Conte sous-marin ; Annette et Doric ; Fanfreluche ; Papillon, Roi de Ruthie/Texte entier

CONTE SOUS-MARIN
ANNETTE ET DORIC
FANFRELUCHE
PAPILLON
ROI DE RUTHIE


illustration de couverture
illustration de couverture

ILLUSTRATIONS DE JEANNE HOVINE
TEXTE DE LAURE HOVINE
CONTE SOUS-MARIN
ANNETTE ET DORIC
FANFRELUCHE
PAPILLON
ROI DE RUTHIE



ILLUSTRATIONS DE
JEANNE HOVINE
TEXTE DE LAURE
HOVINE


ÉDITION DE L’ART DÉCORATIF
C. DANGOTTE, BRUXELLES

MCMXVIIJ


Conte sous-marin




À l’heure où les enfants ouvrent les yeux, tandis que l’essaim léger des rêves s’envole pour regagner le ciel, le petit Roi de l’Ile des Roches-Blanches se réveilla devant un palais de cristal.

Farisel fut bien surpris : il se souvenait de s’être endormi la veille dans son lit à rideaux blancs, bercé par les romances de sa nourrice.

Il se dit : « Une fée, sans doute, m’a transporté dans ce pays inconnu. » Il ne s’effraya pas ; il savait que les fées protègent les enfants sages.

Farisel marcha jusqu’au portique du palais dont les deux battants s’ouvrirent silencieusement, découvrant un couloir qui se perdait dans de lointaines perspectives. Il s’y engagea. Son étonnement fut grand de voir des poissons nager derrière les murs de cristal. « Je suis donc dans la mer ? » s’écria-t-il.

« Oui, répondit une voix ; oui, Farisel, et c’est moi qui t’ai donné le pouvoir de marcher sous les eaux. Tu es ici dans le palais du Roi de la Mer ».

Et Farisel vit s’avancer une jeune fille souriante. « Va, continua-t-elle, en le prenant par la main, suis ce couloir qui te conduira auprès du Roi. Ne crains rien, il ne te fera aucun mal. Surtout, souviens-toi que tu es un bon petit garçon et qu’il faut s’efforcer toujours à soulager le malheur des autres. »

La fée se dissipa comme une fumée.

Farisel songeait à ces paroles, quand il atteignit une immense salle ronde et transparente autour de laquelle régnait la mer frétillante de poissons.

Sur un trône de coquillages était assis le vieux Roi. Il tenait son sceptre à la main. Sa barbe pendait jusqu’au sol.

Perdu dans de profondes et tristes réflexions, il ne s’aperçut pas de l’arrivée de Farisel. Ses yeux étaient fixes : deux grosses larmes coulaient sur ses joues ridées.

Farisel s’avança, intimidé à la vue des poissons grands et petits, qui accouraient à toutes nageoires pour l’examiner.

« Roi de la Mer, dit-il, un genou contre terre, une Fée m’a déposé à la porte de ton palais. Daigne parler, afin que je sache si ma présence ne te fâche point. »

« Hélas ! mon enfant, ma douleur est si grande qu’une armée pourrait envahir cette salle sans que j’aie le courage de la chasser. Mais d’où viens-tu ? Qui sont tes Parents ? »

— « Mes Parents habitent l’Ile des Roches-Blanches dont ils m’ont nommé Roi, après leur long règne. Mais confie-moi ton chagrin, cela te soulagera. »

« Hélas ! hélas ! mon petit, jamais la joie ne reparaîtra sur mon visage :

.. ils y montèrent par un escalier tournant.
mes sept filles ont été enlevées par un monstre qui les retient prisonnières. Mes sujets ont vainement tenté de les délivrer. » Des larmes s’échappaient de ses yeux comme un ruisseau et dégringolaient en cascade le long de sa barbe.

Farisel se sentait fort ému.

« Ne pleure plus, dit-il. Je te promets de tuer le monstre cruel et de ramener vers toi les trésors qu’il t’a ravis. »

Le vieux Roi descendit les marches de son trône en comblant le petit garçon de bénédictions. (Au même moment Farisel se souvint des paroles de la Fée ; il fut content d’y avoir obéi).

« Ô courageux enfant, tu rends l’espoir à mon vieux cœur, » disait le Roi. « Viens, il faut que je te montre le repaire de Mithra. » Il le conduisit au pied d’un haut donjon. Serrés de près par la masse curieuse des poissons, ils y montèrent par un escalier tournant.

« Vois cette roche noire qui paraît n’être qu’un point, tant elle est éloignée. C’est là qu’habite la bête formidable que tu vas combattre. »

— « J’atteindrai son domaine dans peu de jours, si rien ne me retarde. Je veux partir aujourd’hui même et faire cesser bientôt ta souffrance, pauvre Roi ».

— « Puisses-tu réussir, et je t’aimerai comme mon propre fils. Je te comblerai de richesses et de présents. Mais je crains pour toi bien des périls ! »

— « Aucun danger ne me fait peur ; je veux vaincre Mithra. Je serai comme la fourmi qui a décidé d’escalader une motte de terre : rien ne peut la faire reculer. »

Le vieux Roi ne savait pas ce que c’était qu’une fourmi, mais il comprit que Farisel était un courageux enfant.

« Maintenant, dit-il, il faut que je te donne un compagnon de voyage. Que dirais-tu d’un gros crabe qui t’enlèverait à travers l’Océan sur un attelage formé d’une coquille nacrée ? »

Comme Farisel acceptait avec empressement, il le fit entrer dans une salle où une foule de serviteurs : sardines, soles et crevettes, se prosternèrent à leur vue.

« Fais venir Barsifoul, » ordonna-t-il à l’un d’eux qui portait un trousseau de clefs autour d’une nageoire. Quelques instants après apparut un crabe volumineux et imposant qui se fraya un passage jusqu’à son maître.

« Je te présente Barsifoul : c’est le plus ancien de mes sujets et aussi le plus dévoué. Avant l’enlèvement de mes petites filles, il avait la fonction de grand organisateur des fêtes du palais. Nous donnions des réceptions nombreuses et splendides. Il avait de la besogne, je t’assure : les chères enfants n’étaient jamais rassasiées de plaisir. Le voilà maintenant triste et désœuvré. Si je ne l’employais à te servir, il moisirait dans son vieux trou à pleurer les temps passés. Je te le donne comme guide pendant ton voyage. Il possède des pattes rapides : tu feras bon chemin avec lui. »

Barsifoul écarquillait les yeux pour mieux voir Farisel. Il parla à son nouveau maître en l’assurant de son obéissance et de son dévouement.

« Qu’on avance l’attelage dans lequel mes enfants faisaient leur promenade, » commanda le roi.

Aussitôt trois anguilles empressées amenèrent une jolie et fine coquille montée sur des roulettes.

« Te voilà équipé, à présent ! »

« — Et il ne me reste plus qu’à partir à l’instant même, » dit Farisel.

Il monta sur son siège.

Un profond silence se fit : les serviteurs agitaient leur queue en signe d’adieu.

Des portes s’ouvrirent sur le royaume inconnu des eaux bleues, et, ayant fait claquer autour de sa tête un fouet aux lanières blanches, Farisel disparut, entraîné par son compagnon.

Longtemps, longtemps, les roues d’or avaient glissé sur le sable fin.

Farisel et Barsifoul avaient parcouru bien des régions ; ils avaient croisé sur leur route des poissons de toutes espèces, qui fuyaient à leur approche ou se tenaient peureusement à une grande distance.

C’étaient de grosses bêtes aux nageoires puissantes, couvertes d’écailles d’argent ; de longues anguilles vertes et noires, au dos couvert de dessins ; des araignées velues qui couraient sur le sable, des méduses qui nageaient en ondulant, des poissons microscopiques qui voyageaient en masse compacte et répandaient une vive lumière.

Ils avaient foulé de vrais tapis de coquillages ; ils avaient vu des montagnes couvertes de moules et des rochers envahis par les mousses grimpantes.

Farisel s’étonnait de ce que la nuit ne vînt pas encore.

« Barsifoul, quand donc fera-t-il obscur ? »

« — Il ne fait jamais obscur dans l’Océan, maître. Notre nuit est rouge comme le sang. »

« — Comment cela ?

» — Te souviens-tu, sur la terre, d’avoir vu le soleil écarlate tomber à chaque crépuscule, derrière l’horizon ?

» — Je l’ai vu tomber dans la mer, car j’habite un pays entouré d’eau. »

Pendant qu’ils parlaient, les profondeurs mouvantes avaient abandonné leur teinte bleue pour se transformer en passant par un rose délicat qui se fonçait petit à petit, en un rouge violent. La mer entière ressemblait à une coupe remplie d’un vin vermeil.

« Voici la nuit, » dit Barsifoul.

Là-bas, une grosse boule, qu’on aurait dite de verre, descendait tranquillement.

« Le Soleil ! s’exclama Farisel.

» — Le Soleil blessé par le Crépuscule, qui vient ici se rafraîchir et retrouver dans le calme reposant des eaux la force de resurgir, à l’Aurore, dans le ciel des hommes.

» — Mais où sont les paillettes qui faisaient scintiller la mer pendant le jour ?

» — Elles sont bien loin d’ici. Elles parsèment de leur clarté dansante les cieux obscurcis qui recouvrent la terre. Demain, aux premières heures du jour, elles nous reviendront. »

Comme il achevait sa phrase, Barsifoul s’arrêta. Une forêt de corail s’ouvrait devant eux.

« Que ferons-nous, maître ? La traverser ? En contourner les lisières ?

» — Reposons-nous sous ses ombrages. J’ai bien envie de dormir. Il doit être l’heure où ma bonne nourrice me menait au lit. Conduis-moi près d’un de ces arbres ; je m’étendrai au pied de son tronc. »

Et elles tournaient autour de lui, pleines d’admiration.

Tous deux avaient à peine fermé l’œil, que des chants délicieux arrivèrent à leurs oreilles. Farisel se leva, ému par cette musique pure et charmante, attiré par ses tendres vibrations.

« Reste ici, Barsifoul ; il faut que j’aille voir d’où partent ces voix. »

Il parvint à proximité d’une clairière. De belles jeunes filles à queue de poisson y balançaient, en chantant, des petites filles à queue de poisson, assoupies dans de souples hamacs.

« Ce sont les Sirènes, » pensa Farisel.

On lui avait déjà parlé d’elles. Il se souvint qu’elles étaient méchantes et gardaient prisonniers ceux qui s’approchaient d’elles. Il allait se retirer. Une maman-sirène l’aperçut et le désigna aux autres.

Aussitôt, elles accourent, le saisissent malgré ses cris, l’attachent solidement à un corail rose.

Et elles tournaient autour de lui, pleines d’admiration.

« Est-il joli, ce petit garçon ! Nous le garderons toujours auprès de nous !

« — De grâce, implorait Farisel, laissez-moi poursuivre ma route ! Les plus graves malheurs pourraient survenir si vous me reteniez ! »

Mais elles riaient en secouant leurs cheveux verts. Elles battaient des mains, dans la joie de l’avoir capturé.

« Tu ne seras pas malheureux ici. Nous te soignerons bien. Nous te fiancerons à la plus belle de nos filles. Tu pourras, chaque jour, entendre nos voix merveilleuses. Elles sont plus douces à écouter que toutes les musiques du monde. »

Farisel se mit à pleurer. Il se sentait perdu. Tout à coup, il perçut de grands cris d’effroi. Il leva les yeux : les Sirènes s’enfuyaient, pleines de terreur. Barsifoul était à quelques pas de lui, le regardant avec ses bons gros yeux.

« Cher crabe ! Sans toi j’étais perdu ! Comment es-tu arrivé jusqu’à moi ? » J’ai suivi l’empreinte de tes pas sur le sable et les Sirènes m’ont trouvé si laid et si terrible qu’elles ont fui avec épouvante. C’est la première fois que je bénis le Créateur de m’avoir fait repoussant à voir ! Mais il s’agit de te dégager de ce maudit corail… Comment couper ces cordes ?

— « Prends dans ma poche le canif dont je me servais pour tailler les branches et en faire des sifflets. »

Le crabe obéit. Farisel délivré, ils regagnèrent l’endroit qu’ils avaient choisi pour dormir.

Les deux voyageurs arrivèrent le lendemain devant une immense étendue parsemée de fleurs multicolores, d’une exquise senteur.

On en voyait de toutes formes. Des corolles ressemblaient à des vases aux bords gracieusement recourbés ; des pétales s’étalaient comme des couronnes autour de fragiles étamines ; des tiges rampaient, d’autres s’élançaient verticalement ou s’enroulaient entre elles. Il y avait des fleurs souples comme des lanières, larges comme des mains, découpées comme des dentelles. En les fixant attentivement, on voyait des boutons s’entr’ouvrir mystérieusement comme de petits gouffres, des pétales s’écarter et s’épanouir comme des doigts qui s’étirent, des feuilles se déplier, des tiges monter du sol. Les fleurs avaient des teintes à la fois tendres et chaudes ; elles s’harmonisaient dans un ensemble lumineux.

