Contes populaires de Basse-Bretagne/Les Danseurs de nuit



II


LES DANSEURS DE NUIT


(Seconde version)
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IL y avait une fois une dame riche, qui demeurait dans un beau château, et qui avait une fille et une belle-fille. Sa fille s’appelait Catho, et était laide, sale et méchante. Sa belle-fille, nommée Jeanne, était jolie, gracieuse, sage et bonne.

La dame n’aimait que sa fille Catho, à qui elle donnait tout ce qu’elle désirait, de beaux habits et des bijoux, et elle détestait Jeanne, qui était habillée et traitée comme une servante.

Il y avait, dans le bois qui entourait le château, une vieille chapelle, où revenait, disait-on, chaque nuit, un prêtre mort depuis longtemps, pour essayer de dire une messe qu’il ne pouvait jamais dire, faute de trouver un répondant. Plusieurs personnes prétendaient aussi avoir aperçu de la lumière dans la chapelle, à l’heure de minuit, et entendu et vu des fantômes effrayants.

Pour aller à la chapelle, il fallait passer par un carrefour, où l’on disait que les Danseurs de nuit prenaient fréquemment leurs ébats, et personne ne se souciait de rencontrer ces êtres-là, une fois le soleil couché.

La méchante marâtre cherchait le moyen de se défaire de Jeanne, afin que sa fille Catho héritât des biens de son premier mari.

Un dimanche soir du mois de décembre, qu’elle était restée tard auprès du feu, à entendre ses serviteurs chanter des gwerziou et conter des contes merveilleux, au moment de réciter les prières du soir en commun, avant d’aller se coucher, elle s’écria :

— Voyez donc ! J’ai oublié mon livre d’heures à la chapelle ! Allez, vite, me le chercher, Jeanne.

— Oui, mère, répondit la pauvre enfant. Mais, elle avait peur, et elle dit à une servante :

— Venez avec moi, Marguerite.

— Non, non ! vous irez seule, reprit la marâtre ; vous avez donc peur ?... à votre âge !... Allez !...

Jeanne trempa son doigt dans le bénitier, fit le signe de la croix et partit. Son petit chien Fidèle, qui l’accompagnait partout, s’apprêtait à la suivre. Mais Catho courut après lui, lui donna un coup de pied et ferma la porte, pour l’empêcher de sortir.

Le chien sauta par la fenêtre, en brisant un carreau, et rejoignit sa maîtresse. Sa présence la rassura un peu et elle le caressa et lui dit de ne pas la quitter.

Il faisait un beau clair de lune. Quand elle arriva au carrefour, elle aperçut sept petits hommes avec de larges chapeaux, sept nains, qui y dansaient en rond, en chantant. Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin. Mais, tous les danseurs, à l’exception d’un seul, s’approchèrent d’elle et l’enveloppèrent dans leur ronde, en criant :

— Dansez avec nous, jeune fille ; dansez avec nous, dansez avec nous !...

— Volontiers, Messieurs, dit Jeanne gracieusement, si cela peut vous faire plaisir.

Et elle entra dans la ronde, et la danse et les chants continuèrent, avec un nouvel entrain.

Puis, le nain qui tenait Jeanne par la main droite dit :

— Oh ! l’aimable et gracieuse jeune fille !

— Qu’elle soit la moitié plus aimable et plus gracieuse encore ! répondit celui qui la tenait par la main gauche.

— Oh ! la sage jeune fille ! dit le troisième.

— Qu’elle soit la moitié plus sage encore ! dit le quatrième.

— Oh ! la belle jeune fille ! dit le cinquième.

— Qu’elle soit la moitié plus belle encore ! dit le sixième.

— Belle comme les étoiles ! ajouta le septième, celui qui n’avait pas dansé avec les autres[1].

Puis, les nains embrassèrent la jeune fille, à l’exception du septième encore, et disparurent ensuite.

Jeanne se rendit alors à la chapelle, et n’y vit, ni entendit rien d’effrayant ou d’extraordinaire. Elle trouva le livre d’heures de sa marâtre sur son banc, et le lui rapporta.

Si elle était belle, auparavant, à présent, elle l’était encore bien plus, et sa beauté éclairait le chemin où elle passait, comme le soleil, au mois de mai.

