Contes chinois (Rémusat)/Les Trois frères

Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome secondp. 65).



LES TROIS FRÈRES.




Frontispice de Contes chinois, publié par Abel-Remusat, 1827.




LES TROIS FRÈRES.


Le bien ou le mal qui éclatent
Attirent un bonheur ou un malheur sensibles.
C’est là ce qui détourne du vice,
C’est là ce qui anime la vertu.

Une famille d’une condition médiocre habitait à Wou-si, ville dépendante de la cité de Tchang-tcheou, dans la province de Kiang-nan. Trois frères composaient cette famille:l’aîné s’appelait Liu-iu (ou le jaspe); le cadet, Liu-pao (ou le précieux), et le troisième, Liu-tchin (ou la perle). Celui-ci n’était pas encore mûr pour le mariage ; les deux autres étaient mariés. La femme du premier s’appelait Wang, et celle du cadet se nommait Yang ; elles avaient l’une et l’autre toutes les graces qui donnent de l’agrément aux femmes.

Liu-pao n’avait de passion que pour le jeu et le vin : l’on ne voyait en lui nulle inclination vers le bien ; sa femme était du même caractère, et n’était nullement portée à la vertu, bien différente en cela de Wang, sa belle-sœur, qui était un exemple de modestie et de régularité. Ainsi, quoique ces deux femmes vécussent d’assez bonne intelligence, leurs cours n’étaient que faiblement unis.

Wang eut un fils surnommé Hi-eul[1]. Ce jeune enfant n’avait encore que six ans, lorsqu’un jour, s’étant arrêté dans. la rue avec d’autres enfans du voisinage pour voir passer une procession solennelle, il disparut dans la foule, et le soir il ne revint pas à la maison.

Cette perte désola le père et la mère, qui firent afficher partout des billets ; il n’y eut point de rues où l’on ne fît des enquêtes ; mais toutes les perquisitions. furent inutiles : on ne put apprendre aucune nouvelle de ce cher fils. Liu-iu, son père, était inconsolable ; et dans l’accablement de tristesse où il était, il songea à s’éloigner de sa maison, où tout lui rappelait sans cesse le souvenir de son cher Hi-eul. Il emprunta d’un de ses amis une somme pour faire un petit commerce de côté et d’autre aux environs de la ville, se flattant que dans ces courtes et fréquentes excursions, il trouverait enfin le trésor qu’il avait perdu.

Comme il n’était occupé que de son fils, il sentait peu le plaisir des avantages qu’il retirait de son commerce. Il le continua néanmoins durant cinq ans, sans s’éloigner trop de sa maison : enfin ne trouvant point son fils après tant d’années, et le croyant perdu sans ressource, voyant d’ailleurs que sa femme Wang ne lui donnait point d’autre enfant, il pensa à se distraire d’une idée si chagrinante ; et comme il avait amassé un petit fonds, il prit le dessein d’aller négocier dans une autre province.

Il s’associa en chemin un riche marchand, lequel, ayant reconnu ses talens et son habileté dans le négoce, lui fit un parti très-avantageux. Le désir de s’enrichir le délivra de ses inquiétudes. A peine furent-ils arrivés l’un et l’autre dans la province de Chan-si, que tout réussit à leur gré. Le débit de leurs marchandises fut prompt, et le gain considérable. Le paiement qui fut reculé à cause de deux années de sécheresse et de famine dont le pays était affligé, et une assez longue maladie dont Liu-iu fut attaqué, l’arrêtèrent trois ans dans la province : ayant recouvré la santé et son argent, il partit pour s’en retourner dans son pays.

S’étant arrêté, durant le voyage, près d’un endroit appelé Tchin-lieou, pour s’y délasser de ses fatigues, il aperçoit une ceinture de toile bleue, en forme de petit sac long et étroit, tel qu’on en porte autour du corps sous les habits, et où l’on renferme de l’argent : en le soulevant, il sentit un poids considérable. Il se retire aussitôt à l’écart, ouvre le sac, et y trouve environ deux cents taëls[2].

A la vue de ce trésor, il fit les réflexions suivantes : « C’est ma bonne fortune qui me met cette somme entre les mains : je pourrais la retenir et l’employer à mes usages, sans craindre aucun fâcheux retour. Cependant, celui qui l’a perdue, au moment qu’il s’en apercevra, sera dans de terribles tranşes, et reviendra au plus vite la chercher. Ne dit-on pas que nos anciens, quand ils trouvaient ainsi de l’argent, n’osaient presque y toucher, et ne le ramassaient que pour le rendre à son premier maître. Cette action de justice me paraît belle, et je veux l’imiter, d’autant plus que je suis d’un âge avancé, et que je n’ai point d’héritier. Que ferais-je d’un argent qui me serait venu par ces voies indirectes ? »

A l’instant, retournant sur ses pas, il va se placer près de l’endroit où il avait trouvé la somme, et là il attend tout le jour qu’on vienne la chercher. Comme personne ne parut, il continua le lendemain sa route.

