Contes secrets Russes/Le pope et le tsigane
LXXIII
LE POPE ET LE TSIGANE
ans certain royaume vivait un Tsigane qui avait
un père avancé en âge. Le vieillard tomba
gravement malade et prit le lit ; son fils le soigna,
puis il cessa de s’occuper de lui. Que le père demandât
à boire ou n’importe quoi, le Tsigane faisait
semblant de ne pas entendre, et n’avait qu’un désir :
voir mourir le malade le plus tôt possible.
« Eh ! mon fils, mon fils, » dit le vieillard, « tu as
l’air de ne pas me considérer comme ton père ;
et pourtant c’est moi qui t’ai engendré. — Père, »
lui répond le fils, « je t’εμμερδε ! Ce n’est pas pour
moi que tu m’as engendré, mais pour ton propre
plaisir. Retourne dans le ventre de ta mère ; autrement,
père, je te couperai en deux. » Le vieillard soupira et garda le silence. Au bout de quelque
temps il mourut. On l’habilla et on le déposa sur
un banc ; le cadavre du défunt, avec sa longue barbe,
fut couché là, on brûla de l’encens dans l’izba, on
fit tous les préparatifs d’usage : le Tsigane alla chercher
un pope : « Bonjour, batouchka ! — Bonjour,
Tsigane, quelle nouvelle ? — Mon père est mort,
viens l’enterrer. — Est-il possible qu’il soit mort ?
— Il est mort, sa fin a été douce ! sur le banc où
il est couché il a l’air d’un Christ, et sa barbe est
si bien arrangée ! viens chez nous, je te prie, tu
verras comme son corps est blanc. Je crois même,
batouchka, que c’est un saint, car il exhale une
odeur d’encens ! — Eh bien ! Tsigane, as-tu de
l’argent pour payer les funérailles ? — Pourquoi
te donnerais-je de l’argent ? Pour cette charogne
étendue sur le banc qui est noire comme un fumeron
et montre les dents comme un chien enragé !
Et c’est pour cela que je te donnerais de l’argent ?
Soit, ne viens pas l’enterrer, je te l’amènerai en
le traînant par les pieds, tu en feras ce que tu
voudras ! — Allons, c’est bien, c’est bien, » reprit
le pope, « j’irai l’enterrer tout de suite. »
Le Tsigane revint chez lui où arriva peu après l’ecclésiastique. On célébra un service funèbre, on déposa le corps dans le cercueil, on le porta au cimetière et on l’enterra. « Se peut-il que tu ne me donnes aucune rétribution pour avoir enterré ton père ? » dit le pope au Tsigane ; « ce serait un péché de ta part. — Ah ! batouchka, » répondit le fils du défunt, « tu sais toi-même si les Tsiganes ont de l’argent : j’avais quelques groschs, je les ai dépensés tous pour le Requiem ; mais, batouchka, prends patience jusqu’à la foire, je gagnerai alors de l’argent et je te paierai. — Allons, c’est bien, mon cher, on peut attendre. » La foire eut lieu ; le Tsigane alla vendre des chevaux à la ville, l’ecclésiastique s’y rendit aussi pour ses affaires. Voilà qu’ils se rencontrent. « Écoute, Tsigane, » commence le pope, « il est temps que tu me paies ! — Que je te paie ? Mais est-ce que je te dois de l’argent ? — Comment, si tu m’en dois ! j’ai enterré ton père. — Ah ! voilà ce qui me tourmentait ! J’avais beau chercher mon père, je ne pouvais pas le trouver ; les pères des autres vendent des chevaux et le mien pas ; ainsi, barbe de bouc, tu as enterré mon père ! » Il saisit le pope par sa barbe, le renversa à terre, puis, détachant un fouet pendu à sa ceinture, se mit à le flageller : « C’est ta faute, barbe de bouc, si mon père ne vit plus ! Mais je vais te cingler avec mon knout ! » Le pope ne réussit qu’à grand’peine à se dégager des mains du Tsigane, il s’empressa de détaler et cessa dès lors de réclamer de l’argent à un tel débiteur.