Librairie Beauchemin (p. 353-371).

Illustrations de
Georges Latour.


Un soir de juin, un de ces soirs calmes et parfumés où le soleil s’attarde, étincelant, dans le ciel qu’il empourpre, où la brise tiède emporte sur les eaux les aromes des prairies et des jardins, les chants des oiseaux et des ménagères, je pris passage, avec quelques amis, sur un bateau en partance pour la métropole. Nous regardions avec un indicible plaisir se dérouler, sur les deux bords du fleuve, les campagnes toutes fleuries, et nous sentions qu’à cette heure nul pays au monde n’était comparable au nôtre. Le fleuve profond et large n’avait pas une ride. En arrière du vaisseau, dans le sillage qui s’élargissait toujours, la lumière ondoyait mollement et s’en allait, avec le flot un moment soulevé, se briser en millions de parcelles brillantes sur le sable doré de la rive. Nous aurions pu entendre les chansons des laboureurs revenant de l’ouvrage, et les aboiements des chiens aux premières ombres, si les grandes roues du bateau n’avaient sans cesse fouetté le fleuve dormant.

Sur un coteau lointain, tout à coup, au milieu des arbres qui paraissaient une dentelle noire au bord du ciel rose, on vit reluire une toiture toute petite. C’était comme une lampe qui se serait allumée sur un autel.

— Quel est ce point étincelant, me demanda l’un de mes amis ?

— C’est un calvaire, répondis-je… C’est un calvaire… Et si jamais vous passez là, arrêtez. Entrez dans la petite enceinte, agenouillez-vous sur la pierre, et priez une minute, au pied de la croix, pour l’âme de Jacques Le dur.

Priez pour l’âme de Jacques Ledur… répéta lentement Georges Valin, qui n’avait guère l’habitude de ce passe-temps.

Et il ajouta d’un ton un peu goguenard :

— Je suppose qu’il y a une histoire au fond de cela ?

— Il y a une histoire, en effet, affirmai-je.

— Eh bien ! dis-la-nous, si elle n’est pas trop longue.

— Je vais abréger ; mais je ne puis toujours pas en dire le dernier mot tout de suite, ce serait d’un conteur maladroit. Écoutez bien.


* * *

Un jour, dans la première heure de la relevée, Jacques Ledur entra chez lui, revenant du champ. Il était blême et chancelant, comme un homme ivre, lui qui ne prenait jamais un coup de trop. Sa main droite tenait une fourche de fer épointée, sa main gauche serrait convulsivement, comme pour la refermer, une blessure qu’il s’était faite au côté. Il ne regarda personne, jeta sa fourche dans un coin, enleva vivement sa chemise de toile, et se mit à examiner attentivement le mal qui allait peut-être l’emporter. Le sang coulait de deux larges déchirures. Il ne dit rien, lui qui d’ordinaire sacrait comme un démon ; il ne dit rien et se prit à trembler comme une feuille.

— Mon Dieu ! comment as-tu pu te blesser ainsi ? demanda sa femme accourant à lui.

Il la repoussa rudement.

— Le docteur ! Il faut aller chercher le docteur, reprit-elle. Il eut un rire nerveux, mauvais, qui imprima à sa face livide une expression douloureusement amère, et il grommela, en levant les épaules en signe de désespérance.

— Le docteur !… C’est le curé qu’il me faut.

Et il se jeta sur son lit. Les enfants se mirent à pleurer. L’aînée des filles courut chez le voisin, lui conter l’accident et le prier d’aller quérir le prêtre et le docteur.



— Il faut qu’il se croie en grand danger pour demander le prêtre, observa le voisin, quand la jeune fille s’en fut allée.


* * *


Jacques Ledur était né colère. Sa première dent avait mordu le sein maternel, et depuis cette époque déjà lointaine, il avait laissé la trace de bien des morsures dans la réputation de son prochain. À l’école, il avait battu ses camarades pour une faute d’orthographe de moins, ou pour une bonne note de plus. Jeune homme, il avait aimé avec jalousie, boudant sa « blonde » si elle osait sourire à un rival, ou lever sur quelqu’un un regard bienveillant. Adulte, il se mêla d’avoir de l’ambition, voulut être au premier rang parmi les siens, et, comme on dit vulgairement, faire la loi à tout le monde. Ce qui l’aigrit surtout, ce fut de se voir refuser la main de Madeleine Groslot. C’est le père qui fit des embarras. Il ne voulait pas d’un gendre bourru pour sa douce Madeleine. En effet, Madeleine était une douce créature, une créature aimante comme toutes les âmes sensibles, mais faible comme toutes les natures soumises.