Après cinq jours de marche, étant arrivé sur le soir à Nan-sou-tcheou, il se loge dans une auberge où se trouvaient plusieurs autres marchands. Dans la conversation, le discours étant tombé sur les avantages du commerce, un de la compagnie dit : « Il n’y a que cinq jours que, partant de Tchin-lieou, je perdis deux cents taëls que j’avais dans ma ceinture intérieure ; j’avais ôté cette ceinture, et je l’avais mise auprès de moi, tandis que je prenais un peu de repos, lorsque tout-à-coup vint à passer un mandarin avec tout son cortège : je m’éloigne de son chemin, de crainte d’insulte, et j’oublie de reprendre mon argent. Ce ne fut qu’à la couchée, qu’en quittant mes habits, je m’aperçus de la perte que j’avais faite. Je vis bien que le lieu où j’avais perdu mon argent, étant aussi fréquenté qu’il l’est, ce serait en vain que je retarderais mon voyage de quelques journées, pour aller chercher ce que je ne trouverais certainement pas. »

Chacun le plaignit. Liu-iu lui demanda aussitôt son nom et le lieu de sa demeure. « Votre serviteur, lui répondit le marchand, s’appelle Tchin, et de meure à Yang-tcheou, où il a sa boutique et un assez bon magasin. Mais oserais-je, à mon tour, vous demander à qui j’ai l’honneur de parler ? » Liu-iu se nomma, et dit qu’il était habitant de la ville de Wou-si. « Le chemin le plus droit pour m’y rendre, ajouta-t-il, me conduit à Yang-tcheou ; si vous l’agréez, j’aurai le plaisir de vous accompagner jusque dans votre maison. »

Tchin répondit comme il devait à cette politesse, « Très-volontiers, lui dit-il, nous irons de compagnie ; je m’estime très-heureux d’en trouver une si agréable. » Le jour suivant, ils partent ensemble de grand matin. Le voyage ne fut pas long, et ils se rendirent bientôt à Yang-tcheou.

Après les civilités ordinaires, Tchin invita son compagnon de voyage à entrer dans sa maison, et y fit servir une petite collation.Alors Liu-iu fit tomber la conversation sur l’argent perdu à Tchin-lieou. « De quelle couleur, dit-il, était la ceinture où vous aviez serré votre argent, et comment était-elle faite ? — Elle était de toile bleue, répondit Tchin. Ce qui la rendait bien reconnaissable, c’est qu’à un bout la lettre Tchin, qui est mon nom, y était tracée en broderie de soie blanche. »

Cet éclaircissement ne laissait plus aucun doute ; aussi Liu-iu s’écria-t-il d’un air épanoui : « Si je vous ai fait ces questions, c’est que, passant par Tchin-lieou, j’y ai trouvé une ceinture telle que vous venez de la dépeindre. » Il la tire en même tems : « Voyez, dit-il, si c’est la vôtre ? — C’est elle-même, dit Tchin. » Sur quoi Liu-iu, la tenant encore entre les mains, la remit avec respect à son vrai maître.

Tchin, plein de reconnaissance, le pressa fort d’accepter la moitié de la somme dont il lui faisait présent ; mais ses instances furent inutiles, Liu-iu ne voulut rien recevoir. « Quelles obligations ne vous ai-je pas ? reprit Tchin ; où trouver une fidélité et une générosité pareilles ? » Il fait servir aussitôt un grand repas, où tous deux s’invitaient à boire avec les plus grandes démonstrations d’amitié.

Tchin disait en lui-même : « Où trouver aujourd’hui un homme de la probité de Liu-iu ? des gens de ce caractère sont bien rares. Mais quoi ! j’aurais reçu de lui un si grand bienfait, et je n’aurais pas moyen de le reconnaître ! J’ai une fille qui a douze ans ; il faut qu’une alliance m’unisse avec un si honnête homme. Mais a-t-il un fils ? c’est ce que j’ignore. — Cher ami, lui dit-il, quel âge a présentement votre fils ?

