Contes et légendes annamites/Légendes/053 L’origine du marsouin

Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 135-139).


LIII

L’ORIGINE DU MARSOUIN.



I

Il y avait un pauvre ménage qui avait deux enfants, un garçon et une fille ; la fille était en gage, le garçon demeurait avec ses parents. Vint la guerre et ils furent dispersés.

Un jour, la jeune fille allait puiser de l’eau quand elle rencontra son frère. Ils ne se reconnurent pas. Le frère voulut lui conter fleurette. « L’eau de cette cruche est bien belle » lui dit-il. — « Oui, mais elle n’est pas pour toi », lui répondit la fille.

Le garçon fut vexé de cette réponse, il alla trouver ses parents et les amena à aller demander cette fille à son maître pour la lui donner en mariage. Quand le mariage eut été accompli, un jour que les nouveaux mariés se cherchaient leurs poux, le mari vit sur la tête de sa femme une cicatrice et lui demanda ce que c’était ; elle lui répondit qu’étant enfant, en jouant avec son frère, celurci avait jeté une pierre qui l’avait lilessée à la tête. À ce signe, le mari reconnut qu’il avait épousé sa sœur.

Il fut tout honteux, mais il cacha avec soin ce fait à tout le monde, et dit à ses parents : « Nous sommes riches, équipez-moi un bateau pour que j’aille faire du commerce. » Il partit donc avec son bateau et jeta l’ancre devant la maison d’un ménage de tricheurs[1]. Ceux-ci l’invitèrent à venir s’amuser chez eux et pendant la nuit envoyèrent leur servante porter dans le bateau une tortue d’or.

Le lendemain ils allèrent accuser le patron du bateau d’avoir volé leur tortue d’or, naturellement celui-ci nia. La tricheuse lui dit : « Parions ! si la tortue n’est pas dans votre bateau tous mes biens vous appartiendront, mais si on l’y trouve, je gagnerai tout ce qui vous appartient. » Sûr de son innocence, le patron accepta cette gageure. On prit à témoin les autorités du village, ensuite on fouilla le bateau et l’on trouva la tortue d’or. La tricheuse s’empara donc de tous les biens du patron et le réduisit lui-même à la condition de laboureur.

Trois ans se passèrent sans que la femme vît revenir son mari. Elle allait chaque jour attendre son retour au bord de la mer ; un jour, elle vit une pamplemousse[2] flotter jusqu’à elle. Elle avait beau la repousser dans l’eau, la pamplemousse revenait toujours. La femme enfin la retira de l’eau et y trouva une lettre de son mari qui lui disait qu’il était tombé aux mains d’une tricheuse. Dans la maison de cette tricheuse, ajoutait-il, il y a une tortue d’or qui est celle qui a servi à me faire tomber dans le piège, deux chats qui portent une chandelle sur leur tête, et un arbre desséché qui reverdit quand on le met en terre en un certain endroit.

La femme ne mit pas ses parents au courant de ce qu’elle avait appris, mais elle leur demanda la permission d’aller à la recherche de son mari. Elle équipa un bateau, emporta une troupe de rats et emmena avec elle un orfèvre. Elle alla mouiller avec son bateau devant la maison de la tricheuse.

Celle-ci l’invita à descendre à terre ; ensuite pendant la nuit elle fit porter la tortue d’or dans le bateau. Au matin, elle vint accuser la femme d’avoir volé sa tortue, et la femme consentit à parier tous ses biens contre ceux de la tricheuse, mais quand on chercha la tortue dans le bateau on ne la trouva pas parce que l’orfèvre l’avait fondue et mise en lingot.

La tricheuse proposa alors un nouveau pari ; elle paria de faire reverdir un arbre desséché, mais l’arbre ne reverdit pas parce que la maîtresse du bateau avait fait enlever la terre qui opérait ce prodige de l’endroit où elle se trouvait. Elle-même ensuite planta l’arbre au lieu où elle avait fait transporter cette terre et l’arbre reverdit.

La tricheuse proposa alors de jouer aux cartes toute la nuit et paria que ses chats éclaireraient le jeu avec une chandelle sur leur tête. La maîtresse du bateau accepta. Elle lâcha des rats qu’elle avait cachés dans les manches larges de son habit, les chats coururent après, et la tricheuse dut s’avouer vaincue.

Elle et son mari durent servir la maîtresse du bateau ; quant à leurs biens, ils furent rendus à ceux à qui ils avaient été pris.

