout, qu’il écrivit dans tout le feu de la jeunesse, ne veulent pas arriver à leur fin. Il en avait trop sur le cœur, il avait trop à dire pour pouvoir se contenir. Plus tard, quand il s’aperçut de ce défaut, il se donna une peine infinie et chercha, par l’étude et le travail, à le corriger ; mais il n’y a jamais réussi entièrement. Dominer son sujet, le maîtriser, se concentrer tout entier dans ce qui est absolument nécessaire, cela demande vraiment les forces d’un géant poétique, et c’est bien plus difficile qu’on ne pense. »

On annonça le conseiller Riemer. À son entrée, je voulus me retirer, sachant que Goethe avait le soir l’habitude de travailler avec Riemer. Mais Goethe me pria de rester, ce que je fis très-volontiers, et je fus ainsi témoin d’une conversation pleine d’ironie dédaigneuse et d’humeur méphistophélique de la part de Goethe.

« Voilà Sœmmering mort, dit-il ; il avait à peine soixante-quinze ans. Pauvres hommes, qui n’ont pas le courage de durer plus longtemps ! J’aime mon ami Bentham, ce vieux fou radical ; à la bonne heure, il se soutient bien, et cependant il est encore de quelques semaines plus âgé que moi. »

« On pourrait ajouter, dis-je, qu’il vous ressemble encore en ce point, qu’il travaille toujours avec toute l’activité de la jeunesse. »

« Cela peut être, mais nous sommes aux deux extrémités de la chaîne ; il veut renverser, et moi je veux conserver et bâtir. À son âge, être aussi radical, c’est le comble de toute folie. »

« Je crois, dis-je, que l’on peut distinguer deux espèces de radicalisme. L’un, pour bâtir plus tard, veut d’abord faire place nette et tout abattre ; l’autre se contente d’indiquer les parties faibles et les défauts d’un gouvernement, dans l’espérance d’arriver au bien sans employer les moyens violents. Né en Angleterre, vous auriez certes été un radical de cette dernière espèce. »

— « Pour qui me prenez-vous ? me dit Goethe, qui se donna alors tout à fait la mine et le ton de son Méphistophélès. Moi, j’aurais cherché les abus, je les aurais découverts, fait connaître, moi, qui en aurais vécu ! Né en Angleterre, j’aurais été un duc opulent, ou bien mieux, un évêque avec 30 000 livres sterling de revenu ! »

— « Très-bien, répondis-je, mais si par hasard vous n’étiez pas tombé sur le gros lot, mais sur un billet blanc ? Il y a une infinité de billets blancs. »

— « Mon cher ami, tout le monde n’est pas fait pour le gros lot. Croyez-vous que j’aurais fait la sottise de tomber sur un billet blanc ? Je me serais avant tout emparé des trente-neuf articles, je les aurais défendus envers et contre tous, et surtout l’article neuf, qui aurait été pour moi l’objet d’une attention toute particulière et d’un tendre dévouement. J’aurais si longtemps et si bien été hypocrite et menteur, en vers et en prose, que mes 30 000 livres par an n’auraient pu m’échapper. Arrivé à cette hauteur, je n’aurais rien négligé pour m’y maintenir. Surtout j’aurais tout fait pour épaissir encore, si c’eût été possible, la nuit de l’ignorance. Oh ! comme j’aurais cajolé le bon peuple si simple, comme j’aurais voulu diriger la chère jeunesse des écoles de façon à ce que personne ne pût voir, bien mieux, n’eut le courage de voir que ma splendeur reposait sur les abus les plus honteux ! »

« Avec vous, dis-je, on aurait eu du moins la consolation de penser que vous étiez arrivé là grâce à un talent supérieur. Mais en Angleterre, souvent les plus niais, les plus incapables jouissent des biens les plus précieux de cette terre, qu’ils doivent non à leur mérite, mais à la protection, au hasard, et, avant tout, à la naissance. »

« Au fond, répliqua Goethe, il est indifférent que l’on obtienne les biens de la terre par conquête ou par héritage. Les premiers possesseurs étaient certainement des gens de talent, qui surent tirer parti de l’ignorance et de la faiblesse des autres. Le monde est si plein de têtes faibles et de fous, qu’il n’est pas nécessaire de les chercher dans les maisons d’aliénés. — Je me rappelle que le grand-duc, qui connaissait ma répugnance pour les maisons d’aliénés, voulut un jour, par ruse et par surprise, me faire entrer dans une de ces maisons. Mais je sentis le rôti encore assez à temps, et je lui dis que je ne me sentais pas le besoin de voir les fous qu’on enfermait ; que j’avais parfaitement assez de ceux qui circulaient librement. Je suis prêt, lui dis-je, à suivre Votre Altesse dans l’enfer, s’il le faut, mais non dans une maison de fous.

— Ah ! comme je me serais amusé à manier à ma façon les trente-neuf articles, et à jeter les bonnes populations dans l’étonnement ! »

« Vous auriez pu vous donner ce plaisir sans être évêque. »

« Non, sans ce titre je me tiendrais tranquille ; il faut être très-bien payé pour mentir de la sorte. Sans l’espérance du bonnet d’évêque et des 30 000 livres par an, je ne m’y entendrais pas. J’ai déjà d’ailleurs fait un peu mes preuves en ce genre. Enfant de seize ans, j’ai écrit sur la descente du Christ aux Enfers une poésie dithyrambique qui est même imprimée, mais qui n’est pas connue[25], et qui, ces jours-ci, m’est pour la première fois retombée sous la main. Le poëme est plein d’idées bien orthodoxes, bien bornées, et me sera, pour entrer au ciel, un délicieux passe-port. N’est-ce pas, Riemer ? Vous le connaissez ? »

« Non, Excellence, répondit Riemer, je ne le connais pas ; mais je me rappelle que, dans les premières années de mon séjour ici, vous avez été gravement malade, et que, dans votre délire, vous récitiez de très-beaux vers sur ce sujet. C’étaient sans doute des souvenirs de ce poëme de votre première jeunesse. »

« La chose est très-vraisemblable, dit Goethe. Je connais un fait de ce genre : Un vieillard était à l’agonie ; tout à coup il se met à réciter les plus belles sentences grecques. On était très-surpris, puisque cet homme, d’une condition vulgaire, ne savait pas un mot de grec, et on criait miracle ; déjà les gens habiles commençaient à tirer parti de cette crédulité des fous, quand, malheureusement, on découvrit que ce vieillard, dans sa première jeunesse, avait été forcé d’apprendre par cœur des morceaux de grec, pour servir d’aiguillon à un enfant de grande famille. Il avait appris ces morceaux classiques comme une machine, sans les comprendre ; il n’y avait plus pensé depuis cinquante ans, jusqu’à ce qu’enfin, dans sa dernière maladie, cet amas de mots se réveillât et s’animât de nouveau. »

Goethe revint encore avec la même malice et la même ironie sur l’énorme traitement du haut clergé anglais, et il raconta une aventure qui lui était arrivée avec lord Bristol, évêque de Derby.

