Contes chinois (Rémusat)/L’Ombre dans l’eau

Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome secondp. 5).



L’OMBRE DANS L’EAU.




L’OMBRE DANS L’EAU.


Sous le règne d’un empereur de la dynastie de Youan, dans un district de la province de Canton, vivaient deux hommes qui, après avoir occupé des emplois, s’étaient retirés des affaires ; ils s’appelaient Tou et Kouan : le premier avait obtenu les plus grandes distinctions littéraires, et avait rempli les fonctions d’inspecteur-général d’une province, tandis que Kouan, étant resté dans un rang moins élevé, n’avait eu qu’une place inférieure. Ils avaient épousé les deux sœurs, et, comme leur beau-père n’avait pas de fils, ils demeuraient tous deux dans sa famille. Quant à l’esprit et aux connaissances, ils allaient à peu près de pair ; mais ils différaient beaucoup par le caractère : celui de Kouan était grave et sévère ; Tou, au contraire, était d’une humeur enjouée et aimait le plaisir. Les deux femmes avaient commencé par avoir les mêmes goûts ; mais, après leur mariage, chacune d’elles se conforma à l’humeur de son mari, et peu à peu leurs inclinations devinrent de plus en plus différentes. Celle qui avait coutume de n’entendre que des discours graves ne pouvait souffrir qu’on parlât de plaisir. L’autre, accoutumée à la dissipation, avait de l’éloignement pour tout ce qui tenait à l’étude. Ainsi, ces quatre personnes qui étaient unies par des liens si étroits, par la seule différence de leurs dispositions se trouvaient toujours en contradiction, et chaque jour amenait de nouvelles disputes et des querelles continuelles[1]. Ils continuèrent néanmoins à vivre quelque temps ensemble ; mais, après la mort de leur beau-père et de leur belle-mère, ils divisèrent la maison en deux parties, et les séparèrent par un mur qu’ils firent élever assez haut pour qu’on ne pût voir de l’un chez l’aụtre. Il y avait au milieu du jardin deux pavillons ou maisons d’été, qui étaient sur les bords opposés d’une petite pièce d’eau, et chacun des deux beaux-frères en eut un en partage. On bâtit facilement un mur de séparation aussi loin que le terrain s’étendait ; mais l’eau étant pro fonde, il devenait difficile d’y jeter des fondations. Cependant, on continua le mur par-dessus l’eau, quoique l’étang seul fût une barrière aussi efficace que la rivière jaune elle-même. Kouan, qui ne voulait pas que son beau-frère aperçût rien de ce qui se passait chez lui, n’épargnait ni soins ni dépense pour continuer ce mur, ce qu’il fit au moyen de piliers en pierre placés au milieu du bassin, où on prolongea le mur d’un bout à l’autre. Depuis cette époque, non-seulement les hommes ne voyaient plus les femmes de l’autre famille, mais ils ne se rencontraient guère qu’une fois l’an.

Tou eut un fils qu’il nomma Tchin-Seng, et Kouan eut une fille qui s’appela Iu-Kiouan. Ces deux enfans étaient à peu près du même âge, et il y avait une telle ressemblance entre eux, qu’on aurait dit qu’ils étaient l’empreinte d’un même cachet. Leurs mères, qui étaient sœurs, se ressemblaient beaucoup ; en outre, elles étaient parfaitement belles. Leurs enfans n’avaient pas dégénéré à cet égard, et quand ils étaient sur les épaules de leurs nourrices[2], avant la séparation des deux familles, on pouvait difficilement distinguer la perle d’avec le jaspe[3]. La femme de Tou prenait quelquefois Iu-Kiouan dans ses bras, et la caressait comme si c’eût été son propre fils. La femme de Kouan aussi faisait placer Tchin-Seng près d’elle pour dormir, ne mettant aucune différence entre lui et sa fille ; et cela était devenu pour elle une habitude.

On dit que les nourrices influent beaucoup sur la figure des enfans, ce qui vient peut-être du rapport qu’il y a entre le lait et le sang. Comme Tchin-Seng et Iu-Kiouan étaient enfans lors qu’ils demeuraient ensemble et qu’ils n’avaient point encore de connaissance, ils ignoraient la ressemblance qui existait entre eux ; mais depuis qu’on avait séparé les deux maisons, ils étaient devenus assez grands pour adopter chacun la coiffure convenable à son sexe, et ils entendaient tout le monde parler de cette ressemblance ; leur curiosité fut vivement excitée par ces propos, et ils soupiraient après l’occasion de faire la comparaison, et de s’assurer de la vérité de ce qu’ils entendaient dire. Mais ils étaient séparés aussi complètement que le nord du midi, et ils n’avaient aucune possibilité de se rencontrer.

Au bout de quelques années, tous les deux, sans s’en rendre raison, commencèrent à faire à ce sujet les mêmes réflexions, et disaient, en se regardant dans le miroir : « Certes, on doit me trouver la plus belle personne qu’il y ait au monde, et il n’est pas possible qu’il y ait quelqu’un qu’on puisse me comparer. » Ces pensées les portaient plutôt à la jalousie qu’à la tendresse ; car ils n’étaient disposés ni l’un ni l’autre à céder la palme de la beauté. Ils ne se doutaient guère que ces sentimens de jalousie produiraient les événemens qui suivirent, et que leurs aventures deviendraient le sujet d’une histoire divertissante.

Iu-Kiouan, étant une jeune fille, ne pouvait, malgré tout le désir qu’elle en avait, rendre visite à son cousin. Tchin-Seng, d’un sexe différent, se dit en lui même : Les querelles de nos parens ne nous concernent pas ? je veux donc aller faire une visite de temps à autre pour entretenir quelques sentimens de parenté. Si nos mères peuvent se voir, pourquoi cela serait-il défendu à leurs enfans ? Par suite de ces réflexions, il enfreignit la vieille coutume établie, et en vint à faire une visite ; mais, à sa grande surprise, comme si son oncle avait prévu son des sein, il trouve une affiche en gros caractères collée sur le mur, portant cette défense : « Il n’est permis à aucun parent de se présenter ici ; cette mesure ayant été jugée convenable, on prie les gens de la famille, quel que soit le degré de leur parenté, d’y avoir égard. » Lorsque Tchin-Seng aperçut cette défense, il s’arrêta immédiatement, et n’osa pas aller plus loin. Il fit cependant sa visite à Kouan, et le pria de demander à sa tante et à sa cousine de venir le voir. Kouan n’appela que sa femme sans dire un seul mot de sa fille ; et lorsque Tchin-Seng laissa encore entendre le désir qu’il avait de la voir, Kouan feignit d’être sourd, ou de ne pas comprendre ce qu’il voulait dire, et ne donna pas de réponse. Tchin-Seng, voyant que sa résolution était prise, ne se hasarda pas à le presser davantage ; et, après être resté encore quelques instans, il se leva pour prendre congé[4].

