Contes chinois (Rémusat)/Le Crime puni

Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome secondp. 117-147).



LE CRIME PUNI.




AVERTISSEMENT
De l’auteur Chinois.


En voulant nuire à autrui, c’est à soi-même qu’on nuit.
Les ruses les mieux concertées se découvrent à la fin.

On dit communément : quiconque ôte la vie à un autre doit la perdre : c’est une loi universellement reçue, et qui est nécessaire à la société. C’est pour cela qu’il est si difficile de faire passer l’innocent pour coupable, et le coupable pour innocent. Êtes-vous innocent ? Celui qui veut vous perdre peut bien à force d’argent corrompre les juges les plus éclairés et échapper au filet de la justice. Mais le juste ciel ne permet pas que vous succombiez. Au moment où il semble avoir oublié le soin de votre vengeance, il dévoile l’erreur dont vous êtes victime.

Au contraire un scélérat justement accusé, et qui crie à la calomnie, soutient quelquefois la question la plus rigoureuse sans rien avouer, et force les accusateurs à se désister de leurs poursuites. Mais enfin vient un jour où le mystère d’iniquité se révèle, et où l’artifice se manifeste.


Le Ciel est souverainement éclairé ; on ne saurait le tromper.
Il n’a pas besoin d’une attention réfléchi : il sait tout d’avance.
La vertu et le vice de demeurent jamais, l’une sans récompense, et l’autre sans châtiment.
Il n’est question que du temps ; tôt ou tard il viendra.

Les plaintes que les gens opprimés poussent durant la vie, ou après la mort, vont au ciel et demandent vengeance. La vérité est quelquefois si embrouillée, que les mandarins ne peuvent la découvrir. Mais l’auguste ciel examine tout, et voit tout très-clairement. L’artifice et la fourberie fussent-ils multipliés à l’infini, il les fait servir, pour amener l’occasion favorable où éclatent ses justes et immuables arrêts.

Aussi l’on dit communément dans le monde : les méchans sont craints ; le ciel ne les craint pas : les gens de bien sont trompés ; le ciel ne l’est pas. On dit encore : le filet où le ciel tient tous les hommes renfermés est vaste et spacieux ; il fait comme s’il ne les voyait pas ; cependant nul moyen d’en échapper.

Depuis qu’il y a un gouvernement, combien de magistrats intègres ou de juges éclairés ont paru sur la scène ! Ignoraient-ils que le ciel prend intérêt. et veille à la vie des hommes ? Mais les passions font jouer des ressorts imperceptibles. Cent faits les plus incroyables ne laissent pas d’être vrais ; et cent autres les plus imposans n’en sont pas pour cela moins supposés.

Il suit de là que les procès en matière criminelle, même les plus justes, doivent être examinés avec une scrupuleuse attention, et à plusieurs reprises. Après quoi un juge peut ne pas craindre que ceux qu’il a condamnés crient à l’injustice, et demandent vengeance contre lui.

Aujourd’hui dans les tribunaux, les grands et les subalternes sont dominés par la cupidité ; ils ne cherchent qu’à s’enrichir. Il n’y a guère que les riches et les gens distingués qui puissent les satisfaire. De là il arrive que la justice ne se trouve plus chez nous, et qu’elle a été jetée dans la grande mer orientale.

Je sais fort bien qu’on peut et qu’on doit, sans de longues procédures, châtier des méchancetés notoires, qui de mandent une briève justice. Je conviens même que pour les affaires de moindre conséquence, et dont on connaît les divers ressorts, il est bon de les terminer au plus tôt, et de les accommoder. Mais je ne juge pas qu’un homicide puisse jamais être pardonné, et se tirer d’affaire par voie d’accommodement ; l’équité, la droite raison s’y opposent. Si l’accusé qui a trempé ses mains dans le sang d’un autre n’est pas puni de mort, les mânes de celui qui a été tué et qui demandent justice ne seront point en repos.

Quant aux dépositions de ces malheureux, qui dans un interrogatoire nomment des innocens pour complices de leurs crimes, c’est ce qu’on ne saurait trop examiner. On doit confronter les dépositions d’un jour avec celles d’un autre, et les examiner avec une extrême application.

Il arrive d’ordinaire que ces scélérats appliqués à une violente torture, et sur le point d’être condamnés aux derniers supplices, s’accrochent à tout ce qu’ils peuvent. Ils feignent de vouloir tout avouer : la calomnie ne leur coûte rien : ils accusent un innocent, sans se soucier beaucoup de perdre, non-seulement un homme, mais encore une famille entière : ils ne songent qu’à se soulager eux-mêmes ; et, pour y réussir, tout leur est bon.