Jacques épousa, par caprice et par dépit, Alphabétine Corbeau, qu’il n’aima jamais beaucoup, mais qui ne fut pas malheureuse. Au reste, elle l’avait averti avant de prononcer le oui fatal.

— Si tu me tarabustes, tu trouveras à qui parler…

Il avait souri drôlement.

— Je ne badine pas. Si tu égratignes, je déchire… si tu piques, je mords… mais si tu me choies, je te dorlote.

Les enfants étaient venus comme une rente viagère annuelle. La mère avait trouvé, dans l’amour de ses mioches, un refuge contre les chagrins et les ennuis.

Les enfants sauvent bien des vertus du naufrage. Jacques Ledur n’était pas un bon chrétien, mais il n’était pas un homme malhonnête. Il aimait le sien et donnait peu, mais il ne volait personne. Il était de ceux qui pensent que les commandements de Dieu et de l’Église se réduisent en somme à deux : Ne point tuer, ne point voler. Le reste, ça s’arrangerait bien.

Aussi, quand il mesurait de l’avoine, du blé ou du sarrasin, il cognait avec ostentation du bout du pied sur le demi-minot, pour le bien remplir, et il donnait mesure comble. Par exemple, il vendait le haut prix et se faisait bien payer.

Il y avait une exception cependant à cette loyauté dans la vente, c’était quand il mesurait la dîme. Alors la mesure n’était ni comble ni foulée. Il haïssait tant le curé ! Voici pourquoi :

Une année, le marguillier devait être choisi dans son village. Jacques avait une honnête aisance ; il entendait les affaires et pratiquait l’économie ; il crut donc avoir le droit de s’asseoir, à son tour, dans le banc d’œuvre, et d’y recevoir l’eau bénite et l’encens. Un beau banc, du reste, en bois dur faisant face à la chaire, garni, sur le devant, d’un crucifix et de deux chandeliers d’argent, comme un autel. Aujourd’hui on a enlevé, du banc tant convoité, le signe du salut et les deux flambeaux, et les marguilliers sont descendus au rang des autres mortels ; seulement, est-ce malice ou ironie ? ils sont encore, en mainte église, placés en travers des autres.

Donc Jacques voulut être marguillier, et il en parla à ses voisins qui l’approuvèrent, crainte de l’irriter. Il allait être élu quand le curé intervint. Le curé avait son candidat et n’était pas homme à se laisser flouer. L’assemblée fut orageuse, la discussion, aigre, et le résultat, désastreux pour Jacques Ledur. Il sortit de la sacristie en blasphémant. Dans sa haine du curé il insultait la religion. Ce n’était pas un homme qui l’avait écarté de l’honneur qu’il convoitait, c’était l’Église. Il n’irait pas de sitôt entendre chanter des « Dominus vobiscum, » et courber la tête sous des « Benedicat vos. » Et en effet, il ne retourna plus à l’église que rarement, par affaires, pour voir les gens. Puis il refusa de payer la dîme, sous prétexte qu’il ne se servait point du curé. Un entêtement. Il savait bien qu’il appartenait toujours a l’Église, et que sa famille remplissait ses devoirs religieux. N’importe, il se laissa condamner par les tribunaux : une sotte vanité. Il perdit l’estime de ses concitoyens et devint un objet de mépris. Son caractère s’aigrit davantage. Il en vint à refuser une voiture à sa femme, le dimanche.

— Si tu veux aller à la messe, vas-y à pied.

Trois années de suite, il empêcha le plus âgé de ses garçons de faire sa première communion. Il fallait labourer, il fallait, herser. Est-ce qu’on ne sèmerait pas, allons ! Et si l’on ne semait pas, qui donc apporterait la nourriture à la famille, l’hiver prochain ? Les anges, peut-être… Ah ! oui, les anges !… allez-y voir !