« Lord Bristol, dit-il, passa par Iéna ; il désira faire ma connaissance ; je lui rendis donc visite. Il lui plaisait, à l’occasion, d’être grossier ; mais, quand on l’était autant que lui, il devenait fort traitable. Dans le cours de la conversation, il voulut me faire un sermon sur Werther, et me mettre sur la conscience d’avoir par ce livre conduit les hommes au suicide. Werther, dit-il, est un livre tout à fait immoral, tout à fait damnable. — Halte-là ! m’écriai-je ; si vous parlez ainsi contre le pauvre Werther, quel ton prendrez-vous contre les grands de cette terre, qui, dans une seule expédition, envoient en campagne cent mille hommes, sur lesquels quatre-vingt mille se massacrent et s’excitent mutuellement au meurtre, à l’incendie et au pillage ? Après de pareilles horreurs, vous remerciez Dieu et vous chantez un Te Deum ! — Et puis, quand par vos sermons sur les peines épouvantables de l’enfer[26] vous tourmentez tellement les âmes faibles de vos paroisses qu’elles en perdent l’esprit et finissent leur misérable vie dans des maisons d’aliénés ; ou bien lorsque, par tant de vos doctrines orthodoxes, insoutenables devant la raison, vous semez dans les âmes des chrétiens qui vous écoutent le germe pernicieux du doute, de telle sorte que ces âmes, mélanges de faiblesse et de force, se perdent dans un labyrinthe dont la mort seule leur ouvre la porte, que vous dites-vous à vous-même pour ces actes, et quel reproche vous faites-vous ? Et maintenant, vous voulez demander des comptes à un écrivain, et vous damnez un ouvrage qui, mal compris par quelques intelligences étroites, a délivré le monde tout au plus d’une douzaine de têtes sottes et de vauriens qui ne pouvaient rien faire de mieux que d’éteindre tout à fait le pauvre reste de leur méchante lumière. Je croyais avoir rendu à l’humanité un vrai service et mérité ses remercîments, et voilà que vous arrivez et que vous voulez me faire un crime de cet heureux petit fait d’armes, pendant que vous autres, prêtres et princes, vous vous en permettez de si grands et de si forts ! »

Cette sortie fit un effet magnifique sur mon évêque. Il devint doux comme un mouton, et, dès ce moment, se comporta avec moi, dans le reste de la conversation, avec la plus grande politesse et le tact le plus fin. Je passai avec lui une très-bonne soirée. Car lord Bristol, tout grossier qu’il pouvait être, était un homme d’esprit, un homme du monde, tout à fait capable d’entrer dans les idées les plus variées. À mon départ, il me fit la conduite, et un de ses abbés, sur son ordre, me reconduisit encore. Quand je fus dans la rue avec cet abbé, il s’écria : monsieur de Goethe, comme vous avez bien parlé, comme vous avez plu à mylord et comme vous avez bien trouvé le secret d’aller jusqu’à son cœur ! Avec moins de verdeur et de fermeté, vous ne rentreriez pas chez vous aussi content de votre visite ![27] »

« Vous avez eu à en endurer de toutes façons pour votre Werther, dis-je ; votre aventure avec lord Bristol me rappelle votre conversation avec Napoléon sur le même sujet. Talleyrand n’était-il pas là ? »

« Oui, répondit Goethe. Mais je n’ai pas eu à me plaindre de Napoléon. Il a été extrêmement aimable pour moi et il a traité le sujet comme on pouvait l’attendre d’un esprit aussi grand. »

La conversation en vint alors aux romans et aux pièces de théâtre en général, et à leur influence morale ou immorale sur le public. « Ce serait malheureux, dit Goethe, si un livre avait un effet plus immoral que la vie elle-même, qui tous les jours étale avec tant d’abondance les scènes les plus scandaleuses sinon devant nos yeux, du moins à nos oreilles. Même pour les enfants, on ne doit pas être si inquiet des effets d’un livre ou d’une pièce. La vie journalière, je le répète, en apprend plus que le livre le plus influent. »

« Cependant, remarquai-je, devant les enfants on prend garde de ne rien dire de mal. »

« On a parfaitement raison, répondit Goethe, et moi-même je ne fais pas autrement, mais je considère cette précaution comme tout à fait inutile. Les enfants sont comme les chiens, ils ont un odorat si fin, si subtil, qu’ils découvrent et éventent tout, et le mal avant tout le reste. Aussi vous savez toujours très-exactement comment leurs parents sont avec tel ou tel ami de la maison ; comme ils n’ont encore l’habitude d’aucune feinte, ils peuvent nous servir d’excellents baromètres, pour apprécier le degré de faveur ou de défaveur dont nous jouissons auprès des leurs. Un jour, dans une société on avait dit du mal de moi ; cela avait à mes yeux assez de gravité pour me faire attacher beaucoup d’importance à savoir d’où était venu le coup. En général on était ici très-bien disposé pour moi, aussi je cherchai de côté et d’autre sans pouvoir deviner d’où était partie cette parole haineuse. Tout à coup je vis clair. Je rencontre dans la rue de petits garçons de ma connaissance qui ne me saluent pas comme ils en avaient autrefois l’habitude. Ce fut assez pour moi, et je découvris bientôt que c’étaient leurs parents qui avaient si méchamment mis leur langue en mouvement contre moi. »

Dimanche, 21 mars 1830.

Je vais bientôt partir pour l’Italie avec le fils de Goethe. Le voyage est décidé depuis quelques jours. Aujourd’hui, à dîner, Goethe m’a dit en causant de ce voyage : « Ne vous faites pas trop d’illusions. On revient d’habitude tel que l’on est parti, et même il faut se garder de rapporter des idées qui ne conviennent pas à notre situation. Ainsi moi j’ai rapporté d’Italie l’idée des beaux escaliers, et par suite j’ai évidemment abimé ma maison, car les chambres sont trop petites maintenant. L’important, c’est d’apprendre à se dominer. Si je me laissais aller, je serais disposé à bouleverser et moi-même et tout ce qui m’entoure. »

Nous causâmes ensuite de l’état maladif du corps, et de l’influence réciproque que le corps et l’esprit exercent l’un sur l’autre.