Un juge ne doit-il pas pénétrer le fond de leur ame, faire peu de cas de semblables accusations, et en sauvant ceux qu’on veut opprimer, se faire à lui-même un trésor de mérites, dont ses enfans et ses neveux recueilleront un jour mille bénédictions ?

J’ai eu en vue dans ce préambule d’instruire et le peuple et ceux qui ont part au gouvernement. Il est constant que la plus petite plante, le plus vil arbrisseau, tient du ciel suprême ce qu’il a reçu de vie. Combien plus doit-on dire qu’il est l’auteur de la vie de tous les hommes, dont il est le premier père.

Ainsi le principal devoir d’un mandarin, c’est d’avoir des entrailles paternelles pour la conservation de ceux qui sont confiés à ses soins. Il doit employer les voies de douceur et de sévérité pour maintenir la tranquillité, et prévenir le désordre ; et dans toute sa conduite ne rien faire d’indigne du beau nom de père du peuple. Par là il gagnera entièrement son affection, qui éclatera par les marques d’une éternelle reconnaissance. L’auguste ciel récompensera surtout son équité, et le protégera avec un soin particulier.


LE CRIME PUNI.


Sous la dynastie des Ming[1], un homme riche de la ville de Sou-tcheou, nommé Wang-kia, était depuis longtemps l’ennemi déclaré d’un certain Li-yi. Il avait cherché cent fois l’occasion de le perdre, sans avoir pu la trouver. Un jour qu’il faisait un vent terrible, et qu’il pleuvait à verse, il part vers la troisième veille de la nuit, résolu de l’assassiner dans sa maison.

Ce soir-là, Li-yi, après avoir soupé tranquillement, s’était couché, et dormait d’un profond somme avec sa femme, lorsqu’une troupe de dix brigands enfonce sa porte. Ce bruit le réveille : il voit ces scélérats, le visage barbouillé de rouge et de noir, entrer en tumulte dans sa chambre.

A cette vue, madame Tsiang, sa femme, tout effrayée, se glisse dans la ruelle, et ensuite sous le lit où elle se cache : à demi-morte de frayeur, elle aperçoit qu’un de la troupe, qui avait une grande barbe et une large face, saisit Li-yi par les cheveux et lui abat la tête d’un coup de sabre : après quoi toute la troupe, sans toucher à quoi que ce soit de la maison, sort aussitôt et disparaît.

Madame Tsiang, qui avait vu tout ce qui s’était passé, étant revenue de son extrême frayeur, sort de dessous le lit et s’habille à la hâte, puis se tournant vers le corps et la tête coupée de son mari, elle se lamente, et pousse de grands cris. Les voisins accourent en foule pour voir de quoi il s’agit. Un si triste spectacle les consterne. Ils s’efforcent néanmoins de consoler la pauvre dame tout éplorée ; mais elle se refusait à toute consolation.

Vous voyez, leur dit-elle, mon mari égorgé ; ne cherchez pas bien loin l’assassin ; c’est Wang-kia. Quelle preuve en avez-vous, répliquèrent les voisins ? Quelle preuve, ajouta-t-elle ? J’étais cachée sous le lit ; j’ai considéré le meurtrier. C’est Wang-kia lui-même, cet ennemi juré de mon mari : j’ai remarqué sa grande barbe et sa large face : tout barbouillé qu’il était, je l’ai bien reconnu. De simples voleurs seraient-ils sortis de la maison sans en rien emporter ? Qui, c’est Wang-kia qui est le meurtrier de mon mari ; j’en suis sûre. Aidez-moi, je vous en conjure, aidez moi à tirer vengeance de ce scélérat et daignez m’accompagner chez le mandarin, pour demander justice et tendre témoignage de ce que vous avez vu.

Ils lui répondirent qu’ils étaient instruits de l’inimitié qui était entre Wang-kia et son mari, et qu’ils en rendraient volontiers témoignage dans le tribunal ; que d’ailleurs c’était pour eux un devoir indispensable d’avertir le mandarin, lorsque dans le quartier il s’était fait un meurtre ou un vol ; qu’ainsi, dès le lendemain elle n’avait qu’à préparer une accusation, et qu’ils l’accompagneraient, lorsqu’elle irait la présenter : après quoi ils se retirèrent.

Quand ils furent partis, la dame Tsiang ferme sa porte, et passe le reste de la nuit dans les gémissemens et les sanglots.