Dès ce moment, Tchin-Seng et Iu-Kiouan renoncèrent à leur curiosité enfantine ; et voyant qu’il leur était impossible de vérifier ce qu’ils entendaient dire, ils cessèrent d’y songer, et il leur devint indifférent de savoir s’il y avait ou non de la ressemblance entre eux. Il sembla pourtant un jour, par une aventure singulière, que le sort avait décidé de les réunir, et que ceux qui ne pouvaient trouver moyen de se rencontrer sur terre, se verraient par la réflection de leurs images dans l’onde transparente.

Vers le milieu de l’été, et lorsque la chaleur était accablante, il arriva que le jeune homme et la demoiselle vinrent tous deux en même temps à leur maison d’été pour respirer la fraîcheur. Comme il faisait très-peu d’air, la surface de l’eau était tranquille, et les deux pavillons s’y réfléchissaient distinctement. Iu-Kiouan avait les yeux fixés sur l’eau, lorsque tout-à-coup elle tressaillit et s’écria : « Comment se fait-il que mon image paraisse de l’autre côté de l’eau, tandis que je suis de ce côté-ci ? Il faut que ce soit un prodige de mauvais augure ! »

Après un peu de réflexion, elle changea pourtant d’avis, et reconnut que ce devait être l’ombre de son cousin, et que son erreur venait de ce que ne lui voyant pas de bonnet, elle le prenait pour une femme ; elle considéra la figure avec attention, et convint que c’était véritablement son portrait, et qu’il y avait à peine la plus légère différence entre eux deux : obligée de renoncer au droit exclusif à la beauté, elle éprouva une sorte de sympathie pour ce qui était si semblable à elle-même, et peu à peu en vint à concevoir du ressentiment contre les pères qui séparaient ainsi de si proches parens.

Tchin-Seng, qui était assis appuyé contre la balustrade, aperçut aussi la réflection sur le bord opposé et se mit à sauter de joie. Il la regardait fixement, et reconnut, après l’avoir examinée quel que temps avec attention, que ce qu’il avait entendu dire était la vérité, et qu’il n’était pas à comparer à sa cousine. Sa passion l’emportant sur sa prudence, et lui faisant oublier toute réserve, il appelle l’ombre à haute voix en lui disant : N’êtes-vous pas Iu-Kiouan ? Oui, vous êtes la contre-partie de moi-même : qui est-ce qui nous empêcherait de nous rejoindre et de nous unir pour la vie ? En disant ces mots, il étendait ses bras vers l’eau, comme s’il eût voulu en faire sortir l’ombre.

Iu-Kiouan, qui l’entendait et qui voyait ce mouvement, sentit croître l’affection qu’elle avait déjà conçue pour lui, et elle aurait bien désiré lui répondre aussi par signes. Mais elle avait peur de ce qui pourrait arriver si on venait à l’apercevoir ; et comme jusque là elle n’avait encore rien fait contre les règles, elle se sentit naturellement retenue. Elle se contenta donc de faire connaître les sentiments de son cœur par un sourire. Tchin-Seng, qui ressemblait en tous points à son père, savait fort bien qu’il suffisait à un homme d’un sourire, pour juger si une femme est favorablement disposée pour lui ; et que le sourire seul ne fesant qu’effleurer les lèvres, ce serait encore d’un heureux augure. Le nœud d’amour était déjà serré pour ces deux amans par l’intermédiaire de leurs ombres. Depuis ce moment ils vinrent tous les jours régulièrement au même endroit, sous le prétexte d’éviter la chaleur et sans permettre à aucun de leurs domestiques de les accompagner, préférant être seuls pour regarder par dessus les balustrades et s’entretenir réciproquement avec leurs ombres réfléchies dans l’eau. Dans ces sortes d’occasions c’était presque Tchin-Seng tout seul qui entretenait la conversation ; la jeune demoiselle n’y répondait que par des signes, car elle craignait de s’exposer à un châtiment rigoureux, et peut-être même de courir risque de la vie si elle parlait et que son père ou sa mère vinssent à l’entendre. Dans cette première partie, on n’a fait que raconter ce qui eut lieu par l’entremise des deux ombres ; dans la suivante vous apprendrez ce qui arriva, lorsque les personnes elles-mêmes se furent rencontrées.


CHAPITRE II.