« On ne saurait croire, dit-il, la puissance que l’esprit exerce sur la conservation du corps. Je souffre souvent de pesanteurs dans l’abdomen, mais la volonté et l’énergie de la partie supérieure me maintiennent en mouvement. — Mais que l’esprit ne fasse pas de mal au corps ! Ainsi je travaille plus facilement quand le baromètre est élevé que lorsqu’il est bas ; comme je sais cela, quand le baromètre est bas, je cherche par une tension plus forte de mon esprit à combattre l’influence mauvaise, et j’y réussis. — Mais cependant, pour la poésie, on ne peut pas toujours se forcer ainsi, il faut attendre que des heures favorables nous donnent ce que nous ne pourrions atteindre par la volonté. Aussi, pour ma Nuit de Walpurgis, je me donne du temps, pour que tout ait la force et la grâce que je cherche. J’avance et j’espère finir avant votre départ. J’ai donné aux allusions une couleur si générale que le lecteur ne pourra pas deviner à qui précisément elles se rapportent. J’ai tâché cependant que tout fût écrit dans le goût de l’antiquité, en traits précis et clairs, et que rien ne ressemblât au vague et à l’incertitude romantiques. Cette division de la poésie en classique et romantique, qui aujourd’hui s’est répandue dans le monde entier et a amené tant de discussions et de discordes, vient originairement de moi et de Schiller. J’avais pour maxime en poésie de procéder toujours objectivement. Schiller, au contraire, n’écrivait rien qui ne fut subjectif ; il croyait sa manière bonne, et pour la défendre, il écrivit l’article sur la poésie naïve et la poésie sentimentale. Il me prouva que malgré moi j’étais romantique et que mon Iphigénie, par la prédominance du sentiment, n’était pas si classique et si antique qu’on le croyait peut-être. Les Schlegel saisirent cette idée, la développèrent, et peu à peu elle s’est répandue dans le monde entier ; chacun parle de romantisme et de classicisme ; il y a cinquante ans personne n’y pensait. »

Causant de nouveau du cycle des douze figures, Goethe dit : « Il faudrait représenter Adam comme je vous le disais, mais non pas nu ; je me le représente mieux après le péché originel ; il aurait pour vêtement une légère peau de chevreuil. Et pour exprimer qu’il est le père de l’humanité, on ferait bien de placer à côté de lui l’aîné de ses fils, sa consolation ; cet enfant au regard hardi, serait comme un petit hercule, serrant un serpent dans sa main. — Pour Noé, j’ai eu une autre idée qui me plaît davantage ; je ne le rapprocherais pas du Bacchus indien, je lui donnerais les attributs du vendangeur, pour qu’il apparut comme une espèce de sauveur, lui qui en cultivant le premier la vigne, a su délivrer l’humanité de soucis et de tourments. »

Mercredi, 24 mars 1830.

Dîné chez Goethe. Il me parle d’une poésie française qui lui est arrivée en manuscrit dans la collection de David. Elle a pour titre : Le rire de Mirabeau[28], « Cette poésie, a dit Goethe, est pleine d’esprit et d’audace ; vous la lirez. Il semble que Méphistophélès ait préparé l’encre dont s’est servi le poète. Il a du talent, s’il a écrit sans avoir lu Faust, et il n’en a pas moins, s’il l’avait lu. »

Lundi, 29 mars 1830.

Ce soir quelques moments chez Goethe. Il était paisible, et semblait dans la disposition la plus douce et la plus sereine. Je le trouvai avec son petit-fils Wolf et la comtesse Caroline d’Egloffstein, son amie intime. Wolf tourmentait beaucoup son cher grand père. Il montait sur lui, et se mettait tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre. Goethe endurait tout avec la plus grande bienveillance, quelque incommode que dût être pour un vieillard de son âge le poids d’un enfant de dix ans. « Mais, cher Wolf, dit la comtesse, ne tourmente donc pas ainsi ton bon grand-père ! tu vas le fatiguer. » — « Cela ne fait rien, répondit Wolf, nous allons bientôt aller nous coucher, et grand-père aura bien le temps de se reposer. » — « Vous voyez, dit Goethe, que l’amour est toujours d’un naturel assez impertinent. »

On parla de Campe[29] et de ses livres pour les enfants. Goethe dit : « Je n’ai rencontré Campe que deux fois dans ma vie. Après un intervalle de quarante ans je le revis à Carlsbad. Je le trouvai alors très-vieilli, sec, roide, réservé. Il avait toute sa vie écrit pour les enfants, moi je n’avais pas du tout écrit pour les enfants, pas même pour les enfants de vingt ans. Aussi il ne pouvait pas me souffrir. J’étais une épine dans son œil, une pierre d’achoppement, et il faisait tout pour m’éviter. Cependant le sort me mit un jour tout à côté de lui, il ne pouvait s’empêcher de m’adresser quelques mots : « J’ai le plus grand respect pour les facultés de votre esprit, me dit-il, vous avez dans différentes branches atteint une hauteur qui étonne. Mais, voyez-vous, tout cela ne me va pas et je ne peux pas attribuer à ces choses la valeur que d’autres personnes leur donnent. » — Cette liberté de langage peu galante ne me blessa en aucune façon, et je lui répondis mille choses aimables. C’est qu’aussi je tiens grand compte de Campe. Il a rendu des services infinis aux enfants, il est leur adoration et pour ainsi dire leur évangile. Je ne corrigerais en lui que deux ou trois histoires effrayantes qu’il a eu la maladresse non seulement d’écrire, mais de mettre dans son recueil pour les enfants. Pourquoi remplir de telles horreurs l’imagination si sereine, si fraîche, si innocente des enfants ? »

Lundi, 5 avril 1830.

On sait que Goethe n’est pas l’ami des lunettes. « C’est peut-être une bizarrerie, m’a-t-il répété souvent, mais je ne peux pas me maîtriser. Dès qu’un inconnu s’approche de moi avec des lunettes sur le nez, je me sens une mauvaise humeur que je ne peux surmonter. Cela me gêne tant, qu’une grande partie de ma bienveillance s’évanouit sur le champ ; je me trouble, et il ne faut plus penser à un développement naturel et simple de mes idées. Je me sens blessé comme on peut l’être, quand un étranger, pour salut, vous dit une grossièreté. Je ressens cet effet aujourd’hui encore plus que lorsque j’ai imprimé, il y a des années, que les lunettes me sont désagréables[30]. Si un étranger maintenant vient me voir avec des lunettes, je me dis tout de suite : Il n’a pas lu mes dernières poésies ; et cela est déjà un peu à son désavantage ; ou bien il les a lues, il connaît ma singularité, et n’en tient pas compte, ce qui est encore pis. Le seul homme chez qui les lunettes ne me gênent pas, c’est Zelter ; chez tous les autres, je ne peux les voir. Il me semble toujours que je vais servir de sujet d’observation minutieuse à ces personnes, et qu’elles veulent avec leurs yeux ainsi armés scruter dans le fond le plus caché de mon âme, et inspecter les plus petits plis de mon vieux visage. Et pendant qu’elles cherchent ainsi à me connaître, toute égalité loyale est supprimée entre nous, et je ne peux me dédommager en les examinant de mon côté, car que puis-je savoir d’un homme dont je ne vois pas les yeux pendant qu’il parle, et qui a le miroir de son âme voilé par deux morceaux de verre qui m’aveuglent ? »

