Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Tailleur et l’Ouragan



IV


LE TAILLEUR ET L’OURAGAN
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IL y avait une fois un tailleur et sa femme. Les femmes des tailleurs sont ordinairement paresseuses, et celle-ci l’était comme les autres. Elle avait nom Jeanne ar Balc’h, et son mari, Iann-troad-scarbet[1]. Sitôt que Iann était parti, le matin, pour son ouvrage, Jeanne se remettait au lit, et, quand elle en sortait, vers les onze heures ou midi, elle allait faire la commère dans le village et jaser de porte en porte, comme une pie borgne. Lorsque Jean rentrait, le soir, elle était toujours à son rouet ; si bien qu’il croyait qu’elle ne l’avait pas quitté, de toute la journée. Un matin, Jean dit à Jeanne :

— Aujourd’hui, femme, je n’irai pas en journée, et nous irons tous les deux vendre le fil, au marché, car vous devez en avoir beaucoup, à présent.

Voilà Jeanne bien embarrassée ; comment faire ? Elle n’avait pas trois bobines de fil. Elle courut chez une commère, sa voisine, et lui conta la chose.

— Dites à votre mari, lui répondit la commère, qu’après avoir lavé votre fil, vous l’aviez mis à sécher dans le four du fournier, et que celui-ci, n’étant pas averti, a allumé son four, comme à l’ordinaire, et le feu a consumé le fil.

Jeanne revint à la maison, et rapporta mot à mot à son mari la réponse de la commère.

— Sotte ! s’écria Jean, en colère ; il faut que vous ayez complètement perdu le peu de raison que vous aviez, et je ne serai jamais que pauvre avec vous ! A présent, pour vous punir, vous sèmerez dans le courtil un demi-boisseau de graine de lin, que nous avons là ; et il faudra que, pour ce soir, quand je rentrerai à la maison, le lin soit mûr, tiré, roui, séché et mis en bottes sur le grenier.

— Mais, mon pauvre homme, répondit Jeanne, comment pouvez-vous parler de la sorte ? Personne au monde n’est capable de faire cela ; et comment voulez-vous que je le fasse, moi ?

— Vous vous y prendrez comme vous l’ entendrez, répondit Jean ; mais, il faut que ce soit fait, quand j’arriverai, ce soir, ou gare à vous !

Et il partit là-dessus, comme à l’ordinaire. Jeanne courut aussitôt chez sa commère, fort inquiète.

— Si vous saviez, ma commère, ce que me demande mon homme ! Il faut qu’il ait complètement perdu la tête.

— Que vous demande-t-il donc, ma commère ?

— Ce qu’il me demande ?... Il veut que, pour ce soir, quand il rentrera de sa journée, j’aie semé, dans notre courtil, un demi-boisseau de graine de lin, et que, de plus, le lin soit mûr, tiré, roui, séché et mis en bottes, sur le grenier ! Je vous demande s’il ne faut pas qu’il ait absolument perdu la tête, pour me demander une chose si impossible ?

Et elle pleurait en disant cela.

— Consolez-vous, ma commère, lui dit l’autre ; nous saurons bien trouver encore quelque moyen de tromper ce Jean, qui se croit un finaud, et qui n’est qu’un imbécile. Voici ce qu’il faudra faire : J’ai là un peu de lin, sur mon grenier, depuis l’an dernier. Vous en prendrez deux ou trois bottes, que vous répandrez par les champs et les prés des environs, et accrocherez aux haies et aux buissons, et quand Jean rentrera, ce soir, vous lui direz que vous aviez fait tout ce qu’il avait ordonné, mais, qu’un ouragan est survenu, pendant que le lin séchait sur le pré, qui a tout emporté, et, pour preuve, vous lui ferez voir ce qu’il en sera resté accroché aux buissons et aux arbres.

Le moyen parut excellent à Jeanne, Elle emporta donc trois bottes de lin sec de chez sa commère, et alla les disséminer par les champs et les prés, et les accrocher aux buissons et aux branches des arbres.

Quand Jean rentra, le soir, il demanda tout d’abord :

— Eh bien ! femme, avez-vous fait ce que je vous ai dit, ce matin ?

— Certainement, j’avais fait de point en point tout ce que vous m’aviez commandé ; mais, nous n’avons aucune chance, mon pauvre homme.

