Librairie Beauchemin (p. 321-).

Illustrations de
Henri Julien.


I


Si je mens, c’est d’après Geneviève Jambette.

Il y a « beau temps passé » depuis qu’elle nous faisait ses récits de loups-garous, de feux follets et de chasse-galerie. J’allais alors à « l’école de l’église », et je n’étais qu’un gamin espiègle qui faisait des niches à la destinée. À l’entrée de l’existence où je me trouvais placé, je regardais la vie par le gros bout de la lunette. Elle se perdait dans un lointain mystérieux. Ô la douce illusion !

Je n’ai fait qu’un pas de l’enfance à la vieillesse. Le temps d’espérer en vain, d’aimer en fou, de rêver en poète et de souffrir en martyr. C’est tout. Mais il ne faut pas que je m’oublie à parler de moi ; c’est du loup-garou à Geneviève Jambette que je dois vous entretenir aujourd’hui.

Pauvre Geneviève, elle était vieille déjà quand elle nous racontait ses histoires si vraies !

— Satanpiette ! disait-elle, c’est la pure vérité. Demandez à Firmin.

Firmin, c’était son frère.

Elle demeurait à deux lieues de l’église, et pour ne pas manquer la messe, elle arrivait la veille des fêtes et des dimanches. Combien, dans nos campagnes brûlantes de foi, font ainsi toujours !

Et toujours nos maisons hospitalières s’ouvrent avec plaisir pour les recevoir.

C’était chez le père Amable Beaudet qu’elle descendait, et c’est là que je l’ai bien des fois écoutée. Elle est morte depuis longtemps la vieille conteuse naïve, et bien peu se souviennent d’elle aujourd’hui. La postérité n’existe pas pour elle, car dans son amour de la vertu, elle aurait pu dire comme la Vierge à l’ange : « Quomodo fiet istud quoniam virum non cognosco ? »

Et ceux qui n’ont pas d’enfants meurent plus profondément que les autres.

— Le loup-garou ! le loup-garou ! me criez-vous, ennuyés ou curieux.

Franchement, je ne sais pas trop si je vais me rappeler la chose.

Ha ! bon ! Geneviève commençait ainsi :

— Mes petits enfants, il faut aller à confesse et faire ses pâques. Celui qui est sept ans sans faire ses pâques « court » le loup-garou.

— Mais est-ce qu’il y a des chrétiens qui restent sept ans sans communier à Pâques ? disions-nous étonnés.

— Oui, il y en a malheureusement. Ils sont rares, mais il y en a. Et si le monde continue comme il est parti, dans cinquante ans, ça ne sera pas drôle. On ne rencontrera que des loups-garous, la nuit.

— Est-ce que c’est malin, un loup-garou ?

C’est ce pauvre Hubert Beaudet, mort à l’autel, qui demandait cela d’un ton gouailleur. Et la vieille répondait :

— C’est effrayant. Ça ressemble à un autre loup, mais ce n’est pas pareil. Les yeux sont comme des charbons ardents, les poils sont raides, les oreilles se dressent comme des cornes, la queue est longue. Ils rôdent, cherchant qui les délivrera.

— Les délivrer ? Comment ?

— Il faut leur tirer du sang. Une goutte suffirait.

— Et si on tuait le loup-garou ?

— On tuerait le chrétien.

— Pendant le jour, où se cachent-ils, les loups-garous ? fit Élisée, le frère d’Hubert.

— Le jour, ils reprennent leur forme humaine. On ne les distingue point des autres hommes. Au premier coup de minuit la métamorphose commence, et elle dure jusqu’à la première blancheur de la « barre » du jour.

Ici, la conteuse crédule toussait, humait une prise, dépliait son mouchoir de poche à grands carreaux et nous enveloppait d’un regard vainqueur. Puis elle reprenait sur un ton confidentiel :

— Firmin, mon frère, en a délivré un. Il y a plusieurs années de cela. Il a failli perdre connaissance. Il ne s’y attendait pas, et il croyait avoir devant lui un vrai loup des bois qui voulait le dévorer.

— Non ! Pas possible ! Vous vous moquez de nous !

— Satanpiette ! c’est la pure vérité. Demandez à Firmin. Vous ne croyez peut-être pas aujourd’hui, car vous êtes jeunes ; mais vous grandirez, et alors vous comprendrez mieux les châtiments du ciel.

Voici donc l’histoire du loup-garou délivré par Firmin, le frère de Geneviève.


II


Misaël Longneau, du Cap-Santé, et Catherine Miquelon, de chez nous, allaient contracter mariage. Le troisième ban venait d’être publié. Une connaissance qui s’était faite l’hiver précédent, à l’époque du carnaval. Les Miquelon étaient allés voir un de leurs parents, au Cap-Santé, et les jeunes gens s’étaient rencontrés là, en soirée. Ils avaient dansé ensemble, ensemble ils s’étaient assis à la table pour le réveillon.