Depuis leur première rencontre, les deux amans avaient à la vérité entretenu une correspondance journalière par le moyen de leurs ombres ; mais ils étaient malheureusement encore séparés par un mur très-haut qui les empêchait de se trouver ensemble. Un jour Iu-Kiouan n’ayant pu reposer la nuit s’était levée un peu plus tard qu’à l’ordinaire, et il était déjà dix heures quand elle eut achevé de s’habiller ; elle se rendit de suite à sa maison d’été ; mais quand elle fut arrivée, elle n’aperçut pas l’ombre de Tchin-Seng dans l’eau ; elle se dit : Il n’aura sans doute pu attendre et ne me voyant pas venir il s’en sera allé ; mais, en se retournant, elle vit à sa grande surprise que l’ombre était devenue un être réel qui tenait les bras étendus vers elle pour l’embrasser. Voici comment cela s’était passé : Tchin-Seng, qui avait déjà résolu de se trouver avec elle, avait profité de ce qu’elle n’était pas encore arrivée pour traverser l’eau et se cacher dans un enfoncement dont il pût sortir dès qu’il la verrait paraître. Iu-Kiovan était très craintive, et si auparavant elle avait eu peur que le moindre chuchottement ne les trahît, qu’on juge de la frayeur qu’elle dut éprouver maintenant qu’on ne la surprît en plein jour dans la compagnie d’un jeune homme ; elle s’enfuit dans la maison en faisant une exclamation, et fut plusieurs jours sans oser retourner au pavillon. Tchin-Seng, lui-même, n’avait pas été moins alarmé en la voyant se sauver en criant ; il retourna immédiatement sur ses pas, et se jetant dans l’eau il traversa à la nage jusqu’à l’autre bord. La retraite précipitée de Iu-Kiouan venait en partie de la frayeur et en partie de l’appréhension qu’on ne la trouvât avec son cousin, mais elle ne désirait aucunement de cesser toute communication avec lui ; elle se repentit bientôt de sa précipitation, et ayant écrit quelques vers elle les enveloppa dans une fleur qu’elle roula ensuite dans une feuille de nymphea-nelumbo pour la garantir de l’humidité. La première fois qu’elle aperçut l’ombre de Tchin-Seng, elle jeta le rouleau dans l’eau en lui faisant signe de le ramasser. Il sortit aussitôt tout joyeux du pavillon pour tirer le billet hors de l’eau ; il y trouva des vers dont voici le sens : elle lui disait que la surface agitée de l’eau était l’image de son ame ; qu’elle avait été à la vérité dans le plus grand étonnement en le trouvant près d’elle ; mais que c’était plutôt encore la crainte d’être punie si on les trouvait ensemble, que la frayeur qui avait occasioné sa fuite. Tchin-Seng fut dans la joie de ces vers, et se hâta d’en faire quelques-uns en réponse ; il les mit dans le même rouleau pour les renvoyer par la même voie. Il y disait que la manière actuelle de s’entretenir ne valait guères mieux que de cueillir des fleurs en songe, et qu’il fallait s’efforcer de trouver un autre moyen qui leur présentât moins de gêne et plus d’intimité ; après avoir parcouru ces vers, Iu-Kiouan fut persuadée que son cousin braverait tout pour revenir et que cela se terminerait par quelque terrible catastrophe ; elle lui écrivit donc quelques lignes pour lui dire : que quoique sa première aventure n’eût pas eu d’autre mauvais effet que de lui causer une extrême frayeur, elle ne pouvait prévoir les suites d’une seconde visite ; que son père à elle n’était pas du même caractère que celui de Tchin-Seng, mais qu’il les ferait certainement mourir tous deux s’il les surprenait ensemble ; qu’il fallait donc qu’il usât de prudence et d’une grande circonspection. Tchin-Seng, d’après cette réponse, n’osa plus renouveler sa demande ; mais il lui envoya une proposition formelle de mariage, dans laquelle il déplorait les malheureuses circonstances qui s’opposaient à leur union actuelle, concluant qu’il fallait attendre la tournure que prendraient les événemens, et saisir la première occasion favorable qui se présenterait, et qu’il n’attendait qu’un mot de réponse qui rendît leurs engagemens inviolables pour la vie. Non-seulement Iu-Kiouan fut tranquillisée, mais elle consentit avec joie à sa proposition, et lui répondit par quelques signes dans lesquels elle exprimait son approbation, et l’assurait qu’elle se regardait comme appartenant à lui seul, et qu’il n’y avait que la mort qui pût les relever des vœux qu’ils avaient formés en présence du ciel. Cette réponse enchanta Tchin-Seng, et le consola des tourmens de l’absence. Depuis ce moment il avait, chaque jour, de courts entretiens avec l’ombre, en attendant qu’il pût enfin obtenir la réalité ; il écrivait sans cesse des vers dont le refrain était constamment l’ombre dans l’eau, et en six mois il avait composé un petit poème intitulé : la Rencontre des Ombres ; l’ayant laissé ouvert sur sa table, son père et sa mère l’aperçurent par hasard, et ils connurent par là que leur fils n’avait pas dégénéré, mais qu’il ressemblait à son père par la direction de ses études, et que vraisemblablement il irait au devant des désirs de sa mère. Ils en éprouvèrent beaucoup de joie, et conçurent le désir de lui trouver un parti convenable. Ils pensèrent d’abord à Kouan, mais ils craignirent qu’il ne fût trop contrariant pour consentir à ce qui pouvait rendre les autres heureux. Il y avait un nommé Lou-Koung qui était du même rang et de la même condition que Kouan, ayant aussi occupé des places subalternes, et, comme lui, sans emploi ; il aimait pareillement et l’étude et le plaisir, et comme il partageait également les goûts de Tou et de Kouan, il s’en était suivi naturellement beaucoup d’intimité entre lui et les deux autres. Après s’être concerté avec sa femme, Tou décida que c’était l’homme qui pouvait le mieux conduire cette négociation. Il alla donc lui-même chez Lou-Koung pour réclamer sa médiation ; il lui dit que son beau-frère et lui ayant eu depuis quelque temps des différends ensemble, il espérait qu’un ami voudrait bien faire le rôle de conciliateur et essayer de rétablir leur ancienne union ; qu’alors la proposition d’un mariage entre leurs enfans pourrait réussir. Lou Koung répondit qu’il était fort à désirer que de si proches parens vécussent en bonne intelligence, et que pour lui il ferait tous ses efforts pour les réunir.

Très-peu de temps après, Lou-Koung eut un entretien avec Kouan ; il commença par lui demander l’âge de sa fille, et si elle était déjà fiancée. Il arriva en suite par degrés à l’affaire dont Tou l’avait chargé. Aussitôt que Kouan l’eut parfaitement compris, il sourit sans faire de réponse, mais se mit à écrire, avec un pinceau qu’il tenait à la main, quelques lignes sur la table près de la quelle ils étaient assis, et dont voici le contenu : « Puisque la mésintelligence et l’inimitié ont duré si long-temps entre mon beau-frère et moi, ce n’est pas une petite affaire que d’amener une réconciliation ; mais l’idée d’un mariage n’est guère mieux qu’un songe. »