« Quelqu’un déjà, dis-je, a cru remarquer que les hommes qui portent lunettes sont présomptueux, parce que leurs sens doivent à leurs lunettes une perfection qu’ils attribuent à leur nature. »

« La remarque est très-jolie, dit Goethe ; elle doit être d’un naturaliste. Cependant, à bien examiner, elle ne se soutient pas. Car si elle était juste, tous les aveugles seraient très-modestes, et toutes les bonnes vues appartiendraient à des présomptueux. Or, il n’en est pas du tout ainsi ; au contraire, les hommes les mieux doués soit au physique soit au moral, sont ordinairement les plus modestes, et la présomption est plutôt du côté de ceux dont les facultés sont médiocres. Il semble que la bonne nature ait donné à ceux qui sont médiocrement doués la présomption et la vanité comme une espèce de moyen de compensation qui les rend les égaux des autres. — La modestie et la présomption sont d’ailleurs des qualités qui tiennent trop à l’âme pour que le corps ait influence sur elles. La présomption se trouve chez les esprits bornés, étroits, jamais on ne la rencontre chez les esprits nets et bien doués. Ce que l’on trouve chez ces derniers, c’est le sentiment heureux de leur force, mais comme leur force est réelle, ce sentiment est tout différent de la présomption. »

Nous causâmes alors du « Chaos, » ce journal de Weimar dirigé par Madame de Goethe, et où écrivent non seulement les habitants de la ville, mais aussi et surtout les jeunes gens anglais, français et tous les étrangers qui séjournent ici, de telle sorte que presque chaque numéro offre un mélange des principales langues de l’Europe.

« C’est une très-jolie idée de ma fille, dit Goethe, et elle mérite des éloges et des remerciements pour avoir fondé ce journal très-original et avoir su si bien maintenir l’ardeur dans notre société, que le journal dure déjà depuis un an[31]. Ce n’est, à la vérité, qu’un jeu de dilettantes, et je sais très-bien qu’il n’en sortira rien de grand et de durable, mais ce n’en est pas moins joli, et là se trouve pour ainsi dire le miroir de notre société Weimarienne, aujourd’hui arrivée à un si haut degré de culture intellectuelle ; et puis, et c’est là le point principal, il y a plusieurs de nos dames et de nos messieurs qui ont bien envie de produire quelque chose, mais qui ne savent pas au juste quoi ; ce journal est un centre intellectuel qui leur offre des sujets de discussion, d’entretien, et les défend en même temps contre les niaiseries creuses du commérage. Je lis chaque numéro dès qu’il sort de l’imprimerie, et je puis dire que, en général, je n’ai encore rien trouvé de mauvais, et il y a au contraire çà et là de très-jolies choses. Quelle critique adresser, par exemple, à l’élégie de madame de Bechtolsheim, sur la mort de Madame la grande duchesse ? N’est-ce pas une très-jolie poésie ? Le seul reproche que je puisse lui faire, à elle comme à la plupart de nos jeunes dames et de nos jeunes messieurs, c’est que, pareils à des arbres trop riches de sève, qui poussent une foule de gourmands, ils ont une abondance de pensées et de sentiments dont ils ne sont pas maîtres, de telle façon qu’ils savent rarement se limiter et s’arrêter là où il le faudrait. Cela s’applique aussi à madame de Bechtolsheim. Pour conserver une rime, elle avait ajouté un vers qui nuisait à la poésie et qui même en détruisait tout l’effet. Je vis ce défaut dans le manuscrit, et je n’ai pas pu l’indiquer à temps. Il faut être vieux dans le métier, dit-il en riant, pour s’entendre aux ratures. Schiller y excellait. Je le vis une fois, pour son Almanach des Muses, réduire une pompeuse poésie de vingt-deux strophes à sept, et cette terrible opération n’avait rien fait perdre à l’œuvre ; au contraire, sept strophes contenaient encore toutes les pensées bonnes et frappantes des vingt-deux. »

Lundi, 19 avril 1830.

Goethe m’a parlé de la visite de deux Russes, qui sont venus chez lui aujourd’hui. « C’étaient deux très-beaux hommes, mais l’un d’eux ne s’est pas montré précisément aimable, car pendant toute la visite il n’a pas dit un mot. Il entra, s’inclina silencieusement, n’ouvrit pas les lèvres, après une demi-heure s’inclina de nouveau sans mot dire et partit. Il semblait n’être venu que pour me regarder et m’observer. J’étais assis en face de lui, il ne détachait pas ses regards de moi. Cela m’ennuyait, alors je me mis à dire à tort et à travers toutes les folies qui me passaient par la tête. Je parlais, je crois, des États-Unis, j’ai dit au hasard ce que je savais, ce que je ne savais pas, mais cela paraissait plaire à mes étrangers, car ils m’ont quitté en apparence très-satisfaits[32]. »

* Jeudi, 22 avril 1830.

Aujourd’hui, pendant le dîner, on vint dire qu’un étranger qui passait par Weimar, désirait voir Goethe ; cet étranger prévenait en même temps qu’il n’avait pas le temps de s’arrêter et qu’il repartirait demain matin. — Goethe fit répondre qu’il était très-fâché de ne pouvoir recevoir personne aujourd’hui, mais qu’il recevrait peut-être demain à midi. — « Je pense, ajouta-t-il en souriant, que cette réponse suffira. » En même temps il promit à sa belle-fille d’attendre après dîner le jeune Henning, qu’il verrait avec plaisir à cause de ses beaux yeux bruns, qui ressemblent sans doute à ceux de sa mère.

* Mercredi, 12 mai 1830.

Devant la fenêtre de Goethe se trouvait un petit Moïse en bronze, copie du célèbre original de Michel Ange. Les bras me paraissaient proportionnellement trop longs et trop forts, et je le dis à Goethe. « Mais les deux lourdes tables avec les dix commandements ! s’écria-t-il, croyez-vous donc que ce soit peu de chose à porter ? Et croyez-vous aussi que Moïse, qui avait à commander et à dompter une armée de Juifs, aurait pu se contenter de deux bras ordinaires ? »

Goethe riait en parlant ainsi ; avais-je tort, ou plaisantait-il en défendant ainsi son artiste, je ne sais.

* Lundi, 2 août 1830.