À cette demande, les larmes coulèrent des yeux de Liu-iu. « Hélas ! répondit-il, je n’avais qu’un fils qui m’était infiniment cher ; il y a sept ans que ce jeune enfant, étant sorti du logis pour voir passer une procession, disparut sans qu’il m’ait été possible d’en avoir depuis ce temps-là aucune nouvelle. Pour surcroît de malheur, ma femme ne m’a plus donné d’enfans. »

À ce récit Tchin parut un moment rêveur ; ensuite prenant la parole : Mon frère et mon bienfaiteur, dit-il, quel âge avait ce cher enfant lorsque vous le perdîtes ? Il avait six ans, répondit Liu-iu. Quel était son surnom, ajouta Tchin ? Comment était-il fait ? Nous l’appelions Hi-eul, répliqua Liu-iu. Il avait échappé aux dangers de la petite vérole ; on n’en voyait nulle trace sur son visage ; son teint était blanc et fleuri.

Ce détail causa une grande joie à Tchin, et il ne put s’empêcher de la faire paraître dans ses yeux et dans tout son air. Il appela sur-le-champ un de ses domestiques, auquel il dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci, ayant fait signe qu’il allait exécuter les ordres de son maître, rentre dans l’intérieur de la maison.

Liu-iu, attentif à l’enchaînement de ces questions, et à l’épanouissement qui avait paru sur le visage de son hôte, forma divers soupçons dont il s’occupait, lorsqu’il vit tout-à-coup entrer un jeune domestique qui avait environ treize ans. Il était vêtu d’un habit long et d’un surtout modeste, mais propre ; sa taille bien faite, son air et son maintien, son visage dont les traits étaient réguliers, et où l’on voyait de beaux sourcils noirs, surmontant des yeux vifs et perçans, frappèrent d’abord le cœur et les yeux de Liu-iu.

Dès que le jeune enfant vit l’étranger assis à la table, il se tourna vers lui, fit une profonde révérence, et dit quelques mots de civilité : ensuite s’approchant de Tchin, et se tenant modestement vis-à-vis de lui : Mon père, dit-il, d’un ton doux et agréable, vous avez appelé Hi-eul ; que vous plaît-il m’ordonner ? Je vous le dirai tout-à-l’heure, reprit Tchin ; en attendant tenez-vous à côté de moi.

Le nom de Hi-eul que se donnait le jeune enfant fit naître de nouveaux soupçons dans l’esprit de Liu-iu. Une impression secrète saisit son cœur, qui par d’admirables ressorts de la nature lui retrace à l’instant l’image de son fils, sa taille, son visage, son air, et ses manières. Il voit tout cela dans celui qu’il considère. Il n’y a que le nom de père donné à Tchin qui déconcerte ses conjectures. Il n’était pas honnête de demander à Tchin si c’était là véritablement son fils ; peut-être l’était-il en effet, car il n’est pas impossible que deux enfans ayant reçu le même nom se ressemblent.

Liu-iu, tout occupé de ces réflexions, ne songeait guère à la bonne chère qu’on lui faisait. On lisait sur son visage l’étrange perplexité où il se trouvait. Je ne sais quel charme l’attirait invinciblement vers ce jeune enfant : il tenait les yeux sans cesse attachés sur lui, et ne pouvait les en détourner, Hi-eul de son côté, malgré la timidité et la modestie de son âge, regardait fixement Liu-iu, et il semblait que la nature lui découvrait en ce moment que c’était son père.

Enfin Liu-iu, n’étant plus le maître de retenir plus long-tems les agitations de son cœur, rompit tout-à-coup le silence et demanda à Tchin si c’était là véritablement son fils ? Ce n’est point de moi, répondit Tchin, qu’il a reçu la vie, quoi que je le regarde comme mon propre fils. Il y a sept ans qu’un homme qui passait par cette ville, menant cet enfant par la main, s’adressa par hasard à moi, et me pria de l’assister dans son besoin extrême. Ma femme, dit-il, est morte, et ne m’a laissé que cet enfant. Le mauvais état de mes affaires m’a obligé de quitter pour un tems mon pays, et de me retirer à Hoaïngan, chez un de mes parens, de qui j’espère une somme d’argent qui m’aide à me rétablir. Je n’ai pas de quoi continuer mon voyage jusqu’à cette ville ; auriez-vous la charité de m’avancer trois taëls ? Je vous les rendrai fidèlement à mon retour, et pour gage de ma parole, je laisse ici en dépôt ce que j’ai au monde de plus cher, c’est-à-dire mon fils unique. Je ne serai pas plus tôt à Hoaïngan, que je reviendrai retirer ce cher enfant.