L’enfant travaillait au champ tout le mois de mai, écoutant les jurons de son père qui alternaient avec les chansons des oiseaux. Et pendant qu’il peinait sur les sillons noirs et fumants, ses compagnons couraient à l’église apprendre les grandes vérité de la religion ; puis un jour, le plus beau de leur vie, ils revenaient palpitants de bonheur : ils avaient communié. Enfin, un printemps, il put s’agenouiller à la table sainte et recevoir la nourriture divine, qui, depuis deux mille ans bientôt, soutient le chrétien dans son triste pèlerinage. Il revint tout joyeux à la maison. Il se jeta dans les bras de sa mère en pleurant ; il embrassa ses petits frères, ses petites sœurs avec une effusion touchante, puis courut au devant de son père qui rentrait de la grange. Son père lui dit rudement :

— Sauras-tu mieux gagner ton pain maintenant ?

L’enfant osa répliquer :

— Je saurai souffrir patiemment, et vous respecter toujours.

* * *

Il est, dans nos campagnes, une vieille et sainte coutume, c’est d’élever des croix de distance en distance, le long des chemins. Ces croix hautes, noires dans le ciel clair, étendent leurs bras sacrés sur les maisons et les champs. On les aperçoit de loin, et toujours une pensée grave et salutaire se réveille en notre esprit. On se découvre en passant devant elles, et sur nos fronts alors descend une nouvelle bénédiction.

Il y avait une de ces croix sur la terre de Jacques Ledur, à une petite distance de sa maison. Elle était là depuis longtemps, et les anciens étaient bien des fois venus s’agenouiller sur le sol nu, dans la petite enceinte qui l’entourait. Maintenant elle s’affaissait comme toute chose bien vieille, et chaque souffle violent qui passait la faisait pencher tristement. Les étais devenaient inutiles, le pied avait pourri dans la terre, et l’un des bras pendait comme appesanti par une longue fatigue.

Quand Jacques revint de l’église, après l’élection du marguillier choisi par le curé, il la renversa tout à fait. Il essaya d’abord en la poussant avec ses deux


Regardez ! reprit-il, et des sanglots lui montaient à la gorge.

mains, mais elle demeura immobile dans son trou rempli de cailloux gris. Il prit une perche et frappa le bras pendant, pour le casser et le faire tomber. Ce ne serait toujours plus une croix. Le bras résista ferme, et c’était comme un bras suppliant qui le conjurait de s’arrêter en son criminel dessein. Il alla chercher une hache. Quelques coups de l’acier tranchant sur les angles émoussés ; de petits éclats vermoulus qui volèrent sur la terre sans verdure ; un son étrange qui fit vibrer tout l’arbre et se répéta comme un blasphème, et la croix, vieille et profanée, tomba lourdement sur la petite clôture qu’elle écrasa d’abord, puis sur la prairie où elle se brisa.

Les habitants du village se réunirent, à quelque temps de là, et résolurent d’élever un calvaire. Ce serait comme une expiation. La souscription alla bien, et l’œuvre fut confiée à un habile sculpteur. Il fit un Christ mourant. Des rayons célestes semblaient sortir du bois transformé. Une douleur immense mais résignée était peinte sur cette figure penchée. Les yeux voyaient encore et regardaient à travers des larmes. Ils regardaient l’apôtre aimé et la mère des douleurs. La bouche, amèrement entr’ouverte, paraissait dire :

Enfant, voilà ta mère, femme, voilà ton fils !

C’était ce calvaire que l’on voyait étinceler, tout à l’heure, sous le baiser de la lumière du soir.

* * *

Le jour de l’accident, le soleil de la matinée avait été chaud, le foin coupé de la veille avait séché, en saturant l’air de senteurs enivrantes, et les faucheurs continuaient à promener la faux sonore dans les prairies. Les faneuses, en chapeau de paille, piquant dans le gazon les fourches de saule devenues inutiles, prenaient les râteaux aux dents de bois dur, pour amasser en andains le foin plein de soleil.