La maîtresse du bateau emmena la tricheuse et son mari, mais au milieu du voyage elle les jeta dans la mer. Ils furent transformés en marsouins et, mus par le regret de leurs biens, ils sautent toujours sur la mer. Quand on les rencontre, on les défie, et ils luttent de vitesse avec les barques.


II

Autrefois il y avait une jeune fille qui habitait avec ses parents. Dans le même village vivait un étudiant pauvre qui, chaque jour, venait dans la maison mendier son pain. La jeune fille devint amoureuse de ce jeune homme.

Un jour elle prit quelques taëls et alla attendre l’étudiant. Elle les lui donna, et ils se promirent d’attendre qu’il eut passé ses examens et qu’ensuite ils se marieraient. Ils tinrent leur promesse ; l’étudiant continua à vivre misérablement ; il se présenta plusieurs fois, mais il échoua à ses examens. Il résolut alors de changer de pays afin de continuer à vivre et à étudier en mendiant.

La jeune fille ayant appris son insuccès et son départ désespéra. Elle épousa donc un homme très riche du voisinage. Sept ans après le pauvre étudiant réussit enfin à passer ses examens et, pensant que sa fiancée l’avait attendu, il se mit en route pour aller la rejoindre. Mais il apprit qu’elle s’était mariée, et ne se présenta pas devant elle.

La femme cependant entendit dire que l’étudiant avait été reçu et était venu pour la voir ; elle pensa qu’il restait fidèle à leur engagement, elle quitta son mari et alla à la maison de l’étudiant. Celui-ci la reçut d’abord avec amitié ; mais quand elle lui eut fait part de son dessein, il lui dit : « Je croyais que vous veniez simplement me voir. Retournez avec votre mari ; une femme ne saurait avoir deux époux. » La femme fut toute honteuse et lui répondit : « Je pensais que vous aviez conservé la mémoire de notre engagement, et j’ai abandonné mon mari pour venir vivre avec vous. De quel front retournerais-je avec lui ? Mieux vaut mourir que de vivre dans la honte. » Là-dessus elle se jeta à l’eau et mourut.

Après sa mort cette femme fut transformée en marsouin, et voici pourquoi ce poisson plonge et revient à la surface de l’eau, sans aucune cesse : quand il est au-dessus de l’eau, il voit le ciel et, rougissant de honte devant le ciel, il plonge pour se cacher ; mais alors il touche la terre et rougit devant la terre, ce qui le force à remonter. Voilà pour quelle cause il se livre à ce manège au lieu de voguer paisiblement comme les autres poissons.


III

Un ogre[3] vivait dans la montagne avec sa mère ; pour la nourrir, il allait chaque jour dans la forêt chercher du gibier. Un jour, pendant que la mère était seule à la maison, vint un bonze qui voyageait à la recherche du paradis occidental. « Mon fils est féroce, lui dit la mère, si à son retour il vous trouve ici il vous dévorera. Je vais vous cacher dans une grande marmite. »

Quand l’ogre revint, il renifla et demanda à sa mère s’il n’était venu personne. Celle-ci dit que non, mais il ne la crut pas et découvrit le bonze à qui il demanda comment il était venu jusqu’à leur demeure. Le bonze lui expliqua qu’il allait à la recherche du paradis occidental et qu’il s’était égaré en chemin. L’ogre fut touché, il ne dévora pas le bonze et lui demanda ce que le Bouddha désirait des hommes. « Leur cœur, » répondit le bonze. L’ogre, à cette réponse, s’ouvrit le corps et donna au bonze son cœur pour le porter au Bouddha.

À la suite de ce sacrifice l’ogre et sa mère devinrent des Bouddhas. Quant au bonze il porta ce cœur jusqu’au bord de la mer où il le jeta parce qu’il sentait mauvais. Arrivé au paradis occidental le Bouddha demanda au bonze s’il ne lui avait rien été confié et le renvova chercher le cœur de l’ogre.

Le bonze retourna au bord de la mer et se mit à plonger mais sans pouvoir retrouver ce cœur. Il n’osa pas revenir sans lui et l’ut changé en marsouin. C’est pourquoi le marsouin continuellement plonge et remonte à la surface.



  1. Hai co chông con me lwong. Lwong désigne un escroc, un faiseur de dupes.
  2. De même, dans une pièce de théâtre annamite intitulée Kim long xich phung, un vieux pêcheur voit toujours revenir à lui un coffre flottant sur la rivière et dans lequel il trouve enfin ses petits enfants abandonnés et qu’il élève sans les connaître.
  3. Âc lai. Âc signifie méchant, mauvais. On pourrait se demander si ce n’est pas ici une altération de yak.