Cette confidence me toucha, et je lui mis en main la somme qu’il me de mandait pour lui. En me quittant il fondait en larmes, témoignant qu’il se séparait de son fils avec un extrême regret. Ce qui me surprit, c’est que l’enfant ne parut nullement ému de cette séparation ; mais ne voyant point revenir son prétendu père, j’eus des soupçons dont je voulus m’éclaircir. J’appelai l’enfant ; et par les différentes questions que je lui fis, j’appris qu’il était né dans la ville de Wou-si ; qu’un jour voyant passer une procession dans sa rue, il s’était un peu trop écarté, et qu’il avait été trompé et enlevé par un inconnu. Il me dit aussi le nom de son père et de sa mère : or ce nom de famille est le vôtre. Je compris aussitôt que ce pauvre enfant avait été enlevé et vendu par quelque fripon ; j’en eus compassion, et il sut entièrement gagner mon cœur ; je le traitai dès-lors comme mes propres enfans ; et je l’ai envoyé au collège avec mon fils pour y faire ses études. Bien des fois j’ai eu la pensée de faire un voyage exprès jusqu’à Wou-si, pour m’informer de sa famille. Mais il m’est toujours survenu quelque affaire qui m’a fait différer un voyage auquel je n’avais pas tout-à-fait renoncé. Heureusement il y a quelques momens vous m’avez parlé par occasion de ce fils. Certains mots jetés par hasard ont réveillé mes idées. Sur le rapport merveilleux de ce que je savais avec ce que vous me disiez, j’ai fait venir l’enfant pour voir si vous le reconnaîtriez.

À ces mots, Hi-eul se mit à pleurer de joie, et ses larmes en firent aussitôt couler d’abondantes des yeux de Liu-iu. Un indice assez singulier, dit-il, le fera reconnaître : il a un peu au-dessus du genou une double marque de couleur noire, et je l’ai envoyé au collège avec pour y faire ses études. Hi-eul aussitôt relève le bas de son haut de chausse, et montre au-dessus du genou les deux signes dont il s’agissait. Liu-iu, la voyant, se jette au cou de l’enfant, l’embrasse, l’élève entre ses bras. « Mon fils, s’écria-t-il, mon cher fils, quel bonheur pour ton vrai père de te retrouver après une si longue absence !. »


CHAPITRE II.


Pêcher une aiguille au fond de l’eau, c’est merveille ;
Mais perdre un trésor qu’on tenait entre ses mains et le retrouver ensuite, c’est une autre merveille bien plus grande !
O ! le charmant festin, où se fait une si douce reconnaissance !
Ils craignent encore tous deux que ce ne soit qu’un songe.

Dans ces doux momens on conçoit assez à quels transports de joie le père et le fils se livrèrent. Après mille tendres embrassades, Liu-iu, s’arrachant des bras de son fils, alla faire une saluta tion à Tchin : « Quelles obligations ne vous ai-je pas, lui dit-il, d’avoir reçu chez vous et élevé avec tant de bonté cette chère portion de moi-même ? Sans vous, aurions-nous jamais été réunis ? »

Mon aimable bienfaiteur, répondit Tchin, en le relevant, c’est l’acte généreux de vertu que vous avez pratiqué en me rendant les deux cents taëls qui a touche le ciel. C’est le ciel qui vous a conduit chez moi, où vous avez retrouvé ce que vous aviez perdu, et que vous cherchiez vainement depuis tant d’années. A présent que je sais que ce joli enfant vous appartient, mon regret est de ne lui avoir pas fait plus d’amitié. Faites la révérence, mon fils, dit Liu-iu, et remerciez votre insigne bienfaiteur.

Tchin se mettait en posture de rendre des révérences pour celles qu’on venait de lui faire ; mais Liu-iu, confus de cet excès de civilité, s’approcha aussitôt, et l’empêcha même de se pencher. Ces cérémonies étant achevées, on s’assit de nouveau, et Tchin fit placer le petit Hi-eul sur un siège à côté de Liu-iu son père.

Pour lors Tchin prenant la parole : Mon frère, dit-il à Liu-iu, j’ai une fille âgée de douze ans ; mon dessein est de la donner en mariage à votre fils, et de nous unir plus étroitement par cette alliance. Cette proposition se faisait d’un air si sincère et si passionné, que Liu-iu ne crut pas devoir se servir des excuses ordinaires que la civilité prescrit. Il passa par-dessus, et donna sur-le-champ son consentement.

Comme il était tard, on se sépara. Hi-eul alla se reposer dans la même chambre que son père. On peut juger tout ce qu’ils se dirent de consolant et de tendre durant la nuit, Le lendemain, Liu-iu songeait à prendre congé de son hôte ; mais il ne put résister aux empressemens avec lesquels on le retint. Tchin avait fait préparer un second festin, où il n’épargna rien pour bien régaler le futur beau-père de sa fille, et son nouveau gendre, et se consoler par là de leur départ. On y but à longs traits, et l’on se livra à la joie.