Les nouvelles du commencement de la révolution de Juillet sont arrivées aujourd’hui à Weimar et ont mis tout en mouvement. J’allai chez Goethe dans le cours de l’après-midi. « Eh bien, me cria-t-il en me voyant, que pensez-vous de ce grand événement ? Le volcan a fait explosion : tout est en flammes, ce n’est plus un débat à huis clos ! »

« C’est une terrible aventure ! répondis-je. Mais dans les circonstances pareilles, avec un pareil ministère, pouvait-on attendre une autre fin que le renvoi de la famille royale actuelle ? »

« Nous ne nous entendons pas, mon bon ami, dit Goethe. Je ne vous parle pas de ces gens là, il s’agit pour moi de bien autre chose ? Je vous parle de la discussion, si importante pour la science, qui a éclaté publiquement dans l’Académie entre Cuvier et Geoffroy St-Hilaire. »

J’attendais si peu ces paroles de Goethe que je ne sus quoi répondre, et pendant quelques minutes je restai muet et tout interdit. Goethe continuait : « Le fait est de la plus extrême importance, et vous ne pouvez vous faire une idée de ce que j’ai éprouvé à la nouvelle de la séance du 19 juillet. Maintenant nous avons pour toujours dans Geoffroy St-Hilaire un puissant allié. Je vois aussi combien est grand l’intérêt que le monde scientifique en France prête à cette affaire puisque, malgré la terrible agitation de la politique, la salle était pleine à la séance du 19 juillet. La méthode synthétique introduite par Geoffroy St-Hilaire ne reculera plus maintenant, voilà ce qui vaut mieux que tout. Aujourd’hui, par cette libre discussion dans l’Académie, en présence d’un auditoire nombreux, la question est devenue publique, elle ne se laissera plus reléguer dans des comités secrets ; on ne la terminera plus et on ne l’étouffera plus à huis-clos. Désormais, en France aussi, dans l’étude de la nature, l’esprit dominera et sera souverain de la matière. On jettera des regards dans les grandes lois de la création, dans le laboratoire secret de Dieu ! Si nous ne connaissons que la méthode analytique, si nous ne nous occupons que de la partie matérielle, si nous ne sentons pas le souffle de l’Esprit qui donne à tout sa forme et qui, par une loi intime, empêche toute déviation, qu’est-ce donc que l’étude de la nature ? Voilà cinquante ans que je travaille à cette grande question ; j’ai commencé seul, j’ai rencontré plus tard quelques secours, et enfin à ma grande joie j’ai été dépassé par des esprits de la famille du mien. Quand j’ai envoyé à Pierre Camper mon premier aperçu sur l’os intermaxillaire, à ma grande tristesse je suis resté complètement incompris. Je ne réussis pas mieux avec Blumenbach ; cependant, après des relations personnelles, il se rangea à mon avis. J’ai ensuite gagné des partisans dans Sœmmering, Oken, Dalton, Carus et d’autres hommes également remarquables. Mais voilà que Geoffroy St-Hilaire passe de notre côté, et avec lui tous ses grands disciples, tous ses partisans français ! Cet événement est pour moi d’une importance incroyable, et c’est avec raison que je me réjouis d’avoir assez vécu pour voir le triomphe général d’une théorie à laquelle j’ai consacré ma vie et qui est spécialement la mienne. »

* Samedi, 21 août 1830.

J’ai recommandé à Goethe un jeune homme de grande espérance. Il m’a promis de faire quelque chose pour lui, mais il paraissait avoir peu de confiance. « Celui qui comme moi, a-t-il dit, a toute sa vie perdu un temps et un argent précieux à protéger de jeunes talents qui donnaient d’abord les plus hautes espérances, et qui, à la fin, ne devenaient rien du tout, celui-là est bien forcé peu à peu de perdre l’enthousiasme et l’envie d’exercer ainsi son influence. C’est à vous, maintenant, jeunes gens, de jouer les Mécènes et de prendre mon rôle. »

* Mercredi, 13 octobre 1830.

Goethe m’a montré des tableaux où il a écrit en latin et en allemand beaucoup de noms de plantes pour les apprendre par cœur. Il m’a dit avoir eu une chambre tapissée tout entière de pareils tableaux, qu’il avait étudiés et appris en se promenant le long des murs. « Plus tard on les a blanchis, et je les regrette. J’avais de même une autre liste chronologique de tous mes travaux pendant une longue suite d’années ; j’y inscrivais à mesure les travaux nouveaux. Mais elle a été aussi recouverte, et je le regrette bien, car elle me rendrait justement dans ce moment-ci de bien grands services. »

* Mercredi, 20 octobre 1830.

Une petite heure chez Goethe pour causer, de la part de Madame la grande duchesse, sur un écu d’argent armorié que le prince doit donner à la Société des tireurs à l’arbalète, dont il est devenu membre. Nous parlâmes bientôt d’autre chose, et Goethe me pria de lui dire ce que je pensais des saints-simoniens.

« L’idée principale de leur doctrine, répondis-je, paraît être que chacun est obligé de travailler au bonheur de tous, s’il veut être heureux lui-même. »

« J’aurais cru, répondit Goethe, que chacun devait commencer par soi-même et faire son propre bonheur, d’où résulterait immanquablement le bonheur général. Cette théorie saint-simonienne me paraît en général bien peu pratique, bien inexécutable. Elle est en contradiction avec la nature, avec l’expérience, avec la marche des choses depuis des siècles. Si chacun fait individuellement son devoir, et dans la sphère d’action la plus rapprochée, agit avec loyauté et énergie, l’ensemble de la société marchera bien. Dans ma carrière d’écrivain je ne me suis jamais demandé : Que veut la masse de la nation ? Comment servirai-je la société ? Non. Mais j’ai toujours travaillé à donner à mon esprit plus de pénétration et à être meilleur moi-même, à enrichir mon être propre, et à ne dire que ce que j’avais reconnu, par l’étude, bon et vrai. Ce que j’ai dit, je le reconnais, a exercé une action sur l’ensemble et a rendu des services au loin dans un grand cercle, mais ce n’était pas là mon but, c’était là une conséquence, qui sortira toujours et nécessairement de tout mouvement de forces naturelles. Si je m’étais donné pour but la satisfaction du peuple, si j’avais cherché à lui plaire, je lui aurais raconté de petites histoires et je me serais moqué de lui comme l’a fait feu le bienheureux Kotzebue. »

« Je n’ai rien à opposer à cela, répondis-je. Mais il n’y a pas seulement le bonheur dont on jouit à titre d’individu, il y a aussi le bonheur dont on jouit à titre de citoyen de l’État, de membre d’une grande communauté. Or, si on ne prend pas pour principe la distribution dans le peuple entier du plus grand bonheur possible, quelle sera donc la base de la législation ? »

« Si vous vous élevez si haut, je n’ai rien à dire. Mais il n’y a que fort peu d’élus qui soient appelés à faire usage de votre principe. C’est une recette pour les princes et les législateurs, et là encore, les lois selon moi doivent d’abord chercher à diminuer la masse des maux avant de prétendre nous donner la masse des biens. »

