Contes populaires de Basse-Bretagne/L’Homme de Fer



V


L’HOMME DE FER
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IL y avait une fois deux soldats, à l’armée, qui étaient amis. Ils étaient de la même commune, de Plounévez-Moïdec ; ils étaient camarades de lit et on les voyait presque toujours ensemble. L’un s’appelait Iann Pendir, et l’autre, Iouenn Dagorn. Ils étaient en garnison dans la ville de Nantes. Iann, qui était un beau garçon, avait fait une jolie maîtresse. Un jour, son capitaine le vit se promener avec sa douce Yvona, et il la trouva si jolie, qu’il s’arrêta à la regarder et la désira, dans son cœur. Il s’informa où elle demeurait, et, une nuit que Iann Pendir était de faction, il alla chez elle. Mais, Iann, qui ne faisait que songer à sa douce, jour et nuit, se fit remplacer par son ami Iouenn Dagorn, et courut chez Yvona. Il arriva au moment où on l’attendait le moins, et frappa à la porte : Toc ! toc !

— Qui est là ? demanda Yvona.

— Eh bien ! c’est moi, parbleu !

— Qui çà ? Moi n’est pas un nom.

— Mais tu sais bien, Iann, ton bon ami.

— Malheureux ! tu as donc quitté ton poste ? Retournes-y vite, ou tu seras fusillé, demain ; tu sais que ton capitaine ne plaisante pas là-dessus.

— Je me suis fait remplacer par mon ami Iouenn Dagorn ; ouvre-moi, vite, te dis-je, et ne me laisse pas me morfondre ainsi, à ta porte.

— Je ne t’ouvrirai pas, retourne à ton poste, Iann, impatienté, enfonça la porte, d’un coup de pied, et entra. Jugez de son étonnement, quand il se trouva devant son capitaine ! Ils dégainèrent tous les deux et se précipitèrent l’un sur l’autre. Le capitaine fut bientôt étendu à terre, baigné dans son sang. Iann lui coupa la tête et la jeta sur le pavé ; puis, il battit de conséquence sa douce jolie, et retourna vers son ami Iouenn et lui raconta tout.

— Malheureux ! lui dit Iouenn, ton affaire est claire ; tuer son capitaine ! Demain, sans plus tarder, tu seras fusillé.

— Et tu crois que je vais leur donner cette satisfaction ?

— Que vas-tu donc faire ?

— Décamper, sur-le-champ ; n’as-tu rien à me donner ? car je n’ai pas le sou.

— Mon pauvre ami, je n’ai qu’un seul sou, une chique de tabac et un morceau de pain de munition.

— Donne, c’est toujours autant.

Les deux amis se firent leurs adieux, et Iann partit.

Le lendemain, après le coucher du soleil, il s’arrêta, harassé de fatigue, dans une auberge, au bord de la route, et demanda à manger et à loger.

Il mangea et but, à discrétion, et dormit dans un excellent lit. Le lendemain matin, il déjeuna encore, puis, il demanda son compte.

— C’est quinze francs, lui dit l’hôtelier.

Voilà notre homme bien embarrassé ; comment faire ? Enfin, après bien des hésitations, il se décida à avouer son cas, et il conta toute son aventure à l’hôtelier.

— N’est-ce que cela ? lui dit celui-ci : moi aussi, j’ai été à l’armée, et je sais ce que c’est que la vie de soldat ; plus d’une fois, je me suis trouvé dans le même cas que vous. Ne vous inquiétez donc pas, pour si peu. Plus tard, si vous devenez riche, un jour, vous me paierez ; en attendant, trinquons ensemble à votre bonne chance.

Et ils trinquèrent et burent ensemble, puis, Iann se remit en route. Après avoir marché toute la journée, sous un soleil brûlant, à la chute du jour, il entra encore dans une auberge, au bord de la route, et demanda à manger et à loger, comme la veille. Il soupa bien et dormit dans un bon lit ; il déjeûna encore, le lendemain matin, et demanda son compte, avant de se remettre en route.