— Qu’est-il donc arrivé encore ?

— Ce qui est arrivé ? Imaginez-vous que comme le lin, au sortir de l’étang où il avait été roui, séchait sur le pré, et que je m’apprêtais à le ramasser et à le lier en bottes, pour le monter sur le grenier, un ouragan est survenu, qui a tout emporté !...

— Ta, ta, ta ! Je ne crois pas de pareils contes, répondit Jean.

— Mais, mon homme, ce n’est pas là un conte, du tout ; venez avec moi, et je vous ferai voir que c’est la pure vérité.

Et elle le conduisit dans la prairie, où elle prétendait avoir étendu son lin à sécher, et lui en fit voir de tous côtés disséminé par le pré et les champs environnants, ou accroché aux buissons et aux branches des arbres. Jean crut alors, et il s’écria :

— Eh bien ! puisque c’est l’Ouragan qui a causé le dommage, c’est aussi lui qui le paiera, et je vais, à l’instant, me plaindre au maître des Vents.

Et il rentra à la maison, prit son penn-baz[2], une tourte de pain d’orge avec quelques galettes, et partit.

Il marcha pendant longtemps ; à force d’aller devant lui, toujours plus loin, plus loin, il arriva un jour au pied d’une colline, sur laquelle était assise une vieille femme, grande comme une géante. Ses cheveux blancs flottaient au vent, et une dent noire et longue, la seule qui lui restât, branlait dans sa bouche.

— Bonjour, grand’mère, lui dit Jean.

— Bonjour, mon fils, répondit la vieille ; que cherchez-vous ?

— Je cherche la demeure des Vents.

— Alors, mon fils, vous êtes au terme de votre voyage, car c’est ici la demeure des Vents, et je suis leur mère. Que leur voulez-vous ?

— Je viens me plaindre du dommage qu’ils m’ont causé.

— Quel dommage vous ont-ils causé ? dites-le-moi, et je vous dédommagerai, s’il y a lieu.

— Votre fils l’Ouragan m’a ruiné...

Et il conta toute l’affaire à la vieille. Celle-ci lui dit :

— Entrez dans ma maison, mon fils, et quand mon fils l’Ouragan rentrera, je le forcerai à vous dédommager.

Et elle descendit alors de la colline, et introduisit Jean dans sa maison, qui était au pied. C’était une hutte faite de branchages et de mottes de terre, et où le vent entrait en sifflant de tous côtés. Elle lui servit à manger, et lui dit de n’avoir pas peur de son fils, quand il rentrerait, bien qu’il menaçât de le manger, car elle saurait venir à bout de lui. Bientôt on entendit un bruit épouvantable : les arbres craquaient, les petites pierres volaient eu l’air, et les loups hurlaient.

— Voici mon fils l’Ouragan, qui arrive, dit la vieille.

Jean eut si grand’peur, qu’il se cacha sous la table. L’Ouragan entra en mugissant, huma l’air et s’écria :

— Je sens odeur de chrétien ! il y a un chrétien ici, et il faut que je le mange !

— Ne croyez pas cela, mon fils, que je vais vous le laisser manger, ce joli petit chrétien ; mais, songez plutôt à le dédommager du mal que vous lui avez fait, — dit la vieille.

Et, prenant Jean par la main, elle le fit sortir de dessous la table. L’Ouragan, en le voyant, ouvrit une bouche énorme et voulut se précipiter sur lui, pour l’avaler. Mais, sa mère lui dit, en lui montrant du doigt un sac, qui était suspendu à une poutre de la hutte :

— Voulez-vous être mis en prison ?

Et il se calma aussitôt. Alors le tailleur s’enhardit et lui dit :

— Bonjour, Monseigneur l’Ouragan ; vous m’avez ruiné.

— Comment cela, mon brave homme ? répondit l’Ouragan, avec douceur.

— Vous avez enlevé tout mon lin de la prairie où ma femme l’avait étendu pour sécher.

— Cela n’est pas vrai, et ta femme est une menteuse et une paresseuse. Mais, comme tu es un honnête homme, toi, et un bon travailleur, et que, malgré tout le mal que tu te donnes, tu ne seras jamais que pauvre, avec ta femme, je veux te récompenser de la peine que tu as eue en venant jusqu’ici, et de ta confiance en ma justice.