Farisel pria son guide de suivre un sentier qui s’ouvrait devant eux. « Prenez garde, mon petit maître ! C’est dans ce jardin enchanteur que croît la « Célisale noire ». Elle donne le sommeil éternel à celui qui respire son parfum. Elle a des yeux humains. Son accent est irrésistible quand elle invite à se pencher sur sa corolle…

« — Rassure-toi ! je saurai lui résister. »

Ils s’engagèrent dans le chemin. Ils virent des fleurs s’ouvrir d’un seul coup à leur approche, comme des éventails ou des queues de paons.

« Ce sont les « belles orgueilleuses ». Si tu les cueillais, tu deviendrais vaniteux. Vois-tu, elles veulent nous éblouir ! »

Un peu plus loin, toute une profusion de fleurs orangées retombaient en grappes le long des tiges.

« Goûtes-en, Farisel. Leur saveur est plus rafraîchissante et sucrée que celle des fruits de la terre ».

Farisel en mangea, et il en prenait toujours et toujours, tant elles étaient savoureuses.

Mais il s’arracha à ce repas délicieux, se souvenant que sa maman lui avait appris à se garder de la gourmandise.

Ils marchèrent encore. Une musique mélodieuse s’éleva d’une prairie de fleurettes mauves.

« Elles s’ouvrent toujours en chantant », murmura Barsifoul. Farisel brisa une tige. Tout se tut.

« Elles ont pris peur. Laissons-les en paix.

— « Je n’aurais pas dû les toucher. Il faut savoir admirer les belles choses sans y porter la main. Mais regarde, Barsifoul, au milieu de ce buisson enchevêtré » : une fleur blanche comme la neige, fière comme un lys. Un essaim de poissons ailés, couleur saphir et émeraude, l’environne.

— « Si tu parviens à l’arracher, garde-la précieusement. Elle rend invisibles ceux qui en pressent le cœur : c’est l’Amarille Immaculée. »

Farisel écarta avec peine les branches du buisson. L’Amarille répandait une lumière d’autant plus aveuglante qu’il s’en approchait davantage.

— « Garde les yeux ouverts, » cria Barsifoul. « A travers eux, elle scrute ton âme. Si tu les fermes, c’est que tu manques de courage : elle se dérobera sous ta main. »

Farisel tint bon malgré sa souffrance.

Il cueillit la fleur, l’enferma dans une boîte de verre. Le sol était formé de prairies touffues, tapissées de mousses et de lichens. Çà et là, se dressait une plante couverte de baies rouges.

— « N’en mange pas, Farisel. Chaque fruit est le refuge d’une bestiole qui ronge le cœur petit à petit…

— « Quelle est cette voix ? Et que nous dit-elle ? »

Des paroles encore incompréhensibles arrivaient à eux.

« Gare, gare ! bougonna le crabe. Voici cette coquine ! Elle essaye de nous séduire ! »

Farisel vit apparaître, isolée, la Célisale noire. Il rencontra avec effroi l’éclair sombre de ses yeux.

« Viens ici, gentil enfant. Penche-toi pour aspirer avec délice le parfum de ma corolle. Il est bienfaisant. Jamais on ne s’en lasse. Viens, viens ! »

La voix était enveloppante ; les yeux caressants. La corolle se déployait, tentatrice.

« Fleur détestable ! C’est ta mort qu’il me faut ! »

Farisel s’élança et se mit à piétiner furieusement la Célisale, Elle se défendit en lui brûlant les pieds d’un feu invisible, mais il sut se raidir contre la douleur, et la fleur s’écrasa sur le sol avec un cri déchirant.

« Vois le trou qui s’ouvre dans ce rocher. Est-ce la demeure de quelque monstre redoutable ?

— « C’est la grotte des petites fées merveilleuses et transparentes. Veux-tu les voir ? C’est l’heure de leur réveil… » Ils entrèrent sans bruit dans une salle baignée par une lumière calme et laiteuse.

« Où sont-elles ? » demanda Farisel.

Le crabe lui montra autour d’eux des centaines de coquilles de nacre fermées et immobiles.

« Elles sont là. Asseyons-nous à l’écart. J’espère que ces dames ne se feront pas trop prier. »

Ils attendirent peu de temps : de petits coups secs commencèrent à résonner à l’intérieur des demeures et à se répondre d’un coin à l’autre de la salle.

Puis il se fit un court silence.

De tous côtés, des coquilles s’entr’ouvrirent alors, poussées par des bras lumineux. Elles découvraient chacune une fée minuscule à demi endormie encore et qui clignait des yeux en s’étirant.

Les fées avaient des cheveux en fil de verre, des yeux en diamants, des dents en perles fines. Leur corps était fait d’un peu d’eau solidifiée. Elles se ressemblaient. Toutes étaient jolies. Elles se levèrent, posèrent un pied sur le sol ; on eût dit des reines sortant d’équipage.

Après s’être fait de profondes révérences, elles se prirent par la main pour danser en rond autour de la salle.

Elles riaient aux éclats, d’un rire sonore comme un bruissement de petites clochettes. Leurs longues chevelures flottaient capricieusement ; leurs robes, blanches au repos, passaient, dans leurs mouvements, par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Leur gaieté était si franche, si communicative, que Farisel ne put y tenir. Il s’élança au milieu d’elles pour se mêler à leurs danses. Un tigre échappé n’aurait pas obtenu plus d’effet ; en moins d’un clin d’œil, les fées furent dispersées et elles s’élancèrent avec des cris d’effroi pour se réfugier derrière leur coquille.

Un tigre échappé n'aurait pas obtenu plus d'effet

L’une d’elle tomba et se brisa en mille morceaux !

Désolé d’avoir causé la destruction d’une aussi jolie petite personne, d’avoir donné tant d’émotion aux autres, Farisel se mit humblement à genoux pour les implorer.

« Charmantes fées, je ne vous veux point de mal. Pardon, si je vous ai fait peur. Je suis un petit garçon inoffensif. Je parcours le royaume des mers pour délivrer les filles du Roi. »

Les fées rassurées sortirent de leur cachette et entourèrent Farisel qui leur semblait un géant.

« Bieu sûr, tu es le plus grand homme de la terre. Dans quel coquillage te couches-tu la nuit ? En trouves-tu d’assez larges pour toi ? »

Comme Farisel risquait de les frôler en s’approchant :

« Ne nous touche pas ! Ne nous touche pas ! Tu as l’air si brusque et nous sommes si fragiles ! »

— « Me pardonnez-vous d’avoir causé la mort d’une d’entre vous ? »

— « Bah ! nous l’avons déjà oubliée ! Ici, c’est l’empire de la joie et de l’insouciance. D’abord, à quoi bon se lamenter : n’est-ce pas une belle mort que celle qui vous réduit en paillettes brillantes ? »

Elles se penchaient sur les restes de leur compagne. « Regarde, voici son nez… une de ses petites dents… Oh ! sa main presque transformée en poussière… Est-elle drôle ainsi !…

Farisel demanda : « A-t-elle eu beaucoup de mal ? »

« Un grand choc en tombant, voilà tout. Nous ne connaissons pas la souffrance. »

Alors il n’eut plus de remords de son crime ; il se mit à rire comme les fées.

« Nous allons te montrer nos trésors », annonça l’une d’elles. Mais ne sois pas maladroit ; n’écrase pas, en marchant, nos pieds sous les tiens. »

Les fées le conduisirent auprès d’un coffre énorme. Elles se mirent à vingt pour en soulever le couvercle. Farisel vit un amoncellement prodigieux de pierres précieuses entassées les unes sur les autres et confondant leurs couleurs.

« N’est-ce pas qu’il vaut la peine d’être admiré, notre trésor ? » dit une fée orgueilleusement.

La fée se tourna vers ses compagnes, chuchotant quelques mots qu’elles approuvèrent.

« Puisque tu vas tenter de sauver les filles du Roi, nous te faisons cadeau de l’ « Épée Invincible » pour t’aider dans ta généreuse entreprise. Si tu réussis à la plonger dans la gueule du monstre, tu seras le vainqueur. Mais agis avec prudence et tâche d’éviter ses ongles destructeurs. »

Elle retira du coffre une épée longue de trois pouces qui ressemblait, par sa grandeur, à un couteau de poche, par les ciselures de son manche, à un précieux bibelot.

Farisel remercia de tout cœur ses protectrices, puis, se souvenant que Barsifoul l’attendait, il prit congé d’elles.

« Te sens-tu encore le courage de gravir aujourd’hui cette montagne ? »

— « Permettez-moi de m’y arrêter, mon maître. C’est là qu’habitent les Poissons dorés et l’un d’eux est mon oncle. Mais comment se fait-il qu’aucune brèche n’indique l’entrée de leur domaine ? »

Une méduse, qui nageait à côté d’eux, leur dit :

« Les Poissons-dorés ont été enfermés dans leur caverne par les poissons de la mer, jaloux de les voir plus beaux qu’eux. Voyez ce monceau de sable : c’est là qu’était l’entrée. »

— « Je trouverai bien le moyen de les sauver, » dit Farisel. « Ils doivent tant souffrir, privés de nourriture et de lumière ! Mettons-nous à l’œuvre ! »

Ils travaillèrent un jour entier. Farisel se servait de l’Épée invincible pour gratter le sable : l’épée était fée ; c’était plaisir de la voir abattre la besogne, tandis que Barsifoul arrachait péniblement quelques pelletées avec ses pattes. Enfin, ô joie ! la mince cloison qui restait encore s’écroula comme un rideau impondérable. Farisel vit une grotte toute d’or. Du plafond descendaient des stalactites dorées. L’eau y était teintée d’un chaud reflet jaune ; sur le sol, un paillettement de petits poissons couchés piteusement sur le flanc.

« Les pauvres ! Ils meurent de faim ! »

Farisel leur jeta de la nourriture : ils se précipitèrent dessus voracement. L’un d’eux portait sur la tête une couronne de fer. Il prit la parole quand tous furent rassasiés : « Je suis le roi des Poissons-dorés ! Dis-moi ce que je puis faire pour toi, étranger, car nous te devons la vie. »

« Je ne vous demande que de former un souhait sincère pour la réussite de mon entreprise. Je suis parti pour délivrer les filles du Roi de la mer. »

À ces mots les poissons s’écrièrent : « Nous irons avec toi ; nous serons ton armée. Peut-être te serons-nous utiles, car nous avons des mâchoires solides. »

— « J’accepte volontiers et je vous remercie. Couchons-nous pour être bien dispos. Nous partirons demain à l’aurore. »

Farisel s’endormit, laissant Barsifoul prodiguer des soins touchants à son vieil oncle, fort affaibli par son long emprisonnement.

« Debout, amis ! Voici l’heure ! » Farisel parcourait, en répétant ces mots, la caverne sonore.

Les poissons se levaient par légions, tout guillerets. Avant le départ, leur roi voulut offrir un bloc d’or à Farisel.

« La destinée nous a faits les plus riches habitants de la mer, lui dit-il. Mais loin de garder notre trésor jalousement, nous le distribuons aux plus pauvres que nous. Jamais nous ne le gaspillons : c’est un tort que d’user avec excès de ce qu’on possède. Il faut faire jouir à ceux qui en manquent, des richesses dont on dispose. C’est pourquoi je porte une couronne de fer, moi qui aurais pu ceindre ma tête du plus précieux édifice. C’est pourquoi notre caverne s’agrandit de jour en jour : ainsi grandit le cœur de celui qui donne, à mesure que ses biens diminuent. »

Farisel reçut le bloc d’or avec reconnaissance et partit escorté de son armée. Vers le milieu du jour, ils furent arrêtés par un véritable mur de cadavres d’animaux.

« Ici commence le domaine de Mithra, » dit Barsifoul.

Farisel n’avait pas encore conçu de plan d’attaque. Il réfléchit. « J’obéirai aux fées ; elles m’ont prédit la victoire si je parviens à enfoncer mon arme dans la gueule du monstre. Mais comment faire ? Il est formidable : nous sommes des microbes à côté de lui ! »

Les Poissons dorés n’étaient pas trop rassurés : ils attendaient avec anxiété les ordres de Farisel.

On entendit alors un bruit lointain : un radeau apparut, rempli de poissons morts. Il était traîné par des homards essoufflés. Farisel les arrêta : — « Qui êtes-vous ? »

— « Les malheureux captifs de Mithra ! Nous lui portons sa nourriture quotidienne. »

— « Laissez-moi me cacher parmi ces poissons. Je vous délivrerai en tuant votre maître. »

— « Jamais tu n’y parviendras. »

Mais Farisel grimpa sur le radeau.