— C’est quinze francs, lui répondit l’hôtelier.

— Je suis un pauvre soldat, qui revient du service, et la paye du soldat, vous le savez, est bien peu de chose ; j’ai pour toute fortune, en ce moment, un sou, une chique de tabac et un morceau de pain de munition, et je vous les offre, pour prix de votre hospitalité.

— Je ne me paie pas de cette monnaie-là, répliqua l’hôtelier ; tous les jours, il passe par ici des gens de votre sorte, et si je n’avais pas d’autres pratiques, je serais bien vite réduit à aller mendier mon pain. Payez-moi, en bon argent, comme je vous ai servi de ce que j’avais de meilleur.

— Je vous offre tout ce que je possède, mon sou, ma chique de tabac et mon morceau de pain de munition.

— Ta ! ta ! ta ! cela ne se passera pas ainsi, et je vous trouverai un logement gratis, pour la nuit, mon garçon.

Puis, s’adressant à ses deux domestiques :

— Surveillez-moi ce drôle-là pendant que j’irai chercher les archers.

Et il partit, pour aller chercher la police. Mais, Iann ne jugea pas à propos d’attendre son retour, et, tirant son sabre, il se jeta sur les deux valets qui avaient reçu pour mission de le garder, et les coucha à terre, baignant dans leur sang. Puis, il s’enfuit, au plus vite.

Jugez du désappointement et de la colère de l’hôtelier, quand il revint, accompagné de deux archers !

Mais, suivons Iann Pendir, qui courait toujours. Il était entré dans un grand bois, pour mieux dérouter la poursuite à laquelle il s’attendait. La nuit le surprit dans ce bois, où il s’égara, sans pouvoir en sortir. La faim vint aussi. Le voilà bien embarrassé. Il monta sur un arbre et aperçut une petite lumière, au loin. Cela lui donna quelque espoir de trouver à souper et un gîte pour la nuit. Il descendit de l’arbre et se dirigea vers la lumière. Au bout de quelque temps, il arriva à une hutte construite de branchage et de fougères, au pied d’un grand chêne. La lumière filtrait à travers les fentes de la porte. Il frappa à cette porte ; elle s’ouvrit et il se trouva devant une petite vieille, au chef branlant et aux dents longues, aiguës et noires, comme celles d’une crémaillère.

— Que voulez-vous, mon fils ? lui demanda la vieille.

— L’hospitalité pour la nuit, s’il vous plaît, graud’mère, répondit Iann.

— Vous voyez, mon fils, comme je suis pauvre. Je n’ai qu’un lit, fait de feuilles et d’herbes sèches, et si peu de provisions, que je crains, en vérité, que vous ne puissiez vous en contenter.

— Je suis un soldat, revenant du service, grand’mère, par conséquent peu habitué à la bonne chère ; et quant à la couche, la pierre du foyer m’en servira, si vous le permettez.

— Entrez alors, mon fils ; je partagerai avec vous tout ce que je possède.

Iann entra. Il alla s’asseoir sur la pierre du foyer. La vieille posa deux plats de bois sur cette même pierre, car il n’y avait ni table, ni aucun autre meuble, dans la hutte ; dans chaque plat, elle mit quelque chose de la grandeur d’une noisette, et à côté, un vase en forme d’écuelle, contenant quelques gouttes d’un liquide jaunâtre, Iann la regardait faire, en silence, et il pensait en lui-même :

— Si c’est là tout le repas, elle ne mentait pas, en me disant que je ferais triste chère !