« Les deux buts me paraissent n’en faire qu’un, répondis-je. De mauvaises routes, par exemple, me semblent un grand mal. Si un prince construit dans son État, jusque dans le dernier village, de bonnes routes, il a pour son peuple fait disparaître un grand mal et en même temps il a apporté un grand bien. Si un prince en organisant une procédure orale et publique a assuré une justice rapide, non-seulement il a enlevé un grand mal, mais il a introduit un grand bien »

« Je vous chanterais aussi bien des chansons sur cet air, dit Goethe en m’interrompant. Mais laissons encore quelques maux sans les signaler, pour que l’humanité ait dans l’avenir de quoi exercer ses forces. Provisoirement ma grande maxime est celle-ci : « Que le père de famille s’occupe de sa maison, l’artisan de ses pratiques, le prêtre de l’amour du prochain, et que la police ne gêne pas nos plaisirs ! »


Le fils de Goethe mourut subitement à Rome, le 28 octobre. Eckermann, pris du mal du pays, l’avait quitté à Gênes pour revenir à Weimar ; il apprit cette mort en route. Profondément inquiet de l’effet qu’elle produirait sur Goethe, il osait à peine à son retour se présenter devant lui. « Il m’a vu partir avec son fils, se disait-il, il va me voir revenir seul ! Il lui semblera qu’il le perd pour la première fois au moment où il m’apercevra ! » Eckermann se trompait, et il allait avoir un nouvel exemple de la puissance que Goethe exerçait sur lui-même, au moins extérieurement.


Mardi, 23 novembre 1830.

À peine avais-je salué mes hôtes que je me rendis chez Goethe. J’allai d’abord voir Madame de Goethe. Je la trouvai en grand habit de deuil, mais calme et résignée. Nous causâmes beaucoup. J’entrai ensuite chez Goethe. Il était debout, sans faiblesse apparente ; il me pressa dans ses bras. Je lui trouvai une sérénité et un calme parfaits. Nous parlâmes de mille choses ; de son fils, il ne fut pas dit un mot[33].

Jeudi, 25 novembre 1830.

Dîné avec Goethe. Je l’ai trouvé occupé à regarder des gravures et des dessins originaux qu’un marchand lui propose. Nous avons causé de mon voyage, et il doit m’aider à mettre au net les notes que j’ai réunies sur les conversations que nous avons eues ensemble. Il consent à les revoir, mais ne veut pas que je les publie maintenant.

Il m’a paru cependant aujourd’hui plus silencieux que d’habitude ; il semblait perdu en lui-même, ce qui n’est pas bon signe.

Mardi, 30 novembre 1830.

Le vendredi 26, Goethe nous a donné une grande inquiétude, il a été pris dans la nuit d’un violent coup de sang[34], et il a été toute la journée tout près de la mort. Avec la saignée, il a perdu six livres de sang, ce qui est beaucoup pour ses quatre-vingts ans. Grâce à l’habileté de M. Vogel, son médecin, et à son incomparable organisation, il est resté vainqueur ; la guérison marche à pas rapides ; l’appétit est revenu, il dort toute la nuit. La parole lui est interdite, il ne reçoit personne, mais son esprit éternellement en activité ne peut pas se reposer ; il pense déjà de nouveau à ses travaux. J’ai reçu ce matin le billet suivant qu’il m’a écrit au crayon dans son lit.

« Cher docteur, auriez-vous la bonté de revoir encore ces poésies que vous connaissez déjà, et de mettre en ordre les nouvelles, pour qu’elles prennent leur place avec les autres. Faust viendra ensuite ! Au plaisir de vous revoir.
Goethe.
W., le 30 nov. 1830.


Quand Goethe fut tout à fait guéri, il se donna tout entier au quatrième acte de Faust et à l’achèvement du quatrième volume de Vérité et poésie. Je revis ses petits écrits, ses notes journalières, ses lettres, pour préparer leur prochaine publication. Il ne fallait plus penser à rédiger avec lui nos conversations. Je me bornai donc à augmenter ma provision de notes, pour les accroître tant qu’une destinée favorable voudrait bien me le permettre.