— « Suivez-moi pendant le combat. Quand je lui aurai porté le premier coup, prévenez mon armée : elle accourra pour terminer le massacre. »

Il se dissimula sous un énorme requin. Le radeau vogua longtemps. Farisel entendit une voix assourdissante :

« C’est bon ! Laissez-moi manger en paix. » Puis un claquement de langue retentissant. Des mâchoires se mirent à mastiquer avec grand vacarme. Farisel sentit le moment fatal approcher. Il réunit ses forces, serra l’Epée invincible, prêt à la dégainer…

On fourragea autour de lui… on le saisit par une jambe… « Un petit garçon ! La bonne aubaine ! En avant ! » Mithra l’enleva et le tint suspendu devant sa gueule puis il l’y précipita goulûment.

Farisel vit un gouffre noir. Il y planta l’Épée magique. Celle-ci se mit à s’allonger, s’allonger si bien qu’elle barrait l’entrée du gosier de Mithra, en l’empêchant de faire aucun mouvement. Le monstre poussa un hurlement qui disait la haine et la souffrance.

L’armée des Poissons dorés accourait…

Mithra agita ses dix énormes bras furieusement, mais ils retombèrent sans force.

Il déploya ses griffes puissantes, mais elles faiblirent avant qu’il eût pu s’en servir.

Le tranchant de l’arme avait répandu en lui un poison rapide et destructeur.

Elles avaient attendu anxieusement la fin du combat.

Mithra se tordit pendant quelques instants, effrayant dans sa douleur. Il se dressa dans un suprême effort et l’eau bouillonna : des vagues se soulevèrent en mugissant. Le monstre s’affaissa... il était mort !

Farisel demeurait dans la gueule noire, cramponné à une dent aussi haute que lui.

« Poissons dorés, cria-t-il, voici votre heure ! Il faut me retirer d’ici. »

« Nous allons dévorer le monstre, » répliqua l’armée, pleine d’ardeur depuis le dernier tressaut de l’ennemi.

Le cadavre fut envahi : des millions de petites mâchoires se mirent à l’œuvre. Clac ! clac !

Mithra diminuait à vue d œil ; c'était bon de voir celui qui avait ravagé la mer, à la merci de ses plus infimes habitants.

Clac ! clac ! Farisel apparut libéré... Enfin ! Il était temps : les Poissons dorés risquaient de devenir trop replets.

Comblés de bénédictions et contents d’eux-mêmes, ils reprirent le chemin de leur caverne.

Farisel partit à la recherche des Princesses et les découvrit enfermées dans une cage de fer. Elles avaient attendu anxieusement la fin du combat. Farisel rompit les barreaux : elles se jetèrent à son cou et l’embrassèrent en versant des larmes de joie et de reconnaissance.

Elles se ressemblaient comme sept gouttes d’eau. Farisel fut heureux de voir leurs cheveux blonds : cette couleur lui rappelait les champs de son pays.

« Je m’appelle Alisette. »

« Moi Nelle... » « — Moi... »

Six noms sortirent à la fois des six petites bouches.

« J’espère que tu nous ramèneras vite chez nous ? »

— « Quel est ce gros crabe ? Il me fait peur !

— « Mais c’est Barsifoul, mon compagnon de voyage !

— « Je le reconnais. C’est lui qui nous menait à la promenade.

— « Bonjour, bonjour, cher crabe ! Comment notre pauvre papa se porte-t-il ?

— « Il pleure votre absence, maîtresses, et sa barbe s’est allongée d’un mètre depuis votre départ. »

— « Nous allons le revoir ! Quel bonheur ! »

— « Veuillez prendre place dans l’attelage, Princesses. » Elles s’entassèrent en lançant des fusées de rires.

— « Laisse-moi tenir le fouet ! » « Moi les rênes ! » Barsifoul profita d’un moment de tranquillité pour se mettre en route.

Farisel leur demanda les détails de leur captivité.

Toutes voulurent répondre à la fois.

Alisette prit la parole : elle était l’aînée.

« Un jour que nous étions assises sur le sable, fatiguées d’avoir couru, l’eau s’agita violemment. Nous aperçûmes Mithra dans le lointain... plus moyen de fuir, il nous avait vues et venait vers nous. Sept de ses bras nous saisirent malgré nos cris. Nous perdîmes connaissance.

Tu juges de notre stupeur en nous réveillant dans une cage solidement fermée.

La bête horrible nous guettait du coin de l’œil.

« J’ai toujours été jaloux de la puissance de celui qui gouverne la mer, nous dit-il. J’ai voulu lui causer un grand chagrin, qui le fera mourir, peut-être. »

Nous pleurions à chaudes larmes en l’implorant. Il s’approcha : « Donne-moi ta main ! » m’ordonna-t-il. Je la lui tendis. « Chair tendre ! Nous nous régalerons de cela dans quelques jours. »

Il s’éloigna un peu et alla se repaître d’animaux sanglants. Nous étions tristes et écœurées. Nous nous serrions l’une contre l’autre en gémissant.

Le soir vint. Une douce clarté emplit tout à coup notre prison. Une belle jeune fille se tenait devant nous, avec un sourire protecteur.

« Rassurez-vous, Princesses, nous dit-elle ; un petit garçon aussi bon que courageux accourt pour vous délivrer.

Elle nous caressa le front, et nous nous endormîmes comme si ses doigts avaient jeté le sommeil sur nos yeux. »

Le récit fut interrompu par la chute d’une princesse, que l’on releva avec une bosse au front.

Depuis quelques moments, elle se disputait avec une de ses sœurs et elles se pinçaient en cachette.

« Elles sont turbulentes », expliqua Alisette sur un ton de haute sagesse. « Ce sont les plus jeunes. »

Barsifoul s’arrêta : la fatigue le gagnait.

Il proposa : « Reposons-nous ici ! »

« Où sommes-nous ? Où sommes-nous ? »

— « Chut ! Pas tant de bruit. Gare à l’« Anguille Verte » !

— « Qui est-ce ? Qui est-ce ? Où est-elle ? »

— « Chut ! Écoutez-moi. Nous sommes à l’entrée du royaume de la « Joie des Enfants ». Quand on y pénètre, ce ne sont que divertissements et jeux charmants.

— « Oh ! le joli royaume ! Allons-y, Barsifoul. »

— « Écoutez encore ! Les enfants qui y sont entrés n’en sont jamais revenus. Il est habité par l’Anguille verte, qui change en pierre les petits imprudents. Promettez-moi de dormir tranquillement et de ne commettre aucune désobéissance... il vous en coûterait cher !

— « Nous obéirons, » dirent les petites princesses.

Mais elles soupirèrent à la pensée des joies défendues.

Elles en rêvèrent. Nelle ne parvenait pas à s’endormir ; elle poussa le coude de sa voisine :

— « Tu dors ? »

« Non. »

— « A quoi penses-tu ? »

« A la « Joie des Enfants ».

— « Ce doit être bien amusant là-bas ! »

« Oui, mais l’Anguille verte ? »

— « Je suis sûre qu’elle dort pour le moment. »

« Tu crois ? »

— « Les anguilles, ça a sommeil aussi. »

« Si nous y allions ? Nous marcherons sur la pointe des pieds ; elle ne nous entendra pas. »

— « Mais, si elle nous voyait ? »

« Nous nous enfuirions. Elle ne sait pas courir. »

— « Réveillons les autres doucement. »

« Mais laissons Alisette ; elle serait capable de nous défendre d’y aller… Sœurettes, sœurettes !… »

« Qu’y a-t-il ? »

— « Levez-vous sans bruit. Nous allons au royaume de la « Joie des Enfants ».

Elles ne se le firent pas dire deux fois et les six petites filles partirent en se tenant par la main.

Elles allaient mettre le pied sur le sol maudit… des pas légers se firent entendre :

« Ne faites pas cela ! » suppliait une voix bien connue. Mais Alisette arriva trop tard…

Les petites filles avaient à peine fait quelques pas dans le domaine inconnu qu’elles virent surgir de petits bonshommes qui les entourèrent en faisant des cabrioles.

Des feux d’artifice rouges et jaunes s’élancèrent de toutes parts et chaque gerbe, en retombant, laissait choir un cadeau.

Des oiseaux chantèrent et vinrent se poser familièrement sur les épaules des fillettes.

Un mât de Cocagne se dressa, garni de parures et de jouets : elles le regardaient avec convoitise, quand elles se sentirent soulevées jusqu’aux belles choses dont elles purent faire leur choix.

Des fleurs émaillaient le sable, et quand on les cueillait, elles se changeaient en poupées qui savaient parler et qui marchaient toutes seules.

Les princesses se sentaient légères et gaies : elles dansaient en battant des mains.

Six petites filles les attendaient à un carrefour.

« Voici quatre chemins, dirent-elles. Celui-ci conduit à un Guignol merveilleux, où Arlequin et Pierrot font pleurer de rire. Avant de s’engager dans cet autre, il faut aller visiter une sorcière qui vous enferme dans une bulle de savon : tout vous paraît alors plus riant. Le troisième chemin traverse le « Jardin des Délices », le quatrième la « Prairie des Surprises ». Choisissez : lequel aimez-vous prendre ? »

— « Nous voulons être enfermées dans une bulle de savon ».

Une vieille femme les entoura chacune d’une bulle de savon.

« Alors, suivez-nous. »

Une vieille femme les entoura chacune d’une bulle de savon qu’elle venait de gonfler avec une longue pipe.

Les princesses riaient en s’envolant comme des plumes. Leur voyage allait commencer : elles virent un ruban couleur de feuillage ramper sur le sol : ... L’Anguille verte !

— « Ah ! ah ! petites filles, je vous ai donc ! »

Elle souffla en grimaçant, sur les bulles qui éclatèrent.

Les princesses retombèrent sans se faire de mal, heureusement.

« Patati, patata ! devenez cailloux, puisque je vous l’ordonne. »

Mais, ô surprise ! on vit tout à coup l’Anguille tomber en râlant, la tête ruisselante de sang.

Farisel l’avait frappée, rendu invisible par l’« Amarille » qu’il tenait en main.

Il ne put s’empêcher de sourire en observant la mine piteuse des petites filles, qui se tenaient là, un doigt dans la bouche, et tremblantes de peur.

Il réussit à les réconforter en leur annonçant qu’ils atteindraient le palais le lendemain, et reverraient le Roi de la Mer. Cela les fit sauter de joie.

En revoyant ses sœurs, Alisette les combla de caresses et Farisel admira sa bonté et son indulgence, en même temps que sa sagesse.

L’esturgeon-veilleur faillit dégringoler de son donjon lorsqu’il vit Farisel, les sept princesses et leur fidèle conducteur s’avancer à la faveur des clartés roses du matin.

Il dormait encore sur son trône de coquillages.

Il descendit précipitamment l’escalier tournant, secoua servantes et serviteurs pour leur faire part de l’heureuse nouvelle.

Le vieux Roi reposait sans se douter de rien.

Tout le palais sortit à la rencontre des arrivants, avec force petits drapeaux pour saluer leur bienvenue.

Ce fut une entrée triomphale.

On avait transporté le Roi dans la salle d’honneur. Il dormait encore sur son trône de coquillages, quand sept petites filles, joyeuses et bruyantes comme des pinsons, se hissèrent sur ses genoux en s’accrochant à sa barbe, l’entourèrent de leurs bras câlins, en le couvrant de baisers.

« Mes petits cœurs, mes petits trésors !… »

La voix du Roi de la Mer n’était plus qu’un mince filet tout tremblotant de bonheur.

— « Farisel, que veux-tu pour ta récompense ? Tu as déjà mon affection et ma tendresse : parle, que désires-tu en outre ? »

— « Je n’ose le dire. »

Farisel se tourna vers Alisette, confus et hésitant.

Le vieux Roi regarda la jeune princesse ; elle était rayonnante comme un soleil d’avril.

— « J’ai compris, dit-il, et la réponse, c’est elle qui te la donne.

Et comme à cet instant la bonne Fée protectrice des enfants arrivait sur son char léger, elle bénit les fiançailles.

Alisette devint reine de l’« Ile des Roches-blanches » et les jeunes souverains vinrent, chaque année, faire une villégiature dans le royaume de la Mer.


Juillet 1912.


ANNETTE ET DORIC




IL y avait une fois un jeune prince qui s’en revenait à travers la forêt, très en gaieté, car il venait de quitter une charmante et belle princesse, qui lui avait passé au doigt l’anneau des fiançailles. Quand il franchit le seuil de son palais, il vit son père accourir à lui : « Eh bien ! mon fils, qu’est-il donc advenu de votre visite ?

— « Sire le Roi, celle que j’aime m’a mis au doigt la bague qu’on donne aux fiancés.

— « Voyons cette bague. »

Le prince saute de cheval et tend la main d’un geste triomphant.

— « Mais, mon fils, il n’y a là ni or ni pierre précieuse ! »

En effet, l’anneau avait disparu. Aussitôt éclata la colère du vieux roi :

— « Voyez dans quel état vous me mettez : cette jeune fille viendra ici dans quelques jours, revêtue de ses plus beaux atours et prête à l’hyménée. Et moi, comment avouerai-je à son père votre négligence ? »

Le prince baissait la tête, pensant, sans oser le dire, qu’il était le plus à plaindre des deux.