Quand la vieille eut terminé ses préparatifs, elle marmotta une oraison, en étendant ses mains osseuses au-dessus des plats, et aussitôt ceux-ci se remplirent par enchantement d’un mets fumant de la meilleure apparence, et répandant une odeur délicieuse ; le vase aussi était plein, à présent, d’une liqueur vermeille et odorante. Iann, tout à l’heure triste et morose, était devenu tout à coup joyeux et souriant, et quand la vieille lui dit : — Soupons, mon fils, il ne se le fit pas dire deux fois. Il mangea et but à discrétion, et ne fit jamais de meilleur repas. Il s’étendit alors sur la pierre du foyer, pour dormir. Le sommeil vint vite, et il lui sembla qu’il était dans un lit de plumes.

Le lendemain matin, il déjeûna encore, on ne peux mieux ; après quoi, la vieille lui parla de la sorte :

— Je veux faire quelque chose pour toi, mon fils ; écoute-moi donc, et si tu m’obéis, tu ne manqueras jamais de rien, sur la terre.

— Parlez, grand’mère ; je suis prêt à faire tout ce que vous me direz, pourvu, cependant, que vous ne me demandiez pas l’impossible. Jusqu’à présent, je n’ai guère connu que misères et peines de toute sorte, dans cette vie, et je serais bien aise, avant de mourir, de savoir aussi un peu ce que c’est que la richesse et le bonheur.

— Il y a, reprit la vieille, dans le bois, non loin d’ici, un vieux château. Dans la troisième salle de ce château est un homme de fer, un géant, debout au milieu de la salle, et tenant dans sa main droite un flambeau allumé, dont la lumière est bleue. A l’heure de midi, il dort, tous les jours, en tenant son flambeau allumé. Si tu peux pénétrer jusqu’à lui, lui enlever son flambeau, pendant qu’il dormira, l’éteindre et me l’apporter ici, rien ne te manquera plus jamais, durant ta vie, tous tes désirs seront accomplis, aussitôt que formés, et tu n’auras pas ton pareil au monde !

— Je veux tenter l’aventure, arrive que pourra, répondit Iann.

— Pour arriver à la salle où se tient l’Homme de fer, il te faudra traverser la cour du château, qui est remplie de bêtes venimeuses de toute sorte, vipères, crapauds, salamandres, scorpions, araignées énormes. Mais, ne t’en effraie pas, tout cela s’endort aussi, de midi à une heure, et tu pourras marcher au milieu d’eux, en toute sûreté. Avant d’arriver à la salle où est l’Homme de fer, tu trouveras deux autres salles, où tu ne verras rien de nature à t’effrayer. Mais, ne perds pas de temps, dans ces salles, car si, au moment où sonnera une heure, tu n’es pas hors de la cour du château, emportant le flambeau, les bêtes venimeuses dont je t’ai parlé se précipiteront sur toi, de tous côtés, et tu n’en reviendras jamais. Réfléchis bien, et vois si tu veux tenter l’aventure.

— Je veux la tenter, et si je ne réussis pas, je doute qu’aucun autre puisse s’en tirer mieux que moi, car je ne suis pas un peureux.

Iann Pendir partit donc, d’un air résolu. Au moment où sonnait le dernier des douze coups de midi, il entrait dans la cour du château. Comme le lui avait dit la vieille, cette cour était toute remplie de bêtes venimeuses de toute nature. Heureusement, qu’elles dormaient profondément. Leurs corps, tout gonflés et humides de poison, exhalaient une odeur suffocante ; le cœur de Iann se soulevait de dégoût, et il faillit tomber asphyxié. Il atteignit pourtant la porte de la première salle, et y rentra. Là, ce fut un tout autre spectacle ; la salle était pleine de pièces d’argent toutes neuves et brillantes.

— A la bonne heure ! dit-il, à cette vue ; je vais commencer par me remplir les poches (la vieille ne me l’a pas défendu), et de la sorte, mon voyage n’aura pas été sans profit, car quant au flambeau, je m’en moque.