  1. De Nerval.
  2. Vérité et Poésie.
  3. Goethe a encore parlé de cet ouvrage, soit dans sa correspondance, soit dans ses fragments. Les quelques mots adressés ici à Eckermann résument parfaitement tout ce qu’il a dit ailleurs.
  4. Goethe a écrit une poésie à propos de cette mine de sel, la première qui ait été creusée dans le grand-duché de Weimar.
  5. L’élève de Bentham, mort en 1829. Genève lui doit plusieurs institutions très-importantes.
  6. « Nous avons reçu les visites d’un Anglais qui, au commencement du siècle, a étudié à Iéna, et qui depuis ce temps a suivi les progrès de la littérature allemande avec une exactitude dont on ne peut se faire l’idée. Il était si bien initié dans les merita causæ de notre situation, qu’il aurait été impossible de la lui peindre à l’aide de belles phrases nuageuses, comme on a l’habitude de le faire avec les étrangers… Il a été pour nous un missionnaire de la littérature anglaise ; il nous a lu des poésies, à ma fille et à moi ; j’ai eu grand plaisir à entendre Ciel et Terre de Byron, pendant que je suivais de l’œil le texte sur mon exemplaire. Il a attiré mon attention sur le Samson de Milton, et l’a lu avec moi. Il est intéressant de faire dans cette œuvre connaissance avec l’ancêtre de Byron ; il a une vue aussi grandiose, aussi large que son petit-fils, mais l’un est simple et beau, tandis que l’autre montre le goût de l’illimité uni à la variété la plus capricieuse. » — (Lettre à Zelter du 20 août 1829.)
  7. Mais Goethe ne pensait-il pas, quelques jours auparavant, à y faire monter un éléphant ? C’est, il est vrai, un éléphant allégorique, mais il n’en est pas moins assez singulier de voir Goethe penser à introduire un pareil animal sur la scène, lui qui avait donné sa démission de directeur à l’occasion d’un chien savant en représentations, que Weimar voulait absolument voir paraître sur le théâtre où paraissaient Tasso et Tell. Il y a là sans doute une faiblesse paternelle : l’éléphant est admis parce qu’il s’agit du Faust, opéra fantastique dans lequel tout est permis, et qui doit remplir l’esprit et les yeux de tous les étonnements.
  8. « Je ne peux nier que je dois surtout aux Français mes distractions. Je continue à suivre paisiblement les leçons de Guizot, Villemain et Cousin. Le Globe, la Revue française et depuis trois semaines le Temps me conduisent dans une sphère que l’on chercherait inutilement en Allemagne. Je dois leur accorder les plus grands éloges pour toute la partie qui touche à la morale pratique, mais leur manière de contempler la nature ne me plaît pas autant. Je respecte tout à fait leur méthode, fondée sur l’expérience, mais je trouve que dans tout ce qui touche à la réflexion pure, ils ne parviennent pas à se débarrasser de certaines conceptions mécaniques et atomistiques. Quand ils découvrent une idée, ils veulent toujours la faire entrer par la porte de derrière, ce qui, une fois pour toutes, ne peut être admis. » — (Lettre à Zeller du 9 novembre 1829.) On voit combien Goethe était difficile en fait de spiritualisme ; il apercevait encore des traces de philosophie matérialiste là où, en France, on n’en a guère signalé. — Depuis bien longtemps il était passé en proverbe au delà du Rhin que tout Français était un petit La Mettrie, et ce n’est pas sans une résistance assez longue que l’Allemagne a bien voulu renoncer au monopole des principes idéalistes et reconnaître que la France nouvelle, tout en restant très-amie de la réalité et de l’observation, était décidément redevenue aussi spiritualiste que Descartes.
  9. Après la bataille d’Iéna, on canonna et on pilla Weimar ; la duchesse Louise cependant refusa de quitter le château. Elle osa y recevoir seule Napoléon, qui fut obligé d’admirer sa fermeté et son calme. Weimar et le duché lui doivent sans doute d’avoir échappé à un désastre complet. Napoléon était alors très-irrité contre Charles-Auguste.
  10. Journal de Weimar. — Voir plus bas.
  11. Douze centimes.
  12. Maria Paulowna.
  13. Le 29 avril 1830, il écrira à Zelter : « Depuis six semaines, j’ai laissé sous leur bande les journaux français et allemands, et je ne peux dire combien de temps j’ai gagné et tout ce que j’ai fait… À bien examiner, c’est, pour un simple particulier, se conduire en Philistin (es ist eine Philisterei) que d’accorder trop d’attention à ce qui n’est pas notre affaire… Les derniers volumes de mes œuvres sont maintenant entre les mains des imprimeurs ; je laisse presque entièrement de côté lettres et réponses, même les plus nécessaires. Je peux te dire à l’oreille que j’ai le bonheur, dans mon âge avancé, de voir naître en moi des pensées qui mériteraient une seconde existence pour être poursuivies et mises à exécution. Aussi, tant que la lumière du jour ne sera pas éteinte pour nous, nous ne voulons pas nous laisser entraîner à des occupations étrangères. » — Parmi ses pensées, on trouve celle-ci, qui date évidemment de 1830 : « Lorsque, pendant quelques mois, on na pas lu les journaux et qu’on les lit tous de suite en une fois, on voit alors combien on perd de temps avec ces papiers. Le monde a toujours été divisé en partis ; il l’est surtout maintenant ; pendant chaque crise douteuse, les journalistes flattent plus ou moins l’un ou l’autre parti ; ils fournissent des aliments aux affections ou aux haines, jusqu’à ce qu’enfin arrive le jour décisif ; alors il ne reste plus qu’à contempler, avec étonnement, le fait accompli, apparu tout à coup comme une divinité. » Ailleurs il appelle la lecture quotidienne des journaux « du Shandysme. »
  14. J’extrais ce fragment de la Correspondance de Goethe avec Boisserée, qui vient d’être publiée tout récemment (1862). Boisserée avait séjourné à Paris en 1825, et Goethe dut à ses récits une connaissance plus précise du monde parisien. Dans ces lettres, nous trouvons des preuves nouvelles de l’intérêt avec lequel Goethe suivait les travaux des écrivains français. En voici un exemple : Boisserée ayant parlé à Goethe des représentations religieuses d’Oberammergau, Goethe lui répondait le 3 octobre 1830 : « Je viens justement de recevoir une leçon de Villemain qui traite de ce même sujet. Un passage, écrit dans la jolie manière française, célèbre l’abbesse de Gandersheim, cette fameuse Hroswitha, qui, excitée par la lecture de Térence, jouait des drames pieux, écrits avec aisance et liberté. Il y a là un parallèle que je ferai peut-être si je trouve un moment favorable. Puisque j’ai encore de la place, je vous fais copier le passage sur Hroswitha ; peut-être vous serait-il difficile de vous procurer la brochure. » (Suit la citation. — V. Villemain, Tableau de la littérature au moyen âge, tome II, page 221. Édit. in-12.)
  15. Pour Munich.
  16. Et Gœtz, à son tour, est un reflet de Shakspeare.
  17. Quelques jours plus tard, le 27 mars, Goethe écrivait à Zelter : « Je voudrais t’induire en tentation et te mettre en goût de lire un petit livre dont tu as entendu parler : l’Âne mort et la Femme guillotinée (de J. Janin). Les jeunes et vifs Français pleins de talent croient mettre un terme au malheureux genre des peintures horribles et repoussantes en les exagérant avec esprit. Mais ils ne voient pas que cette manière d’agir augmente le goût du public pour ces productions, et rend sa soif encore plus ardente. Je n’ajoute rien, sinon qu’après la lecture de ce petit volume, j’espère que tu trouveras ton sauvage Berlin tout à fait idyllique. »
  18. Ein ganzer Kerl. M. Sainte Beuve a raconté que M. Delécluze résumait un jour son opinion sur M. Mérimée en s’écriant : « C’est égal, c’est un fameux lapin ! » Je n’aurais pas osé, de mon chef, risquer cet équivalent, mais il rend si bien en français le sens et la nuance de l’expression allemande que je ne peux m’empêcher de le citer et de remercier M. Delécluze d’avoir ainsi, d’avance et d’inspiration, donné du mot de Goethe une si excellente traduction.