Cependant, on commence à s’assembler autour d’eux.

Les courtisans se font expliquer l’affaire et aussitôt voilà toute une armée d’hommes qui se précipitent dans la forêt, toute une nuée d’oiseaux en habits brodés, le nez à terre, munis de lunettes et de grosses loupes, qui s’abattent et fourmillent.

La nuit vient, on cherche toujours à la lueur des chandelles.

La nuit vient, on cherche toujours à la lueur des chandelles. Le lendemain aussi, le surlendemain encore. On n’aperçoit que des corps pliés en deux, des yeux dardés vers le sol ; il s’en faut de peu que les nez ne s’allongent à cet exercice.

Et l’anneau rusé restait dans sa cachette. Il se riait de ces gens qui faisaient tondre l’herbe avec férocité, détourner les rivières, assécher les étangs.

Un jour, pourtant, on voit arriver un jeune garçon qui marche la tête levée vers le ciel. On crie au scandale.

Les malédictions redoublent quand on s’aperçoit qu’il porte une chemise de lin et va pieds nus, tout simplement.

« Quel est ce moucheron ? »

« Hors d’ici, vagabond ! »

Mais le petit suit des yeux, depuis un moment, un oiseau en demi-deuil, qui sautille de branche en branche en relevant chaque fois la queue, comme s’il avait peur de la perdre en route.

« Qu’est-ce donc ? Il s’amuse à regarder une bestiole ! »

La pie prend tout à coup son vol et le jeune garçon aussi agile qu’un chat, grimpe à sa poursuite jusqu’au haut d’un chêne.

« Il va se casser le cou ! »

« Tant mieux ! »

Mais pourquoi tous ces habits de velours se mettent-ils à grommeler ?

C’est que l’enfant, du haut de son arbre a crié quelque chose qui ressemble à : « J’ai trouvé ! » Et il redescend au plus vite, tenant un bel anneau d’or reluisant.

Il s’approche du plus respectable des courtisans :

« Veuillez remettre ceci de ma part au fils du Roi. »

Et il s’en va modestement rejoindre une fillette aux cheveux ébouriffés, qui le regarde avec des yeux candides et émerveillés.

Les chercheurs désappointés ramassèrent leurs lunettes et tous leurs instruments : chacun s’injuriait à part soi de n’avoir pas trouvé. Le vieillard qui tenait en main l’objet précieux réfléchissait que s’il eût été seul, il eût bel et bien fait croire... mais malheureusement, ils étaient plus de mille !

Le petit garçon avait donc rejoint sa compagne : une petite fille frêle comme une tige de blé et qui n’était jolie que par la grâce de son visage. Elle s’appelait Annette, lui Doric. Ils s’aimaient tendrement et vivaient ensemble comme frère et sœur ; ils étaient orphelins tous les deux.

Annette et Doric revinrent chez eux comme si rien n’était arrivé, et pourtant Doric avait sauvé le fils du Roi !

« Frérot ! dit seulement la petite fille avant de s’endormir, je t’admire bien d’avoir osé grimper jusqu’au faîte de cet arbre. »

Le jour vint vite : on était en été. Annette s’en alla à la fontaine et revint en courant.

« Il y a, dit-elle, des cavaliers qui viennent de ce côté. »

Un moment après, des hommes étaient là qui disaient :

« Viens, marmot. Le Roi a demandé de te voir pour te donner une récompense. »

« Je n’ai pas besoin de récompense ! »

« Allons, il faut obéir. »

L’un d’eux enleva Doric avec une grande force, et le plaça devant lui sur son cheval. Ils prirent alors le galop dans un tourbillon de poussière, et Annette resta au milieu de la route, ne sachant si elle devait rire ou pleurer.

Celui qui avait enlevé Doric était un beau jeune homme aux longues mains. Le petit garçon regardait avec ravissement ses ongles roses et sa peau de satin.

Il admirait aussi la dentelle délicate qui s’échappait de sa manche, le brocart magnifique qui serrait son poignet, ses bottes en cuir souple, la plume de son chapeau, qui, parfois, lui caressait le front.

« Cela doit être agréable de porter ces belles choses, » se dit-il.

On arriva au château. Doric traversa des salles qui l’éblouirent et le charmèrent. Il trouva les tapis plus moelleux que les cailloux de la terre. Le roi était assis sur un trône somptueux. Il toisa le petit bonhomme, et, après beaucoup de paroles aimables, lui annonça qu’il recevrait un château, avec le titre de gouverneur de province.

« Je veux bien, Monsieur le Roi, s’il m’est permis de partir avec Annette. »

« Non, mon ami. Dès aujourd’hui, vous êtes noble et grand seigneur. Vous êtes riche. Vous ne parlez plus aux filles de paysans. »

Doric allait réclamer, mais des serviteurs entraient avec des eaux parfumées, des habits brodés, des souliers à boucles, des chapeaux hauts comme des tours.

« Choisissez, » disaient-ils d’un air engageant.

Et Doric se vit, en quelques minutes, paré magnifiquement.

« En route, maintenant, dit le Roi. Il faut partir dès ce matin pour votre nouveau domaine. Mille fois merci encore. Vous nous avez sauvés. »

Doric monta sur un cheval blanc comme l'écume, qui piaffait en l’attendant.

La bonne aubaine qu’un château tout de marbre et d’or qui vous tombe ainsi sur le nez d’un jour à l’autre !

Doric se promène parmi des chambres ornées comme des bijoux. Il admire, il admire encore. Il se jette sur les fauteuils, essaye la douceur des lits, ouvre des armoires pleines de bibelots, des bonbonnières débordantes de pralines. Il s’examine curieusement dans chaque miroir.

Si seulement Annette était ici !

« Monsieur Doric, lui chuchote sa conscience d’un air de reproche, n’est-ce pas méchant d’avoir ainsi abandonné la petite fille pour habiter un riche palais, quand elle couche sous le chaume ? » — L’intéressante question, quand voici une étagère remplie de pots de confitures !

« Elle se consolera, ma chère, elle se consolera ! »

Le temps passe gaiement. Doric se prélasse au milieu d’une foule de serviteurs attentifs. Mais, chaque soir, la voix chuchotante et timide reprend le même refrain. Alors, un jour, Doric se hasarde : « Monsieur, dit-il à son grand chambellan, faites, je vous prie, venir ici ma petite amie : nous jouerons une bonne fois ensemble. »

Mais le grand chambellan éclate de rire : « Une fille à pieds nus, s’esclaffe-t-il, non ! mais vous n’y pensez pas ? »

Doric se retire très mortifié, mais pénétré de ces paroles. « Il est vrai, se dit-il, qu’Annette ferait une drôle de mine ici. » Et il se résigne.

L’hiver frileux arriva. Il faisait froid, jadis, dans la cabane, mais dans le château, de grands feux brûlent jour et nuit avec un crépitement amusant à entendre.

« C’est l’époque où l’on ramassait du bois mort, » pense le petit gouverneur en croquant une cerise rouge venue à prix d’or d’un pays lointain. (Elle était enfouie dans des ouates blanches, au fond d’une caisse en bois parfumé.)

Comme les journées sont longues ! Doric connaît à présent tous les recoins de son domaine ; il s’est habitué au luxe qui l’entoure. D’ailleurs, on se fait vite à cela.

Il n’ose trop sortir : les culottes de velours ne supportent pas la boue des chemins. Il se lasse des histoires que des hommes monotones viennent lui lire pour le distraire et... à quoi bon le cacher : il s’ennuie !

Doric est habillé chaque matin par le beau jeune homme qui vint le chercher pour le mener auprès du roi. Il a l’air aimable, plein d’esprit et de bonté : aussi l’aime-t-il bien.

Annette apparut, toute menue et charmante, dans sa robe à traîne.

Un jour que la triste pluie battait aux vitres comme pour demander d’entrer dans les maisons, Doric se mit à parler d’Annette à son ami : « Te rappelles-tu, lui dit-il, une fillette qui t’a reçue avec moi ? C’est ma petite amie. On m’a défendu de la voir. Mais, si tu le veux, tu l’amèneras ici malgré tout, et de façon à ce qu’on la prenne pour une princesse de haut rang. J’ai des vêtements dont tu la couvriras. Tu lui diras de n’avoir l’air étonnée de rien, quand elle entrera ici, et de ne pas m’embrasser, puisque ce n’est pas la mode. Surtout, recommande-lui de parler avec finesse et distinction. Elle est gentille, vois-tu, mais ce n’est qu’une paysanne, peu habituée, comme moi, aux belles manières. »

Doric alla chercher un paquet emballé dans du papier de soie.

« Voilà ces habits. Je les ai fait confectionner par ma vieille servante. Ils sont souples et beaux. Ne les froisse pas en route. »

L’ami partit avec un sourire indulgent, et le petit gouverneur annonça à tout le château que la princesse Anne de la Tour arriverait bientôt pour lui faire visite, et qu’on lui devait mille égards. Il se tint à la fenêtre et attendit. Ce ne fut pas long. Un galop de cheval, d’abord éloigné, se rapprocha. Annette apparut, toute menue et charmante, dans sa robe à traîne.

Doric descendit pour la recevoir. Il eut bien envie de se jeter à son cou, en l’embrassant sur les deux joues, mais il se contraignit et s’inclina profondément. En se relevant, il vit qu’elle rougissait et baissait les yeux.

Tout le palais s’était mis en grande tenue pour recevoir l’auguste visiteuse. Quand elle se mit à marcher, une foule de gens se saisirent de sa traîne avec des murmures de respect. On arriva au salon d’honneur.

Annette voulut s’asseoir sur un modeste tabouret caché honteusement derrière un pouf. On l’arrêta à temps.

« Quelle aimable simplicité ! » chuchotèrent les courtisans.

On passa des rafraîchissements. Annette dit à un laquais :

« Merci, mon bon Monsieur. »

« Quelle bienveillance ! » se dirent entre eux les laquais.

Une vieille intendante plaça un coussin sous les pieds de la princesse : « A vous plutôt, Madame, » dit Annette, en le lui remettant en mains.

« Quelle politesse ! Quelle exquise politesse ! » s’exclamèrent les intendantes.

Mais ce fut autre chose quand on s’avisa d’engager la conversation avec la princesse. Quand on lui demanda des nouvelles du roi, son père, de son vaste royaume, de ses sujets, on la vit muette, confuse, interloquée.

Doric aurait aimé rentrer sous terre.

Des propos désobligeants se mirent à parcourir le salon :

« C’est une fausse princesse ! C’est une intrigante ! »

Il regarda Annette et il remarqua que ses mains étaient rouges et ses joues gercées. Oui, c’était bien la petite fille qui courait avec lui dans la forêt, mais une princesse, oh ! non ! Elle injuriait de sa présence le moindre meuble de la chambre. On eût dit que le château splendide se rebiffait à son seul contact.

Et comme elle se tenait d’une façon guindée sur sa chaise ! Comme sa pose était peu gracieuse ! Comme ses pieds se regardaient d’une façon choquante ! Le lendemain, Doric vit venir à lui un vieillard irrité, qu’il connaissait pour être le chancelier :

« Monsieur le Gouverneur, la petite fille qui était hier ici ne s’appelle-t-elle pas Annette tout court, comme certaine paysanne de vos connaissances ? »

« Hélas ! oui, » répondit le pauvre gouverneur en tremblant de tous ses membres.

« Vous auriez pu nous priver d’une telle visite ! N’avez-vous pas vu ?… »

« Oui, j’ai bien vu que je ne devais plus songer à ma petite amie, interrompit Doric ; elle se tient trop mal en société. »

« Elle n’est plus de votre rang », conclut le chancelier d’un ton sec. Et il plissa sa bouche en signe de mépris.

Pour clore l’hiver, on donna des fêtes magnifiques. Toute la noblesse y fut conviée. C’étaient des festins qui duraient trois jours, des bals où l’on dansait des nuits entières, des représentations où figuraient les plus célèbres artistes.

Le printemps vint, hâtif et lumineux. On fit des feux d’artifice dont les fusées dépassaient les plus hauts arbres. On organisa des fêtes champêtres où des barques pavoisées de lanternes et de fleurs voguaient par les nuits bleues, pleines de chansons.

Les nobles dames amenaient leurs filles, dans le secret espoir qu’elles charmeraient le riche gouverneur. C’était une procession de carrosses qui serpentait le long des allées pour se perdre dans la campagne.

On logeait les arrivants dans les salles innombrables du palais. Il avait même fallu construire, en quelques jours, un pavillon spécial pour héberger le trop plein du palais.

La floraison d’avril arrivait des quatre coins du pays, dans de lourds chariots, pour orner le corsage des dames. Les sorbets étaient si nombreux qu’on était à court de neiges éternelles.

Doric vivait dans un tourbillon comme ces mouches qui dansent, le soir, en se grisant de lumière.

Une lettre lui était parvenue de la part du roi.

Elle le priait de choisir une épouse parmi ses invitées sans nombre.

Doric leur trouvait à toutes un défaut : celle-ci avait le nez de travers ; celle-là portait mal ses toilettes ; cette autre n’était qu’une simple duchesse.

