Librairie Beauchemin (p. 303-319).

Illustrations de
Georges Delfosse.


Il ne s’est jamais consolé de cette escapade. À la vérité c’était jouer de malheur, et son scalpel s’était fourvoyé d’une façon trop lugubre… ou trop plaisante, si vous l’aimez mieux. Il aurait pu lui arriver pis cependant. Le mariage pouvait manquer ; et un mariage manqué, c’est une catastrophe, si la dot est ronde et le fiancé, carré.

Mon intervention l’a sauvé. En ce temps-là l’intervention était chose permise. On y mettait de la discrétion, de la bonne foi, et d’ordinaire, tout finissait bien. C’était la franchise même que ce garçon ; il était franc comme l’épée du roi. Ne me demandez pas de quel roi.

J’oubliais de vous le nommer. Il s’appelait Noé Bergeron. Pourquoi Noé ? Probablement parce que son père avait lu la bible et aimait les antiquités. Peut-être aussi parce qu’il ne boudait pas son verre, et qu’il s’était endormi plus d’une fois dans les vignes du Seigneur.

Donc, il s’appelait Noé Bergeron. Qu’est-il devenu ? Il exerce la médecine avec succès dans une grande paroisse où des gens vivent très vieux et meurent pour se reposer. Il n’est plus jeune et il doit être gris, car nous avons le même âge, sinon les mêmes goûts. Il étudiait la médecine pendant que je faisais semblant d’étudier le droit. Je lui donnais des avis et il me donnait des pilules. Je calmais ses inquiétudes et il calmait mes souffrances. Nous sommes quittes.

J’étais à ses fiançailles. Il y avait beaucoup d’invités, tous de la haute ; l’aristocratie des lettres et l’aristocratie des écus, des diplômés et des cossus. Les parents de la campagne regardaient de loin. Des musiciens en habits, cravatés de blanc, rangés dans un coin du vaste salon, soufflaient de leurs cuivres une poussière de notes brillantes qui nous enivrait. Et puis la danse allait, allait, comme au temps où elle était une chose agréable au Seigneur.

Amaryllis voltigeait comme une phalène. On eût dit le même bourdonnement d’ailes. Vous savez, la phalène, ce beau papillon de nuit qui vient brûler à la flamme des candélabres, son corsage de velours et ses ailes de cire. Amaryllis, c’était la fiancée ; Amaryllis Belleau. Un beau brin de fille, je m’en souviens, et mise à ravir. Elle portait… Voyons, que portait-elle ? Ma foi ! je ne m’en souviens plus. Seulement, ça lui allait à merveille. Des cheveux noirs comme des ailes de corbeau, bouclés… Non, pas noirs, couleur de blé mûr, plutôt. Pour ça, pas de doute. Ce qui la rendait séduisante surtout, c’était ce grand œil rêveur, même dans les bouffées de joie. Un œil ou l’azur du ciel… L’azur… je ne sais pas trop. Or, je ne veux rien affirmer d’incertain ; comme mon ami Noé Bergeron, je suis esclave de la vérité, je ne connais que ça.

Le commencement de l’affaire — car il ne faut pas commencer par la fin, — ce fut une escapade de trois étudiants en médecine et d’un étudiant en droit. L’étudiant en droit, c’était moi.

Je ne sais trop si je ne devrais pas parler, d’abord, de la mort de madame Belleau. Cette mort est bien la cause première de l’incident, et mon histoire serait courte sans cela.

Apprenez donc qu’à l’époque de la grande soirée des fiançailles, la mère était, depuis quelques années déjà, partie pour un monde meilleur, ce qui ne doit pas être chose difficile à trouver. Monsieur Belleau ne s’était pas vite consolé ; il ne s’était pas encore consolé. La tendresse de sa fille apportait bien un adoucissement à sa douleur, mais ne pouvait la calmer tout à fait. Rien ne remplace la femme aimée, surtout quand la maternité a sanctifié l’amour en le comblant.