Sur la fin du repas, Tchin tire un paquet de vingt taëls, et regardant Liu-iu : Mon aimable gendre, dit-il, durant le tems qu’il a demeuré chez moi, aura sans doute eu quelque chose à souffrir contre mon intention et à mon insu. Voici un petit présent que je lui fais, jusqu’à ce que je puisse lui donner des témoignages plus réels de ma tendre affection : je ne veux pas au reste qu’il me refuse.

Quoi, reprit Liu-iu, lorsque je contracte une alliance qui m’est si honorable, et que je devrais, selon la coutume, faire moi-même les présens de mariage pour mon fils, présens dont je ne suis dispensé pour le moment que parce que je suis voyageur, vous me comblez de vos dons : c’en est trop ; je ne puis les accepter ; ce serait me couvrir de confusion.

Hé ! qui pense, dit Tchin, à vous offrir si peu de chose ? C’est à mon gendre et non au beau-père de ma fille, que je prétends faire ce petit présent. En un mot, le refus, si vous y persistez, sera pour moi une marque certaine que mon alliance ne vous est pas agréable.

Liu-iu vit bien qu’il fallait absolument se rendre et que sa résistance serait inutile ; il accepta le présent, et dit à son fils de se lever de table et d’aller remercier Tchin en lui faisant une révérence. Ce que je vous donne, dit Tchin, en le relevant, n’est qu’une bagatelle, et ne mérite point de remerciemens. Hi-eul alla ensuite dans l’intérieur de la maison pour remercier sa belle-mère. Tout le jour se passa en festins et en divertissemens ; il n’y eut que la nuit qui les sépara.

Liu-iu se livra tout entier aux réflexions que faisait naître cet événement. Il faut avouer, s’écria-t-il, que la restitution de cet argent est une action bien agréable au ciel, puisqu’il me fait retrouver mon fils et contracter une si honorable alliance. C’est bonheur sur bonheur ; c’est comme si on mettait des fleurs d’or sur une belle pièce de soie. Comment puis — je reconnaître tant de faveurs ? Voilà vingt taëls que mon allié Tchin vient de donner ; puis-je mieux. faire que de les employer à la subsis tance de quelques vertueux bonzes ? C’est là les jeter en une terre de bénédictions.

Le lendemain, après avoir bien déjeûné, le père et le fils préparent leur bagage et prennent congé de leur hôte. Ils se rendent au port, et y louent une barque. A peine eurent-ils fait une demi-lieue, qu’ils approchèrent d’un endroit de la rivière d’où s’élevait un bruit confus, et où l’eau agitée paraissait bouillonner. C’était une barque chargée de passagers qui coulait à fond. On entendait crier ces pauvres infortunés : Au secours, sauvez-nous ! Les gens du rivage voisin, alarmés de ce naufrage, criaient de leur côté à plusieurs petites barques qui se trouvaient là d’accourir au plus vite, et de secourir ces malheureux qui disputaient leur vie contre les flots. Mais les bateliers, gens durs et intéressés, demandaient qu’on leur assurât une bonne récompense.

Liu-iu, témoin de ce débat, se dit à lui-même, sauver la vie à un homme, c’est une œuvre plus sainte et plus méritoire que d’orner des temples et d’entretenir des bonzes. Consacrons les vingt taëls à cette bonne œuvre ; secourons ces pauvres gens qui se noyent. Aussitôt il déclare qu’il donnera vingt taëls à ceux qui recevront dans leurs barques ces hommes à-demi noyés.

À cette proposition, tous les bateliers couvrent en un moment la rivière. Quelques-uns même des spectateurs, placés sur le rivage et qui savaient nager, se jettent avec précipitation dans l’eau, et en un moment tous sans exception furent saurés du naufrage. Liu-iu distribua de suite aux bateliers la récompense promise.

Ces pauvres gens, arrachés du milieu des flots, vinrent rendre grâces à leur libérateur. Un d’entre eux ayant considéré Liu-iu, s’écria tout-à-coup : « Hé, quoi ! c’est vous, mon frère aîné ; par quel bonheur vous trouvé-je ici ? » Liu-iu, s’étant retourné, reconnut son troisième frère Liu-tchin. Quel prodige, quel bon heur ! s’écria-t-il, en joignant les mains ; le ciel m’a conduit ici à point nommé pour sauver la vie à mon frère. Aussi tôt il lui tend la main, le fait passer sur sa barque, l’aide à se dépouiller de ses habits tout trempés et lui en donne d’autres.