Il fit écrire au roi : « Sire, elles ne me satisfont point. Quoi ! pas une qui soit parfaite ! »

Peu après, il fit cesser toute réjouissance, et chaque jeune fille s’en retourna fort déconfite.

« Donnez-moi, Sire, écrivit-il au roi, une belle dame qui soit en tous points comme je la désire. » Mais aucune ne vint, car il ne restait plus d’autres filles à marier dans tout le royaume.

Alors, Doric s’impatienta. Il devint de fort méchante humeur envers ceux qui l’approchaient, trouvant qu’on mettait trop peu d’empressement à combler ses désirs.

Il s’endormit un soir les poings serrés, ayant encore des paroles de colère à la bouche. Un coup léger heurta sa porte. « Va-t-en, sacripant ! » cria-t-il à ce maudit domestique.

Mais la porte s’ouvrit : une fée aussi jolie que le Printemps en fleurs glissa jusqu’à son lit : « J’ai eu pitié de toi, Doric. Je comprends qu’étant si beau, si puissant, si parfait, tu dédaignes ces filles, indignes de toi. »

Je m’appelle Yveline. Adieu, Doric !

Doric se souleva sur sa couche. Sa mauvaise humeur s’était dissipée.

« Sors de ton domaine, parcours le monde, que tu ne connais pas. Puises-y les éléments qui te paraîtront les plus admirables pour créer une jeune fille à ton goût et qui devienne la bienheureuse élue. Quand tu l’auras conçue dans ton esprit, je l’animerai de mon souffle. »

« Merci, bonne fée. Dites-moi votre nom ? »

« Je m’appele Yveline. Adieu, Doric ! »

Le gouverneur se leva promptement, sans attendre le jour.

« Holà ! mes gens ! Vite, que l’on prépare mon cheval de parade et mon page Frisotin. Nous partons, vous dis-je. Hâtez-vous ! »

Des hommes en bonnet de nuit et des femmes en papillotes s’empressent, tout ébahis : ils croient rêver...

Mais non, car voici le maître en grand apparat qui passe la grille du parc.

La nuit est fraîche et délicieuse. Des millions d’étoiles se font des clins d’œil pour se désigner le cavalier, si matinal ou si tardif, qui laisse derrière lui flotter son manteau de fourrure.

Aux approches de l’aurore, un frémissement courut parmi les branches. La mystérieuse forêt se peupla de bruissements. On eût dit que les arbres s’étiraient paresseusement. Des lapins se faufilaient dans les broussailles et tenaient conseil dans les clairières.

Doric atteignit l’orée du bois. Le ciel était ravissant à voir. Le bleu intense de la nuit s’était fondu délicatement en mauve indécis. Vers l’orient, une lueur d’abord hésitante caressait l’horizon : elle était d’un rose tendre, frêle et velouté.

« Fée Yveline, s’écria Doric, je veux que les joues de ma fiancée soient pareilles à cette clarté qui annonce le soleil. »

Doric donna un coup d’étrier. Il traversa des prairies et des champs. Il piétina d’humbles plantes couvertes de rosée, dont la senteur rustique montait à ses narines.

Vers midi, la chaleur devint accablante.

Le page Frisotin demandait à boire en gémissant, mais Doric allait toujours.

Une source apparut. Frisotin supplia de s’y arrêter : il fallut céder. Pendant qu’il buvait, Doric laissa errer ses yeux sur l’eau claire qui jasait en courant sur la mousse ; il fut ravi. Mille reflets scintillaient sur la nappe limpide, mille aigrettes, mille queues de flammes. Des soleils y tournoyaient en se fuyant et se rapprochant tour à tour.

La source était d’argent, d’or vif, de turquoise ; elle miroitait. Rien qu’à la voir, on se sentait désaltéré.

« Fée Yveline, s’écria Doric, je veux que ses yeux soient pareils à cette eau charmante. »

Doric secoua son paresseux écuyer, qui tentait tout bonnement de se laisser gagner par le sommeil. Ils reprirent leur route. La journée était radieuse et tissée de chants d’oiseaux. Cependant la campagne devint aride. Plus que de maigres arbres courbés dans le même sens, comme des suppliants.

« Frisotin, où sommes-nous ? »

Frisotin, très fier d’être interrogé, étendit le bras vers l’horizon : « La mer ! » murmura-t-il.

Doric se sentit une nouvelle ardeur. Il s’élança.

La mer était bien là, étendue nonchalemment derrière une rangée de dunes. Des voiles blanches s’y balançaient, l’ombre des nuages s’y promenait avec lenteur.

Doric se coucha sur une dune. Le soleil la criblait de lumière ; elle était plus jaune que lui, presque aussi ardente. Elle se creusait en plis onduleux.

Un peu de sable que le vent soulevait en poudroiement d’or fin lui faisait comme une auréole.

« Fée Yveline, s’écria Doric, je veux que ses cheveux soient pareils à ce sable blond. »

Doric traversa des landes incultes aux teintes mélancoliques. « Qu’il fait sombre et méchant ici ! » disait Frisotin. L’air était âpre et salé. Les chants d’oiseaux s’étaient tus. « Qu’il fait triste ! » répétait Frisotin d’un ton pleurard.

Mais derrière un repli de terrain apparut tout à coup la neige vaporeuse de pommiers en fleurs : tout un verger joyeux et léger comme une chanson. De vieux arbres tordus et rabougris couverts d’une toison fragile, à peine éclose.

« Fée Yveline, s’écria Doric, que son sourire soit aussi joyeux que les pommiers fleuris ! »

La lune se leva au-dessus de la cime des arbres. « Dormons ! » dit Doric ; et ils se reposèrent jusqu’au lendemain.

« Prends mon cheval, Frisotin. Retourne au château. Je continuerai seul mon voyage. »

Frisotin ne se le fit pas dire deux fois : il en avait assez de l’équipée.

Doric attendit le jour. Les prés étaient couverts d’une épaisse buée blanche. Quand le soleil parut, elle se déchira peu à peu en écharpes, qui s’allongeaient dans de souples mouvements.

« Fée Yveline, je veux que ma fiancée porte une écharpe pareille à celles-ci ! » Doric entra dans une cabane : une vieille femme y tissait, pliée en deux comme une branche sèche.

« Chut ! chut ! moins de bruit ! dit-elle en le voyant entrer. Vous allez les effaroucher. Là, voyez-vous, ils se sont enfuis… »

Elle expliqua que, depuis des temps immémoriaux, elle travaillait, aidée par une légion d’esprits bienfaisants, qui guidaient ses mains tremblantes. Tout le monde la connaissait : on se disputait ses étoffes merveilleuses. Elles étaient quelquefois légères au point qu’il fallait mettre un poids sur elles pour les empêcher de s’envoler ; quelquefois lourdes au point qu’il fallait un attelage pour en transporter une seule aune.

Des écheveaux aux teintes éclatantes étaient pendus aux murs, et la vieille semblait un chiffon égaré parmi tant de richesses.

« Il n’y a, dit-elle, qu’un tissu qui dépasse mes moyens. A le chercher, j’ai usé mes yeux et mes meilleures aiguilles. Il s’appelle : Celui-qui-est-trop-beau-pour-exister-sur-la-terre. Personne n’a jamais su le reproduire ; le secret de sa fabrication est gardé jalousement dans un monde inaccessible. »

« Comment donc est-il, bonne vieille ? »

« Il est si beau qu’on ne peut se le représenter. »

Elle travaillait, aidée par une légion d’esprits bienfaisants.

« Fée Yveline, s’écria Doric, je veux que ma fiancée porte une robe de cette étoffe. Je n’ai plus rien à ajouter. Faites-moi voir celle en qui j’ai mis tout mon idéal ! »

Il continua sa route et arriva devant un ruisseau. Une jeune fille était là qui l’attendait. Elle était nimbée d’une lumière surnaturelle. Doric la reconnut : c’était sa fiancée. Il l’appela des plus doux noms :

« Je viens vers toi, Reine de grâce, Fleur du ciel. C’est moi qui t’ai créée pour te chérir. Je te donnerai la richesse après t’avoir donné le jour. »

Il s’agenouilla, lui prit la main pour la baiser..

La belle souriait sans paraître le voir.

Il leur fallait traverser le ruisseau.

Doric vit une grosse pierre qui surnageait : « J’y saute, dit-il. Je t’aiderai à l’atteindre après moi. »

Mais la pierre était glissante : il fit un faux pas, voulut se raccrocher et se déchira la main. Il disparut dans l’eau. Le courant était rapide. « Tends-moi la main, supplia-t-il ; sauve-moi… par pitié ! » La jeune fille souriait toujours, impassible ; ses yeux clairs suivaient le corps de son ami, que l’eau allait engloutir.

Doric perdit connaissance. Un peu plus tard il se réveilla, déposé comme par enchantement sur une prairie aux herbes molles.

« Fée Yveline, dit-il, j’ai compris. Dans ma fiancée, j’ai veillé à tout, sauf au principal. J’ai désiré une figure jolie à voir, sans me soucier des sentiments qu’elle cachait. Fée Yveline, ma fiancée n’avait pas d’âme, et c’est la seule chose qu’il faut aimer... Pardon, pardon, je suis un mauvais petit garçon !...»

Il pleurait de tout son cœur. La chaleur avait achevé de sécher ses vêtements. Il s’étonna de voir sa main emmaillotée soigneusement dans un linge encore taché de sang.

Qui l’avait soigné ? La fée, sans doute ?...

Doric entra dans une forêt de chênes touffus. Il marchait en baissant la tête, comme un repentant.

Soudain, il tressaillit ; son cœur se mit à battre très fort.

Sur la poussière d’un chemin, il venait de reconnaître l’empreinte de deux petits pieds. Deux pieds nus, que ceux-là, et jamais embarrassés de souliers de satin.

« Annette a passé par ici... Hier ? Aujourd’hui ? Tantôt ? Il y a des jours, peut-être, car il n’a pas plu depuis une semaine... A quoi pensait-elle, en foulant ce chemin ? A son ami ? Elle l’a sans doute oublié... Non, elle l’aimait trop tendrement. Ah ! comme elle était bonne ! Comme elle savait vous dire des choses gentilles et touchantes ! Comme elle savait chanter ! Comme elle savait rire ! Comme elle savait consoler ! »

Doric marche plus lentement : il se sent triste à mourir. Il lui a fait de la peine ! Il l’a méprisée ! Comme il se repent !

Doric tressaille à nouveau : voici maintenant une pauvre petite couronne de pâquerettes abandonnée sur un talus... une couronne comme elle aimait à s’en tresser.

Doric s’approche. Oh ! surprise ! les fleurs sont fraîches ; elles viennent d’être cueillies !

Doric marche encore... Annette est assise sur un tronc d’arbre, les mains croisées sur les genoux.

Il l’appelle doucement. Elle se lève et dit craintivement :

« Êtes-vous guéri, Monsieur le Gouverneur ? »

« Non, répondit-il ; c’est « Doric » qui est guéri ; c’est Doric qui a été soigné par sa petite amie. »

Annette n’y tient plus : elle se jette à son cou.

« Annette, veux-tu, nous serons mari et femme ? Le roi m’a ordonné de me marier. »

La petite regarde sa robe de coton d’un air de regret.

« Sois tranquille, Annette, je t’aime telle que tu es ! Je redeviendrai le Doric d’autrefois ! Nous ferons tant de bien autour de nous que chacun apprendra à aimer notre simplicité. Nous administrerons notre province aussi sagement que nous élevions nos poules et nos pigeons. Dis, veux-tu ? »

Et voilà l’histoire : Annette épousa Doric, et jamais on ne vit meilleurs gouverneurs, ni plus compatissants.


Juillet 1912.


Ceci montre comment Doric retrouva Annette.


FANFRELUCHE



OR, voici comment la Fée Fanfreluche apprit à travailler.

Fanfreluche s’ennuyait ; elle passait ses journées à bâiller en tournant ses pouces.

La Fée Viviane, sa maman, avait beau la prier de faire un ouvrage quelconque, Fanfreluche s’entêtait à bâiller et à tourner ses pouces. « Bon, bon ! se dit la sage Fée Viviane. Il faut corriger cette petite paresseuse : je vais l’envoyer sur la Terre. »

Aussitôt, elle jeta sur Fanfreluche un charme qui l’endormit, et, faisant atteler son char léger, se mit en route.

Elle l’embrassa avant de la quitter.

La Terre n’est pas fort éloignée du Royaume des Fées. Viviane déposa Fanfreluche au milieu d’une forêt de chênes. Elle l’embrassa avant de la quitter et lui commanda de dormir jusqu’au matin. Ce que fit Fanfreluche. En se réveillant dans une contrée inconnue, elle pleura de tout son cœur.

Sa maman avait, de plus, remplacé sa belle robe de brocart par une pauvre petite robe de laine ; autour de sa baguette magique, elle avait demandé aux fougères de pousser très haut pet les fougères avaient obéi. De sorte que Fanfreluche ne retrouva plus sa baguette.

