Contes et légendes annamites/Légendes/058 L’homme aux trente sous

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 148-149).


LVIII

L’HOMME AUX TRENTE SOUS.



Autrefois, vivait un homme dont la destinée était d’avoir trente sous[1] et jamais plus.

Un jour, le roi avait pris un déguisement et parcourait le pays pour s’instruire des sentiments de ses sujets ; il entra dans la maison de cet homme pour y passer la nuit. L’homme voyant un hôte de bonne apparence le reçut avec joie, lui offrit du riz, du thé et le traita à merveille. Le roi s’étonna de se voir si bien reçu dans la maison d’un pauvre et lui demanda pourquoi il dépensait ainsi tout ce qu’il avait.

L’homme lui répondit : « Je vais vous expliquer la chose. J’ai toujours fait le métier de journalier. Quelque travail que je tasse l’on me donne toujours trente sous pour ma journée, ni moins ni plus. Si j’épargne quelque chose, le lendemain on ne me fait pas travailler ; quand j’ai tout dépensé, au contraire, j’ai toujours de l’ouvrage. J’ai donc compris que mon destin était d’avoir cette somme, et chaque jour je dépense ce que j’ai gagné pour aller en gagner autant le lendemain. »

Le roi lui répondit : « À l’inspection de vos traits, je vois que vous deviendrez très riche. Écoutez ce que je vais vous dire. Le quinze du huitième mois, qui est le jour de la mi-automne, faites des mannequins avec de l’herbe et allez les mettre en vente devant la porte méridionale du palais. Si quelqu’un veut les acheter demandez-lui-en tout ce que vous voudrez, il vous le donnera ; vous serez donc aussi riche qu’il vous plaira. »

Quand il fit jour, le roi s’en alla et il ordonna à ses aides lorsque ce jour-là ils verraient venir le marchand de mannequins de l’amener devant lui. Au terme fixé le pauvre diable alla partout pour vendre ses deux mannequins sans trouver personne qui voulut les acheter. Pressé par la faim et las de porter ce fardeau, il le déposa à midi devant la porte du palais, et s’arrêta pour se reposer. Aussitôt les hommes de garde s’emparèrent de lui et le menèrent devant le roi. Épouvanté de la majesté du lieu il se mit à trembler, et, quand un mandarin lui demanda (par ordre du roi) combien il voulait de ses mannequins, il hésita quelque temps et enfin en demanda trente sous.

Le roi les lui fit payer et, lorsqu’il fut sorti, raconta son histoire à l’assistance et prouva, par cet exemple, que les destins de l’homme sont écrits, et qu’aucune force humaine n’y peut rien changer.



  1. Une ligature et demie.