Contes populaires de Basse-Bretagne/Les Danseurs de nuit et la Femme métamorphosée en Cane



I


LES DANSEURS DE NUIT


ET LA FEMME MÉTAMORPHOSÉE EN CANE
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Selaouit holl, mar hoc’h eus c’hoant,
Setu aman eur gaozic koant,
Ha na eus en-hi netra gaou,
Mès, marteze, eur gir pe daou.

Écoutez, si vous voulez,
Voici un joli petit conte,
Dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois une riche veuve, qui s’était mariée à un veuf, riche aussi.

L’homme avait, de sa première femme, une fille jolie, gracieuse et sage, nommée Lévénès ; la veuve avait aussi, de son premier mari, une fille laide, disgracieuse et méchante, qui s’appelait Margot.

La fille de l’homme, comme il arrive souvent, en pareil cas, était haïe et détestée de sa marâtre. Ils habitaient un beau manoir, à Guernaour, aux environs de Coathuël. Au carrefour de Croaz-ann-neud[1], qui est sur la route qui mène de Guernaour au bourg de Plouaret, on voyait, dit-on, assez fréquemment, en ce temps-là, les Danseurs de nuit, et quiconque venait à passer par là, pendant qu’ils menaient leurs rondes, au clair de la lune, et ne voulait pas danser avec eux, était victime de quelque mauvais tour de leur part.

La dame de Guernaour le savait bien, et, un dimanche soir, après souper, elle dit à Lévénès :

— Allez me chercher mon livre d’heures, que j’ai oublié à l’église, dans mon banc.

— Oui, mère, répondit la jeune fille.

Et elle partit, seule, bien que la nuit fût déjà venue.

Il faisait un beau clair de lune. Quand elle arriva au carrefour de Croaz-ann-neud, elle vit une foule de petits hommes, qui dansaient en rond, en se tenant par la main. Elle eut peur, la pauvre enfant, et voulut d’abord retourner sur ses pas. Mais, elle songea que si elle revenait, sans le livre, sa marâtre la gronderait et la battrait peut-être, et elle se résolut à passer outre. Un des danseurs courut après elle et lui demanda :

— Voulez-vous danser avec nous, la belle enfant ?

— Volontiers, répondit-elle, en tremblant. Et elle entra dans la ronde et dansa.

Un des danseurs demanda alors aux autres :

— Quel cadeau ferons-nous à cette charmante enfant, pour avoir bien voulu danser avec nous ?

— Elle est bien jolie, mais qu’elle devienne beaucoup plus jolie encore, dit un des danseurs.

— Et qu’à chaque parole qu’elle prononcera, une perle lui tombe de la bouche, dit un second.

— Et que tout ce qu’elle touchera de la main se change aussitôt en or, si elle le désire, dit un troisième.

— Oui ! oui ! crièrent tous les autres, ensemble.

— Grand merci. Messieurs, je vous suis bien obligée, dit Lévénès, en faisant la révérence.

Puis, elle continua sa route.

En arrivant au bourg, elle se rendit chez le sacristain, car les portes de l’église étaient fermées, et lui fit part du motif de sa visite.

Le sacristain l’accompagna et lui ouvrit la porte de l’église. Elle toucha cette porte de la main, et elle devint d’or, et, à chaque parole qu’elle disait, une perle lui tombait de la bouche. Le sacristain ne pouvait en croire ses yeux et restait tout ébahi. Il ramassa les perles et les mit dans sa poche. Lévénès entra dans l’église, prit le livre de sa marâtre, dans son banc, et s’en retourna, vite, à la maison.

Les Danseurs de nuit n’étaient plus dans le carrefour de Croaz-ann-neud, quand elle repassa.

— Tenez, mère, voici votre livre d’heures, dit-elle à sa marâtre, en lui présentant un livre d’or.

— Comment, lui demanda celle-ci, étonnée de la voir revenir sans mal, tu n’as pas vu les Danseurs de nuit ?

— Si fait, répondit-elle ; je les ai vus à Croaz-ann-neud.

— Et ils ne t’ont pas fait de mal ?

— Non, bien au contraire ; ils sont très aimables, ces petits hommes ; ils m’ont invitée à danser avec eux.

— Et tu l’as fait ?

— Oui, j’ai dansé avec eux.

— C’est bien ; va te coucher.

La marâtre avait bien remarqué la beauté extraordinaire de Lévénès et aussi les perles qui tombaient de sa bouche, à chaque mot qu’elle prononçait, et le changement de son livre d’heures en or ; mais elle feignit de ne pas s’en apercevoir, seulement elle pensa :

— C’est bien ! Je vois ce que c’est ; demain soir, j’enverrai aussi ma fille aux Danseurs de nuit ; ces petits hommes cachent, parmi les rochers et sous terre, des trésors inépuisables d’or et de perles fines.