Liu-tchin, après avoir repris ses sens, fit la révérence à son frère aîné ; et ce lui-ci, après une salutation réciproque, dit à Hi-eul de venir offrir ses hommages à son oncle : puis il lui raconta l’histoire de la bourse rendue à son premier maître et la manière dont il avait retrouvé son fils. Liu-tchin ne pouvait revenir de la surprise que lui causait ce récit. Mais enfin, apprenez-moi, lui dit Liu-iu, le motif qui vous amène en ce pays-ci.

Il n’est pas possible, répondit Liu-tchin, d’épuiser en quelques mots les détails que vous désirez. Depuis trois ans que vous avez quitté la maison, on nous est venu apporter la triste nouvelle que vous étiez mort de maladie dans la province de Chan-si. Mon second frère prit des informations, et il assura que la chose était véritable. Ce fut un coup de foudre pour ma belle-sœur ; elle fut inconsolable, et prit aussitôt le grand deuil. Pour moi, je ne voulus nullement ajouter foi à cette nouvelle.

Peu de jours après, mon second frère pressa ma belle-sœur de songer à un nouveau mariage. Elle a toujours rejeté bien loin une pareille proposition ; en fin elle m’a engagé à faire le voyage du Chan-si, pour faire des recherches et savoir de vos nouvelles : et lorsque j’y songe le moins, près de périr dans les eaux, je rencontre mon frère bien-aimé, qui me sauve du naufrage. Ce bonheur inespéré n’est-il pas un bienfait du ciel ? mais mon frère, croyez-moi, il n’y a point de tems à perdre, hâtez-vous de vous rendre à la maison pour calmer ma belle sœur. Le moindre délai peut causer des malheurs sans remède.

Liu-iu, consterné de ce récit, fait venir le maître de la barque ; et, quoiqu’il fût fort tard, il lui ordonna de mettre à la voile et de naviguer toute la nuit.


CHAPITRE III.


Le cœur empressé vole comme un trait et s’indigne du retard.
La barque court comme la navette du tisserand et sa marche est encore trop lente.

En apprenant la triste nouvelle de la mort de son époux (Liu-iu), madame Wang conçut d’abord des doutes sur la vérité de ce récit, mais à la fin elle se laissa persuader par Liu-pao, et prit des habits de deuil.

Liu-pao avait un mauvais cœur, et était capable des actions les plus indignes. Je n’en doute plus, dit-il, mon frère aîné est mort. Ma belle-sœur est jeune et belle, elle n’a d’ailleurs personne pour la soutenir ; il faut que je la force à se remarier, il m’en reviendra de l’argent.

Aussitôt il communique son dessein à madame Yang sa femme, et l’engage à en parler à sa belle-sœur. Mais madame Wang repoussa avec horreur une pareille proposition. Liu-tchin, par ses réprimandes continuelles, apportait de nouveaux obstacles à ce mariage. Ainsi tous les artifices qu’on employa n’eurent aucun succès. Une nouvelle racontée par mille personnes, se disait-elle en elle-même, ne vaut pas le témoignage d’un témoin oculaire. Quoiqu’on dise que mon mari est mort à mille milles d’ici, qui sait si un bruit venu de si loin n’est pas dénué de fondement ? Je prierai mon beau-frère Liu-tchin d’aller lui-même, dans la province de Chan-si, prendre sur les lieux des informations exactes. Si, en effet, j’ai eu le malheur de perdre mon mari, du moins il m’en rapportera les restes précieux.

Liu-tchin fut prié de faire ce voyage, et partit. Son éloignement rendit Liu-pao plus ardent dans ses poursuites. D’ailleurs s’étant acharné au jeu durant quelques jours, et y ayant été malheureux, il ne savait plus quel parti prendre pour trouver de l’argent. Dans l’embarras où il se trouvait, il rencontra un marchand du Kiang-si qui venait de perdre sa femme, et qui en cherchait une autre. Liu-pao saisit l’occasion, et lui proposa sa belle-sœur. Le marchand accepte la proposition, prenant néanmoins la précaution de s’informer secrètement si celle qu’on lui proposait était jeune et bien faite. Aussitôt qu’il en fut assuré, il ne perdit point de tems, et livra trente taëls pour conclure l’affaire.

Liu-pao ayant reçu cette somme, « Je dois vous avertir, dit-il au marchand, que ma belle-sœur est fière, hautaine ; elle fera bien des difficultés, quand il s’agira de quitter la maison, et vous aurez beaucoup de peine à l’y résoudre. Voici donc ce que vous devez faire : Ce soir, à l’entrée de la nuit, ayez une chaise à porteurs ; venez à petit bruit, et présentez-vous à notre porte. La demoiselle qui paraîtra avec une coiffure de deuil, c’est ma belle sœur ; ne lui dites mot, et n’écoutez point ce qu’elle voudrait vous dire ; mais saisissez-la aussitôt, jetez-la dans la chaise, conduisez-la sur votre barque, et mettez à la voile. » Cet expédient plut fort au marchand, et l’exécution lui parut aisée.