  19. On sait que Goethe écrivit alors le Divan. « Le Nord, l’Ouest et le Sud volent en éclats ; les trônes se brisent, les royaumes tremblent : fuis ; va dans le pur Orient respirer l’air des patriarches… Là, dans la pureté et la justice… je veux me complaire dans l’étroit horizon du premier âge… Je veux me mêler aux bergers, me rafraîchir aux oasis, voyageant avec les caravanes et faisant commerce de châles, de café et de musc, » etc. — Le Divan a créé toute une école de poésie déjà riche en œuvres qui honorent la littérature allemande. Un chant politique, comme ceux de Arndt, un cri de haine et de vengeance contre nous, aurait-il mieux valu que ce délicieux recueil ? L’Allemagne a su se délivrer, et le poëte n’a pas maudit. Pendant la bataille de Leipzig, Goethe se plongea dans la littérature chinoise. Aux approches de la révolution de 1830, nous venons de le voir abandonner la lecture des journaux politiques et s’occuper de Faust. Dans sa lettre à Zelter citée plus haut, il a su très-bien expliquer et justifier cette méthode de diversion.
  20. Allusion à l’Œdipe romantique et à certains passages des Tableaux de voyage.
  21. C’est le Jacques Bonhomme allemand.
  22. Rückblicke in mein Leben, von Heinrich Luden. Iéna, 1847 (p. 113123). — Dès que Napoléon eut été vaincu, les souverains allemands s’empressèrent d’oublier toutes les promesses de liberté qu’ils avaient faites à leurs peuples pour les entraîner à la guerre, et peu à peu l’influence pesante de la Russie remplaça en Allemagne l’influence française. — Voir encore sur ce même sujet une convertation avec Falk, traduite par M. Blaze de Bury (Faust, collection Charpentier, page 115.)
  23. On trouve dans les Mélanges artistiques de Gœthe la description détaillée de ces figures. J’en citerai seulement deux passages très-caractéristiques. Goethe veut que l’on représente le Christ sortant du tombeau, dépouillé du linceul, divinement beau, et il ajoute : « Nous serons ainsi dédommagés du spectacle que nous ont donné tant d’artistes qui ont représenté le Christ martyrisé, ou bien étendu nu sur la croix, ou bien mort. » De même, il ne veut pas que Paul tienne comme d’habitude l’épée. « Nous écartons tous les instruments de torture, » dit-il. On voit que, jusqu’à son dernier jour, Goethe a conservé le même éloignement pour les symboles tristes de la religion chrétienne : ils étaient trop en opposition avec sa nature sereine pour qu’il pût les contempler sans un malaise intime. Il ne voulait pas cependant qu’on les supprimât ; mais il aurait désiré qu’on ne les exposât pas partout et que l’on ne fît pas, par exemple, de la croix une décoration. (Voir sa lettre énergique à Zeller, du 9 juin 1831.) C’était là, selon lui, un abus coupable, et on ôtait ainsi tout sens à des images qui ne doivent être contemplées que rarement et solennellement. Les symboles de l’antiquité, au contraire, n’ont rien qui puisse troubler, et Goethe les considérait comme plus naturels ; s’il aimait tant à remonter vers la mythologie grecque, c’est par les raisons les plus profondes : c’était surtout parce qu’il y retrouvait l’optimisme tranquille et confiant qui remplissait son âme.
  24. Tragédie nouvelle de Th. Bornhauser.
  25. Elle est aujourd’hui imprimée à la tête de ses œuvres.
  26. Dans un article écrit en 1772, Goethe disait déjà : « Il y a des milliers d’âmes qui auraient aimé le Christ comme un ami, si on le leur avait dépeint comme un ami, et non comme un tyran capricieux qui est toujours prêt à foudroyer de son tonnerre tout ce qui n’est pas la perfection absolue. J’ai cette conviction depuis longtemps sur le cœur, et il faut enfin que je l’exprime : Voltaire, Hume, la Mettrie, Helvétius, Rousseau et tous leurs disciples n’ont pas, et de beaucoup, fait à la religion et à la morale autant de mal que les sévérités du malade Pascal et de son école. »
  27. Cette anecdote en rappelle une autre racontée à Falk. Gœthe, en 1810, se trouva à Tœplitz avec le roi Louis de Hollande, frère de Napoléon. Le roi ayant choisi pour demeure une maison dans laquelle Goethe habitait, celui-ci voulut la quitter et la laisser tout entière à la disposition du roi, mais le roi ne le souffrit pas, et le poëte et le souverain habitèrent pour ainsi dire ensemble ; leurs chambres se touchaient. Goethe a fait un très-bel éloge du roi Louis, qu’il aimait beaucoup, et dont il admirait extrêmement la rare bonté, la douceur exquise et la piété éclairée. Mais un jour, il trouva auprès de lui un certain docteur, qui montrait des idées catholiques d’une grande intolérance, et parlait parfois de « l’Église, hors de laquelle il n’y a pas de salut, » expression que le roi, au contraire, n’employait jamais. « Dans ces circonstances, dit Goethe, je tâchais autant que possible de me contenir, mais une fois, après une série de capucinades de ce docteur sur le danger actuel des livres et de la librairie, je ne pus m’empêcher de lui servir cette réponse : « Si on veut parler de danger, il est hors de doute, au point de vue de l’histoire du monde, que le plus dangereux de tous les livres, c’est la Bible, car il n’y a pas de livre ayant influé sur le développement de l’humanité, qui ait répandu autant de bien et autant de mal que celui-là ! » Après avoir prononcé ce discours, je fus un peu effrayé de ce que j’avais dit, car je croyais que la mine en éclatant avait frappé à droite aussi bien qu’à gauche. Heureusement il en fut tout autrement. Je vis bien le docteur, à mes paroles, pâlir et rougir d’effroi et de colère, mais le roi conserva la douceur et le ton amical qu’il ne quittait jamais, et il dit seulement comme en plaisantant : « Cela perce quelquefois, que M. de Goethe est hérétique. »
  28. Cette poésie, qui a pour auteur Cordellier-Delanoue, mort en 1854, a été publiée dans un recueil intitulé les Sillons (Paris 1855).
  29. Né en 1746, mort en 1818. Il a écrit une trentaine de volumes pédagogiques.
  30. Voir dans ses Épigrammes la poésie intitulée Regard ennemi (Feindseliger Blick).
  31. On ne recevait le journal qu’à la condition d’y écrire. Goethe lui-même y a inséré plusieurs petites poésies. Chaque numéro devait renfermer un échantillon de trois langues au moins.
  32. Eckermann partit le 22 avril pour l’Italie avec le fils de Goethe. Il resta en voyage jusqu’au 23 novembre. Les conversations ici recueillies pendant cette absence sont dues à Soret.
  33. C’est le chancelier de Müller qui avait dû annoncer cette mort ; Goethe était resté presque impassible ; ses yeux s’étaient seulement remplis de larmes, et il avait dit : Non ignoravi me mortalem genuisse !… Le 21 novembre il écrivait à Zelter : « Il semble que la destinée soit convaincue que notre corps est non un tissu de nerfs, de veines, d’artères et d’autres organes aussi faibles, mais bien un tissu de fils métalliques !… La grande idée du devoir, voilà uniquement ce qui peut ici nous soutenir. Mon seul soin, c’est de maintenir l’équilibre physique ; le reste ira de soi-même. Le corps doit, l’esprit veut ; celui qui a de toute nécessité ordonné à la volonté sa route n’a plus à s’inquiéter beaucoup. » Et le 23 février 1831, revenant sur les détails de la mort de son fils, il finissait brusquement sa lettre par ce cri, d’une si admirable beauté ; « Allons !… par-dessus les tombeaux, en avant ! »
  34. Goethe se montre là bien à jour, malgré lui. Son âme stoïque déteste les plaintes de femme, les vains étalages de douleur, mais cette tranquillité extérieure cache, on le voit, des combats intérieurs terribles. Pas une lamentation, mais une attaque d’apoplexie. Il en avait été de même à la mort du grand-duc, et l’on se rappelle aussi sa maladie après le chagrin éprouvé à Marienbad. Quel homme insensible !