— Voilà votre livre, ma mère, dit-elle en présentant son livre d’heures à sa marâtre.

Celle-ci la regardait, muette d’étonnement et la bouche ouverte, tant elle était éblouie par sa beauté. Quand elle put enfin parler, elle demanda :

— Que vous est-il donc arrivé, pour être ainsi ?

— Il ne m’est rien arrivé, mère, répondit Jeanne.

Elle ne savait pas qu’elle était si belle.

— Vous n’avez pas rencontré les Danseurs de nuit, au carrefour ?

— Si vraiment, mère, je les ai rencontrés, et j’ai même dansé avec eux.

— Et ils ne vous ont pas fait de mal ?

— Non, ils ont même été fort aimables avec moi.

— Vraiment ?... Et dans la chapelle, qu’avez-vous vu ?

— Je n’ai vu rien d’extraordinaire, mère.

— Vraiment ?... Eh bien ! allez vous coucher. Toute la nuit, la marâtre fut préoccupée de l’aventure de Jeanne.

— Ce sont, sans doute, les Danseurs de nuit qui l’ont ainsi changée, se disait-elle. Demain, j’irai à la chapelle, dans l’après-midi, en me promenant, et j’y laisserai encore mon livre d’heures, et le soir, j’enverrai aussi ma fille me le chercher, pour voir...

Le lendemain, elle dit à Catho qu’elle deviendrait aussi belle que Jeanne, et même davantage, si elle voulait aller aussi, pendant la nuit, lui chercher son livre d’heures à la vieille chapelle du bois.

Catho ne s’en souciait guère, car elle était peureuse et poltronne ; cependant, elle consentit à y aller, sur la promesse que lui fit sa mère qu’elle deviendrait aussi belle que Jeanne, ou même davantage.

Quand onze heures sonnèrent, sa mère lui dit :

— Voici le moment de partir, ma fille ; allez donc et ne craignez rien, il ne vous arrivera pas de mal.

Elle avait peur ; mais, d’un autre côté, elle désirait ardemment être belle.

— Fidèle viendra aussi avec moi, dit-elle.

Et elle appela le petit chien de Jeanne. Mais, il s’enfuit vers Jeanne, et elle lui donna un coup de pied, en disant :

— Eh bien ! vilaine bête, je n’ai aucun besoin de toi.

Elle partit.

Quand elle arriva au carrefour, elle vit les nains qui y dansaient en rond, tout en chantant. Elle s’arrêta pour les regarder, et ils s’approchèrent d’elle et lui dirent ;

— Voulez-vous danser avec nous, jeune fille ?

— Crottin de cheval ! répondit - elle, je ne danse pas avec de sales bêtes comme vous ; fi donc !...

— Oh ! la vilaine fille ! dit un des nains.

— Qu’elle soit plus vilaine de moitié ! dit un second.

— Oh ! la sotte fille ! dit un troisième.

— Qu’elle soit plus sotte de moitié ! dit un quatrième.

— Oh ! la mauvaise fille ! dit le cinquième.

— Qu’elle soit plus mauvaise de moitié, dit le sixième.

— Et qu’elle vomisse du crottin de cheval, à chaque parole qu’elle prononcera, dit le septième.

Et ils s’en allèrent.

La belle Catho aussi s’en retourna à la maison, sans aller jusqu’à la chapelle.

Quand la mère vit sa fille, elle s’écria :

— Dieu ! que t’est-il donc arrivé, ma pauvre fille ? Tu n’as pas rapporté mon livre d’heures ?

— Non certainement ; allez vous-même le chercher, si vous voulez.

Et elle vomit un tas de crottin de cheval.

— Qu’est-ce à dire ? N’as-tu pas rencontré les Danseurs de nuit ?

— Je les ai bien vus, les vilains monstres !

Et elle vomit encore un tas de crottin de cheval. Elle empestait, et sa figure ressemblait à un crapaud gonflé de venin. Si elle était sotte, auparavant, à présent, elle était bien plus sotte encore, et méchante comme une chienne enragée.

Sa mère l’enferma dans une chambre, où personne ne pouvait la voir, et jura de se venger sur Jeanne.