Et il se remplit les poches d’argent. Puis, il pénétra dans la seconde salle. Là, il resta quelque temps, la bouche béante, ébloui qu’il était par ce qu’il voyait. Cette seconde salle était remplie de belles pièces d’or, toutes neuves et luisantes. Jamais il n’avait vu pareil spectacle ; il croyait rêver. S’étant pourtant assuré que c’était de l’or bel et bien, il jeta l’argent qui remplissait ses poches, et les remplit d’or, tant qu’il put en porter.

Puis, il pénétra dans la troisième salle. Il vit alors l’Homme de fer, debout au milieu de la salle ; il dormait, mais, il tenait néanmoins, dans sa main droite, son flambeau, qui brûlait et remplissait la salle d’une belle lumière bleuâtre. Il le considéra, quelque temps, en se disant :

— Quel bel homme ! s’il se réveillait ! Hâtons-nous de lui enlever son flambeau et de déguerpir.

Et il lui enleva facilement le flambeau, l’éteignit et partit aussitôt. Il traversa de nouveau la salle remplie d’or, puis la salle remplie d’argent, et enfin la cour, sans éprouver ni dégoût, ni nausées, cette fois, en passant parmi les bêtes venimeuses (sans doute par la vertu du flambeau) ; et, juste au moment où une heure sonnait, il franchissait le seuil de la porte de la cour, qui se referma sur ses talons, avec un grand bruit. Il entendit alors, derrière lui, des sifflements et un vacarme épouvantables. C’étaient les bêtes venimeuses qui se réveillaient et s’apercevant qu’elles étaient trompées et que le flambeau de l’Homme de fer lui avait été dérobé, elles étaient furieuses, se précipitaient contre la porte et essayaient de sortir, par-dessus les murs. Iann fut si effrayé de tout ce bruit, de ces cris inconnus sur la terre et qui semblaient sortir de l’enfer, qu’il s’évanouit et tomba à terre. Heureusement, qu’il était dehors !

Quand il revint à lui, il se dirigea vers la hutte de la vieille femme. Mais, il avait perdu son flambeau, ou plutôt, dans son trouble, il ne se rappelait pas qu’il l’avait caché dans la doublure de sa veste. Le voilà bien embarrassé : comment se présenter devant la vieille, sans le flambeau ? Il pensa qu’il n’y avait qu’une chose à faire. C’était de passer par le village le plus voisin et d’y acheter un gros cierge, qu’il ferait teindre en bleu. C’est ce qu’il fit, en effet. Puis, il se présenta avec assurance devant la vieille. Celle-ci ne s’attendait plus guère à le voir revenir, tant il était en retard. Quand elle le revit, elle lui dit d’un air joyeux :

— Te voilà donc de retour, mon fils ; je craignais beaucoup pour toi. As-tu réussi dans ton entreprise ?

— Oui, sûrement, grand’mère.

— Et tu m’apportes le flambeau de l’Homme de fer ?

— Oui, grand’mère, je vous l’apporte.

— Donne-le, alors, donne vite !

— Le voilà !

Et Iann lui présenta le cierge qu’il avait acheté au village voisin et fait teindre en bleu.

— Tu me trompes ! dit aussitôt la vieille ; ce n’est pas là le flambeau de l’Homme de fer : tu n’as donc pas été au château ?

Voyant qu’il ne lui servait de rien de mentir, Iann prit le parti de dire la vérité.

— J’ai bien été au château, grand’mère, et j’ai pénétré jusqu’à l’Homme de fer, et je lui ai enlevé son flambeau ; mais, au moment où je sortais de la cour, j’entendis, derrière moi, un tel bruit et des cris si effrayants, que je crus que tous les monstres de l’enfer étaient à mes trousses ; je perdis connaissance, je tombai à terre, et, quand je revins à moi, je n’avais plus le flambeau ! Alors, n’osant me présenter devant vous, j’allai au village le plus voisin, et j’y achetai ce cierge, que fis teindre en bleu, espérant vous tromper ainsi : pardonnez-moi, je vous prie.