A la pointe du jour, elle pria ses voisins de lui faire venir un homme qui dressât et composât l’accusation qu’elle voulait faire. Aussitôt qu’il l’eut écrite, elle se met en chemin, et va droit à l’audience du mandarin. C’était justement l’heure ou il tenait son audience, et où il rendait justice. La dame, l’ayant aperçu, hâte le pas, et se prosternant au bas du degré de l’estrade, elle pousse des cris lamentables et demande vengeance.

Le mandarin, lui voyant en main une accusation, s’informe de ce qu’elle contenait ; et ayant appris qu’il s’agissait d’un meurtre fait par des voleurs ou par des assassins, il admet l’accusation, et promet de rendre justice. Les gens du quartier s’avancèrent au même temps, et présentèrent leur requête, pour l’avertir du désordre arrivé dans leur voisinage.

A l’instant le mandarin dépêche des officiers de justice pour faire la visite du corps mort et en dresser procès-verbal. Puis il ordonne aux archers d’arrêter au plus tôt celui qu’on assurait être l’assassin. Wang-kia demeurait tranquille dans sa maison, et paraissait ne point craindre, dans la fausse confiance où il était que, s’étant barbouillé le visage, il était impossible qu’on l’eût reconnu. Il s’applaudissait de son indus. trie, lorsque tout-à-coup il se vit environné d’une troupe d’archers, qui venaient d’entrer brusquement dans sa maison. Qu’on s’imagine voir un homme qui se bouche les oreilles, pour n’être pas effrayé des éclats du tonnerre, et que la foudre frappe au même instant : tel était Wang-kia.

Aussitôt on se saisit de lui ; on le charge de fers ; et on le conduit à l’audience. C’est donc toi, malheureux, dit le mandarin, qui es l’assassin de Li-yi ? Moi, seigneur, répondit-il, si pendant la nuit Li-yi a été tué par des voleurs, suis-je responsable de sa mort ? Pour lors le mandarin se tournant vers madame Tsiang : Eh bien, lui dit-il, comment prouvez-vous qu’il est l’auteur de ce meurtre ?

Seigneur, répondit-elle, lorsque le coup se fit, j’étais cachée auprès du lit, et de là j’ai vu le malheureux donner le coup de la mort à mon mari : je le reconnus bien. Mais, répliqua le mandarin, c’était la nuit que le coup s’est fait, comment dans l’obscurité avez-vous pu le reconnaître ?

Ah ! seigneur, dit-elle, non-seulement j’ai remarqué sa taille et son air ; mais j’ai encore un indice bien certain : de simples voleurs se seraient-ils retirés avec tant de précipitation, sans rien en lever de la maison ? Une action si noire et si barbare est l’effet d’une ancienne inimitié qui n’a été que trop publique ; et mon mari n’avait point d’autre ennemi que Wang-kia.

Pour lors le mandarin fit approcher les voisins, et leur demanda s’il y avait effectivement une inimitié ancienne entre Wang-kia et Li-yi ? Oui, seigneur, répondirent-ils, elle était connue de tout le quartier. Il n’est pas moins vrai que le meurtre a été fait sans qu’on ait rien emporté de la maison.

Pour lors le mandarin haussant la voix, et prenant le ton de maître : Qu’on donne, dit-il, à l’heure même une rude question à Wang-kia. Ce malheureux, qui était riche et qui avait toujours vécu à son aise, frémit au seul mot de question, et déclara qu’il allait tout avouer. Il est vrai, dit-il, que j’avais pour Li-yi une haine mortelle ; c’est ce qui m’a porté à me déguiser en voleur, pour n’être pas connu, et à l’assassiner dans sa propre maison. Le mandarin, ayant reçu sa déposition, le fit conduire dans le cachot des criminels condamnés à mort.

Wang-kia, se voyant dans la prison, rêvait continuellement aux expédiens qu’il pourrait prendre pour se tirer de cette mauvaise affaire, et pour rendre inutile le fàcheux aveu qui lui était échappé. Plus il rêvait, et moins il y trouvait d’espérance. Enfin, un jour qu’il s’était fort tourmenté l’esprit : Comment se peut-il faire, dit-il en lui-même, que je n’aie pas plus tôt pensé au vieux Seou, cet écrivain si versé dans les ruses les plus subtiles : j’ai été autrefois en liaison avec lui ; c’est un habile homme, et d’un esprit fertile en ces sortes d’inventions ; il a des expédiens pour tout, rien ne l’arrête.

