Contes et légendes annamites/Légendes/056 Le bonze métamorphosé en pot à chaux

◄  La perdrix
Le roi Heo  ►


LVI

LE BONZE MÉTAMORPHOSÉ
EN POT A CHAUX[1].



Un individu qui n’avait pas de famille s’était fait voleur. Il avait bâti une maison où il donna asile à un couple de mendiants. Un jour que ces deux mendiants avaient mendié tout le jour sans rien recevoir, le mari dit à la femme : « Nous n’avons rien gagné aujourd’hui ; je vais aller voler des patates pour ne pas mourir de faim. » La femme lui répondit : « Nous sommes déjà des mendiants, si tu vas voler que deviendrons-nous ? Parce que nous nous sommes mal conduits dans une existence antérieure, nous sommes réduits à cette condition, si nous volons maintenant qui sait quel sera notre châtiment ? Non ! mourons de faim s’il le faut, mais ne volons pas ! »

Le voleur entendit le discours de ces deux mendiants ; il se repentit aussitôt, abandonna son métier et se retira dans une pagode pour faire pénitence. Le supérieur, le voyant ignorant et incapable de psalmodier les hymnes, le chargea de l’entretien du feu ; il ne devait pas le laisser éteindre, car la pagode était isolée et l’on n’avait pas de voisins à qui en demander.

Il obéit au supérieur et s’acquitta de son emploi avec une grande exactitude. Mais une nuit, un mauvais bonze voulant lui faire du tort éteignit le feu. Quand le gardien du feu se réveilla et le trouva éteint et s’empressa de courir au village voisin pour en demander. Mais au milieu du chemin il rencontra un tigre qui lui barrait le passage. Le bonze dit au tigre : « Dévorez-moi, j’y consens ; mais laissez-moi auparavant aller chercher du feu pour la pagode ; je reviendrai ensuite ici pour que vous me mangiez. » Le tigre consentit à cette proposition, et le bonze, après avoir rapporté le feu à la pagode, prévint le supérieur et alla se rendre au tigre. Celui-ci lui dit : « Je suis vieux, j’ai perdu toutes mes dents, tes os seraient trop durs pour moi ; monte sur un arbre et laisse-toi tomber, afin de te briser les os. » Le bonze lui obéit. Mais le Ciel et le Bouddha eurent pitié de l’héroïsme de ce bonze ; son corps fut arrêté au passage ; il disparut et fut transformé en Bouddha.

Le mauvais bonze, voyant que par cette voie son camarade était parvenu au degré suprême, alla demander au supérieur de la pagode de lui confier l’emploi de gardien du feu. Une nuit il fit semblant de s’oublier et le laissa s’éteindre ; il courut alors au village pour chercher du feu, rencontra le tigre sur le chemin, lui fit la même demande que l’autre bonze et, comme lui, revint se faire manger par le tigre. Mais quand il se fut laissé tomber de l’arbre rien ne l’arrêta en chemin ; il se cassa les os et fut métamorphosé en pot à chaux. Le tigre repu disparut.

Ainsi parce que son cœur (littéralement : son ventre) avait été méchant, il fut transformé en un pot à chaux, afin qu’on lui fouillât toujours le ventre[2].



  1. Il y a de l’origine du pot à chaux un récit différent, mais qui ressemble trop à celui-ci par le tour général pur que l’on puisse les séparer : une bonzesse désireuse de devenir un Bouddha se mit en route vers le paradis occidental. Sur son chemin elle rencontra deux hommes qui lui demandèrent où elle allait. Elle leur dit quels étaient les motifs de son voyage et afin d’avoir une compagnie pendant la route, les engagea à la suivre. Mais, en réalité, elle ne pensait pas que ces gens là dussent sérieusement se vouer à la pénitence. Quand ils furent sur le point d’arriver au paradis occidental, le Bouddha, désireux de les éprouver, se transforma en une pagode près de laquelle il y avait un grand arbre sacré. La bonzesse, jalouse de ses compagnons et craignant qu’ils n’arrivassent avant elle à la perfection, leur dit : « Si vous voulez être transformés en Bouddha montez sur cet arbre, récitez quelques prières et laissez-vous tomber. » Ils firent ce qu’elle avait dit et furent aussitôt transformés. Elle monta alors elle-même sur l’arbre. En tombant elle se tua et fut transformée en pot à chaux (à chiquer). C’est pour cela que l’on ne casse pas les vieux pots à chaux qui se sont remplis peu à peu et ne sont plus utilisables. On les porte au pied des arbres des pagodes, où s’amoncellent aussi toutes sortes de débris des ustensiles en terre cuite.
  2. Le pot à chaux dont il s’agit ici est ce pot à ventre rebondi, muni d’une anse à la partie supérieure et percé d’un trou latéral dans lequel on met la chaux qui sert à chiquer le bétel. On prend la chaux avec une espèce de palette en cuivre, ch’ia vôi, qui fouille perpétuellement les flancs du pot ; aussi a-t-on pu le comparer à un homme mis à la torture.
    L’anse supérieure représente les deux bras du bonze suspendu à la branche d’arbre.
    Dans une histoire qui ressemble beaucoup à celle-ci un voleur porte secours à une femme en couches et, à la suite de cette bonne action, est converti par un La han. Il se retire dans une pagode dont les bonzesses l’emploient aux travaux les plus durs. Un jour, pour se moquer de lui, elles lui disent de grimper dans un tamarinier et qu’il y sera transformé en Bouddha. Il les écoute et monte aux cieux à un moment où les hautes lanternes d’un enterrement passent sous le tamarinier et prennent feu. Les bonzesses veulent alors l’imiter, mais elles tombent de l’arbre et se tuent.