Un paysan qui passait par là entendit des sanglots ; il s’approcha d’elle et, la croyant abandonnée, la prit dans ses bras et la porta dans sa cabane.

Sa femme et lui, caressèrent Fanfreluche et lui demandèrent qui elle était.

— « Je suis la Fée Fanfreluche. Bonnes gens, rendez-moi ma baguette, afin que je regagne le Royaume des Fées. »

« Une fée ne porte pas une jupe trouée, lui fut-il répondu. Petite fille, dis-nous ton vrai nom ? »

Fanfreluche se mit à trépigner en voyant qu’on ne la croyait pas. Les paysans se dirent qu’elle était simple d’esprit. Ils étaient bons et l’invitèrent à demeurer avec eux.

Dorénavant, Fanfreluche garderait les vaches dans la prairie ; on l’appellerait Marie : c’était plus court.

Le paysan alla donc chercher ses trois vaches, dont l’une était rousse, l’autre noire et la troisième blanche.

Il installa Fanfreluche dans le pré, mit une longe à ses pieds, un tricot entre ses mains.

« Il faut, lui dit-il, veiller à ce que les vaches n’aillent pas brouter l’herbe du pré voisin, car la clôture fait défaut en plusieurs endroits. Tu tricoteras, tout en levant le nez de temps en temps. »

Fanfreluche ne répondit pas, elle réfléchit : « Je n’ai plus de baguette magique, mais je suis fée encore. »

Elle monta sur une grosse pierre et prononça d’une voix impérieuse : « O laine grise, sache te transformer en bas sans l’aide de mes doigts. Et vous, vaches paisibles, restez obéissantes sans que j’aie besoin de vous surveiller. Ainsi le veut la Fée Fanfreluche. »

Elle s’assit par terre et se mit à appeler : « Maman ! Maman ! » Mais aucune voix ne lui répondit.

Le soir vint… Fanfreluche rêvait en regardant s’allumer les étoiles, quand le paysan lui tapa sur l’épaule.

« Eh bien ! Il est temps de rentrer. Rassemble les bêtes, petite ! » Il regarda à terre, vit le tricot inachevé. « Comment ? C’est ainsi que tu fais ta besogne ! »

Quand il s’agit de retrouver les vaches, ce fut une autre affaire : elles étaient bel et bien occupées à tondre l’herbe du voisin.

En voyant ce qui était arrivé, Fanfreluche se désola.

— « Hélas ! hélas ! ne suis-je donc plus Fée ? »

« Tu ne 1’as jamais été, petite sotte ! »

Fanfreluche rentra au logis la tête basse.

Viviane apporta la paix et la résignation dans le cœur de sa fille, pendant qu’elle sommeillait, sur sa couche de paille.

Fanfreluche se réveilla joyeuse.

Le soleil brillait : il faisait si délicieux qu’on avait envie de danser. « Marie, il est temps de partir au pré ! »

Marie trouva que l’étable sentait bon ; elle admira les yeux doux et confiants de ses vaches. Elle se sentait si à l’aise dans sa petite robe de laine qu’elle commençait à la préférer aux riches étoffes du Royaume des Fées.

Marie se fit montrer comment, d’un peloton de laine, on pouvait faire sortir un bas. Marie caressa l’échine soyeuse de Roussette, Noirette et Blanchette, en les priant gentiment de ne plus désobéir, comme la veille.

Marie travailla en chantant, et jamais elle ne fut aussi gaie ; jamais le temps ne lui parut aussi court.

Mais… Fanfreluche reprit le dessus dans l’après-midi. Tout semblait s’être donné le mot contre elle : le ciel s’était voilé de gros nuages, la laine avait roulé dans le ruisseau, les vaches se sentaient de tyranniques envies de goûter l’herbe plus drue du voisin.

Fanfreluche abandonna tout et s’enfuit chez le paysan raconter son infortune.

« Allons, tu ne sais pas ce que c’est que travailler, lui dit la femme en souriant : il faut avoir de la patience. »

Le jour suivant, Fanfreluche tâcha d’avoir de la patience, et le ciel eut beau être menaçant, les vaches indociles, la laine eut beau rouler dans le ruisseau, Marie travailla sans se lasser.

La soupe qu’on lui servit lui parut un nectar. Elle avait faim, et c’était un plaisir, en rentrant du dehors, de humer les bonnes odeurs de la cuisine.

« Tiens, se dit-elle en se couchant, voilà le premier jour de ma vie où je ne me suis pas ennuyée. »

Elle bâilla. « Je ne savais pas qu’on pût bâiller seulement de fatigue. » Elle rêva toute la nuit qu’elle avait cent vaches à garder, cent bas à tricoter, et qu’elle en venait à bout, à force de persévérance. Et tout le monde l’admirait ; sa maman la pressait sur son cœur.

Marie se dit : « Puisque je sais travailler, si j’essayais de regagner le Royaume des Fées ? Il est dans le ciel, là-bas ! Je me ferais deux ailes… oui, deux ailes, c’est une bonne idée… »

Aussitôt, Fanfreluche ajouta : « Je demanderai plutôt à un oiseau complaisant de me prêter les siennes pour une journée. »

Elle entendit un petit cri tout près d’elle, au milieu des herbes. Une alouette s’élança, les ailes brillantes de rosée.

— « Jolie alouette, tes ailes, je t’en prie !… Madame l’Alouette, 47 arrêtez-vous un instant, écoutez-moi. Je suis une pauvre petite… ne partez pas !… »

Mais l’alouette n’était déjà plus qu’un point noir dans l’immensité du ciel : on n’entendait plus son chant.

Fanfreluche se dit, découragée : « Les oiseaux ne parlent pas sur la Terre, jamais je ne saurai me faire comprendre d’eux. »

J’ai mal agi, se dit-elle.

En menant ses vaches au pré, elle trouva par terre le cadavre d’une mésange. Elle s’en saisit avec joie, en détacha les ailes et se les fixa au dos.

Elle attendit un souffle de vent.

Or, le vent eut beau souffler en agitant les arbres, les ailes de mésange restèrent immobiles.

« Elles sont trop petites, » pensa Fanfreluche. Et elle les jeta dédaigneusement.

Le lendemain, elle remarqua un objet inconnu suspendu au mur. « C’est un arc, » lui dit le paysan. Et il lui expliqua la façon de s’en servir.

Fanfreluche eut une idée : elle s’exerça à tirer à l’arc en visant une planche. Quand elle eut acquis une certaine adresse, elle tua de pauvres petits moineaux, des rouges-gorges, des sansonnets, et les rapporta chez elle.

Fanfreluche les examina afin de choisir lequel des oiseaux lui conviendrait le mieux. Mais ils avaient tous l’aile cassée par la flèche qui les avait atteints. Elle se fâcha et les lança par la fenêtre. Au lieu de retomber sur le pavé de la cour, ils reprirent vie et s’envolèrent en pépiant.

Fanfreluche se mit à trembler : « J’ai mal agi, se dit-elle. La Reine des Fées me donne une leçon. J’ai tué de pauvres bêtes innocentes. » Et elle eut honte.

Fanfreluche résolut de fabriquer elle-même les ailes qui l’aideraient à revoir sa chère maman et sa patrie.

« Je veux ramasser les plumes des oiseaux : souvent j’en ai vu sur l’herbe ou accrochées aux buissons. Je les récolterai jusqu’à ce qu’il y en ait assez pour m’en faire deux ailes aussi larges que celles du vautour. Ce sera long, mais peu importe. »

Marie se mit à l’œuvre pendant ses moments de loisir et les jours passèrent l’un après l’autre en cortège interminable. Elle marchait toujours la tête baissée, inlassable dans sa recherche. Elle avait réservé un coin de sa chambre pour amasser les plumes : il y en avait de toutes couleurs. Elle veillait sur elles comme sur des enfants et les lissait avec amour.

L’hiver allait venir. Elle se sentait triste à mourir, à l’idée de devoir le passer sur la terre. Elle avait froid ; ses petits doigts étaient raides. Cependant, elle ne perdait pas courage : Fanfreluche n’existait plus.

Un soir qu’elle revenait au logis en soupirant (sa récolte de plumes n’avait pas été bonne), elle vit les hirondelles se réunir avec des cris d’espoir. L’horizon doré semblait les appeler vers la chaleur et la lumière.

Le soleil disparaissait ; elles allaient le suivre au delà des plaines et des plaines…

Le vent était froid. Marie contemplait avec envie les oiseaux heureux. Les hirondelles qui couvraient les arbres se levèrent par centaines et Marie crut entendre chuchoter de mystérieuses paroles.

« Fanfreluche…uche…uche… » Cela se répercutait à l’infini. « Retourne… ourne.,.ourne… au Royaume des Fées…ées…ées… »

Alors chaque oiseau laissa tomber une de ses plumes, avant de prendre son vol. Le sol en était jonché ; elles se posaient sur les brins d’herbe sans les courber.

Marie envoya un baiser aux voyageuses. Elle ramassa les plumes jusqu’à la nuit, si bien qu’elle en avait le dos courbaturé.

« Ma bonne maîtresse, dit-elle à la paysanne, préparez-moi, je vous en prie, un pot de colle aussi grand que votre plus grande casserole. »

— « Et pour quoi faire, petite ? »

Marie s’expliqua, ajoutant qu’elle reviendrait souvent les visiter, et que, du Royaume des Fées, elles les protégerait en souvenir de leur bonté pour elle.

La paysanne regarda son mari en haussant les épaules. Il sourit indulgemment et lui murmura à l’oreille :

« Fais ce qu’elle désire : elle est simplotte, mais inoffensive. Si c’est son idée… »

La femme prépara donc un énorme pot de colle, que Marie monta triomphalement dans sa chambre.

Elle colla, toute la nuit, les plumes rebelles, qui s’envolaient par la chambre au moindre coup de vent.

Elle travailla dans un rayon de lune, et le soleil levant la trouva toujours occupée. Les ailes terminées — deux grandes ailes multicolores — elle enleva sa robe et les cousit dessus avec son plus gros fil.

Elle sanglota, la tête contre la terre dure.

Il faisait à peine jour, quand elle sortit de la cabane sur la pointe des pieds. Elle était si émue que son cœur frétillait comme une souris.

« Maman ! Maman ! pensait-elle. Je vais te revoir. »

Elle atteignit le verger, grimpa sur la plus haute branche d’un pommier et compta : « Une, deux, trois ! » Elle s’élança en étendant les bras, la tête tournée vers le ciel. Les ailes ne se déployèrent pas… les ailes lourdes l’entraînèrent sur le sol. Elle ne se fit pas grand mal, mais en voyant tout son ouvrage perdu, elle n’eut plus d’espoir.

Elle sanglota, la tête contre la terre dure et le grandes ailes la couvraient d’un étrange manteau.

Le soleil monta dans le ciel : les fleurs s’ouvrirent et la rumeur confuse des vies qui se réveillent s’éleva de la nature matinale.

Là-bas, sur le chemin, des sons clairs se mirent à sautiller avec allégresse. Un petit paysan s’avançait, tenant entre ses doigts une flûte en bois doré.

Fanfreluche leva la tête et poussa un cri : « Ma baguette magique ! »

— « Comment ;  ! s’exclama le petit garçon, c’était une baguette magique ! »

— « Oui, oui, c’est bien la mienne. Où l’as-tu trouvée, dis-moi ? »

— « Dans la forêt. J’allais cueillir des myrtilles. Je m’en suis taillé une flûte. Oh ! si j’avais su !… »

— « Il est temps encore. Que désires-tu ? »

— « Voir maman guérie et papa revenu de la guerre. »

— « Rends-moi ma baguette et retourne chez toi : tes vœux sont accomplis. »

— « Oh ! si j’avais su ! répétait encore le petit en s’éloignant.

Dès que Fanfreluche tint la baguette magique, ses ailes palpitèrent en se gonflant de vent.

Le ciel s’illumina : la fée Viviane apparut. Elle tendait les bras : « Viens, Fanfreluche ! Tu as appris à travailler. Viens, ma fille chérie ! »

Et Fanfreluche s’envola comme un joli oiseau fantastique.


PAPILLON, ROI DE RUTHIE




La Reine des Fées dit : « Écoute, ma vieille Boulmiche, ferme ta maison et prépare-toi à un grand voyage. »

La fée bougonna entre ses dents : l’âge l’avait rendue casanière. « Voici une goutte d’extrait de soleil (elle lui remit un flacon). Tu choisiras sur la terre le plus sage des hommes, et tu la lui feras boire. Il deviendra aussitôt le plus puissant d’entre eux. Je veux que la puissance soit jointe, pour une fois, au mérite et à la vertu. Va, et sois avisée. »

Boulmiche eut beau objecter qu’on était en train de repeindre la façade de sa maison et que son linge n’était pas en ordre :

« Tu en trouveras assez sur la terre, dit la Reine. Il y a été lancé par une de nos élégantes. Sois tranquille, je surveillerai tes ouvriers pendant ton absence, et je dorloterai même ton affreux griffon. » Elle donna une chiquenaude à Boulmiche, qui perdit pied et roula dans l’espace.