Lou-Koung vit, par la manière dont Kouan avait accueilli sa proposition, qu’il était inutile de le presser davantage, et il ne dit plus rien sur ce sujet. Il alla rendre compte à Tou du résultat de l’entretien ; mais il se contenta de lui dire que Kouan avait refusé son consentement, sans lui parler en aucune manière de ce qu’il avait écrit sur la table. Tou et sa femme abandonnèrent cette idée, et s’occupèrent à chercher un autre parti pour leur fils. Ils se rappelèrent que Lou-Koung avait lui-même une fille adoptive nommée Kin-Yun, qui ne cédait en rien à Iu-Kiouan, tant pour la figure que pour les qualités de l’esprit. Ils chargèrent donc une personne d’aller proposer ce mariage à Lou-Koung. Celui-ci répondit que le mariage étant une chose de la plus haute importance, on ne devait pas seulement consulter ses propres désirs, mais qu’il fallait comparer les pa tseu (les huit caractères) des deux personnes, et que si, après les avoir comparés, les combinaisons ne présageaient aucun malheur, l’union aurait lieu. Tou prit le pa tseu de son fils, et l’envoya à Lou-Koung. Ce dernier fut dans le plus grand étonnement de trouver, en l’examinant, qu’il était parfaitement pareil à celui de Kin-Yun ; car ils étaient nés tous deux la même année, le même mois, le même jour et à la même heure, « Il paraît évidemment, s’écria-t-il, que cette union est arrêtée dans le ciel ; ainsi, il n’appartient pas aux hommes de s’y opposer plus long-temps. » Il ne vit aucun doute à cet égard. L’entremetteur rapporta cette réponse à Tou et à sa femme, qui s’en réjouirent beaucoup, et ils conclurent le mariage sans en parler à leur fils.

Mais comment se fit-il que Tchin-Seng, qui avait beaucoup d’intelligence et de pénétration, l’eût pas deviné ce que ses parens venaient d’arranger pour lui ? La vérité est que du premier moment que ce jeune homme avait aperçu Iu-Kiouan, il semblait avoir cédé son ame à l’ombre qu’il avait vue dans l’eau, et qu’il paraissait plutôt mort que vif. Si on l’appelait, il ne répondait pas ; et quand on lui adressait la parole, il n’entendait pas. Il passait tout son temps dans la maison d’été, assis, appuyé contre le balcon, sans rien faire, et ne voulant permettre à personne de s’approcher de lui ; par conséquent, il ignorait ce qui se passait dans sa famille, et même son mariage avait été conclu sans qu’il en eût appris la moindre chose.

Cependant, Iu-Kiouan, qui, par hasard, en avait entendu parler, conçut immédiatement la crainte qu’il n’eût manqué à la foi qu’il lui avait jurée. Elle lui écrivit aussitôt une lettre remplie d’amertume, et où elle lui exprimait tout son ressentiment. C’est par ce moyen que Tchin-Seng fut informé de ce qui se passait. Il alla sur-le-champ trouver ses parens ; et quand il eut connaissance de l’affaire, il se mit à pleurer comme un enfant gâté, en les priant, s’ils faisaient cas de sa vie, de rompre leurs engagemens. Il fut très-irrité contre Lou-Koung, et se prit à dire : « Le refus de mon oncle n’est qu’une invention de sa part ; il est évident qu’il avait envie de m’avoir pour gendre, et que ne voulant pas renoncer à cette idée, il imaginé ce plan ; si on avait pris quelqu’autre pour entremetteur, mes vœux seraient maintenant exaucés, et il se mit à l’injurier de tout cœur. Tou aurait corrigé son fils pour cette conduite ; mais l’ayant gâté jusque-là, il ne pouvait plus exercer son autorité. Il savait aussi que le caractère de Tchin-Seng était une copie du sien ; et puisqu’il ne pouvait gouverner ses propres passions, comment aurait-il gouverné celles de son fils ? Il le laissa donc faire à sa guise, se contentant de lui dire qu’il devait modérer son chagrin, et lui laissa le soin d’arranger cette affaire. Tchin-Seng voulait qu’on fixât l’époque à laquelle on romprait l’un des mariages, et où on concluerait l’autre, et il jura que s’il était trompé dans ses espérances, il trouverait un sûr moyen d’étendre la postérité de sa famille. Le pauvre Tou fut obligé de céder et d’aller se présenter comme un vrai criminel chez LouKoung. Il sollicita d’abord son pardon pour la méprise qu’il avait commise, et ensuite il lui apprit la détermination de son fils. À cette nouvelle, Lou-Koung changea de couleur et s’écria : « Pour qui me prenez-vous ? vous vous croyez donc permis de me proposer un mariage, et de le rompre ensuite ? Lors que mes amis apprendront cela, ils me mépriseront et me tourneront en ridicule. Puisque votre fils à de l’éloignement pour s’allier avec ma famille, il faut qu’il ait déjà contracté quelqu’autre engagement. Dites-moi, je vous prie, quelle personne ce peut être ? — Toutes ses pensées se sont tournées vers la fille de Kouan ; et quoiqu’il sache très-bien qu’il ne peut pas l’obtenir, il veut encore conserver un léger espoir, et attendre quelque heureux changement de fortune. » Lou-Koung sourit en lui-même en entendant cela, et répéta à Tou la réponse énergique que Kouan arait écrite sur la table, lorsque ce mariage lui avait été proposé. Tou ne put s’empêcher de pleurer amèrement et de s’écrier : « S’il en est ainsi, mon pauvre fils en mourra, et je resterai comme une ombre et privé d’enfans. — Pourquoi donc ? répliqua Lou-Koung ; votre fils a quelque correspondance avec la jeune personne, et il aura contracté un engagement avec elle. — Il n’y a eu rien de sérieux entre eux, répondit Tou ; quoi qu’ils aient eu quelques légères relations ensemble sans s’être jamais rencontrés, ils sont depuis six mois amoureux de leur ombre, et leur attachement est devenu si vif, qu’il est impossible de le vaincre. Quelle assistance pouvez-vous me prêter, mon ami ? » Et en disant ces mots, il lui présenta la composition poétique de son fils. Quand Lou-Koung l’eut parcourue, il montra d’abord quelque chagrin ; mais il se prit bientôt à rire en disant : « Quoique cette affaire soit très-contrariante, c’est néanmoins une aventure assez singulière ; car on n’a jamais vu se faire la cour par l’intermédiaire de son ombre, et le récit en passera certainement à la postérité. Les parens auraient dû empêcher les choses d’en venir à ce point ; mais enfin, puisqu’elles en sont là, le plus tôt qu’elles seront arrangées sera le mieux, et j’imaginerai un moyen de les amener à bien. Je trouverai facilement un autre mari à ma fille. » Tou lui dit que s’il en agissait ainsi, il lui aurait une obligation éternelle de cette conduite, et il retourna chez lui pour informer sa femme de cette conversation. Tchin-Seng passa de la tristesse à une joie excessive : non-seulement il cessa d’injurier Lou-Koung ; mais il se mit à chanter ses louanges, et supplia ses parens de le presser encore de terminer cette affaire, et il alla aussi lui-même le trou ver. Lou-Koung lui dit que comme il fallait du temps pour réussir dans cette entreprise, il lui conseillait de ne plus. s’en occuper pour le moment, mais de reprendre ses études. Dès cet instant, Lou-Koung s’occupa également et des intérêts de sa fille et de la recherche d’un autre gendre pour lui-même. Ce pendant, il ne voulut pas dire à sa famille qu’on avait rejeté son alliance, parce qu’il redoutait le ridicule qu’on pourrait jeter sur lui, et parce qu’il craignait aussi que si sa fille venait à découvrir la perte qu’elle avait faite, il n’en arrivât quelque malheur. Il assura que c’était lui au contraire qui avait rompu le mariage, parce qu’il le croyait désavantageux ; le jeune homme ne répondait pas à l’idée qu’il s’en était faite, et n’avait pas toutes les qualités qu’il aurait désirées en lui. Il ne se doutait pas que sa fille viendrait à découvrir la vérité. Kin-Yun savait déjà que les huit caractères de Tchin-Seng étaient pareils aux siens, et on lui avait aussi dit que son prétendu était un homme très-bien fait. Elle s’était félicitée de ce mariage, et elle répétait qu’il se ferait incessamment. Elle fut donc extrêmement affligée en apprenant tout-à coup qu’il était rompu. Ses suivantes témoignaient aussi beaucoup de ressentiment contre leur maître d’avoir renoncé à un mariage si avantageux, après l’avoir une fois arrêté. « Quand le gendre était venu chez lui, disaient-elles, il avait persisté à ne pas le recevoir ; pourquoi n’avait-il pas cessé aussi toute autre communication avec lui ? pourquoi l’aider dans la demande qu’il faisait d’une autre personne, et renoncer, ainsi à un gendre d’un aussi grand mérite ? » Kiu-Iouen, en entendant ce discours, fut très-irrité contre Lou-Koung. « Si j’étais sa propre fille, pensait-elle, il n’en agirait pas ainsi ; c’est parce que je ne suis que sa fille adoptive, qu’il s’inquiète si peu de bonheur. » L’agitation de son esprit la rendit malade au bout de très-peu de jours. On dit avec vérité qu’il n’y a pas de douleur plus cuisante que celle qui se tait ; qu’il n’y a pas de chagrin aussi grand que celui qui ne cherche de soulagement. Elle ne voulait faire connaître ses peines à qui que ce fût, et les tenait renfermées dans son sein. Il en résulta qu’elle n’eut plus la force de les supporter, et que rien ne put porter remède à son mal.