— Non, je ne te pardonnerai pas, et retire-toi, vite, de devant mes yeux ! répondit la vieille, en fureur.

Iann ne se le fit pas dire deux fois, et il partit. Comme il avait de l’or, plein ses poches, il n’avait plus souci de rien, et il voyageait à son aise et gaîment, s’arrêtant où bon lui semblait, et menant joyeuse vie. A force d’aller toujours devant lui, il finit par arriver à Londres. Il descendit dans un des meilleurs hôtels de la ville. Jusqu’alors, il avait conservé ses habits de soldat ; mais, à partir de ce moment, il s’habilla en Monsieur. Il dépensait beaucoup, faisait bonne chère, jouait, avait des maîtresses et ne se refusait aucun plaisir.

Cependant, à force de mener ce train, l’argent finit par lui manquer. Il fit alors des dettes. Quand il dut à son hôte une somme qui commençait à alarmer celui-ci, d’autant plus qu’il s’apercevait que d’autres créanciers venaient tous les jours réclamer, à son hôtel, et qu’ils s’en retournaient tous mécontents, on lui présenta son compte. Voilà notre homme bien embarrassé. En fouillant les poches de son vieil habit de soldat, pour voir s’il n’y retrouverait pas quelque pièce d’or oubliée, il sentit quelque chose, dans la doublure.

— Si c’était un rouleau d’or ! se dit-il.

Il déchira, vite, la doublure, et fut bien étonné d’y retrouver le flambeau de l’Homme de fer, dont la perte l’avait tant contrarié.

— Je suis sauvé ! s’écria-t-il aussitôt ; la vieille m’a dit que celui qui posséderait ce flambeau verrait tous ses désirs accomplis, aussitôt que formés ! Voyons donc.

Et il alluma le flambeau. Aussitôt l’Homme de fer apparut devant lui et dit :

— Bonjour, mon maître ; comme vous ordonnerez, il sera fait.

— Je désire voir ce bahut rempli d’or.

Et il lui montrait un vieux bahut de chêne, qui se trouvait là.

Aussitôt voilà le bahut rempli d’or, à déborder, et l’Homme de fer disparut, alors.

Iann ne se possédait pas de joie.

— A merveille ! se disait-il ; me voici un gaillard, à présent !

Il paya toutes ses dettes, et reprit la même vie qu’auparavant, et même pire encore. Rien ne lui était plus impossible ; tous ses désirs, toutes ses fantaisies, même les plus extravagantes, étaient réalisées aussitôt que formées, et l’Homme de fer ne manquait jamais à son appel. Aussi en usait-il largement, et en abusait même, quelquefois[1].

Un jour, il aperçut la fille du roi des Anglais, et il la trouva si belle, qu’il la désira pour maîtresse.

Il alluma le flambeau bleu, et aussitôt l’Homme de fer apparut :

— Bonjour, mon maître ; comme vous ordonnerez, il sera fait.

— Je désire que la fille du roi d’Angleterre me rende visite, cette nuit, dans ma chambre.

— Il sera fait selon votre désir, maître, répondit l’Homme de fer.

Et il disparut.

Et en effet, à minuit, la jeune princesse était dans la chambre de Iann. Elle y avait été transportée tout endormie, et le lendemain matin, quand elle s’éveilla, elle se retrouva dans son lit, au palais de son père, sans avoir conscience du voyage qu’elle avait fait, pendant la nuit. Et, à partir de ce jour, toutes les nuits, elle était ainsi transportée, tout endormie, auprès de Iann, et chaque matin, elle s’éveillait, dans son lit, au palais de son père ; et personne, dans le palais, ne se doutait de ces voyages nocturnes, car on ne la voyait jamais ni sortir, la nuit, ni rentrer, le matin.