Comme il s’entretenait de ces pensées, il aperçoit Wang-siao-eul son fils, qui venait le voir : aussitôt il lui fait part de son projet, et lui donne ses ordres. « Surtout, lui ajouta-t-il, si Seou vous donne quelque espérance, n’épar gnez point l’argent, et songez qu’il s’agit de votre père. » Siao-eul promit de tout risquer dans une affaire si importante.

A l’instant il court chez Seou, et, l’ayant heureusement rencontré, il lui expose l’affaire de son père, et le conjure de chercher quelque moyen de le sauver. « Sauver votre père, répondit ce vieux routier, c’est une chose bien difficile ; il a contre lui sa propre déposition. Le mandarin, nouvellement arrivé dans la province, est jaloux de sa gloire ; il a reçu lui-même la déposition, et a prononcé la sentence : vous auriez beau en appeler à un tribunal supérieur ; elle est entre les mains du premier juge. Croyez-vous qu’il veuille jamais avouer que ses procédures ont été défectueuses ? Écoutez : sans tant de discussions, donnez-moi deux ou trois cents taëls, et laissez-moi faire. Je vais aller à la cour (à Nan-king), et j’y trouverai quelque occasion d’y faire un coup de mon métier ; je l’ai déjà dans la tête, et le cœur me dit que je réussirai.

Comment prétendez-vous donc vous y prendre ? dit Siao-eul. Point de curiosité, répliqua Seou ; livrez-moi seulement la somme que je demande, et vous verrez de quoi je suis capable. » Siao-eul retourne promptement à la maison, pèse l’argent, l’apporte, et presse Seou de hâter son voyage.

« Consolez-vous ! s’écria Seou ; à la faveur de ces pièces blanches, il n’y a point d’affaire, quelque mauvaise qu’elle soit, que je ne puisse ajuster : soyez tranquille, et reposez-vous sur moi. » Siao-eul prit congé de lui, et le remercia de son zèle.

Dès le lendemain, Seou partit pour Nan-king, et y arriva en peu de jours. Il alla aussitôt au tribunal suprême, où toutes les causes criminelles de l’empire sont portées. Là il s’informe adroitement de l’état présent de ce tribunal, du nom, du erédit, et du génie des officiers subalternes.

Il apprit qu’un nommé Siu-Koung, de la province de Tche-kiang, y était lan-tchoung[2] ; que c’était un homme habile à manier les affaires, et d’un accès facile. Il l’aborda avec une lettre de recommandation, qu’il accompagna d’un fort joli présent.

Siu-Koung le reçut avec politesse, et ayant remarqué que Seou était un beau parleur, il l’invita à venir souvent le voir. Seou n’eut garde d’y manquer, et il n’oublia rien pour s’insinuer peu à peu dans son amitié, et pour gagner ses bonnes graces ; mais il ne s’était encore présenté nulle occasion favorable à son dessein.

Un jour qu’il y pensait le moins, il apprit qu’une troupe d’archers venait de conduire au tribunal plus de vingt corsaires qui devaient être condamnés irrémissiblement à avoir la tête tranchée. Il sut en même temps que, parmi ces voleurs, il y en avait deux qui étaient de Sou-tcheou. À cette nouvelle, remuant doucement la tête : « J’ai, dit-il, ce que je cherche, et me voilà en train de réussir dans mon projet. »

Le lendemain il prépare un grand repas, et envoie à Siu-Koung un billet d’invitation. Celui-ci monte aussitôt en chaise, et se rend à la maison de Seou. Grande amitié de part et d’autre. Seou introduit son hôte dans son logis avec un air épanoui, et lui donne la place honorable. Durant le repas, ils s’entretinrent agréablement de différens sujets, et burent jusque bien avant dans la nuit. Enfin Seou, ayant fait retirer les domestiques, et se trouvant seul avec son convive, tire un paquet de cent taëls, et le lui présente.

Siu-Koung, rempli d’étonnement, demanda pour quelle raison il lui faisait un présent si considérable ? « J’ai un proche parent appelé Wang, répondit Seou, qu’on a accusé faussement d’un crime pour lequel il est détenu en prison dans sa ville. Il implore humblement votre protection, et vous prie de le tirer du péril où il se trouve. Pourrais-je, répliqua Siu-Koung, vous refuser un service qui dépendrait de moi ? Mais l’affaire dont vous me parlez n’est pas de mon district ; comment puis-je m’en mêler ?