Qu’un homme fuie une femme, et que cette femme tombe dans le désespoir, c’est une chose qui ne s’était jamais vue depuis le commencement du monde. Nos lecteurs peuvent s’arrêter ici pour réfléchir sur cette matière ; ils apprendront ensuite a fin de cette histoire.


CHAPITRE III.


Kouan, comme on a pu le remarquer, était très-sévère dans sa manière de gouverner sa famille, et ses soupçons ayant été éveillés par le mariage que Lou-Koung lui avait proposé, il fit aussitôt fermer l’espace qui restait sous le mur avec de la terre et des briques, donnant ordre en même temps qu’il y eût constamment quelqu’un auprès de sa fille et qu’on ne la laissât jamais seule un instant. Depuis cette époque les amans furent non-seulement privés de se voir, mais leurs ombres même furent séparées. Tchin-Seng, ne pouvant plus avoir de communication avec Iu-Kiouan, fit de nouveaux vers dont cette séparation était l’objet, et les ajouta à ceux qu’il avait faits précédemment. Iu-Kiouan avait appris qu’il avait recherché une autre personne, sans savoir que le mariage avait été rompu. Elle se déchaînait amèrement contre l’inconstance de son amant qui pouvait manquer à ses sermens et se livrer ainsi à la douleur ; elle était aussi très-irritée de l’égoïsme de Lou-Koung qui avait pu, à ce qu’elle supposait, prendre pour gendre un homme déjà destiné à une autre, et de venir beau-père au lieu d’être l’entremetteur du mariage. Elle était convaincue que sa proposition n’avait pas été sin cère et qu’il ne l’avait faite que pour sauver les apparences, et que c’était la raison pour laquelle son père l’avait rejetée. Ce tourment d’esprit ayant duré quelque temps, elle finit par ne plus vouloir accepter de nourriture, et tomba ainsi dans une indisposition très-sérieuse. L’injure que Kin-Yun s’imaginait avoir soufferte n’était autre qu’une méprise ; et il en était de même du ressentiment de Iu-Kiouan à l’égard de Tchin-Seng. Ainsi, quoique leurs maladies provinssent de causes différentes, toutes deux avaient pour premier fondement une erreur. Tchin-Seng, de son côté, éprouva une indisposition qui ressemblait en partie à celle de Kin-Yun, et en partie à celle de Iu-Kouan ; car en songeant à celle-ci il envisageait Kin-Yun comme une ennemie, et voyait en elle la cause de son tourment ; et quand il pensait à la première, qui n’était pas inférieure en beauté et qui était du même âge que lui-même, il semblait aigri contre Iu-Kiouan, et l’accusait de perfidie et de fausseté, prétendant que lorsqu’elle avait appris les propositions qu’il avait faites à Kin-Yun, elle avait été trouver son père pour le prier de faire fermer le mur, et se donner par là le mérite d’une grande vertu et d’une sévérité remarquable. Son père et sa mère, voyant qu’il n’y avait pas d’apparence qu’il épousât l’une ou l’autre, se bornèrent à laisser aller les choses et à attendre l’événément.