Cependant Liu-pao retourne à la maison ; et afin que sa belle-sœur ne pressentît rien du projet qu’il avait formé, il sut se contrefaire en sa présence ; mais dès qu’elle se fut retirée, il fit confidence à sa femme de son dessein, et en désignant sa belle-sœur d’un geste méprisant : « Il faut, dit-il, que cette marchandise à deux pieds sorte cette nuit de notre maison ; mais, pour n’être pas témoin de ses larmes et de ses gémissemens, je vais sortir d’avance, et à la chute de la nuit, un marchand de Kiang-si viendra l’enlever, et la conduira à sa barque dans une chaise à porteurs. »

A peine Liu-pao avait-il fini de parler, qu’il entendit le bruit d’une personne qui marchait en-dehors de la fenêtre. Alors il se hâta de sortir ; et la précipitation avec laquelle il se retira ne lui permit pas d’ajouter la circonstance de la coiffure de deuil. Ce fut sans doute par une providence toute particulière du ciel que cette circonstance fut omise.

Madame Wang s’aperçut aisément que le bruit qu’elle avait fait près de la fenêtre avait obligé Liu-pao à rompre brusquement la conversation. Son ton de voix marquait assez qu’il avait encore quelque chose de plus à dire ; mais elle en avait assez entendu ; car ayant reconnu à son air, lorsqu’il entra dans la maison, qu’il avait quelque secret à communiquer à sa femme, elle avait fait semblant de se retirer, et, prêtant secrètement l’oreille à la fenêtre, elle avait ouï distinctement ces mots : On l’enlèvera, on la mettra dans une chaise.

Ces paroles fortifièrent étrangement ses soupçons. Elle entre dans la chambre, et, s’approchant de Yang, lui déclara d’abord ses inquiétudes. « Ma belle-sœur, lui dit-elle, vous voyez une veuve infortunée, qui vous est liée par les nœuds les plus étroits d’une amitié qui fut toujours très-sincère : c’est par cette ancienne amitié que je vous conjure de m’avouer franchement si mon beau-frère persiste encore dans son ancien dessein, de me forcer à un mariage qui tournerait à ma confusion.

À ce récit, Yang parut d’abord interdite, et rougit ; puis, prenant une contenance plus assurée : « A quoi pensez vous, ma sœur, lui dit-elle, et quelles idées vous mettez-vous dans l’esprit ? S’il était question de vous remarier, croyez-vous qu’on fût fort embarrassé ? Hé ! à quoi bon se jeter soi-même à l’eau, avant que la barque soit prête à faire naufrage ? »

Dès que madame Wang eut entendu ce proverbe tiré de la barque, elle comprit encore mieux le sens de l’entretien secret de son beau-frère. Aussitôt elle éclate en plaintes et en soupirs, et, se livrant à toute sa douleur, elle se renferme dans sa chambre, où elle pleure, elle gémit, elle se lamente : « Que je suis malheureuse ! s’écrie-t-elle, je ne sais ce qu’est devenu mon mari ! Liu-tchin, mon beau-frère et mon ami, sur qui je pouvais compter, est en voyage. Mon père, ma mère, mes parens, sont éloignés de ce pays. Si cette affaire se précipite, comment pourrais-je leur en donner avis ? Je n’ai aucun secours à attendre de nos voisins. Liu-pao s’est rendu redoutable à tout le quartier, et personne n’osera me soutenir et prendre ma défense. Infortunée que je suis ! je ne saurais échapper à ses pièges : si je n’y tombe pas aujourd’hui, ce sera demain ou dans fort peu de tems. Tout bien considéré, finissons cette trop pénible vie ; mourons une bonne fois, cela vaut mieux que de souffrir mille et mille morts. »

Elle prit ainsi sa résolution ; mais elle en différa l’exécution jusqu’au soir. Aussitôt que la nuit est venue, elle se retire dans sa chambre et s’y enferme ; puis, prenant une corde, elle l’attache à la poutre par un bout, et à l’autre bout elle fait un nœud coulant ; elle approche un banc, monte dessus, ajuste modestement ses habits par le bas autour des pieds ; ensuite elle s’écrie : « Ciel suprême, vengez-moi ! » Après ces mots et quelques soupirs qui lui échappèrent, elle jette sa coiffure et passe la tête et le cou dans le nœud coulant ; enfin, du pied elle renverse le banc, et demeure suspendue en l’air.