Tiens, voilà un mulet, et, quand tu auras besoin d’argent et d’or, tu n’auras qu’à étendre une serviette blanche sous sa queue et lui dire : — Mulet, fais ton devoir ! — et il te fournira de l’or et de l’argent, à discrétion. Mais, prends bien garde de te le laisser voler, ou tu te retrouveras pauvre, comme devant.

Et l’Ouragan lui présenta un mulet, qui était là, dans un coin de la hutte, et qui ne différait en rien d’un mulet ordinaire. Le tailleur remercia l’Ouragan, lui fit ses adieux, ainsi qu’à sa mère, et partit alors, en emmenant avec lui le précieux animal.

Quand il fut à quelque distance de là, comme il traversait une grande lande, il voulut s’assurer si son mulet avait, en effet, la vertu qu’on lui avait annoncée. Il étendit son mouchoir sous sa queue et dit :

— Mulet, fais ton devoir !...

Et aussitôt voilà les pièces d’or et d’argent de tomber sur son mouchoir, jusqu’à ce qu’il ne pût plus en contenir. Il en remplit ses poches, puis, il se remit en route, en chantant, en riant, en dansant et sautant de joie, comme un fou.

Vers le coucher du soleil, il s’arrêta, pour passer la nuit, dans une auberge, au bord de la route. En livrant son mulet au valet d’écurie, il lui recommanda d’en avoir bien soin, et de ne pas lui dire de faire son devoir. Le pauvre Jean, comme on le voit, n’était pas des plus fins. Après avoir bien soupe, mangé et bu de ce qu’il y avait de meilleur, dans la maison, il alla se coucher et dormit sans souci du lendemain.

Le valet d’écurie s’étonna de la recommandation de Jean de ne pas dire à son mulet de faire son devoir ; aucun voyageur ne lui avait jamais dit pareille chose.

— Il y a quelque chose là-dessous, se dit-il. Cette pensée l’empêchant de dormir, il alla en faire part à son maître. Quand tout le monde fut couché, dans la maison, l’hôtelier, sa femme et le valet se rendirent à l’écurie, et s’étant approchés du mulet, le valet lui dit :

— Mulet, fais ton devoir !

Et voilà les pièces d’or et d’argent de tomber aussitôt, en rendant de joyeux sons. Ils n’en revenaient pas de leur étonnement. Après avoir rempli leurs poches, tous les trois, ils mirent un autre mulet à la place de celui du tailleur, et cachèrent le sien dans une chambre bien close, loin de l’écurie.

Le lendemain matin, Jean déjeûna bien, paya, puis, il se remit en route, emmenant le mulet que lui remit le valet d’écurie, et ne se doutant pas du tour qu’on lui avait joué. Comme il avait ses poches remplies d’or et d’argent de la veille, il n’eut pas besoin, durant le reste du voyage, de dire à son mulet de faire son devoir. Quand il arriva à la maison, sa femme et ses enfants étaient près de mourir de faim. Jeanne, en le voyant, se mit à l’agonir d’injures :

— Te voilà enfin, méchant homme, sans cœur, qui vas courir on ne sait où, et qui laisses ta femme et tes enfants mourir de faim, à la maison !

Et elle lui montrait le poing.

— Taisez-vous, femme, lui dit Jean tranquillement, et comme un homme sûr de son fait ; vous ne manquerez plus de pain, ni d’autres choses ; nous sommes riches, à présent, comme vous l’allez voir ! Otez votre tablier et étendez-le, là par terre, sous la queue de mon mulet.

Jeanne étendit son tablier par terre, et Jean dit alors :

— Mulet, fais ton devoir !

Mais rien ne tombait sur le tablier, ce qui l’étonna. Il dit une seconde fois, plus haut, pensant qu’il n’avait peut-être pas entendu :

— Mulet, fais ton devoir !

Rien encore ! Puis, une troisième fois, il cria plus haut encore :

— Mulet, fais ton devoir !

Cette fois, il tomba quelque chose sur le tablier, mais, ce n’était ni de l’or ni de l’argent !