Lou-Koung, en voyant augmenter l’indisposition de Kin-Yun, n’en sentit que plus de désir de lui trouver un autre parti ; mais il semblait que la sollicitude qu’il montrait à cet égard, loin de calmer son mal, ne faisait que l’accroître ; il l’attribuait uniquement à la rupture de son mariage, et pensait qu’il suffirait de lui trouver un autre mari pour lui rendre sa gaieté. Il chargea donc différentes personnes de s’en occuper ; mais tous les prétendans qui se présentaient étaient tellement affreux, que les servantes ne pouvaient s’empêcher de pousser des cris de frayeur, en les voyant entrer. A la suite de plusieurs aventures désagréables du même genre, la maladie de Kin-Yun augmenta si fort qu’elle fut obligée de garder le lit, et qu’elle était presqu’à l’extrémité. Lou-Koung conçut beaucoup d’inquiétude, et, ayant interrogé vivement ses suivantes, il découvrit enfin la vraie cause de l’état de sa fille. Il commença alors à se repentir de ce qu’il avait fait, et se disait : dès qu’une fois on a pris un engagement pour une femme, c’est une chose très inconvenante d’y renoncer : il n’est pas étonnant qu’elle en soit affligée : c’est de ma faute, ajouta-t-il ; lorsque l’on est venu me trouver pour rompre le mariage, j’aurais dû m’y refuser ; mais après y avoir consenti, je ne puis revenir là-dessus. D’ailleurs j’ai promis mes bons offices à Tchin-Seng, un honnête homme doit tenir à sa parole plus qu’à son argent : comment pourrais-je manquer à celle que je lui ai donnée ? La seule chose qu’il y ait à faire, sera de convertir les deux mariages en un seul, et de réunir ainsi ces trois personnes ; mais il faut pour le moment cacher au vieux Kouan une partie de ce projet jusqu’à ce qu’il soit mis en exécution. Alors on lui communiquera le secret, parce que, tout violent qu’il est, il ne pourra plus y mettre d’obstacle. Néanmoins il restait encore une difficulté, et c’était de savoir à laquelle des deux épouses il faudrait accorder la préférence. Après quelques réflexions, il trouva moyen de lever cette difficulté. Il se rappela que jadis, lorsque Noy-Hong et Niu-Ying, toutes deux de la famille de l’empereur Yao, avaient épousé le grand Chun, on ne leur avait pas assigné le rang de première ou de seconde femme ; mais qu’elles se traitaient de sœurs. Ayant ainsi arrêté son plan, il envoya les suivantes pour donner des consolations à Kin-Yun, et fit ensuite prier Tou de venir lui parler. Il lui dit qu’il avait une manière de tout arranger qui empêcherait que sa fille adoptive n’eût un autre mari, et qui conserverait la réputation de Iu-Kiouan ; il ajouta que Tchin-Seng était un être fortune, et que le bonheur dont il allait jouir semblait être un effet de son heureuse étoile.

Ce discours causa un grand plaisir à Tou, qui s’informa à Lou-Koung par quel moyen il amenerait cet heureux événement. « Votre beau-frère, lui répondit Lou-Koung, est d’un caractère si obstiné qu’il ne faut pas chercher à émouvoir sa sensibilité, mais plutôt recourir à un stratagème pour le gagner. En me voyant sans enfans, au milieu de ma carrière, il m’a souvent conseillé d’adopter un fils. Je lui dirai que je viens de le faire, et que je désire beaucoup avoir lu Kiouan pour ma fille. En considération de l’amitié qui nous lie, je suis persuadé qu’il ne me refusera pas. Après avoir obtenu son consentement, je lui dirai encore que, comme ma fille n’est pas mariée, je veux lui faire épouser Tchin-Seng ; et je le supplierai de donner son agrément à ce double mariage, afin de rétablir la bonne intelligence entre tout le monde. S’il persiste après à rester brouillé avec vous, il perdra aussi mon amitié ; mais je ne crois pas qu’il puisse rien changer à ces conventions dès qu’il aura une fois donné son consentement. Je choisirai ensuite un jour heureux, et sous le prétexte du mariage de sa fille d’une part et de celui de votre fils, je réunirai ces trois personnes pour achever leur union. Ce plan n’est-il pas excellent ? » Tou se mit à sourire et ne put s’empêcher de se prosterner jusqu’à terre, s’écriant : « Que l’adresse et la bonté de Koung étaient surnaturelles, et qu’il ne savait com ment exprimer sa reconnaissance et son admiration. »

Tou alla ensuite rapporter ces bonnes nouvelles à son fils. Tchin-Seng, qui était livré à son double chagrin, reçut l’assurance de sa félicité avec des trans ports de joie ; et, quoique son chagrin et ses inquiétudes fussent bien grands, il en fut amplement soulagé dans cet instant. Kin-Yun, qui apprit cette nouvelle par ses suivantes, comprit l’heureux changement qui allait avoir lieu dans sa situation, et se rétablit bientôt sans le secours de la médecine. Il ne lui restait plus qu’à attendre l’époque fixée pour le mariage, pour devenir la sœur de Niu-Ying et la femme de Chun.

Il n’y avait jusqu’ici que deux des trois malades rétablis ; Iu— Kiouan la troisième n’avait encore rien appris de ces heureuses nouvelles. Lou-Koung eut une entrevue avec Kouan et le fit tomber dans le piège qu’il lui avait préparé ; car, en voyant la maladie grave de sa fille, Kouan conçut naturellement le désir de la marier le plus tôt possible ; et Lou-Koung étant son ami intime et son collègue, il était bien aise de cimenter encore leur liaison par cette alliance. Il donna donc son consentement de grand cœur, sans faire la plus petite observation. Lou-Koung, qui craignait qu’il ne vînt à se repentir, ne laissa passer qu’un jour avant d’envoyer les présens de noce, et ne parla du mariage de Tchin-Seng qu’après qu’ils eurent été acceptés. Kouan ne put s’empêcher d’éprouver quelque mécontentement ; mais, cependant, ilne témoigna pas de désapprobation ; il se mit à rire et dit à Lon-Koung qu’il avait choisi une excellente bru, mais un fort mauvais gendre, et que, s’il admettait un ami par la grande porte, il laissait entrer le diable par celle de derrière ; qu’enfin il avait perdu plus qu’il n’avait gagné ; que pour tant, puisque c’était une chose faite, il était inutile de lui en parler et de le sermonner à ce sujet.