Je reviens à l’escapade. Il vaut mieux commencer par là. Noé me demanda de me joindre à lui et à ses camarades, pour faire une petite expédition nocturne dans un cimetière. J’avais eu envie d’étudier la médecine, et cela faisait comme un trait d’union entre les disciples d’Esculape et le disciple de Thémis.

Et puis, je n’avais point peur des morts. Pauvres morts ! que voulez-vous qu’ils fassent ?… Si seulement ils pouvaient parler ! Combien de fois j’ai désiré converser avec eux ! Comme il serait curieux de leur entendre raconter les émotions du départ d’ici et de l’arrivée là-bas !… Ils nous apprendraient le mystère des rapports intimes entre les créatures de notre monde et celles des autres mondes. Ils nous parleraient peut-être des canaux gigantesques de Mars et nous diraient pourquoi, à certaines époques, ils se dédoublent. Ils nous révéleraient le secret des étoiles blanches comme Sirius, Véga ou Ataïr ; des étoiles jaunes, comme Arcturus, Pollux ou La Chèvre ; des étoiles rouges, comme Béteigeuse, Antarès, Algol. Ils nous raconteraient comment ils nous voient des profondeurs de l’infini où ils se sont envolés, pendant que nous, nous avons peine à voir plus loin que notre main. Nous ne pouvons pas découvrir les sentiments faux de l’ami qui nous sourit, les calculs égoïstes de la main qui nous relève, les roueries coupables du politiqueur qui nous harangue, la fragilité des promesses que nous fait l’amitié, la jalousie des confrères qui nous félicitent, et cetera

Je n’avais pas peur des morts. Il était onze heures du soir quand nous mîmes, dans la main du gardien, la pièce blanche


Le cadavre que nous tenions reçut la lumière en pleine figure.

nécessaire pour faire ouvrir l’infâme barrière.

La dernière barrière qui tombera sera bien dans le voisinage de notre bonne ville de Québec. Les fortifications s’écroulent, mais les barrières, restent debout. Fouette cocher ; mon récit s’attarde trop. Il était discret, notre cocher. Au reste sa discrétion lui rapportait de jolis deniers. Une vertu intéressée est peut-être moins belle mais elle est plus sûre.

Sur la route large et dure les roues produisaient un grondement sonore et monotone, qui nous aurait endormis comme une berceuse, si l’acte audacieux que nous accomplissions ne nous eût tenus en éveil. De temps en temps, les bêches d’acier que nous emportions se heurtaient, et nous pensions aux clous du cercueil qui grinceraient tout à l’heure en se cassant.

— Nous voici rendus, fit le cocher qui n’avait rien dit encore.

— Déjà ?

Cette surprise nous échappa. Nous n’avions peut-être pas hâte d’arriver.

La nuit était tiède ; une superbe nuit d’été, moins la lune et les étoiles. C’est quelque chose, je l’avoue. Le ciel nuageux nous annonçait une averse, mais nous enveloppait d’ombres. Un silence profond régnait partout ; personne sur la route ; pas de lumières aux fenêtres des maisons voisines. Des morts, rien que des morts ! Nous étions dans le cimetière. Joseph Labruère connaissait la fosse. Tiens ! je ne voulais pas le nommer, celui-là… N’importe, allons !

Joseph Labruère nous dit :

— Venez par ici.

— Attends, observa avec raison Noé, il est bon de se réconforter un brin.

Et il nous présenta une gourde qui n’avait encore rien perdu de sa fraîcheur. Il se fit un petit bruit dans un coin du cimetière. Un hibou, peut-être, qui se fatiguait de veiller seul sur un cyprès, peut-être un blaireau qui revenait heureux en sa retraite…

— Allons ! en voilà un qui se réveille avant la résurrection, fit Gaspard Côté.

Bon ! voilà l’autre nommé. Maintenant que vous les connaissez tous, je continue. Nous suivîmes Labruère. Nous marchions d’un pas léger afin de ne pas faire crier le sable, et de temps en temps nous nous arrêtions pour écouter. Le cocher faisait sentinelle, ou dormait sur son siège.

Ici, fit Labruère, à voix basse, ici !

