Contes secrets Russes/Singuliers noms
LXXII
SINGULIERS NOMS
n paysan vivait avec sa femme ; il alla un jour
labourer son champ et, à peine eut-il tracé
un sillon, qu’il mit au jour une cassette pleine d’argent. Le moujik fut enchanté, il ramassa la cassette,
mais au moment où il allait se l’approprier,
survint un soldat qui, ayant vu l’argent, lui dit :
« Écoute, paysan ! Cet argent est à moi. Si tu me
le rends, tu trouveras une cassette remplie d’argent
dans chacun des sillons que tu vas creuser ! »
Le paysan réfléchit et finit par céder sa trouvaille
au soldat. Ensuite il se remit à labourer, traça un
sillon, n’y trouva rien, en traça un second et ne
fut pas plus heureux. « Évidemment je n’enfonce
pas assez le soc ! » pensa-t-il, et il creusa la terre
plus profondément : le cheval avait grand peine à
tirer le soc ! et toujours point de trésor. La femme
du moujik vint lui apporter son dîner et l’accabla
de reproches : « Quel dur maître tu es ! Tu ne
crains pas Dieu ; vois donc comme tu as mis le
cheval en sueur ! Pourquoi laboures-tu si profond ?
— Écoute, femme ! » répondit le paysan,
dès que je suis arrivé dans le champ et que j’ai
eu tracé mon premier sillon, j’ai déterré une cassette
pleine d’argent ; mais le diable a alors amené
un soldat : Si tu me donnes cet argent, m’a-t-il
dit, tu trouveras autant de cassettes semblables
que tu creuseras de sillons aujourd’hui. Je lui ai
donné ma trouvaille, j’ai recommencé à labourer,
mais voyant que je ne déterrais rien, je me suis
dit : C’est sans doute parce que je n’enfonce pas
la charrue assez avant, et je me suis mis à faire
des sillons plus profonds. J’ai labouré, labouré
toute la journée, et je n’en suis pas plus avancé ! — Quel imbécile tu es ! Le bonheur s’est offert à
toi et tu n’as pas su le garder. Mais de quel côté
est allé le soldat ? — Tiens, voilà la direction qu’il
a prise. — Eh bien ! je vais le rattraper ! » Et
la paysanne se mit avec son jeune fils à la poursuite
du soldat.
Après avoir marché un certain temps, elle aperçoit en avant d’elle, sur la route, un soldat qui porte dans ses mains une cassette. Elle le rejoint. « Bonjour, militaire ! Où vas-tu ? — Je vais en congé, ma chère ! — Et à quel village te rends-tu ? — À tel endroit. — Eh bien ! c’est là aussi que je dois aller ; faisons route ensemble. — Soit. » La femme et le soldat cheminent en compagnie, on se met à causer. « Comment t’appelle-t-on, ma chère ? — Ah ! militaire, mon fils et moi nous avons des noms qu’on n’ose pas dire. — Pourquoi cela ? Qu’on ait honte de voler, bien, mais on peut tout dire sans qu’il y ait lieu d’être honteux. — Eh bien ! vois-tu, je m’appelle Nasérou[1], et mon fils Nasral[2]. — Allons, qu’est-ce que cela fait ? » Ils arrivèrent à une auberge où ils se mirent en devoir de passer la nuit ; dès que le soldat se fut endormi, la paysanne lui enleva la cassette, éveilla son fils, et tous deux retournèrent chez eux. À son réveil le soldat chercha autour de lui et, ne trouvant plus l’argent, commença à appeler : « Nasérou, Nasérou ! » Le maître de la maison entendit ces mots : « Militaire, » dit-il, « va faire cela au privé. » Quand le soldat vit que la femme ne répondait pas à ses cris, il se mit à appeler l’enfant : « Nasral, Nasral ! » La-dessus colère de l’aubergiste : « Maudit troupier ! Il a fait ses ordures dans la chambre ! » Il saisit le soldat et le jeta à la porte.