Lorsque Iu-Kiouan apprit que son amant allait épouser Kin-Yun, et qu’elle même devait se marier dans la famille de Lou-Koung et vivre avec sa plus grande ennemie, le ressentiment qu’elle éprouva de ce surcroît d’infortune ne peut se rendre. Elle voulait écrire à Tchin-Seng, pour lui faire connaître ses sentimens dans cette circonstance, et ensuite se jeter à l’eau ou se pendre à une fenêtre pour mettre enfin un terme à son existence. Mais ses suivantes la surveillaient avec tant de soin et ses parens prenaient tant de précautions, que non seulement elle ne put se procurer personne pour porter une lettre, mais il lui fut même impossible de trouver un endroit pour l’écrire.

Un matin, il vint un domestique pour annoncer que Kin-Yun, ayant appris que son amie était malade, désirait venir elle-même s’assurer de l’état de sa santé. Iu-Kiouan fut extrêmement troublée par l’idée que celle qui lui avait enlevé le cœur de son amant et qui avait détruit ses plus chères espérances, venait encore dans la joie de son cœur pour triompher du succès qu’elle avait remporté sur elle, et que, sans attendre le moment où elles devaient se réunir, elle était venue d’avance dans l’intention de l’insulter. Elle résolut toutefois de pas donner à Kin-Yun l’occasion de satisfaire sa malice, et pressa sa mère d’envoyer quelqu’un lui faire réponse. Elle ne se doutait pas que Kin-Yun, loin d’avoir aucune mauvaise intention, voulait au contraire être comme l’oiseau[5] qui est le messager des bonnes nouvelles, et porter à son oreille l’heureux secret.

Lou-Koung désirait beaucoup de hâter cette union, sachant bien que la fille d’un homme comme Kouan ne consentirait pas à perdre sa considération, mais que si elle venait à apprendre qu’elle était fiancée à un autre que Tchin-Seng, sans avoir été prévenue auparavant du véritable état des choses, elle s’ôterait certainement la vie ; il savait qu’elle était surveillée de si près, que s’il lui envoyait un billet par un étranger, il ne lui parviendrait pas. Ce fut donc sur sa fille qu’il jeta les yeux pour lui communiquer le secret.

Lorsque Iu-Kiouan vit que sa réponse n’avait pas empêché Kin-Yun de venir, il fallut bien qu’elle la laissât entrer, mais elle prit d’avance l’air grave de quelqu’un qui se croit offensé, et résolut, dès que Kin-Yun aurait parlé, de l’accabler par une réponse froide et piquante. Mais à sa grande surprise, Kin-Yun, aussitôt que les cérémonies furent achevées, étendit les mains et les plaça sur ses épaules en l’attirant doucement vers elle, comme ayant à lui communiquer un secret qu’elle ne se souciait pas qui fût entendu par d’autres. Iu-Kiouan fut très-étonnée et se hâta, dès qu’elles eurent pris un peu de thé en semble, de conduire Kin-Yun dans une autre chambre, pour lui demander les motifs de sa conduite : « L’objet de ma visite, répondit Kin-Yun, est moins de m’informer de votre santé, que pour vous apporter une bonne nouvelle. Le poème sur la rencontre des Ombres est devenu un roman dont il nous est donné d’amener la conclusion ; on a ajouté une actrice de second rang au principal personnage ; mais ne soyez aucunement inquiète du résultat. » Iu-Kiouan lui de manda avec surprise ce qu’elle entendait par là. Kin-Yun lui expliqua alors avec le plus grand détail le projet que son père avait formé pour leur union, ce qui causa une joie extrême à Iu-Kiouan. Maintenant chacun des trois malades avait trouvé un remède à ses maux. Kin-Yun et Iu-Kiouan convinrent ensemble des moyens à prendre pour que le plan réussît, n’exceptant du secret que le seul Kouan. Lou-Koung choisit un jour heureux, et fit venir Tchin-Seng et Lu-Kiouan chez lui, où sa fille, attendait ses noces. On acheva alors le mariage, et tous trois se montrèrent ensemble dans la salle pour exécuter les cérémonies d’usage.

Trois jours après la célébration du mariage, Lou-Koung fit préparer un grand festin, et invita Tou et Kouan à faire partie de cette réunion de famille ; craignant cependant que Kouan ne voulut pas s’y rendre, il lui écrivit un petit billet qu’il inséra dans la carte d’invitation. Dans ce billet il rappelait au souvenir de Kouan les paroles qu’il avait écrites sur la table, et le priait, puisqu’il lui était maintenant allié, de ne pas laisser interrompre des cérémonies importantes par une animosité puérile. Le commencement du billet ne fit aucune impression sur l’esprit de Kouan, mais quand il vint à l’article des cérémonies, il sentit qu’il ne pouvait manquer aux obligations qu’imposent les convenances, et qu’il aurait tort de chercher un prétexte pour se dispenser d’y aller. Il se rendit donc, au jour fixé, à la réunion de famille, où il trouva Tou déjà arrivé, et à la place qu’il devait occuper. Lou-Koung, ayant fait étendre un tapis par terre, pria ses amis de prendre le haut bout, et s’étant placé au plus bas, il exécuta ainsi qu’eux quatre salutations ; ensuite il pria Tou de s’éloigner un peu et se prosterna de nouveau jus qu’à terre quatre fois devant Kouan, en lui disant : les quatre premières salutations vous ont été faites à cause de notre union, mais les quatre dernières sont pour solliciter votre pardon pour moi, et je compte sur votre générosité pour excuser les méprises que je n’ai cessé de commettre dès le premier moment. Jusqu’ici, répondit Kouan, vous avez été droit et sans façon ; d’où vient donc que tout-à-coup vous êtes si cérémonieux ? peut-être que me connais sant un peu pointilleux, vous voulez vous moquer de moi. — Comment ose rais —je en agir ainsi, répliqua Lou-Koung ? j’ai commis mille erreurs depuis le moment où nous avons arrêté ce mariage ; elle sont plus nombreuses que les cheveux que j’ai sur la tête, et il ne me reste qu’à vous prier d’avoir égard aux liens intimes qui nous unissent maintenant, et de m’accorder un pardon généreux. Le proverbe dit : Quand un fils a offensé son père, il ne peut faire autre chose que de lui présenter l’instrument de sa propre punition ; ceci s’applique parfaitement au cas où nous nous trouvons. Je me suis déjà soumis à la cérémonie de quatre salutations, le mariage est achevé, et il ne vous servirait de rien de me punir, quand bien même vous y seriez disposé.

