Contes et légendes annamites/Légendes/057 Le roi Heo

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 145-147).


LVII

LE ROI HEO.



Il y avait un orphelin dont le nom de famille était Heo (porc). Il descendit de la forêt pour chercher un asile, et se loua chez un mandarin. Un jour son maître lui dit de lui laver les jambes et de prendre bien garde de lui égratigner trois signes rouges[1] qu’il avait aux jambes. Si cela lui arrivait il ferait périr toute sa famille[2]. Le jeune garçon lui répondit : « Si vous avez trois signes rouges, moi j’en ai neuf ; je vaux bien mieux que vous. » Le maître se prit à réfléchir et se dit : « S’il a neuf signes rouges, il est certainement destiné à devenir roi ; il faut le faire périr. »

Le maître ordonna alors à une servante de préparer du poison pour empoisonner le jeune garçon, mais la servante eut pitié de lui et, tout en faisant semblant de s’adresser à ses porcs, elle cria : « Porc ! Ô porc ! si tu manges tu mourras, si tu ne manges pas tu mourras aussi. »

Le jeune garçon comprit bien que par ces paroles la servante faisait allusion à quelque chose qui le touchait, mais il eut beau la presser elle ne voulait rien dévoiler. Enfin elle lui dit : « Si vous voulez me promettre de me prendre pour femme quand vous serez roi, je vous dirai tout. » Heo le lui promit : « quand je serai roi, dit-il, viens à moi les cheveux tombant sur les épaules pour que je te reconnaisse à ce signe, et je te prendrai pour femme. » Là-dessus il prit la fuite et alla s’engager ailleurs ; mais là, en jouant avec l’enfant de la maison il le poussa, l’autre tomba et se tua.

Heo eut peur et s’enfuit dans une pagode où on lui donna pour emploi de laver la statue du Bouddha. Quand il la lavait il ordonnait à la statue de lever le bras, et le Bouddha le levait ; de lever la jambe, et le Bouddha obéissait[3]. Un jour il oublia de lui dire de baisser le bras qu’il avait levé, et il remit sur l’autel son Bouddha avec un bras en l’air. Quand le supérieur vint faire ses dévotions il fut surpris de trouver le Bouddha dans cette attitude et en demanda la raison à Heo. « C’est que lorsque je l’ai eu lavé, lui répondit celui-ci, j’ai oublié de lui ordonner de baisser le bras. » Le bonze comprit que ce garçon là était un roi et que c’était pour cela que le Bouddha le redoutait (et lui obéissait). Il alla donc vite prévenir les autorités pour que l’on put s’emparer de lui et le faire périr, mais Heo s’enfuit à temps.

Il s’engagea comme jardinier. Chaque soir il arrosait les arbres. Un jour, voyant tous les aréquiers de même taille, il les montra du doigt en disant : « Celui-ci est le père, celui-ci le fils, celui-ci le petit fils. » Immédiatement tous les aréquiers se dépareillèrent, devenant l’un plus grand, l’autre plus petit. Quand le maître vint voir son jardin il trouva ses aréquiers inégaux et dit à Heo : « L’autre jour ils étaient tous d’égale hauteur, comment se fait-il qu’ils ne le soient plus. » Heo lui répondit : « C’est que je leur ai ordonné d’être l’un grand, l’autre petit, » Le maître voulait qu’il les remit dans leur premier état, mais il s’y refusa en disant : « Le sage ne mange que dans une écuelle et n’a qu’une parole ; je ne rétracterai pas ce que j’ai dit[4]. »

Le maître du jardin voulait le battre, mais il se sauva et alla coucher dans une maison. La maison était pleine et il ne trouvait pas de place pour dormir. Dans cette maison l’on honorait un génie placé sur une table. Il jeta le génie par terre et se coucha sur la table. Pendant la nuit il se réveilla et partit. Le matin venu, les gens de la maison virent le génie par terre ; ils essayèrent de le relever, mais il ne voulait pas quitter la place. Il leur dit par le ministère d’un inspiré : « J’habite la terre du roi, le roi m’a mis là, j’y reste. » Les gens de la maison comprirent alors que celui qui avait couché là cette nuit était un roi (prédestiné).

Par la suite Heo se révolta et devint roi. Sa femme courut à lui les cheveux tombants, et il la reconnut pour son épouse.



  1. Les devins tirent de ces signes divers présages suivant la position qu’ils occupent sur le corps.
  2. Giét ba ho ; exterminer les trois familles, c’est-à-dire fa famille du père, celle de la mère et celle de la femme.
  3. Cf. le Thanh dong deu couvert de sueur devant Minh mang (n° XI).
  4. C’est un dicton du pays : làm con ngwoi ta, an mot doi, aoi mot loi. Un homme ne mange que dans une écuelle et n’a qu’une parole.