Un éclair jaillit de la nue, et dans la lumière rouge, sous les grands arbres, toutes les croix du cimetière parurent sortir de terre.

Hâtons-nous, dit Noé, il faut en finir avant l’orage.

Les bêches s’enfoncèrent dru dans le sable nouvellement, remué. Un quart d’heure s’était à peine écoulé que le tombeau rendit un bruit sourd. Les instruments l’avaient heurté. Un frisson passa dans les veines de mes compagnons. S’ils avaient eu le courage d’avouer leur peur, j’aurais avoué mes remords. L’amour propre nous scella la bouche mieux que les clous n’avaient scellé la bière.

Enfin nous parvenons à ouvrir cette porte que l’on croyait à jamais fermée sur le mort, et nous réunissons toutes nos forces pour enlever le lugubre fardeau, et le hisser sur le bord de la fosse béante. Un autre éclair illumina les airs et des reflets blafards descendirent jusque sur la tombe encore ouverte, au fond du trou. Le cadavre que nous tenions reçut la lumière en pleine figure. Nous ne pûmes retenir un cri. Nous avions fait erreur. Notre guide s’était trompé.

Nous étions venus chercher un pauvre diable de matelot décédé à l’hôpital, et nous avions entre les bras les dépouilles mortelles d’une femme. Il était trop tard pour recommencer. Nous étions tous un peu fatigués aussi. Et puis, le sujet ne servirait pas moins bien la science, quand il serait sur la table de marbre de la dissection. Pour apaiser la conscience qui avait des velléités de révolte, la gourde fut vidée. C’est l’argument suprême. Les remords se turent, et nous filâmes au trot vers la cité mal endormie.

Inutile de dire que nous avions fait disparaître la trace de notre sacrilège. Le fossoyeur n’avait pas ratissé le sable bénit avec un soin plus scrupuleux.

La femme dont nous avions, malgré nous, troublé le repos sacré, paraissait jeune encore et gardait, sous la pâleur effrayante de la mort, les traces d’une beauté frappante. Elle portait au doigt un anneau d’une grande valeur, un large cercle d’or fin où l’artiste avait incrusté une guirlande de petits diamants.

Que faire de cet anneau ? Notre honnêteté était déjà proverbiale, et nulle pensée mauvaise ne vint à notre esprit. Nous résolûmes de le vendre et d’en rendre la valeur à la défunte, sous forme de messes basses. Plus tard, Noé Bergeron qui ne ménageait pas les écus de son père, un riche marchand des environs de Montréal, racheta le bijou et le serra, soigneusement enveloppé dans une touffe de ouate blanche. Il le destinait au doigt mignon d’une adorable créature qu’il ne connaissait encore qu’en rêve.

Quelques années s’écoulèrent et nous fîmes un grand pas dans la vie. Chacun de nous prit son chemin et commença la lutte pour l’existence.

Noé avait fixé ses pénates dans une place d’eau. À Cacouna, je crois. Je n’affirme point. Il jugeait que les bains lui seraient d’un grand secours, à cause de l’imprudence des baigneurs ; cependant sa confiance n’allait pas jusqu’à espérer de rendre la vie aux infortunés, qui l’auraient définitivement laissée au fond des eaux amères.

Il fut appelé, un jour, auprès d’une jeune fille qui s’était, en effet, trop attardée dans l’onde caressante mais perfide. On l’avait retirée à demi noyée. Il la sauva. Elle eût été sauvée sans lui, mais il était écrit que la chose arriverait ainsi. Elle eut de la reconnaissance envers son jeune médecin. De la reconnaissance à l’amitié la transition est toute naturelle et la distance, toute courte. Elle lui donna son amitié. De l’amitié à l’amour le saut n’est jamais brusque et le chemin est quelquefois long. Elle parcourut le chemin. Lui, il l’avait aimée du premier coup d’œil ; il avait franchi l’espace d’un seul bond.

Et voilà pourquoi ils fêtaient leurs fiançailles. Car elle, vous n’en doutez pas, c’est mademoiselle Amaryllis Belleau.

