Contes secrets Russes/Le pope et le tsigane

Contes secrets Russes (Rousskiia Zavetnia Skazki)
Isidore Liseux (p. 236-238).

LXXIII

LE POPE ET LE TSIGANE


Dans certain royaume vivait un Tsigane qui avait un père avancé en âge. Le vieillard tomba gravement malade et prit le lit ; son fils le soigna, puis il cessa de s’occuper de lui. Que le père demandât à boire ou n’importe quoi, le Tsigane faisait semblant de ne pas entendre, et n’avait qu’un désir : voir mourir le malade le plus tôt possible. « Eh ! mon fils, mon fils, » dit le vieillard, « tu as l’air de ne pas me considérer comme ton père ; et pourtant c’est moi qui t’ai engendré. — Père, » lui répond le fils, « je t’εμμερδε ! Ce n’est pas pour moi que tu m’as engendré, mais pour ton propre plaisir. Retourne dans le ventre de ta mère ; autrement, père, je te couperai en deux. » Le vieillard soupira et garda le silence. Au bout de quelque temps il mourut. On l’habilla et on le déposa sur un banc ; le cadavre du défunt, avec sa longue barbe, fut couché là, on brûla de l’encens dans l’izba, on fit tous les préparatifs d’usage : le Tsigane alla chercher un pope : « Bonjour, batouchka ! — Bonjour, Tsigane, quelle nouvelle ? — Mon père est mort, viens l’enterrer. — Est-il possible qu’il soit mort ? — Il est mort, sa fin a été douce ! sur le banc où il est couché il a l’air d’un Christ, et sa barbe est si bien arrangée ! viens chez nous, je te prie, tu verras comme son corps est blanc. Je crois même, batouchka, que c’est un saint, car il exhale une odeur d’encens ! — Eh bien ! Tsigane, as-tu de l’argent pour payer les funérailles ? — Pourquoi te donnerais-je de l’argent ? Pour cette charogne étendue sur le banc qui est noire comme un fumeron et montre les dents comme un chien enragé ! Et c’est pour cela que je te donnerais de l’argent ? Soit, ne viens pas l’enterrer, je te l’amènerai en le traînant par les pieds, tu en feras ce que tu voudras ! — Allons, c’est bien, c’est bien, » reprit le pope, « j’irai l’enterrer tout de suite. »

Le Tsigane revint chez lui où arriva peu après l’ecclésiastique. On célébra un service funèbre, on déposa le corps dans le cercueil, on le porta au cimetière et on l’enterra. « Se peut-il que tu ne me donnes aucune rétribution pour avoir enterré ton père ? » dit le pope au Tsigane ; « ce serait un péché de ta part. — Ah ! batouchka, » répondit le fils du défunt, « tu sais toi-même si les Tsiganes ont de l’argent : j’avais quelques groschs, je les ai dépensés tous pour le Requiem ; mais, batouchka, prends patience jusqu’à la foire, je gagnerai alors de l’argent et je te paierai. — Allons, c’est bien, mon cher, on peut attendre. » La foire eut lieu ; le Tsigane alla vendre des chevaux à la ville, l’ecclésiastique s’y rendit aussi pour ses affaires. Voilà qu’ils se rencontrent. « Écoute, Tsigane, » commence le pope, « il est temps que tu me paies ! — Que je te paie ? Mais est-ce que je te dois de l’argent ? — Comment, si tu m’en dois ! j’ai enterré ton père. — Ah ! voilà ce qui me tourmentait ! J’avais beau chercher mon père, je ne pouvais pas le trouver ; les pères des autres vendent des chevaux et le mien pas ; ainsi, barbe de bouc, tu as enterré mon père ! » Il saisit le pope par sa barbe, le renversa à terre, puis, détachant un fouet pendu à sa ceinture, se mit à le flageller : « C’est ta faute, barbe de bouc, si mon père ne vit plus ! Mais je vais te cingler avec mon knout ! » Le pope ne réussit qu’à grand’peine à se dégager des mains du Tsigane, il s’empressa de détaler et cessa dès lors de réclamer de l’argent à un tel débiteur.