Enfin, on s’aperçut que sa taille s’arrondissait sensiblement, et elle resta malade, dans son lit. On appela tous les médecins de la ville, et aucun d’eux ne connaissait rien à sa maladie, ou peut-être n’osaient-ils pas dire ce qu’ils en savaient. On fit venir aussi une vieille sorcière, qui demeurait dans un bois voisin, et celle-ci déclara nettement que la princesse était enceinte. Jugez de la colère du vieux roi. Il fit surveiller sa fille de près, et on acquit la certitude qu’elle s’absentait, la nuit, de sa chambre, au moment où l’on croyait qu’elle dormait tranquillement, dans son lit. Mais On avait beau la surveiller, on ne savait comment elle disparaissait, ni où elle allait, et elle-même, paraît-il, n’en savait pas davantage. Tout le monde en perdait la tête, à la cour, et le vieux roi en était au désespoir.

On consulta encore la vieille sorcière, et elle dit :

— Il faudra remplir de farine un petit sac, y pratiquer un petit trou, au fond, puis l’attacher au bras de la princesse, quand elle se mettra au lit. De cette façon, partout où elle ira, elle laissera après elle une traînée de farine, et on pourra la suivre, à la piste.

Le moyen indiqué par la vieille sorcière parut excellent, et on le pratiqua, de point en point. Mais, la nuit venue, lorsque Iann alluma son flambeau, selon son habitude, pour invoquer l’Homme de fer, celui-ci l’instruisit de ce qui se tramait contre lui, puis il ajouta :

— Rassurez-vous, pourtant, je saurai déjouer cette ruse et rendre nulles toutes les précautions. Je ferai que toutes les rues de la ville soient recouvertes, cette nuit, d’une couche de farine, et nul ne saura par où aura passé la princesse.

Cette nuit, là princesse quitta le palais, comme à l’ordinaire, et lorsqu’on voulut rechercher ses traces, on fut étonné de trouver une couche de farine uniforme sur toutes les rues de la ville.

— Il y a de la sorcellerie là-dedans ! s’écria le roi.

On eut encore recours à la vieille sorcière du bois.

— J’ai affaire, dit alors celle-ci, à forte partie ; mais, laissez-moi faire, car je prétends que personne ne me vaincra, en fait de sorcellerie.

La nuit suivante, la sorcière fit suivre la princesse par une boule rouge enchantée, qui devait marquer la porte de la maison où elle entrerait. Le lendemain matin, les gardiens préposés à la surveillance de la princesse se mirent en quête, et ils découvrirent une croix rouge au bas de la porte de la neuvième maison de la grand’rue.

— C’est ici ! s’écrièrent-ils, à cette vue. C’était, en effet, l’hôtel où était logé Iann Pendir... Ils pénétrèrent dans la maison, la fouillèrent, et, ne trouvant d’autre personne suspecte que lui, ils le garottèrent et l’amenèrent au palais du roi.

Le pauvre Iann fut condamné à être décapité, le lendemain, à dix heures, sans autre forme de procès.

Le lendemain matin donc, comme il marchait à la mort, il remarqua dans la foule des curieux son camarade, son pays, Iouenn Dagorn, celui qui lui avait donné un sou, une chique de tabac et un morceau de pain de munition, au moment de déserter. Il fit en sorte de passer près de lui et lui dit en breton :

— Va, vite, à l’hôtel du Cheval blanc, grand’-rue, no 9, et apporte-moi ma pipe, ma blague à tabac et un bout de cierge bleu, que tu trouveras dans les poches de ma veste, car je veux encore fumer une pipe, avant de mourir.

L’ami courut à l’hôtel du Cheval blanc, et revint promptement avec les objets demandés. Iann montait déjà à l’échelle. A chaque degré, il se détournait pour voir s’il ne verrait pas venir son ami. Arrivé sur l’échafaud, il l’aperçut qui accourait en toute hâte. Alors, il demanda, pour dernière grâce, qu’on lui permît de fumer une dernière pipe, avant de mourir. Le roi, qui était présent, fit signe qu’il y consentait. Iann cria alors à Dagorn de lui apporter sa pipe, sa blague à tabac et son bout de cierge. Quand il les tint, il se sentit soulagé. Il bourra tranquillement sa pipe, en regardant la foule, puis, il alluma son bout de cierge bleu, et aussitôt l’Homme de fer se montra à côté de lui, au grand étonnement de tout le monde, et dit :

— Bonjour, mon maître ; comme vous ordonnerez, il sera fait !