Quand Jeanne vit cela, elle cria plus fort, persuadée que son mari se moquait d’elle, et, prenant un bâton, elle s’avança sur lui. Le pauvre Jean, pour l’éviter, se mit à courir, et n’osant plus rentrer chez lui, et ne sachant bien au juste où son mulet lui avait été volé, il se décida à aller de nouveau trouver l’Ouragan.

Quand celui-ci le vit revenir, tout triste, il lui dit :

— Je sais pourquoi tu reviens ; tu t’es laissé enlever ton mulet, dans la première auberge où tu as logé, en t’en retournant chez toi. Voici, à présent, une serviette, et quand tu l’étendras sur une table ou même sur la terre, en lui disant : — « Serviette, fais ton devoir ! » elle te fournira aussitôt à manger et à boire, tout ce que tu souhaiteras. Mais, prends bien garde de te la laisser aussi enlever ;

— Soyez tranquille, répondit Jean, on m’enlèvera plutôt la vie.

Et il fit ses adieux à l’Ouragan et à sa mère, et se remit en route. Il logea, la première nuit, dans la même auberge que l’autre fois. Il y avait un repas de noces, quand il y arriva. On lui fit bon accueil et on le pria de s’asseoir à la table des nouveaux mariés, ce qu’il accepta avec plaisir. Trouvant le repas peu de son goût, ou peut-être aussi désireux d’exciter l’étonnement des convives et de passer auprès d’eux pour un grand savant, un magicien, il tira sa serviette de sa poche, l’étendit sur la table et prononça fièrement les mots : « Serviette, fais ton devoir !... » Et voilà aussitôt un repas magnifique, des mets délicieux comme on n’en voit qu’à la table des rois, et des vins fins, de tous les pays.

Enivré, autant par les louanges que par le vin, Jean se laissa encore enlever sa serviette, et, le lendemain, il se retrouva aussi pauvre et aussi embarrassé que jamais. Cette fois, il n’osa pas se présenter devant sa femme, dans cet état, et il pensa que la seule chose qu’il eût à faire, c’était de retourner chez la mère des Vents. Il y alla donc encore, mais, bien honteux et peu rassuré, cette fois. Quand l’Ouragan le vit, il lui dit :

— Tu t’es encore laissé dérober ta serviette, malheureux !

— Ayez pitié de moi, Monseigneur l’Ouragan, dit humblement le pauvre tailleur ; ma femme et mes enfants meurent de faim, à la maison, et je ne puis y retourner, sans leur apporter quelque chose.

— Je consens à te venir en aide, une dernière fois, car tu n’es pas un méchant homme.

Et lui présentant un bâton :

— Voici un bâton, et quand celui qui l’aura en main lui dira : « Bâton, fais ton devoir ! » il se mettra à battre les ennemis de son maître, sans que rien puisse l’arrêter, jusqu’à celui-ci lui dise assez ! Avec ce bâton, tu peux recouvrer ton mulet et ta serviette.

Jean remercia, et partit. Il logea à la même auberge que précédemment. On l’accueillit on ne peut mieux, dans l’espoir de lui enlever encore quelque talisman. Il invita l’hôtelier et sa femme et aussi le valet d’écurie à souper avec lui. Vers la fin du repas, il dit à son bâton, qu’il avait constamment tenu dans sa main, sans vouloir s’en séparer :

— Bâton, fais ton devoir !

Et aussitôt voilà le bâton de se mettre en mouvement et de frapper, à tour de rôle, sur l’hôtelier et sa femme et le valet d’écurie. Tous leurs efforts pour l’arrêter étaient vains, et ils avaient beau se cacher sous la table et ailleurs, le bâton les atteignait partout, et Jean riait et plaisantait.

— Grâce ! miséricorde ! lui criaient-ils. Et lui disait :

— Cela vous apprendra à voler des mulets et des serviettes !

— Grâce ! Nous vous rendrons tout ! Vous allez nous faire tuer !...

— Assez ! cria Jean, au bout d’une demi-heure de cet exercice.

Et le bâton cessa de frapper, et Jean revint à la maison avec le mulet, la serviette et le bâton.

S’il a su les conserver, il n’est pas à plaindre. Quant à moi, je n’ai pas eu de ses nouvelles, depuis.


Conté par Barbe Tassel, de Plouaret
(Côtes-du-Nord). — 1870.





  1. Jean au pied de travers.
  2. Bâton dont l'extrémité inférieure se termine en boule.