Librairie Beauchemin (p. 339-352).

Illustrations de
Georges Delfosse.


I


— Eh bien ! Monsieur le curé, avez-vous réussi à leur faire entendre raison, à ces pauvres fous ? Ont-ils regagné leurs foyers ?

— Oui, Monsieur Laforêt, oui. Ils se sont dispersés ; ils ont repris le chemin de la maison. Chacun est chez soi maintenant.

— Ils s’étaient promis, cependant, de fermer l’oreille à vos conseils.

— C’est que je leur ai parlé avec force de la soumission que l’on doit à l’autorité, et de l’inutilité de leur résistance. La conviction est enfin entrée dans leur esprit méfiant. Un seul est resté, une tête chaude, un exalté fraîchement sorti du collège, avec une grande disette de connaissances et une grande provision de prétentions.

— Oui-dà ! qui ça donc ?

— Le petit Després, le garçon de Jacques. C’est André qu’il se nomme, je crois.

— Ils ont la révolte dans le sang, ces gens-là… Mais que va-t-il faire, seul ?

— Mourir !

Et Monsieur le curé Paquin, satisfait d’avoir placé convenablement le mot sublime de Corneille, versa du vin à monsieur Laforêt, à son vicaire, monsieur Desève, remplit aussi son verre, et s’écria :

— À l’autorité !

Cela se passait vers la fin de 1837, à Saint-Eustache.

Les pauvres fous, que le bon curé venait de faire rentrer dans l’ordre, étaient des patriotes. Ils s’étaient réunis dans le couvent du village comme dans une citadelle. Ils rentrèrent dans leurs foyers, tristes et la tête penchée comme sous le poids d’une action mauvaise.

Ils sauvaient leur vie pour ne pas perdre leur âme.

Mais André Després était resté, lui ; il était resté seul. Il comptait qu’il en viendrait d’autres, et qu’enfin les bataillons de Colborne ne pourraient se vanter d’avoir vu les portes s’ouvrir comme pour les recevoir, et les mains se tendre comme pour les supplier.

En effet, plusieurs de ceux qui avaient obéi à l’injonction du curé, revinrent avec leurs armes et le front haut. D’autres arrivèrent du Grand-Brûlé et de Saint-Benoit. La troupe se reforma ; le courage se réveilla dans ces cœurs naïfs ; l’espoir fit sourire ces victimes volontaires ; et quand le vieux Colborne entoura le village d’un cercle de fer, avec ses deux mille soldats et ses huit canons, une clameur fit tressaillir d’émoi les murs sacrés du cloître.

— Vive la patrie !

Chénier était au milieu de cette troupe. Després l’aborda.

— Plusieurs d’entre nous n’ont pas d’armes, observa-t-il.

Le patriote répondit avec calme :

— Plusieurs d’entre nous seront tués, les autres prendront leurs armes.


II


La résistance des patriotes fut vigoureuse, désespérée, mais inutile. Ils durent fléchir devant le nombre mieux armé, et devant l’implacable incendie qui s’allumait partout.

Obligés d’abandonner le couvent dont les pignons flambaient, l’église devint leur dernier refuge. Par les fenêtres ouvertes ils firent pleuvoir sur l’ennemi leurs dernières balles ; et quand les chevrons du toit en feu commencèrent à vaciller avec un craquement sinistre, ils s’élancèrent dehors, perçant d’une trouée sanglante les rangs serrés de l’armée anglaise.

C’est alors que Chénier, leur chef, tomba pour ne plus se relever.

Plus heureux, André Després réussit à s’échapper ; mais ce ne fut qu’en perçant d’outre en outre, un jeune compatriote, un lieutenant du capitaine Leclerc, qui tentait de l’empêcher de franchir la palissade du cimetière. Alors, il jeta son arme rouge de sang, escalada l’enceinte et s’enfuit. Mais il était poursuivi. On voulait le prendre vif, et faire ensuite un exemple terrible.