Kouan ne comprenait encore rien à toute l’affaire et l’attribuait toujours à une simple affectation d’humilité. Mais aussitôt que le discours de Lou-Koung fut achevé, la musique qui était placée des deux côtés des marches de l’escalier commença avec un tel bruit, qu’elle produisit l’effet du tonnerre et qu’elle assourdit tout le monde, au point de ne s’entendre ni les uns ni les autres. Au milieu de ce vacarme, les nouveaux mariés, accompagnés d’une suite nombreuse, entrèrent dans la salle, et s’étant placés sur le tapis, ils n’attendaient que le signal pour se prosterner. Kouan regardait attentivement, et il vit que sa fille était seule du côté gauche : les autres personnages lui étaient étrangers, et il ne pouvait apercevoir celui qui devait être son gendre. Élevant alors la voix, il dit à sa fille : Qui êtes-vous pour rester seule ? sans égard pour les convenances, et pour vous déshonorer par cette conduite irrégulière, demeurez-vous encore ainsi ? Il parla encore plus haut, et tout hors de lui ; mais personne ne pouvait l’entendre à cause du bruit que faisait toujours la musique. Quand les trois jeunes gens se prosternèrent, Kouan tourna le dos et voulut s’en aller ; mais ses deux amis s’approchèrent de lui et le prenant chacun par le bras, ils l’empêchèrent non-seulement de sortir, mais aussi de rendre le salut, en les pressant des deux côtés comme deux bâtons de torture.

Lorsqu’il eut reçu les douze salutations, c’est-à-dire quatre de chacun des jeunes gens, selon la forme usitée, les deux dames se retirèrent immédiatement, et on donna ordre à la musique de cesser. Kouan changea de couleur, et dit à Lou-Koung : « Lorsque ma fille est entrée dans la salle, comment se fait-il que je n’aie pas aperçu votre fils ? Votre fille ainsi que votre gendre ne me sont pas assez proches parens pour accomplir les cérémonies dans cette circonstance. Je ne sais donc pas ce que peut signifier cette cérémonie, et je dois vous demander de me l’expliquer. Je ne veux pas vous tromper, plus long-temps, lui répondit Lou-Koung ; mon fils adoptif, qui est mon gendre et aussi le vôtre, n’est autre que votre neveu. Il a rempli un double rôle dans cette cérémonie, et c’est à cause de cela que vous avez reçu douze salutations. Comme vous êtes un homme d’une grande pénétration, je ne doute pas que vous ne soyez maintenant bien au fait de l’affaire. » Kouan rêva un peu, mais ne put encore rien deviner, « Je ne puis, dit il à Lou-Koung, comprendre un seul mot de tout ce que vous venez de me dire, et c’est un mystère que je ne suis pas en état de débrouiller. Assistai-je à une réunion de famille, ou bien est-ce un songe que je fais ? Dans le billet que je vous ai écrit, lui répondit Lou-Koung, je vous ai fait mention d’un songe ; mais vous devrez vous rappeler que ce n’est pas moi qui en ai parlé le premier ; c’est vous-même qui avez ainsi appelé la proposition de mariage que je vous avais faite, et c’est ainsi que vous avez jeté les racines de ce rêve, qui est devenu maintenant une réalité. Mais puisque la vie humaine n’est qu’un rêve, pourquoi y attacher tant d’importance ? Je vous conseille de prendre la chose comme elle est, et de donner une conclusion heureuse à ce songe. »

Kouan, après cette explication, commença enfin à comprendre l’affaire, et il demanda à Lou-Koung comment un homme qui avait autant de délicatesse que lui pouvait s’être permis une pareille tromperie ; il ajouta que puisqu’il voulait être l’entremetteur de ce mariage, il aurait dû parler clairement sans tendre ce piège à sa bonne foi. « N’avais-je pas parlé clairement ? lui ré pliqua Lou-Koung ? Mais vous, au lieu de me répondre sans détour, vous avez jugé à propos de parler par figures et par métaphores, comme si vous vouliez me jeter dans un songe. Je ne pouvais donc plus continuer d’agir franchement ; mais j’ai été forcé d’avoir recours à l’adresse. Si toute fois je n’avais cherché que mon avantage particulier, et que je vous eusse exposé au ridicule en vous amenant par ruse à consentir au mariage de votre fille seulement, je vous aurais fait une offense impardonnable ; mais en mariant ma fille, j’ai marié aussi la vôtre, et je lui ai donné la première place dans les cérémonies qui viennent d’avoir lieu, tandis que la mienne a pris la seconde volontairement. Certes, il n’y a jamais eu de trompeur aussi consciencieux que moi. Je vous conjure donc d’abandonner toute rancune, et de pratiquer les lois de l’indulgence. »

Lorsque Kouan eut entendu tout ceci, il prit un air moins sévère ; et, après quelques autres explications, tous redevinrent bons amis, et achevèrent la journée en festins et en réjouissances.

  1. C’est la démonstration de cette maxime chinoise : Quand la manière de voir et le caractère des gens s’accordent, ceux qui sont étrangers l’un à l’autre peuvent se lier d’amitié ; mais les plus proches parens seront bientôt ennemis si leurs dispositions diffèrent.
  2. Manière chinoise de porter les enfans.
  3. Allusion à leurs noms qui, en chinois, signifient ces objets.
  4. Ici Kouan adresse un long discours à sa femme pour lui expliquer les motifs qu’il a de tenir son neveu éloigné, sans pourtant lui dire la véritable raison, qui était probablement la haine qu’il portait à son frère.
  5. L’hirondelle.