Le lendemain, à la même heure, elle dit à sa fille Margot :

— Il faut aller, Margot, me chercher un autre livre d’heures, dans mon banc, à l’église.

— Non vraiment, je n’irai pas, répondit Margot.

— Je le veux et vous irez, répondit la mère, et quand vous passerez au carrefour de Croaz-ann-neud, si vous y rencontrez les Danseurs de nuit et qu’ils vous invitent à danser avec eux, faites-le, et n’ayez pas peur, ils ne vous feront point de mal, mais, bien au contraire, ils vous donneront quelque beau cadeau.

Margot répondit par une grossièreté, si bien que sa mère fut obligée de la menacer de son bâton, pour la décider à partir.

Quand elle arriva au carrefour de Croaz-ann-neud, les Danseurs de nuit y menaient encore leurs rondes, au clair de la lune[2]. Un d’eux courut à Margot et l’invita poliment à danser avec eux.

— Merde ! lui répondit-elle.

— Quel cadeau ferons-nous à cette fille, pour la manière dont elle a accueilli notre proposition ? demanda le nain à ses camarades.

— Elle est bien laide, mais, qu’elle devienne bien plus laide encore, répondit un d’eux.

— Qu’elle ait un œil unique, au milieu du front, dit un autre.

— Qu’un crapaud lui tombe de la bouche, à chaque parole qu’elle prononcera, et qu’elle souille d’ordures tout ce qu’elle touchera, dit un troisième.

— Qu’il soit fait ainsi ! crièrent tous les autres, en chœur.

Margot se rendit ensuite à l’église, prit le livre de sa mère, dans son banc, et le lui rapporta.

— Voilà votre livre ! dit-elle, en le lui jetant, tout puant et souille d’ordures.

Et trois crapauds lui tombèrent en même temps de la bouche.

— Que t’est-il donc arrivé, ma pauvre fille ? s’écria la mère, désolée ; dans quel état tu me reviens !... Qui t’a rendue ainsi ? As-tu vu les Danseurs de nuit, et as-tu dansé avec eux ?

— Moi danser avec des êtres si laids ! Merde pour eux !

Et elle rejeta encore autant de crapauds qu’elle prononça de mots.

— Allez vous coucher, ma fille, lui dit sa mère, furieuse de ce qu’elle voyait, et se promettant de s’en venger sur Lévénès.

Et en effet, il n’est pas d’humiliation ni de misère qu’elle ne lui fît subir. Heureusement, qu’elle se maria, peu après, à un jeune gentilhomme du pays, qui l’emmena avec lui à son château, et la marâtre et sa fille faillirent en mourir de dépit et de jalousie[3].

La jeune femme se trouva bientôt enceinte. Son père était mort. Elle donna le jour à un fils et lui choisit pour marraine sa marâtre, car elle n’avait conservé ni haine ni ressentiment des humiliations et des mauvais traitements dont elle l’avait abreuvée. La méchante se rendit auprès d’une sorcière de ses amies, et la consulta sur la manière dont elle pourrait substituer sa propre fille à la jeune mère, sans que le mari de celle-ci s’en aperçût. La sorcière lui dit :

— Traversez d’une aiguille noire la tête de la mère, et aussitôt elle sera métamorphosée en cane et s’envolera par la fenêtre de sa chambre, pour aller se mêler aux canards de l’étang. Vous mettrez alors votre fille dans son lit, et fermerez les fenêtres de la chambre et direz au mari qu’elle est malade et ne peut supporter la lumière.

Elle fit ainsi, et l’effet annoncé se produisit.

Voilà donc la jeune mère devenue cane, sur l’étang, pendant que la belle Margot occupait sa place, dans son lit.

Lorsque le mari de sa femme vint au lit de sa femme, demander de ses nouvelles, il trouva toutes les fenêtres closes.

— Comment êtes-vous, mon petit cœur ? lui demanda-t-il.

— Merde ! lui répondit une voix grossière, avec une puanteur insupportable.

— Hélas ! s’écria-t-il, ma pauvre femme est bien malade ; elle délire. Ouvrez les fenêtres, belle-mère, pour que je puisse la voir, car on ne voit goutte ici.

— La lumière lui ferait mal, dit la sage-femme, gagnée par la marâtre.

Voilà le mari désolé. Il ne veut quitter sa femme, ni le jour ni la nuit ; il couche dans la même chambre qu’elle, mais, on lui donne un soporifique, et il dort comme un rocher.

Pendant que tout le monde dormait au château, à l’exception de la nourrice, qui veillait près du berceau de l’enfant, la mère arriva par la fenêtre, qu’on avait ouverte pour renouveler l’air. Elle était sous la forme d’une cane, et se mit à voltiger autour du berceau, en disant :

— Que je plains ton sort, mon pauvre enfant ! Je viendrai te visiter, deux fois encore, sous cette forme, et si l’on n’arrache, avant la fin de la troisième nuit, l’épingle noire dont est traversée ma tête, je resterai cane, jusqu’à ma mort. Et ton père, hélas ! qui est là couché, à côté de celle qui a pris ma place, l’ignore et ne m’entend pas. Hélas ! hélas !...