Nous voilà donc revenus à la soirée des fiançailles. Le chant, la danse, les récitations se succédaient, avec la régularité désespérante des symphonies trouées, que déroulent mécaniquement les musiciens de la rue. Il y avait, dans l’atmosphère chaude, des senteurs exquises que les éventails des dames, gracieusement agités, faisaient courir et flotter sans bruit, de toute part. Quand l’heure du réveillon sonna, les cuivres et les violons suspendirent leurs poétiques accords, et le cliquetis des couteaux et des fourchettes, ô sacrilège ! parut doux à l’oreille des gourmets.

L’homme ne vit pas seulement de son… Que de mets succulents furent savourés ! que de rasades joyeuses furent bues ! La première, la plus solennelle, la seule universelle peut-être, ce fut quand le père Belleau, une petite moustache sur une grosse lèvre, un ventre rebondi, paré, sur le côté, d’une pesante breloque, proposa la santé des fiancés. Au même instant Noé, mon ami Noé, tout ému, rouge comme un coquelicot, passa, au doigt d’Amaryllis, l’anneau précieux qu’il conservait depuis si longtemps dans la ouate. Amaryllis poussa un petit cri de surprise, et nous crûmes qu’il lui serrait trop l’annulaire. Elle se prit à regarder le joyau avec une grande attention, puis on la vit pâlir.

Le fiancé était tout fier. Le père débitait son discours de circonstance, avec une verve digne d’une meilleure grammaire. Quand il eut fini, il se pencha sur la main de sa fille.

— Oh ! fit-il, d’une voix drôle.

Puis un moment après :

— Je ne croyais pas qu’il y en eût deux pareils.

Noé devenait rêveur. Amaryllis gardait un silence inquiétant. Monsieur Belleau reprit :

— Montre donc, Amaryllis.

Amaryllis lui passa l’anneau.

— Mais il est tout à fait semblable à celui que j’ai donné à ma chère défunte… On jurerait que c’est le même… C’est singulier !… singulier !… Et le même nom gravé en dedans… Amaryllis !…

— C’est le nom de ma fiancée, observa Noé d’une voix qui s’efforçait de paraître sûre.

— C’est vrai ! c’est vrai !… Amaryllis, comme sa pauvre mère… reprit Monsieur Belleau. Puis il demanda :

— Où donc l’avez-vous acheté, Monsieur Bergeron ?

Noé hésita. Je crus un instant qu’il était perdu. Il ne voulait pas mentir, et il cherchait une réponse acceptable.

Je vins à son secours. Dieu me pardonnera mon petit mensonge, en faveur de ma bonne intention… ou bien il le fera expier à mon ami.

— Il vient de Paris en droite ligne, tout comme moi, dis-je alors ; il a vu le jour sur le boulevard des Capucines, dans l’atelier d’un juif honnête.

Tous les yeux me regardaient très curieux. Je repris :

— Mon ami m’avait demandé de lui apporter un anneau nuptial du beau pays de France, et je me flatte de n’avoir pas mal choisi.

Noé riait maintenant. Monsieur Belleau examinait toujours l’anneau.

— C’est singulier, remarqua-t-il à sa fille, Amaryllis n’a rien qu’un L, comme dans l’anneau de ta pauvre mère.

— Comment ! repris-je avec un grand air étonné, il y manque une lettre !… ce juif m’a donc volé !… Il avait pourtant l’air bien honnête… Si jamais je retourne à Paris…

Mais enfin consolons-nous, cet anneau aura une ressemblance de plus avec celui de la chère défunte.

Et Monsieur Belleau ajouta d’une voix solennelle :

— Oui, c’est cela.

Puis se penchant vers la fiancée :

— Garde bien ce souvenir, ma fille, il est précieux à plus d’un titre… et quand tu mourras…

— Oh ! ne parlez pas de ça, fit Noé vivement…

* * *

— Tout de même, me disait-il, plus tard, j’éprouve un grand remords d’avoir mis le scalpel dans les chairs de ma belle-mère.

— Bah ! lui répliquai-je, ce n’est pas souvent qu’une belle-mère n’est déchirée qu’après sa mort.