Rien de plus aisé, reprit Seou, daignez m’écouter un moment. Toute la preuve qu’on apporte pour perdre mon parent, et pour lui attribuer le meurtre de Li-yi, c’est qu’il était son ennemi déclaré. Comme on n’a pu découvrir le véritable assassin, on a soupçonné mon parent, et, sans autre formalité, on la enfermé dans un cachot. Or, je sais que hier on a conduit à votre tribunal plus de vingt corsaires, parmi lesquels il y en a deux qui sont de la ville de Sou-tcheou, où le meurtre a été commis. Il n’est question que d’engager ces deux voleurs d’ajouter l’assassinat de Li-yi aux autres crimes qu’ils avoueront dans leurs dépositions : ils n’en seront pas moins condamnés à avoir la tête coupée, et un pareil aveu n’augmentera en rien la rigueur de leur supplice. Cet aveu justifiera mon parent, et il vous sera à jamais redevable de la vie que vous lui aurez rendue.

Siu-Koung goûta cet expédient, et promit de le faire réussir. Aussitôt il prend le paquet d’argent ; et, après avoir appelé ses domestiques, et fait ses remercîmens du festin qu’on venait de lui donner, il monte en chaise et s’en retourne dans sa maison.

Seou ne s’endormit pas durant ce temps-là : il s’informa sous main quels étaient les parens des deux voleurs de Sou-tcheou ; et, en ayant découvert quelques-uns, il leur fit confidence de son dessein, en leur faisant les plus belles promesses s’ils voulaient engager ces deux voleurs à faire un aveu qui ne leur serait d’aucun préjudice, et il leur fit présent par avance de cent taëls.

Cette libéralité produisit son effet, et les deux voleurs consentirent à ce qu’on voulut. Ainsi, lorsqu’on les fit venir pour être examinés et jugés en dernier ressort, Siu-koung, qui était chargé de cette commission, les voyant à ses pieds, commença l’interrogatoire de cette sorte : « Combien avez-vous tué de personnes ? » Les deux voleurs répondirent : « En tel temps et tel lieu nous avons tué tels et tels ; dans tel mois et à tel jour, nous allâmes pendant la nuit dans la maison d’un certain Li-yi, et nous l’égorgeâmes. »

Siu-koung ayant reçu ces dépositions, fit reconduire les voleurs en prison ; ensuite il dressa un procès-verbal où leurs réponses étaient exactement détaillées, et il conclut par prononcer leur sentence. Seou va aussitôt trouver les greffiers, et leur fait faire, au nom du tribunal, une copie bien légalisée de ce jugement ; après quoi, ayant pris congé de Siu-koung, il vole à Sou-tcheou, va droit à l’hôtel du mandarin, qui donnait alors son audience, et lui remet le paquet.

Le mandarin l’ouvre ; et ayant lu que l’auteur du meurtre d’un certain Li-yi a été pris et reconnu, il s’écria d’abord : « Comment cela se peut-il faire, puisque Wang-kia a nettement confessé ce crime ! » Comme il ordonnait qu’on fit comparaître le prisonnier pour être interrogé de nouveau, Wang-siao-eul entre dans le parquet, criant à haute voix : « On a calomnié mon père, on veut l’opprimer ! »

Cet assemblage de circonstances étonna le mandarin, et, déposant sur-le-champ tous ses doutes, il ordonna qu’on remît Wang-kia en liberté ; ce qui s’exécuta à l’instant.

Tsiang, ayant appris la nouvelle de ce prompt élargissement, comprit bien qu’elle n’avait plus de démarches à faire, et que ses poursuites seraient inutiles. « Après tout, dit-elle, comme c’est pendant la nuit que le meurtre s’est fait, il n’est pas impossible que je me sois trompée, » Ainsi elle abandonna cette affaire, et ne songea pas à la pousser davantage.

On peut juger quelle était la joie de Wang-kia. Il retourna dans sa maison, comme en triomphe, au milieu des acclamations de ses parens et de ses amis. Sa démarche était fière et orgueilleuse ; mais, comme il était prêt d’y entrer, il fut tout-à-coup frappé d’une bouffée de vent froid, et cria de toutes ses forces : « Je suis perdu ! j’aperçois Li-yi ; il me menace, il se jette sur moi ! » Et, en proférant ces dernières paroles, il tombe à la renverse sans connaissance, et expire en un instant. Exemple terrible et effrayant ! grande leçon ! On ne saurait tromper le ciel.

  1. C’est sous cette dynastie que vivait l’auteur de cette histoire.
  2. C’est une espèce d’avocat.