La chasse fut longue. Il était agile et connaissait bien les lieux. Il disparut tout à coup, au moment où des balles désespérées allaient l’atteindre. Mais il était dans le village. On le reconnaîtrait bien. Il ne saurait forcer les lignes ennemies, ni tromper la vigilance des sentinelles. Il serait pris, Colborne venait de le jurer.


III


Mademoiselle Emmélie Laforêt venait de sortir de sa chambre toute blanche, où elle avait prié pendant que le canon tonnait et que les flammes dévoraient le couvent et l’église. Ses longs cheveux blonds tombaient en désordre sur ses épaules voilées d’un fichu de soie noire, et, dans les cils d’or de ses grands yeux bleus il y avait encore des pleurs. Elle s’approcha d’une fenêtre. Alors elle vit des tourbillons d’étincelles monter dans l’air glacial, et des tisons enflammés retomber avec bruit sur le sol blanc de neige. Des hommes couraient çà et là comme des fauves pris de terreur. La porte s’ouvrit brusquement, et un de ces fugitifs se précipita dans la maison.

— Cachez-moi, pria-t-il, d’une voix altérée ! cachez-moi ! S’ils me prennent, ils vont me tuer.

Et il cherchait à pénétrer plus loin.

— C’est ma chambre, fit la jeune fille, émue et surprise.

L’homme était jeune et beau. La course avait rendu à sa figure pâlie par les veilles et les inquiétudes, une teinte vive.

— Mais qui êtes-vous ? demanda mademoiselle La forêt.

— Un patriote !

— Et vous vous sauvez ?

— Tout est perdu ; Chénier est mort !

— C’est fâcheux qu’il ne soit pas mort plus tôt, observa alors une voix sonore et menaçante.

Et un homme au ventre obèse, court, large d’épaules et barbu, parut dans une porte entr’ouverte. C’était monsieur Laforêt.

— C’est fâcheux, en effet, reprit-il, car, sans ce maniaque, le village serait encore debout et bien des citoyens honnêtes vivraient encore, qui sont là, dans le cimetière avec lui.

— Dieu l’a jugé, répliqua le patriote, et les jugements de Dieu sont plus équitables que ceux des hommes.

À ce moment on frappa trois coups dans la porte.

— Les voici ! reprit Després.

Et, se tournant vers la jeune fille, il demanda de nouveau.

— Voulez-vous me sauver ?

Il n’y avait plus une minute pour la réflexion ; il fallait écouter l’instinct, ou, plutôt, le cœur.

— Entrez, là, répondit-elle.

Elle montrait sa chambre ; et sa parole tremblait sur sa lèvre pure, comme si elle eut avoué une grande honte.

— Que fais-tu ? demanda son père avec reproche.

— Je sauve un malheureux.

— Un traître !

— À cette injure, André Després s’était arrêté sur le seuil de la chambre virginale.

— Trois nouveaux coups retentirent, plus forts, plus impérieux.

— Mon père ! supplia Emmélie.

— Eh bien ! soit, puisque tu le veux.

Et plus bas, entre ses dents serrées, il grommela :

— Les maudits patriotes !…

Six hommes entrèrent, six soldats, des Anglais et des Canadiens.

Ils saluèrent monsieur Laforêt et sa fille. L’un d’eux prit la parole :

— Nous venons de la part du général Colborne, dit-il, vous demander si quelque rebelle ne se cache pas ici.

— Ne savez-vous pas que je suis un des chefs bureaucrates ? repartit monsieur Laforêt, d’une voix aigrie.

— C’est que nous donnons la chasse à un de ces brigands, et nous avons ordre de l’emmener.

— Mort ou vif, ajouta un autre.

— Depuis quand, reprit monsieur Laforêt, la maison d’un fidèle sujet de Sa Majesté sert-elle de cachette à un révolté ?

— Oh ! moi, je vous connais, affirma l’un des soldats ; je sais quelle confiance on doit avoir en vous.