Puis, elle s’en alla par la fenêtre, et retourna à l’étang.

La nourrice, qui avait tout vu et entendu, n’en dit pourtant rien à personne, tant elle trouvait la chose étrange.

Quand le mari s’éveilla, le lendemain matin, il demanda à celle qu’il croyait toujours être sa femme comment elle se trouvait. Mais, elle lui répondit encore par une grossièreté, et sa douleur n’en fit que s’accroître.

— C’est sans doute l’effet d’une fièvre de lait, lui dit la marâtre, et cela passera, sans tarder.

Avant de se mettre au lit, le mari but encore un soporifique, sans le savoir, et il dormit aussi profondément que la veille.

A l’heure où tout dormait, dans le château, la cane arriva encore dans la chambre où était l’enfant avec sa nourrice, et fit entendre les mêmes plaintes :

— Hélas ! mon pauvre enfant, ton père dort encore et ne m’entend pas ! Je viendrai encore, demain soir, pour la dernière fois, et si l’on ne me retire pas l’aiguille noire que j’ai dans la tête, il me faudra te quitter, toi et ton père, et pour toujours !

Et elle s’en alla encore, après avoir longtemps voltigé autour du berceau.

La nourrice vit et entendit tout, comme la veille, et se dit en elle-même :

— Arrive que pourra, il faut que je prévienne le maître de ce qui se passe ici ; mon cœur ne peut rester insensible aux plaintes de cette cane ; il y a là-dessous quelque mystère.

Le lendemain matin, quand le père vint voir son enfant, elle lui dit donc :

— J’ai quelque chose sur le cœur, que je veux vous déclarer. Vous ne savez pas ce qui se passe ici, la nuit.

— Quoi donc, nourrice ? Parlez, je vous prie.

— On vous fait boire un soporifique, au moment de vous coucher, et vous n’entendez rien de ce qui se dit et se passe autour de vous ; on vous trompe, et celle que vous croyez être votre femme est Margot, la fille de la marâtre de Lévénès. Celle-ci a été métamorphosée en cane, par une sorcière, à la prière de sa marâtre, et elle est, à présent, là-bas, sur l’étang, avec les canards et les oies. Mais, la nuit, quand tout le monde dort au château, excepté moi, elle vient voir son enfant, sous la forme d’une cane. Elle est déjà venue deux fois. Elle viendra, cette nuit encore, pour la dernière fois, et si vous arrachez une aiguille noire dont on lui a traversé la tête, elle reviendra aussitôt à sa forme première ; mais, si l’aiguille n’est pas arrachée, cette nuit, elle restera toujours cane.

— Je me doutais bien, dit le mari, qu’il se passait quelque chose de mystérieux, au château ; mais, cette nuit, je ne boirai pas le soporifique et je serai sur mes gardes, et nous verrons bien.

Le soir, quand l’heure fut venue de se coucher, la marâtre versa encore le soporifique au mari de Lévénès. Il feignit de le boire, comme précédemment, et le jeta sous la table, sans qu’on s’en aperçût.

Vers minuit, quand tout le monde dormait, au château, excepté lui et la nourrice, la cane arriva encore, par la fenêtre, dans la chambre de l’enfant et parla ainsi :

— C est pour la dernière fois, mon pauvre enfant, que je viens te voir, sous cette forme, et ton père dort encore, sans doute...

À ces mots, celui-ci sauta hors du lit, où il feignait de dormir, et s’écria :

— Non, je ne dors pas, cette fois !

Et il prit la cane, qui voltigeait au-dessus du berceau de l’enfant, retira l’aiguille de sa tête, et aussitôt elle revint à sa forme première et se jeta sur le berceau, pour embrasser son enfant.

— Allumez de la lumière, nourrice, et appelez la marâtre ! cria le mari de Lévénès.

La méchante vint ; mais, quand elle vit la tournure que prenaient les choses, elle voulut s’enfuir avec sa fille.

— Holà ! s’écria le jeune seigneur, en voyant cela, attendez un peu, car chacun doit être payé selon ses œuvres.

Et il fit chauffer un four à blanc et l’on y jeta la marâtre et sa fille.

Quant à Lévénès, elle vécut heureuse, le reste de ses jours, avec son mari et ses enfants.


Recueilli à Plouaret, janvier 1869.




  1. La Croix-au-fil.
  2. C’est sans doute par oubli que ma conteuse ne parle pas du refrain connu : Lundi, mardi, mercredi, etc., que la tradition attribue généralement aux Danseurs de nuit, dans leurs rondes nocturnes. — Voir Les deux Bossus et les Nains, t. II, p. 251.
  3. Tout ce commencement semble étranger au conte de La Méchante Marâtre, qui va suivre.