Elle avait croqué, de ses belles dents blanches, la croûte dorée d’un pâté ; il avait rempli son verre plus d’une fois, le gaillard, car il était noceur en diable.

Quand le père Miquelon attela pour s’en revenir, le lundi gras dans la relevée, Misaël, qui était fier de montrer son jeune cheval, son harnais blanc et sa carriole vernie de frais, proposa à Catherine de la reconduire chez elle. La jeune fille n’eut garde de refuser. Le « pont » était pris. Une glace vive et miroitante couvrait toute la largeur du fleuve, depuis la rivière Portneuf jusqu’à la Ferme.

Il fallait entendre le trot rapide des chevaux, et le chant des « lisses » d’acier sur la route sonore. Les « balises » de sapin fuyaient, deux par deux, comme si elles eussent été emportées par un torrent. Mais les jeunes gens ne regardaient guère la plaine nouvelle, et n’écoutaient guère la sonnerie des grelots de cuivre. Ils se regardaient à travers le frimas léger qu’une buée froide attachait à leurs cils ; ils écoutaient la voix suave qui montait du fond de leurs cœurs.

Le voyage ne leur parut pas long. Ils avaient perdu l’idée de la distance et du temps. Ainsi font les heureux. Ceux qui souffrent éprouvent le contraire : le temps leur dure et le chemin n’a plus de bout. Misaël « enterra » le mardi gras auprès de sa jeune amie. Un enterrement joyeux, celui-là. Pas de tombe noire ni de cierges mélancoliques ; pas de psaumes lugubres ni de fosse béante où s’entassent, avec un bruit sinistre, les pelletées de terre bénite ; mais une table chargée de mets appétissants, des bougies pétillantes, des refrains égrillards, des verres profonds où tombaient, avec un gai murmure, les gouttes d’or de la vieille « jamaïque. » Les dépouilles mortelles, c’étaient toutes les aimables folies auxquelles on disait adieu.


III

Les amours fidèles de Catherine et de Misaël duraient depuis un an, et le mariage devait avoir lieu après le carême.

En ce temps-là le carême était rude : l’abstinence et le jeûne recommençaient chaque jour. Nos pères étaient de grands pécheurs ou de grands pénitents. Ils étaient plus forts que nous, à cause de la vie des champs et de l’arôme des bois. Nous, leurs fils dégénérés, nous respirons trop l’air impur des villes, et nous dévastons trop nos campagnes. Retournons à la charrue et plantons des arbres autour de nos demeures, et nos fils, plus forts et plus vertueux que nous, feront, pendant de longs carêmes, pénitence pour nos péchés…

Donc, le troisième ban venait d’être publié. Le « marié » était arrivé chez sa future, avec son garçon d’honneur, son père et plusieurs de ses amis. Chacun se disputait le plaisir de les héberger. C’était la veille du mariage, et il fallait fêter la « mariée. » Les invités se rendirent, le violonneux en tête, chez le père Miquelon. Ils venaient dire un tendre adieu à la jeune fille qui s’apprêtait à soulever un coin du voile mystérieux, derrière lequel se dérobent les femmes graves et les matrones prudentes. Ils venaient lui faire des souhaits qui jetteraient un peu de trouble dans son âme inexpérimentée.

Les noces allaient être joyeuses ; elles commençaient si bien. Les violons vibraient sous le crin rude des archets ; les danses faisaient entendre au loin leurs mouvements rythmés ; les pieds retombaient en mesure comme les fléaux des batteurs de grain. Or, pendant que le rire s’épanouissait comme un rayonnement sur les figures animées, et que les refrains allègres se croisaient comme des fusées dans l’atmosphère chaude, le premier coup de minuit sonna. Le « marié » s’esquiva sournoisement. Il sortit.

Minuit, c’était l’heure marquée pour le départ. Les violons détendirent leurs cordes mélodieuses et ne chantèrent plus. Le garçon d’honneur s’avança alors dans la foule agitée par le plaisir et demanda :

— Le marié eist-il ici ? Il faut qu’il me suive ; il est encore mon prisonnier. Demain une jolie fille le délivrera.

Ce fut d’abord un éclat de rire. Puis, après un moment, l’un des convives dit qu’il l’avait vu sortir, au coup de minuit, par la porte de derrière. Il était nu-tête.

On attendit quelques instants, le garçon d’honneur entr’ouvrit la porte et jeta un coup d’œil au dehors. Il ne vit personne. Il sortit. Au bout d’un quart d’heure il rentra : il était seul.

— C’est singulier, remarqua-t-il.

— L’avez-vous appelé ?

— Oui, mais inutilement.

Catherine, la fiancée, devenait inquiète.

— Il va rentrer, disait-on ; il ne peut rien lui arriver de fâcheux.