— Eh bien ! pourquoi me fait-on l’injure de me soupçonner ?

— Et puis, c’est plus qu’un révolté, cet homme qui se cache, c’est presque un assassin, observa un troisième.

— Comment cela ? demanda le vieux bureaucrate.

— Il pouvait se rendre ; il n’était pas menacé. Il aurait eu la vie sauve sans doute. Au lieu de cela, pour franchir l’enceinte du cimetière et s’échapper, il a éventré l’un des nôtres, éventré ! c’est le mot.

— Hum ! hum ! gronda le vieillard.

Mademoiselle Emmélie écoutait avec anxiété. Elle ne voyait pas un grand mal, après tout, à ce qu’un homme sauvât, même à ce prix, sa vie et sa liberté.

— Alors, il n’est pas ici ? questionna-t-on de nouveau.

Et les limiers se disposaient à sortir.

— Vous pouvez chercher, répliqua froidement monsieur La forêt.

— Nous n’aurions pas insisté, Monsieur, si quelqu’un ne nous avait pas dit l’avoir vu entrer ici.

— Quelqu’un… quelqu’un, c’est aisé à dire, murmura le bureaucrate ahuri.

Puis il ajouta :


Chénier tomba pour ne plus se relever. Plus heureux, Desprès réussit à s’échapper, mais ce ne fut qu’en perçant d’outre en outre un jeune compatriote.

— Sait-on le nom de l’infortuné qui s’est fait éventrer ainsi ?

— Oui, c’est le jeune notaire Duquay, un brave !

— Hein ?

— Le jeune notaire Duquay.

— Le jeune notaire Duquay ?

Un cri perçant se fit entendre :

— Lui ! lui !

Et mademoiselle Emmélie tomba sur ses genoux. Puis elle murmura d’une voix pleine de sanglots :

Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?

Elle venait de perdre son fiancé.

Monsieur Laforêt s’adressant aux soldats, leur dit la raison du désespoir de sa fille. Les soldats étaient émus et regrettaient d’être venus annoncer le deuil à cette maison.

Une lutte horrible se livrait dans le cœur de la jeune fille. Son bonheur tué par celui-là qu’elle s’efforce de sauver !… ses rêves d’or envolés soudain comme des colombes que chasse la tempête… ses espérances à jamais évanouies !… Qu’avait-il fait, son fiancé, pour mériter un pareil sort ?… Allait-elle protéger son assassin maintenant ?… Car c’est un assassin, ce patriote qui est là… dans sa chambre, à elle !… dans sa chambre ! Ô la profanation !… Pourquoi cet homme n’expierait-il pas son crime ?… Était-elle obligée de le cacher ainsi, puisqu’il lui faisait tant de mal ?… C’était involontairement, c’est vrai, sans le savoir… mais était-il nécessaire de se révolter ?… Si encore c’eût été dans la chaleur du combat, face à face !… Elle voyait la blessure béante, elle entendait les plaintes du mourant !… Ô angoisse ! ô torture ! ô désespoir ! Elle était pâle et les pleurs l’inondaient.

Sombre, indécis, son père la regardait.

Les soldats étaient dans la stupeur.

Soudain elle se leva, marcha vers sa chambre et en ouvrit la porte. Sur le seuil, elle parut hésiter ; ses regards mouillés semblaient chercher quelque chose. Ils s’arrêtèrent sur le crucifix d’ivoire suspendu au chevet de son lit. Alors, se retournant vers les envoyés de Colborne.



— Sortez ! ordonna-t-elle avec un geste douloureux… laissez-moi seule… j’ai besoin de pleurer.

Elle s’agenouilla devant le crucifix.

Les soldats s’éloignèrent en silence, Monsieur Laforêt, les mains, derrière le dos, se mit à marcher à grands pas dans la chambre où flambait la cheminée. De temps en temps une larme roulait sur sa joue. De temps en temps aussi on l’entendait grommeler :

— Les maudits patriotes !