— Je désire que tout ce monde, qui est venu ici pour jouir du plaisir de me voir couper la tête, — à l’exception de la princesse et de mon ami Dagorn, — s’enfonce en terre, jusqu’au cou, afin qu’avec ce grand sabre, je puisse moi-même leur couper la tête à tous !

Aussitôt tous les spectateurs, à l’exception de la princesse et de Dagorn, s’enfoncèrent en terre, jusqu’au cou.

Iann Pendir descendit de l’échafaud, armé d’un grand sabre, et, en brandissant cette arme redoutable, il criait :

— Vous allez périr tous !

Il se dirigea d’abord vers le roi, qui faisait des grimaces horribles et criait :

— Grâce ! grâce !

— Point de grâce, lui dit Iann, à moins pourtant que tu ne veuilles m’accorder la main de la princesse, ta fille ?

— Et comment accorderai-je la main de ma fille à un homme que personne ne connaît, et qui déjà a abusé d’elle ?

— Fais ton compte, alors, de mourir, à l’instant, et j’épouserai ta fille, quand même.

— Je le l’accorde ! cria alors le vieux roi, en voyant le grand sabre levé sur sa tête.

— Il était temps ! dit Iann ; sors, à présent, de ton trou, toi et tous les autres ; c’est là le cadeau de noces que je vous donne.

Et aussitôt, tout le monde sortit de terre, et chacun s’empressa de courir vers sa demeure.

Les noces de Iann Pendir avec la princesse furent célébrées, les jours suivants. Iouenn Dagorn fut son garçon d’honneur. Il y eut des festins magnifiques et des réjouissances publiques, pendant huit jours.

La princesse n’aimait pas son mari, elle le trompait avec un jeune prince, qui lui faisait la cour, dès avant son mariage. Un jour que Iann était absent et chassait avec ses amis, sa femme reçut son amant, dans sa chambre, et ils s’entretinrent des moyens de se débarrasser de lui.

— Il faut qu’il ait quelque talisman, se disaient-ils, pour faire ce qu’il fait ; car il fait à peu près tout ce qu’il veut. Cherchons bien ; peut-être aura-t-il oublié d’emporter l’objet où réside tout son pouvoir.

Et ils se mirent à chercher partout et à tout bouleverser, dans sa chambre. Sa femme finit par découvrir, dans la poche de l’habit qu’il portait habituellement, le flambeau de l’Homme de fer.

— Tiens, dit-elle, que signifie ce bout de cierge bleu, dans sa poche ?

— C’est le même qu’il avait sur l’échafaud ! dit son amant, après l’avoir examiné.

— C’est peut-être son talisman ! Mettons-y le feu, pour le détruire.

Et ils allumèrent le bout de cierge bleu, et aussitôt, l’Homme de fer se montra devant eux, et dit, d’un air courroucé, qui les fit trembler de frayeur :

— Que me veux-tu, traîtresse maudite ? Parle, et ce que tu demanderas sera fait.

— Je désire que mon mari soit transporté à cinq cents lieues d’ici, dans une île, au milieu de la mer Rouge !

L’Homme de fer disparut alors, et, le lendemain matin, Iann Pendir se réveilla dans une île, au milieu de la mer Rouge, sans savoir comment il avait été transporté là ; mais, il se doutait bien que c’était un tour de sa femme.

Il se mit à parcourir son île, pour voir si elle était habitée, et il rencontra bientôt trois hommes, qui se disputaient avec beaucoup d’animation. Il s’approcha d’eux. Un des trois hommes avait un manteau magique, et quand il le mettait sur ses épaules, à l’endroit, il devenait le plus bel homme qu’il fût possible de voir, et quand il le mettait à l’envers, personne ne le voyait, il était invisible.