Le bruit de la beauté et de la sagesse de Jeanne s’était vite répandu dans tout le pays, et il venait, de tous côtés, des gens riches et puissants pour la voir et la demander en mariage. Mais, la marâtre les éconduisait tous. Un jour, il vint aussi un jeune prince, qui fut tellement charmé de la beauté et des vertus de la jeune fille, qu’il la demanda sur-le-champ en mariage. La diablesse de marâtre voulut lui jouer un tour de sa façon. Elle songea à substituer Catho à Jeanne, et dit au prince que c’était un trop grand honneur pour elle d’avoir un tel gendre, pour qu’elle ne s’empressât pas de l’agréer, et sa fille pareillement. Les fiançailles furent donc faites promptement, et l’on prit jour pour le mariage. Le prince envoya à sa fiancée des bagues, des diamants et de riches parures.

Quand vint le jour du mariage, il se présenta avec un nombreux cortège de princes et d’hommes et de dames de qualité.

Catho avait été surchargée des joyaux et des parures donnés par le prince, et la pauvre Jeanne fut enfermée, sous clef, dans un grand coffre, afin que personne ne la vit.

Le jeune prince était venu dans un superbe carrosse doré. La mère y monta, pour aller à l’église, avec sa fille, dont la figure était voilée, et quand les portières furent fermées sur eux trois, ils se trouvèrent dans l’obscurité. On recommanda au prince de ne pas parler à sa fiancée, jusqu’au retour de la cérémonie, parce qu’elle était très timide.

Le carrosse prit le devant. Le petit chien Fidèle courait après en jappant : « Hep hi ! hep hi !... » c’est-à-dire : « Sans elle ! sans elle ! »

— Que signifie cela ? demanda le prince, étonné.

— Rien, mon gendre, répondit la mère ; ne faites pas attention aux jappements de ce petit roquet ; il voudrait monter aussi dans le carrosse, mais, il nous salirait.

Comme il traversait le bois qui entourait le château, un petit oiseau vint se poser sur le haut du carrosse, et il disait, dans son langage :


Hélas ! hélas ! la joliette,
La charmante et douce Jeannette,
Seule est restée à la maison.
Au fond d’un coffre, sa prison ;
Et la méchante et laideronne,
Prenant sa place et sa couronne.
Déjà se croit reine des cieux...
O prince, prince, ouvrez les yeux !


— Qu’est-ce qu’il chante donc, cet oiseau ? demanda le prince, étonné.

— Rien, mon gendre, répondit la mère de Catho ; n’y faites pas attention.

— Oh ! il se passe quelque chose d’extraordinaire, et il faut que je sache ce que c’est.

L’oiseau reprit sa chanson, et le prince fit arrêter le carrosse et descendit. Il ouvrit les portières du carrosse, souleva le voile de sa fiancée, et, quand il vit le monstre de laideur qu’il allait épouser, il poussa un cri d’horreur et dit :

— Dehors, vilaines bêtes ! Serpents et crapauds ! Descendez, vite, et que je ne vous revoie plus jamais.

Le prince et sa suite partirent alors, au galop, abandonnant la belle Catho et sa mère, sur la route.

Et quand il fut rentré au château, il allait de chambre en chambre en criant :

— Jeanne, ma chérie, où êtes-vous ?

— Ici ! dit Jeanne, du fond du coffre.

Le prince prit une cognée, brisa le coffre et en retira Jeanne.

Puis, il la fit monter dans son beau carrosse doré, sans faire de toilette, comme elle était, et la conduisit à l’église et l’épousa, au grand étonnement de tout le monde. Et le petit chien Fidèle, qui n’avait jamais quitté sa maîtresse, la suivit aussi, jusqu’au pied de l’autel.

Quand le cortège passa, Catho et sa mère étaient encore sur la route, pleurant de colère et pataugeant dans la boue.

Il y eut ensuite de grands festins et de belles fêtes, et les deux époux vécurent heureux ensemble et eurent beaucoup d’enfants.


Conté par Jean Le Laouénan,
domestique. — Plouaret.




  1. On ne dit pas pourquoi le septième nain s’abstint de danser et d’embrasser la jeune fille ; il eût été intéressant de le savoir pourtant.