Contes secrets Russes/Les moujiks et le barine
XXI
LES MOUJIKS ET LE BARINE
n barine était allé un dimanche à la messe.
Pendant qu’il priait Dieu, un moujik vint
tout à coup se placer devant lui, et ce fils de chien
lâcha un vent des plus fétides. « Quel drôle !
Comme il pue ! » pensa le barine et, s’approchant du paysan, il lui dit après avoir tiré de sa poche un
rouble d’argent : « Écoute, moujik ! C’est toi qui as
si bien vessé ? » Le moujik, voyant un rouble
dans la main du gentilhomme, n’hésita pas à répondre :
« Oui, barine. — Eh bien ! à la bonne
heure, mon ami. Tiens, voici un rouble pour
toi ! » Le moujik prit l’argent et se dit : « Pour
sûr, le barine aime beaucoup cette odeur-là ; il
faudra que j’aille à l’église tous les dimanches et
que je me mette à côté de lui, chaque fois il me
donnera un rouble. » La messe finie, les fidèles
regagnèrent leurs logis. Le paysan alla chez son
voisin et lui raconta son aventure. « Eh bien ! mon
ami, » fit l’autre, « dimanche prochain, j’irai à
l’église avec toi ; à deux, nous puerons encore
plus fort et il nous donnera de l’argent à tous deux. »
Le dimanche suivant, ils allèrent ensemble à la messe, se placèrent devant le barine, et l’église se trouva bientôt remplie d’une odeur infecte. « Écoutez, mes enfants, » leur dit le barine en s’approchant d’eux, « c’est vous qui avez si bien vessé ? — Oui, monsieur. — Eh bien ! je vous remercie ; je regrette de n’avoir pas d’argent sur moi en ce moment, mais vous n’y perdrez rien, mes enfants. Quand la messe sera finie, dînez copieusement et venez ensuite vesser chez moi : je vous payerai alors le tout ensemble. — C’est bien, barine ; tout à l’heure nous irons tous deux chez Votre Grâce. »
L’office terminé, les moujiks allèrent dîner et, après s’être empiffrés, se rendirent chez le barine. Mais celui-ci leur réservait pour cadeau des verges et des bâtons. En voyant paraître les deux paysans, il leur dit : « Eh bien ! mes enfants, vous venez vesser ? — Précisément, monsieur. — Merci, merci ! Mais auparavant, mes gaillards, il faut vous déshabiller, car vous êtes fort couverts et vos vêtements pourraient intercepter l’odeur. » Les moujiks se dépouillèrent de tout ce qu’ils avaient sur le corps : sarrau, gilet, pantalon, chemise. Puis le barine fit un signe à ses domestiques : ils saisirent les visiteurs, les couchèrent sur le parquet et administrèrent à chacun d’eux cinq cents coups de baguette sur le dos. Ce ne fut pas sans peine que les deux paysans purent retourner chez eux ; ils déguerpirent avec tant de précipitation qu’ils ne pensèrent même pas à reprendre leurs vêtements.