La première émotion passée, la vieille fée reprit ses esprits. La curiosité l’emporta d’abord : elle examina le flacon de cristal : « Il m’aveugle, » dit-elle. Ensuite, vint le ressentiment, et elle maudit la Reine des Fées de lui avoir confié une si lointaine mission.

La fée s’aperçut qu’elle voyageait la tête en bas ; elle se mit dans une position plus commode. La route étant très longue, elle prit le parti d’admirer le paysage pour se distraire. Elle salua quelques connaissances en passant, sur les planètes, et trouva moyen, en croisant une fée, de lui rappeler qu’elle lui devait un écu pour une baguette magique prêtée.

Enfin, une boule terne et de modeste allure apparut, tournant sur elle-même comme un derviche. Partout des astres évoluaient : queues et panaches flottants, lueurs de feux de Bengale.

La terre, grise comme une robe d’ouvrière, semblait étourdie de leur splendeur.

Boulmiche y aborda sur une lande feutrée d’herbes aromatiques. Elle s’assit sur une pierre et regarda autour d’elle avec dédain : « C’est l’hiver, » remarqua-t-elle. « Ces fleurs n’ont ni vie ni couleur. »

Elle ouvrit le flacon pour sentir si la goutte de soleil avait une bonne ou une mauvaise odeur, et fut désillusionnée de ce qu’elle n’en avait pas du tout. Sans prendre la peine de boucher le flacon, elle ferma les yeux, ayant grande envie de dormir.

Or, le nez de Boulmiche, était rouge comme une fleur ayant vie et couleur, un coquelicot, par exemple.

Un papillon s’en vient en papillonnant. L’étourdi ! Il se pose sur le nez épanoui.

Il était agile et la fée le perdit bientôt de vue.

Boulmiche renifle et rouvre les yeux.

« Tiens, » dit-elle, en voyant l’insecte déluré qui volette avec un léger froufroutement d’ailes : « Ce papillon me dore un peu les idées. Dormons : elles deviendront... plus... gaies en...core... La tête de Boulmiche retomba sur sa poitrine. Elle ronfla comme toutes les fées qui font leur sieste.

Le papillon s’approche de la goutte de soleil. Tout-à-coup il se précipite et frrp... la boit comme une goutte de rosée (c’était un papillon gourmand).

Aussitôt la terre trembla, le papillon se réduisit en un tourbillon de feu duquel sortit un jeune homme aux boucles noires.

Boulmiche s’éveilla, prévenue par un sûr instinct. Un clin d’œil lui suffit pour se rendre compte des événements.

« Qui es-tu, » demanda-t-elle solennellement, « toi qui as bu la goutte dispensatrice de puissance et d’honneurs ? »

« J’étais papillon il y a un instant ; me voilà homme, je crois ». Boulmiche sursauta : elle entendit bourdonner à ses oreilles les paroles de la Reine des Fées : « Choisis le plus sage des hommes ! Et voilà-t-il pas qu’un insecte malfaisant... ! » À ces mots, elle se leva en tendant le poing au jeune garçon qui souriait avec insouciance. — Le pauvre papillon s’enfuit quand il comprit qu’on lui voulait du mal. Il était agile, et la fée le perdit bientôt de vue.

Boulmiche se laissa tomber, essoufflée, sur un buisson d’épines, et pleura à chaudes larmes.

Papillon gambada jusqu’à la lisière d’un petit bois. Un char magnifique y stationnait. Il y monta. Les chevaux fougueux partirent au galop. Au bout de trois jours et trois nuits, ils déposèrent Papillon devant l’entrée monumentale d’un château. Tout un peuple était là réuni. Papillon éclata de rire en voyant l’étonnement qu’il produisait.

On s’empresse autour de lui : on murmure que sa figure est aimable, spirituelle, qu’il respire un air de bonté, que ses cheveux sont fins, ses mains délicates et ses pieds petits. Enfin s’élève un cri général : « Il sera notre roi ! »

On étale un riche tapis sur le sol. On fait descendre Papillon de son char. On lui demande : « Veux-tu gouverner le pays de Ruthie ? Il est si beau qu’on n’y voit que châteaux et profondes forêts ; si grand qu’il est le plus grand de la terre. »

« Oui, » répond Papillon, avec un parfait naturel, comme si on lui proposait une simple promenade. Et il pénètre dans les salles de marbre et d’or du palais. Des courtisans lui expliquent que leur roi vient de mourir après un long règne ; ils en ont assez d’être commandés par une ganache. Ils aiment la joie, le rire et la jeunesse. Tout se trouve bien. Le ciel est bleu, grande condition de bonne humeur pour un papillon, aussi le nouveau monarque fredonne-t-il d’alertes chansons, tout en commandant des friandises pour le repas.

Le lendemain eut lieu la cérémonie du couronnement. Papillon se tint fort mal pendant le discours de son Excellence le Premier Ministre. Heureusement, on prit son agitation pour de l’enthousiasme. Le discours fut long et fleuri : on y parlait d’ordre et de sage gouvernement. Papillon se pencha vers son voisin : « Pourquoi sont-ils si ennuyeux ? » demanda-t-il. « Je veux parler de l’homme et du discours. A-t-on idée de s’évertuer pendant si longtemps à dire d’aussi lourdes choses ? »

« Chut ! Sire, » lui fut-il répondu. « Vous voyez en votre ministre un partisan de notre ancien roi. Ils sont six ainsi, à la Cour, qui lui sont restés fidèles. Ils ne veulent qu’activité et travail dans le monde. »

— « Nous leur ferons entendre raison. »

On avait décoré la salle de tentures et de guirlandes. Papillon avait endossé un manteau de pourpre qui s’étalait majestueusement autour de lui.

— Tous les sujets étaient réunis. Par les fenêtres ouvertes on voyait à perte de vue se dérouler les fertiles campagnes de Ruthie. L’ombre des oiseaux palpitait sur les murs. Un rayon de soleil s’avançait fastueusement jusqu’au pied du trône, comme un hommage au nouveau roi. Il remonta petit à petit des pieds à la tête du roi, pendant la cérémonie.

Un homme grave vint poser sur la tête de Papillon une haute couronne garnie de pendeloques. Le Roi se leva, coiffé ainsi. On l’acclama.

« Peuple, » dit-il, « j’ai beaucoup appris depuis hier. Il y a dans le royaume des usines et des bureaux où de pauvres gens sont ployés tout le jour sous la tâche, des écoles où de malheureux enfants sont tenus d’apprendre des sornettes. De strictes lois régissent les moindres rapports des hommes entre eux ; cependant, leur seule utilité est de permettre aux avocats de pérorer, et l’armée que vous entretenez n’a jamais servi qu’à faire prospérer les marchands de ferblanterie. — Ce déplorable état de choses est supprimé. Je l’ordonne. La vie est brève. (Le Roi prononça ces mots avec une grande conviction.) Le travail la mine. Voici la seule loi que je dicterai jamais : Écrivez, gens de bien : « Quiconque sera trouvé en train de travailler sera épinglé au mur sans jugement. » Les courtisans furent peut-être surpris de ce genre de condamnation nouvelle, mais leur joie était trop grande pour s’y arrêter. « Vive notre Roi ! » s’écrièrent-ils.

Les six anciens, suffoqués, s’échappèrent par une porte dérobée ; ils levaient les yeux au ciel ; on ne prit garde à eux.

Suivons les vieux mécontents : ils s’assemblent dans un couloir sombre, et gesticulent. Leurs barbes s’agitent, tant ils parlent précipitamment.

L’un d’eux, chez qui l’abattement surpasse la peur des coliques, s’est assis sur un escalier de pierre. Il hoche la tête en gémissant : « Que faire ? »

« Attendre et patienter. Rien ne sert de nous révolter, maintenant. »

« Jurons ici de ne pas abandonner l’intérêt de la Ruthie ; notre patrie aura besoin de nous. »

Dans l’étroit couloir, leurs bras osseux se cognèrent en se levant, et leurs voix tremblantes prononcèrent un solennel serment, tandis que les sons de lointaines musiques se faufilaient jusqu’à eux comme un défi : Flûtes et tambourins s’unissaient pour célébrer les louanges du nouveau roi.

« S’ils savaient que je ne suis qu’un papillon ! » pensait le roi en s’endormant.

« Brr... seigneur, » dit-il à un domestique qui s’en allait en éteignant les flambeaux : « Gardez-vous de plonger ma chambre dans les ténèbres ! » « J’ai peur » continua-t-il en claquant des dents. « N’avez-vous pas entendu craquer cette chaise ? Si c’est un mauvais génie, tuez-le, au nom du ciel. »

Papillon est éveillé par un petit enfant.

— « C’est le bois qui joue. Bonsoir, Sire. »

« Eh ! restez et fermez la fenêtre. — Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Racontez-moi une histoire. »

— « Je tombe de sommeil. Bonne nuit, Sire. »

« Ne partez pas. J’ai froid. Ajoutez une couverture. »

— « Par ma foi, il n’en existe plus dans tout le château. Sire, reposez en paix. » Il referma la porte derrière lui.

Le lendemain, Papillon est éveillé par un petit enfant qui lui chatouille le nez avec une plume de paon.

On sait que le roi aime le plaisir, aussi s’efforce-t-on de le distraire. Papillon s’amuse des vêtements qu’on lui a préparés ; il palpe les gazes légères, pique une aigrette fine dans ses cheveux.

La toilette terminée, on ouvre toutes grandes les portes du château. Papillon s’élance dans la campagne. Il voit partout de grands feux crépitants.

« Feux de joie, » lui dit-on, car on s’est empressé de lui obéir. On a fait un grand tas des bouquins où l’on puisait une science stérile, et les voilà qui flambent joyeusement.

(Papillon est éveillé par un petit enfant.)

Papillon se livre aux pires extravagances : il saute en agitant ses mains en l’air ; il imite le mouvement des flammes qui montent au ciel en se tordant, il répète d’une voix nasillarde : « La science brûle ! La science brûle ! »

Hourrah ! Les écoles sont vides, les écoliers dispersés à tous les vents. Dans les usines, les machines sont arrêtées, et les hommes sont libres.

Papillon voit venir à lui une bande d’enfants, et il conduit leur farandole à travers champs.

Il conduit leur farandole.

On danse, on chante, et c’est un jour de joie.

On promène par les villes une statue du travail personnifié, et c’est à qui lui lancera le plus de pierres.

Papillon ordonne qu’on lui apporte tous ses trésors. Les caves du château sont pleines d’or. On amoncelle aux pieds du roi des tas de pièces sonnantes dans lesquelles Papillon se roule, grisé par leur éclat. Il fait défiler devant lui les pauvres du royaume et leur distribue ses richesses. On entasse l’or dans de lourds la Ruthie pour aider les chariots qui s’en vont vers tous les points de habitants à vivre en gaieté.

Jamais on n’a vu un roi pareil !

Jamais on n’avait vu un roi pareil ; il faisait l’enchantement de son peuple. On accourait pour baiser son manteau ; des poètes le chantaient dans des vers pleins d’enthousiasme ; une foule de courtisans se pressait autour de lui. Il aimait la gaieté, l’insouciance ; aussi, à son contact, tous les esprits étaient-ils devenus mousseux comme un vin de champagne. Il se promenait tout le jour en habits de gala, le sourire aux lèvres ; c’était un roi mystérieux

(Il conduit leur farandole.) et charmant. Il voulait du bien à tout le monde, et trouvait aimables tous ceux qui l’approchaient. Il était joyeux, et la pluie seule pouvait le rendre mélancolique. Il refusait alors de mettre le nez dehors, craignant par-dessus tout d’être mouillé. Mais, heureusement, il pleuvait rarement dans la Ruthie ensoleillée, et l’été durait presque toute l’année.

Il fallut longtemps à Papillon pour visiter ses domaines. Il avait un château massif, des prairies verdoyantes, des forêts, des serres, des ruisseaux.

Le château déplut au roi ; il trouva moroses les meubles de chêne : « Pourquoi conserver ces vieilleries ? »

— « Le roi y tenait beaucoup : ces meubles lui venaient de ses ancêtres. »

« Pouah ! s’esclaffa Papillon. Les ancêtres sont des mannequins qui sentent le moisi. Faites badigeonner tout cela de laque blanche. Disposez des palmiers auprès des fenêtres ; tendez ces murs sombres de clair satin. »

Papillon se pencha sur un tapis de Perse, puis se redressant tout à coup : « Non, mes amis. Vous couvrirez ces murs de tapisseries où seront représentées quantité de scènes plaisantes. » Papillon franchit le seuil, et, jetant un dernier regard sur l’austérité des chaises vermoulues : « Alors, c’est entendu. Vous cacherez ces murs sous de la mousseline blanche, à pois multicolores. »

« Notre roi a la tête faible » pensèrent en souriant ceux qui l’accompagnaient : « Il est capricieux et adorable, vive notre roi ! »

Papillon visita ses jardins. Il avait une passion pour les fleurs. Il pleura de joie en voyant le galbe pur des lis apparaître dans la verdure ; il fit une cabriole en aspirant le parfum des seringas, et sauta au cou du jardinier qui lui offrait une branche d’aubépine,

Papillon fit déboiser la Ruthie. On faucha les champs d’orge et de maïs. On planta partout des roses et des marguerites blanches ; on laissa grandir bleuets et coquelicots dans les folles graminées. Les fleurs couvraient le pays d’un manteau frêle.