— Qui sait, encore ?… Un étourdissement, une chute…

Tous les hommes se mirent à chercher. Ils cherchèrent dans la grange, sur le foin, dans la « tasserie, » à l’écurie et à l’étable, dans les « parcs » des chevaux et des bêtes à cornes, dans les crèches, partout.

Une heure sonna et Misaël n’était pas revenu. Des femmes se mirent à pleurer. Catherine étai pâle à la lumière des bougies, et une horrible angoisse lui serrait le cœur. Elle souffrait beaucoup.

Quand deux heures sonnèrent, la plupart des hommes étaient rentrés. Ils causaient à voix basse, comme auprès d’un mourant. Tout à coup la porte s’ouvrit et le « marié » parut. Il était livide. Cependant ses yeux étincelaient encore. Du sang coulait le long de son bras, et tombait goutte à goutte du bout de ses doigts glacés. Firmin le suivait, presque blême, et l’air hébété d’un homme qui ne sait s’il dort ou s’il veille, s’il a fait un rêve affreux ou un acte atroce.

— D’où viens-tu, Misaël ? que t’est-il donc arrivé ? demanda le garçon d’honneur.

Il expliqua assez gauchement qu’il avait éprouvé un singulier malaise tout à coup, et qu’il était sorti, pensant bien que l’air froid le remettrait… qu’il était tombé sur la glace et s’était fait une blessure à l’épaule… Il avait marché sans savoir où il allait, ayant probablement perdu connaissance…

Firmin le regardait avec de grands yeux animés. Il aurait bien voulu parler,


L’animal se dressa, et allongea comme pour le mordre, son museau pointu… Firmin frappa.

c’était visible ; et il laissait voir qu’il en

connaissait long, par ses signes de tête et ses haussements d’épaules. Cependant il ne dit rien. La blessure fut pansée. On aurait dit un coup de couteau. Il y a des glaçons qui tranchent ou percent comme un poignard.

La gaieté revint. On but une dernière rasade, et, le lendemain matin, la cloche carillonna l’heureux mariage de Catherine avec Misaël.

— Et le loup-garou ?

Attendez une minute.

Avant la messe, Misaël entra au confessionnal. Il y resta longtemps. Firmin recommença ses gestes et ses signes de la veille, mais avec une nuance approbative. Il ne dit pas un mot cependant, car il avait promis de ne point parler.

Or, voici ce qui était arrivé dans la nuit. Chacun cherchait de son côté le marié si étrangement disparu. Firmin pensa qu’il pouvait être allé à l’écurie où se trouvait son jeune cheval. Pourtant, nu-tête, ça n’avait guère de bon sens. N’importe, il s’y rendit. Comme il levait le crochet de fer qui tenait la porte fermée, il entendit marcher sur la neige, derrière lui. Il crut d’abord que c’était quelqu’un de la noce. Un autre pouvait avoir comme lui l’idée de venir ici. Il se retourna. Une bête de la taile d’un gros chien, mais plus élancée, venait par le sentier qui reliait la grange à la maison. Elle était noire avec des yeux rouges ; des yeux flamboyants qui éclairaient comme des lanternes. Il eut peur, tellement peur qu’il resta là, sans ouvrir, immobile, incapable de faire un pas. L’animal s’avançait vers lui et le regardait. Il crut qu’il allait être dévoré. L’instinct de la conservation lui revint alors, il fit sauter le crochet de fer et se précipita dans l’écurie. La bête redoutable entra avec lui. Il fit le signe de la croix, tira son couteau de poche et s’apprêta à défendre sa vie. Il pensait bien que c’était un loup véritable. L’animal se dressa, lui mit sans façon, sur les épaules, ses pattes velues, et allongea, comme pour le mordre ou le lécher, son museau pointu d’où s’exhalait un souffle brûlant. Firmin frappa. Le couteau atteignit l’épaule et fit couler le sang. Aussitôt le loup disparut, et un homme blessé à l’épaule surgit on ne sait d’où.

— Vous m’avez délivré, merci, fit cet homme.

— Comment, Misaël, c’est vous ?

— Oh ! n’en dites rien, s’il vous plaît !

— Vous « courez » le loup-garou ?… Mon Dieu ! qui aurait pensé cela ?… Il y a donc sept ans que vous n’avez pas fait vos pâques ?

— Sept ans ; mais ne parlez pas de cela, je vous en prie. Je vais aller à confesse demain matin, et je serai bon chrétien à l’avenir.

— Le jurez-vous ?

— Je le jure !

— Je serai à l’église, et si vous ne tenez point votre parole, je dirai tout. Le mariage sera manqué.



— C’est entendu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La voilà finie, cette histoire.

Geneviève Jambette avait le soin d’ajouter :

— Firmin, mon frère, n’a jamais soufflé mot de cela, et la chose n’a jamais été connue.

Ça finissait par un éclat de rire.

Vous allez me dire, peut-être, que vous ne croyez pas un mot de cela…

Eh bien ! moi non plus.