La serrée allait être bonne et l’on entendait déjà le roulement des charrettes qui venaient de partout. Le foin, engrangé dans ces conditions heureuses, serait un vrai régal pour les chevaux qui henniraient de plaisir, et pour les bœufs qui le secoueraient drôlement du bout de leurs cornes.

Jacques chargeait les voitures avec sa grande fourche d’acier. La sueur coulait sur son front, et sa chemise de toile, entrouverte, laissait voir sa poitrine haletante. Il était content et ne jurait pas, excepté quand le cheval faisait un pas de trop, ou s’arrêtait trop tôt. Tout en soulevant une pesante « fourchée, » il jeta les yeux sur le ciel, au couchant, et il vit une large tache noire au-dessus des montagnes.

— Diable ! fit-il, est-ce un orage qui se forme là-bas ?… Par exemple ! S’il faut que ce bon foin-là reçoive de la pluie !… Vite, les gars !

Et le charriot, bientôt rempli, se mit en route pour le fenil. Jacques s’appuya sur sa fourche, et regarda venir l’orage avec un air de défi. La colère bouillonnait au fond de son âme insoumise.

— Si toujours il faut travailler comme cela pour rien, grommelait-il, il vaut mieux se croiser les bras alors. Le foin est bon ; la récolte rapporterait quelque chose ; allons ! vous ne méritez pas ça, malheureux habitants… Perdez tout et crevez de faim… Et les jurons partirent comme une fusée brûlante.

Le nuage montait vite. Le tonnerre grondait et des éclairs aveuglants déchiraient le ciel ténébreux. Les gouttes de pluie tombèrent sur le foin, qui se mit à crépiter comme un feu de branches. Les travailleurs revinrent à la maison. Jacques courut, lui aussi, se réfugier à son foyer, mais il ne partit qu’au dernier moment. Il espérait toujours que ce ne serait pas grand’chose, mais, quand il passa devant le calvaire, le nuage creva et l’eau se précipita comme d’une cataracte. Il eut un infernal emportement.

* * *

— Est-il tombé sur sa fourche ? se demandaient les gens accourus à son chevet… Comment a-t-il pu s’infliger de pareilles blessures ?… Il ne l’a pas dit ? Et le sang coulait toujours des deux plaies béantes. Et le malheureux Jacques, souffrant, affaibli, désespéré peut-être, en entendant ce qui se disait autour de lui, ouvrait des yeux hagards, et tâchait de fermer, avec ses mains, les plaies déjà enveloppées de linges de toile.

Le curé arriva. Il s’approcha du lit où le malheureux Jacques commençait à se tordre dans les horreurs de la mort qui approchait. Les personnes qui se trouvaient dans la pièce s’éloignèrent.

— Eh bien ! mon pauvre Jacques, commença le prêtre, que vous est-il donc arrivé ?… Un accident ?… le bon Dieu voulait vous rappeler à lui… Bénissez-le du mal qu’il vous envoie, c’est votre salut.

Le blessé poussa un sanglot et murmura :

— Le salut !… le salut !…

Le confesseur se pencha et longtemps il lui parla à voix basse, tantôt avec onction, tantôt avec fermeté. Que se passa-t-il alors ? C’est le secret de Dieu. Le moribond jeta enfin un cri long, amer, navrant, et il expira.

Le prêtre sortit de la petite chambre. Il était pâle et pleurait.

— Il est mort, fit-il, d’une voix émue. Que Dieu ait pitié de son âme !…

Puis il dit à ceux qui se trouvaient Là :

— Suivez-moi.

Il sortit et se dirigea vers le calvaire. Tous le suivaient pleins de trouble et d’inquiétude, en se demandant ce que cela signifiait.

Il s’arrêta devant le grand crucifix de bois.

— Regardez ! reprit-il, — et des sanglots lui montaient il la gorge — regardez ! le côté gauche du crucifié est déchiré profondément en deux endroits, et une pointe de fer est restée dans l’une des blessures. C’est la fourche du malheureux Jacques qui a fait cela… À genoux !

Un cri d’horreur s’éleva, et tout le monde se prosterna devant le calvaire. Le prêtre ajouta :

— Au même instant et de la même façon l’impie a été frappé.

Toutes les mains se tendirent vers le Christ outragé, et toutes les bouches crièrent :

Pardon ! pardon ! pardon !