Le second avait un chapeau, qui avait cela de particulier que, quand il le mettait sur sa tête et disait : « Par la vertu de mon chapeau, que telle ou telle chose soit ! » tous ses désirs étaient aussitôt accomplis.

Enfin, le troisième avait un bâton, et quand il le tenait à la main et dirait : « Bâton, fais ton devoir ! » il faisait cent lieues, à chaque fois.

Il s’agissait de s’entendre sur la possession de ces trois talismans, et de faire la part de chacun ; et ils ne pouvaient y réussir. Dès qu’ils aperçurent Iann, ils tombèrent d’accord pour le faire l’arbitre de leur différence.

— Voici un chrétien, se dirent-ils ; il y a trois ans que nous n’en avons vu aucun ; prenons-le pour arbitre.

Ils allèrent à lui tous les trois, et lui expliquèrent le sujet de leur désaccord, en le priant de mettre la paix entre eux.

— Rien n’est plus facile, comme vous allez le voir, leur répondit Iann. Mais, pour juger en connaissance de cause, il faut d’abord que j’aie le manteau sur mes épaules, le chapeau sur la tête et le bâton à la main.

Et les trois inconnus lui donnèrent le manteau, le chapeau et le bâton.

— A merveille ! se dit-il alors. Adieu, imbéciles ! Attendez-moi-là !

Il avait mis le manteau à l’envers, et il était invisible.

Puis, par la vertu de son chapeau et de son bâton, il fut transporté en un instant à Londres. Il se rendit, la nuit, devant le palais du roi, et dit :

— Chapeau, fais ton devoir ! Je désire voir s’élever ici, à l’instant même, un château-fort, garni de cinq cents canons, de manière à pouvoir détruire en un instant le palais du roi, s’il lui prend envie de me résister.

Et un château-fort, garni de canons énormes, s’éleva sur-le-champ, en face du palais royal.

Le lendemain matin, toute la ville et la cour étaient en alarmes. On craignait de voir les canons tonner, d’un moment à l’autre, et réduire tout en ruines et en cendres. Le vieux roi alla lui-même parlementer avec le maître du château. Quand il reconnut son gendre, il se crut perdu sans rémission. Mais Iann le rassura et lui dit :

— Que votre fille, ma femme, me rapporte seulement le bout de cierge bleu, qu’elle a trouvé dans la poche de ma veste, et je ne vous ferai aucun mal, ni à elle non plus.

La princesse, toute tremblante, vint apporter le bout de cierge bleu à Iann. Celui-ci le prit, l’alluma, et aussitôt l’Homme de fer apparut devant lui, et dit d’un ton joyeux :

— Bonjour, mon bon maître ; comme vous commanderez, il sera fait,

— Je désire, répondit lann, que l’ami de ma femme soit transporté, à l’instant, dans une île, au milieu de la mer Rouge, li où il m’avait envoyé lui-même !

Ce qui fut fait, à l’instant.

Les trois hommes dont nous avons parlé plus haut y étaient toujours, et se disputaient pis que jamais. Dès qu’ils aperçurent l’étranger, ils crièrent tous à la fois :

— Voilà le voleur !

Et ils se précipitèrent sur lui, furieux, et le mirent en pièces.

Iann Pendir vécut désormais heureux, avec sa femme. Le vieux roi mourut, peu de temps après, et il le remplaça sur le trône, et, après lui, ses enfants régnèrent aussi sur l’Angleterre.


Conté par Dronion, meunier du moulin de La
Haye, en Plouaret. — Novembre 1870.


Rapprocher ce conte du conte d’Andersen intitulé : Le Briquet.





  1. Cf. La lampe merveilleuse d’Aladin, dans les Mille et une nuits.