C’en était fait, ce semble, de cette malheureuse dame. Il arriva néanmoins que la corde dont elle s’était servi, quoique grosse et de chanvre, se rompit tout-à-coup. Elle tombe à terre à demi-morte : sa chute et la violence dont elle s’agitait firent un grand bruit.

Madame Yang accourut à ce bruit, et, trouvant la porte bien barricadée, elle se douta que c’était là un stratagème d’un esprit à demi-troublé. Elle saisit aussitôt une barre et enfonce la porte. Comme la nuit était très-obscure, en entrant dans la chambre, elle s’embarrassa les pieds dans les habits de madame Wang, et tomba à la renverse. Cette chute fit sauter sa coiffure bien loin, et l’effroi dont elle fut saisie lui causa un évanouissement de quelques momens. Aussitôt qu’elle eut repris ses sens, elle se lève, va chercher une lampe, et revient dans la chambre, où elle trouve la dame Wang étendue par terre, sans mouvement, et presque sans respiration, la bouche chargée d’écume, et le cou encore serré par la corde. Elle lâche au plus tôt le nœud coulant.

Tout-à-coup elle entend frapper doucement à la porte de la maison. Elle ne douta point que ce ne fût le marchand de Kiang-si qui venait chercher l’épouse qu’il avait achetée. Elle court vite pour le recevoir et l’introduire dans la chambre, afin qu’il fût témoin de ce qui venait d’arriver. Mais songeant qu’elle n’avait plus sa coiffure, et qu’il n’était pas convenable de se présenter ainsí, elle ramassa précipitamment celle qui se trouva sous ses pieds, et qui était la coiffure de deuil de madame Wang, et courut savoir qui c’était.

Elle reconnut le marchand de Kiang-si qui, fidèle au mot d’ordre de Liu-pao, venait enlever la dame qu’on lui avait promise. Il avait une chaise de noces, ornée de banderolles de soie, de festons, de fleurs, et de plusieurs belles lanternes ; elle était environnée de domestiques qui portaient des torches allumées, et d’une troupe de joueurs de flûtes et de hautbois. Tout ce cortège s’était rangé dans la rue sans jouer des instrumens et sans faire de bruit. Le marchand avait frappé doucement à la porte ; mais l’ayant trouvée entr’ouverte, il était entré dans la maison avec quelques-uns de ceux qui tenaient les flambeaux pour l’éclairer.

Dès que la dame Yang parut, le marchand, qui lui vit une coiffure de deuil, qui était le signal qu’on lui avait donné, se jeta sur elle, comme un épervier affamé fond sur un petit oiseau. Les gens de sa suite accourent, enlèvent la dame, et l’enferment dans la chaise qui était toute prête à la recevoir. Elle eut beau crier : On se trompe, ce n’est pas moi qu’on cherche ! Le bruit des fanfares se fit aussitôt entendre et étouffa sa voix, tandis que les porteurs de chaise volaient plutôt qu’ils ne marchaient pour la transporter dans la barque.


CHAPITRE III.


Une troupe de joueurs d’instrumens monte la barque d’un étranger.
La méprise d’une coiffure de deuil produit un mariage.
Quand l’épouse pleure et gémit, en prenant un mari,
C’est contre son vrai mari et non contre le ciel qu’éclatent ses imprécations.

Pendant ce tems-là, madame Wang, qui avait été soulagée par les soins de sa belle-sœur, était revenue à elle-même, et avait recouvré la connaissance. Le grand fracas qu’elle entendit à la porte de la maison renouvela ses alarmes et lui causa de mortelles inquiétudes ; mais comme elle s’aperçut que le bruit des fanfares, et cette confusion de voix et d’instrumens, qui s’était élevée tout-à-coup, s’éloignait d’un moment à l’autre, elle se rassura et, après environ un demi-quart d’heure elle s’enhardit, et alla voir de quoi il s’agissait.

Après avoir appelé sa belle-sœur deux et trois fois, et toujours inutilement, elle comprit que le marchand s’était mépris, et avait emmené celle qu’il ne cherchait pas ; mais elle appréhenda quelque fâcheux retour, lorsque Liu-pao serait instruit de la méprise. Alors, elle s’enferma dans sa chambre, où elle ramassa les aiguilles de tête, les pendans d’oreille, et la coiffure noire qui était à terre. Elle songea ensuite à prendre un peu de repos ; mais il ne

  1. C’est-à-dire fils de la réjouissance.
  2. Le taël est une once d’argent et vaut environ 7 fr. 50.