Les caprices poussaient à Papillon comme des champignons dans les prairies. Il eut un jour le désir d’apprendre à danser. « Je me sens » disait-il, « un grand besoin de détendre mes jambes et de voir les objets dans un autre sens. Il y a des trésors de grâce et de souplesse dans les jambes que voici. Messieurs, faites venir un homme qui sache pratiquer le saut et l’entrechat. »

Il arrondit les bras en l’air et se mit à glisser sur le parquet.

Il se présenta un petit personnage doucereux et poli. Il arrondit les bras en l’air, et se mit à glisser sur le parquet avec la plus grande légèreté.

« Fort bien. Mais ceci n’est qu’une façon maniérée de marcher » dit Papillon. « Danser, pour moi, c’est aller voir ce qui se passe au-dessus des armoires, et descendre de l’étage par la fenêtre sans se faire de mal. » Le petit homme se recroquevilla sur lui-même et se détentit comme un ressort, mais ses pieds quittèrent à peine le sol.

« Fi donc, Monsieur, comme vous êtes lourd ! » « Avec la meilleure volonté du monde, un homme ne pourrait faire ce que fait une sauterelle, » répondit le professeur en s’épongeant le front.

Alors Papillon partit d’un éclat de rire fou, et jamais plus il ne reparla de leçons de danse.

Papillon aimait la lune ; il exigeait que son lit fût placé dans un de ses rayons.

Un soir, il remarqua les étoiles ; elles l’intriguèrent. Il s’en souvint le lendemain, quoiqu’on ne les vît plus dans le ciel. Il prit à part le premier venu et lui dit : « Mon ami, j’étais hier accoudé à ma fenêtre, car je n’ai aucune peur la nuit, vous devez le savoir. Je regardais le ciel en me racontant des histoires pour me tenir compagnie. J’y vis quantité de petits cristaux scintiller. Vous auriez dit qu’une coupe s’y était brisée. »

« Vous avez vu les étoiles, Sire. »

« Dites-moi ce que vous savez de ces étoiles, vous paraissez fort instruit. »

— « Je me pique, en effet, de m’y connaître assez bien. Les étoiles sont des mondes. »

— « Hein ? »

« Elles vous semblent minuscules, grâce à l’éloignement. En réalité, la plus petite d’entre elles surpasse la terre en volume. »

— « Vous m’effrayez ! »

— « Chacun de ces mondes... »

— « Voyez, je viens d’attraper une mouche sur le carreau. »

— « ... Est animé d’un mouvement... »

— « Bon, bon. Alors, vous en êtes sûr ; ce ne sont pas de petits cristaux ? Mais voyez donc cette mouche, comme elle se débat ! Allons au jardin, je vais la mettre en liberté. »

Avez-vous vu s’approcher l’orage ? — Il est d’autant plus terrible qu’il naît du ciel le plus pur.

On s’aperçoit tout à coup que des nuages de plomb encombrent l’horizon. Ils montent bientôt à l’assaut du ciel, voilent le soleil et mangent l’azur. Le jour s’assombrit, l’air est tranquille : on dirait que la nature prête l’oreille au premier roulement qui se fera là-haut. Un éclair sillonne le ciel lourd, et l’orage éclate brusquement.

Tout ceci pour dire que si la Ruthie connut des temps bienheureux, ces temps sans orages furent courts.

Après s’être désolée, la vieille fée se résigna en se disant : « Après tout, il y a si peu de différence entre la cervelle d’un homme et celle d’un papillon, que je soupçonne cet étourdi de se conduire comme s’il était véritablement homme. » Ensuite, elle se frotta les mains en voyant tout aller à merveille. Elle profita de la joie générale pour faire un petit voyage au centre de la terre, dans le but d’exterminer quelques mauvais esprits qu’elle savait s’y être réfugiés.

« Je reviendrai sous peu, » se dit-elle ; et, se transformant en fumée, elle se faufila dans la cheminée d’un volcan, et disparut.

Boulmiche revint sur la terre et résolut de se rendre au palais de Papillon.

Sur sa route, elle fut étonnée de ne rencontrer que tristes figures. Partout, des gens déguenillés, la misère écrite sur tous les visages.

« Qu’est-ce à dire ? » pensa Boulmiche. Et elle s’adressa à un homme qui marchait dans un ruisseau, de peur d’écorcher ses pieds nus aux pierres du chemin.

« Pourquoi avez-vous tous si piteuse mine ? Le roi n’est-il plus généreux ? » « Le roi est un hurluberlu. Il n’a plus un sou devant lui. Il a gaspillé ses trésors. C’est la ruine ! »

« Holà ! répondit Boulmiche ; ceci change les choses. » Et elle se sentit très inquiète.

Elle atteignit un carrefour : des gens à moitié nus s’y chauffaient autour d’un mauvais feu.

Ils se jetèrent sur la vieille fée comme une troupe de corbeaux, pour lui arracher ses vêtements et sa couronne. Boulmiche les éloigna d’un coup de sa baguette magique, et poursuivit sa route.

L’émotion avait été forte pour elle ; aussi fut-elle heureuse, de rencontrer un verger. Elle se coucha dans l’herbe, sous un arbre.

Pan ! un grand choc. Une pomme rebondit sur son nez. « Elle sera tombée, étant trop mûre ! » pense Boulmiche. Mais bientôt, il lui en tombe de tous côtés.

Boulmiche est bombardée. Elle entend de grands éclats de rire, lève la tête et aperçoit des gamins assis à califourchon sur les branches. Chaque arbre en porte toute une grappe, et on les entend croquer des pommes mûres.

Elle s’enfuit et rencontre une femme indignée : « Voyez mon verger ! s’écrie-t-elle. Depuis qu’ils sont lâchés, ces méchants écoliers passent leur temps à taquiner, dépouiller le pauvre monde. »

Boulmiche soupira, et tout en soupirant elle arriva au sommet d’une haute montagne.

Elle remarqua à l’horizon une ligne scintillante qui semblait faire une ceinture au ciel. Les fées ont de bons yeux. Boulmiche se rendit compte que c’était une armée qui s’avançait à travers la campagne. Elle frissonna.

Le soir, elle parvint aux portes du château. Il était sombre et silencieux.

Boulmiche traversa quelques salles vides. Elle entra dans un des grands salons : une lampe y projetait un cercle de lumière et dans ce cercle de lumière était assis Papillon. Il regardait piteusement par la fenêtre ouverte. Son sceptre était rouillé ; ses vêtements pendaient en lambeaux.

Au bruit que fit la fée en ouvrant la porte, il se retourna, et la vue de Boulmiche lui causa la plus grande terreur.

Le roi de Ruthie s’alla réfugier sous un vaste canapé, d’où il fut impossible de le tirer avant le lendemain.

Du haut de l’escalier d’honneur, la fée entendit de vagues murmures de voix.

« Qui va là ? » crie-t-elle avec l’accent sonore d’une vieille sentinelle.

Un chœur chevrotant s’élève de derrière une porte :

« Nous sommes les vieux, les six anciens. Le roi a eu peur de notre sagesse. Il nous a enfermés ici. Hélas ! que deviendra le beau pays de Ruthie ? Mais qui êtes-vous ? Votre voix nous est étrangère ! »

« O fidèles serviteurs de ce pays désolé, daignez appliquer votre oreille contre cette porte pendant que je vous raconterai par le trou de la serrure cette triste histoire… »

Et Boulmiche se confesse, racontant comment elle a laissé boire, par mégarde, la goutte précieuse à Papillon. Des gémissements lui parviennent à travers la cloison. Boulmiche se sent soulagée après l’aveu : on lui promet de lui garder le secret.

« Qu’y a-t-il à faire, maintenant ? » s’exclament les vieillards. Boulmiche s’accroupit alors par terre pour lancer, entre la porte et le plancher, cette parole admirable :

« La fée qui a causé tout le malheur le réparera, dût-elle y sacrifier ce qu’elle a de plus cher. »

Il fait nuit. Boulmiche se trouve, sans savoir comment, à l’entrée d’une caverne : « Si je dormais ici ! »

Elle voit tout à coup des formes s’agiter dans l’obscurité. Elle est prise d’une juste frayeur en se souvenant de ses aventures de la veille. « Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! » crie-t-elle. Mais une voix douce lui répond.

« Femme, tu as devant toi l’illustre Titibiribocus. Je suis le plus sage des sages. Je passe ma vie à réfléchir, et je me nourris de racines et d’eau claire. Voici mes disciples. » Alors, une idée lumineuse germe dans le cerveau de Boulmiche : « Si tu es sage, sais-tu comment il faut gouverner un peuple ? »

Titibiribocus se frappe le front : « Tout ce que tu pourrais me demander est là. Il n’est rien qui me soit inconnu ! »

— « Bien. Quel est le plus jeune et le plus joyeux de tes élèves ? »

Titibiribocus prend par l’oreille un jeune garçon à la mine réjouie.

« En sait-il autant que toi ? » demande la fée.

Titibiribocus acquiesce de la tête.

« Laisse-moi l’emmener. Il deviendra l’ami du roi et lui apprendra à être sage. Il lui donnera de bons conseils. »

Papillon accueillit le nouveau venu avec la bonhomie qui lui était coutumière.

Papillon accueillit le nouveau venu avec la bonhomie qui lui était coutumière. Il se lia d’amitié avec le jeune sage, qui entremêlait fort adroitement ses conseils de cabrioles. Ils jouaient ensemble. Papillon avait fait placer une escarpolette dans son parc. Ils s’y balançaient à deux, et les leçons de politique se donnaient le plus souvent dans le bleu des airs.

Grâce au compagnon du roi, la grande loi du travail, l’âme d’un pays, fut remise en vigueur ; l’ennemi fut repoussé.

Mais qu’arriva-t-il ? On s’aperçut bientôt que, du roi et de son ami, le second était le plus sage et le plus digne de porter la couronne. Pourtant, on aimait encore Papillon, malgré tout. Cette situation fausse ne pouvait subsister. Papillon en était arrivé à ne plus se soucier davantage de son royaume que d’une chiquenaude, laissant à son conseiller le soin de s’en occuper.

Boulmiche réfléchit profondément.

« Papillon a bu la goutte de soleil, il doit donc rester le plus puissant de la terre. On ne peut lui enlever son titre ; comment arranger les choses ? »

Alors, elle eut une idée comme seules en ont les fées.

Papillon dans le Palais de la Joie.

Elle fit construire un joli palais de marbre blanc. Des rosiers grimpaient le long de sa façade ; des guirlandes s’enroulaient autour de ses colonnes. Il était orienté vers le Sud et s’élevait au milieu d’un immense champ de tulipes roses. Papillon fut porté là par un beau matin, sur un char glorieux.

Il devint le « Grand Roi de la Joie », et on venait chaque jour lui faire des offrandes, recevoir un peu d’idéal de son sourire

Le jeune sage fut élu roi, la Ruthie redevint le plus riche pays de la terre, et Boulmiche put enfin regagner le Royaume des Fées.

Papillon vécut au milieu du respect et de l’adoration de tous.

Un soir, il se sentit très las. C’était après une fête gigantesque, où tous les souverains étaient venus le célébrer.

Papillon se coucha dans son grand lit à baldaquin, et sa petite vie s’éteignit pendant la nuit.

Le lendemain, on frappa à sa porte.

Pas de réponse. On entre. Les serviteurs s’approchent, intrigués. Le lit est vide. On visite les armoires, sachant le roi malicieux. Rien. Si, pourtant : parmi les dentelles du lit défait, repose le cadavre d’un papillon bleu, moucheté de rose. Il est là, sur l’oreiller où s’est posée hier encore la tête du roi. C’est un humble petit papillon : mais une goutte d’or brille entre ses ailes repliées.

Il n’y eut, dans le royaume, que les six anciens, avertis par Boulmiche, qui ne furent pas surpris de l’aventure.

Pour que Papillon fût toujours à la fête, on remplit son catafalque des fleurs qu’il avait tant aimées, et l’on déposa la dépouille royale sur la corolle d’une marguerite. On lui laissa entre les ailes la goutte lumineuse, afin qu’il ne connût jamais, dans sa demeure dernière, les ténèbres qu’il avait tant redoutées sur la terre.

La morale du conte n’est pas que le hasard peut mettre des papillons sur les trônes, sans que les hommes s’en aperçoivent, mais bien que le travail est nécessaire. Sans lui, le monde irait à la dérive.

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