Contes et légendes annamites/Légendes/084 La femme métamorphosée en moustique


LXXXIV

LA FEMME MÉTAMORPHOSÉE
EN MOUSTIQUE[1].



Deux époux s’étaient juré que lorsque l’un des deux viendrait à mourir, l’autre conserverait son corps jusqu’à ce qu’il ressuscitât, et qu’il ne se remarierait pas. La femme mourut et le mari conserva le corps sans l’enterrer. Au bout de sept mois, les autorités du village lui ordonnèrent d’enterrer sa femme, de peur qu’en la laissant ainsi elle ne devint un esprit malfaisant qui hanterait le village[2]. Le mari s’y refusa et dit : « Ma femme et moi nous nous sommes juré d’attendre ainsi que nous ressuscitions, et de ne pas nous enterrer. Puisque vous voulez m’y forcer, je vous prie de m’aider à couper des bambous pour faire un radeau sur lequel je mettrai le cercueil. Je m’en irai ensuite avec lui où le radeau me portera et le village n’aura pas à craindre de démon malfaisant.

Les gens du village l’aidèrent à faire son radeau et à y porter le cercueil de sa femme. Le radeau flotta jusqu’au paradis occidental. Le Bouddha demanda à l’homme ce qu’il venait faire en ces lieux. Le mari lui raconta son histoire et le Bouddha, touché de compassion, ressuscita la femme. Le Bouddha demanda à la femme si elle aimait toujours son mari ; sur sa réponse affirmative il ordonna à celui-ci de se tirer du sang du doigt et de le faire boire à sa femme. Le mari lui obéit.

Au bout de quelque temps, les deux époux désirèrent retourner dans leur pays. Il y avait au paradis occidental un vieux crocodile qui faisait pénitence depuis neuf existences ; le Bouddha lui commanda de ramener les deux époux chez eux. Arrivé à la moitié du chemin le crocodile leur dit : « J’ai grand faim, mon ventre est si léger que je ne puis aller plus loin[3] ; attendez sur cet arbre que je revienne vous chercher. » Il laissa donc les deux époux et alla chercher sa nourriture, mais comme il s’abstenait de chair il ne put manger des poissons et se lesta avec des galets.

Pendant ce temps, les deux époux s’étaient endormis sur leur arbre. Il passa un bateau chinois dont les matelots voyant là une jolie femme l’enlevèrent sans que le mari se réveillât. Quand le crocodile revint la femme avait disparu. Le crocodile réveilla le mari en frappant les flots de sa queue et lui demanda ce qu’était devenue sa femme. Le mari d’abord accusait le crocodile de l’avoir dévorée, mais celui-ci lui offrit de le laisser s’assurer de son innocence. L’homme introduisit le pied jusque dans le ventre du crocodile et il n’y toucha que des galets arrondis. Il lui demanda alors s’il n’avait pas vu passer de bateau ; le crocodile avait vu le bateau chinois, ils se mirent à sa poursuite et l’atteignirent bientôt. Mais, du haut du bateau, la femme cria à son mari qu’elle avait épousé le capitaine et qu’il pouvait prendre une autre femme.

L’homme revint raconter au Bouddha ce qui était arrivé. Le Bouddha le renvoya pour réclamer à sa femme le sang qu’elle avait bu. Le crocodile rapporta donc le mari au bateau et celui-ci cria à sa femme : « Puisque tu veux violer ton serment et prendre un autre mari, il te faut me rendre la tasse de mon sang que tu as bue. La femme aussitôt vomit du sang, mais en trop petite quantité.

Le mari s’en retourna auprès du Bouddha, et, pendant ce temps, la femme mourut sur le bateau. Les Chinois jetèrent son cadavre à la mer ; il flotta jusqu’au paradis occidental où le Bouddha le transforma en moustique. C’est pourquoi le moustique suce le sang afin de pouvoir rendre celui qu’il doit encore.



  1. (*) La rédaction que je possède de cette métamorphose se termine par quelques lignes inintelligibles. Le moustique demande au Bouddha une vrille pour percer la peau des hommes. Le Bouddha dit : « Quand il percera la peau des hommes, ceiux-ci le sentiront, ils ont cinq vrilles dont ils le perceront », et il refusa de donner une vrille au moustique. Ces cinq vrilles sont les cinq doigts de la main dont l’homme écrase le moustique.
  2. Le code annamite, reproduisant en cela le code chinois, interdit de conserver les morts dans les maisons au delà de trois mois. « Pour les fonctionnaires comme pour les personnes du peuple l’inhumation doit avoir lieu dans les trois mois Ceux qui seront troublés par les signes du vent et de l’eau, ou bien qui invoqueront des prétextes pour suspendre le transport de la bière à la fosse et qui, pendant des années exposeront le cercueil dans la maison sans l’inhumer, seront punis de quatre vingt coups de tru’ong. » (Code annamite, trad. Philastre, tome I, p. 672 ; art. 162 de la traduction.) C’est le texte même du code chinois de la dyastie actuelle. Lois rituelles, inhumation.)
    La coutume de garder les corps plus ou moins longtemps est commune à nombre de races civilisées ou sauvages de Indo-Chine et même de l’Archipel indien. On verra ailleurs (n° CV) des démons qui ont pour origine des cadavres ainsi gardés trop longtemps dans les maisons.
  3. Nous avons en français une expression équivalente à celle de l’annamite dans « se lester, être lesté. »