Conte sous-marin ; Annette et Doric ; Fanfreluche ; Papillon, Roi de Ruthie/4


PAPILLON, ROI DE RUTHIE




La Reine des Fées dit : « Écoute, ma vieille Boulmiche, ferme ta maison et prépare-toi à un grand voyage. »

La fée bougonna entre ses dents : l’âge l’avait rendue casanière. « Voici une goutte d’extrait de soleil (elle lui remit un flacon). Tu choisiras sur la terre le plus sage des hommes, et tu la lui feras boire. Il deviendra aussitôt le plus puissant d’entre eux. Je veux que la puissance soit jointe, pour une fois, au mérite et à la vertu. Va, et sois avisée. »

Boulmiche eut beau objecter qu’on était en train de repeindre la façade de sa maison et que son linge n’était pas en ordre :

« Tu en trouveras assez sur la terre, dit la Reine. Il y a été lancé par une de nos élégantes. Sois tranquille, je surveillerai tes ouvriers pendant ton absence, et je dorloterai même ton affreux griffon. » Elle donna une chiquenaude à Boulmiche, qui perdit pied et roula dans l’espace.

La première émotion passée, la vieille fée reprit ses esprits. La curiosité l’emporta d’abord : elle examina le flacon de cristal : « Il m’aveugle, » dit-elle. Ensuite, vint le ressentiment, et elle maudit la Reine des Fées de lui avoir confié une si lointaine mission.

La fée s’aperçut qu’elle voyageait la tête en bas ; elle se mit dans une position plus commode. La route étant très longue, elle prit le parti d’admirer le paysage pour se distraire. Elle salua quelques connaissances en passant, sur les planètes, et trouva moyen, en croisant une fée, de lui rappeler qu’elle lui devait un écu pour une baguette magique prêtée.

Enfin, une boule terne et de modeste allure apparut, tournant sur elle-même comme un derviche. Partout des astres évoluaient : queues et panaches flottants, lueurs de feux de Bengale.

La terre, grise comme une robe d’ouvrière, semblait étourdie de leur splendeur.

Boulmiche y aborda sur une lande feutrée d’herbes aromatiques. Elle s’assit sur une pierre et regarda autour d’elle avec dédain : « C’est l’hiver, » remarqua-t-elle. « Ces fleurs n’ont ni vie ni couleur. »

Elle ouvrit le flacon pour sentir si la goutte de soleil avait une bonne ou une mauvaise odeur, et fut désillusionnée de ce qu’elle n’en avait pas du tout. Sans prendre la peine de boucher le flacon, elle ferma les yeux, ayant grande envie de dormir.

Or, le nez de Boulmiche, était rouge comme une fleur ayant vie et couleur, un coquelicot, par exemple.

Un papillon s’en vient en papillonnant. L’étourdi ! Il se pose sur le nez épanoui.

Il était agile et la fée le perdit bientôt de vue.

Boulmiche renifle et rouvre les yeux.

« Tiens, » dit-elle, en voyant l’insecte déluré qui volette avec un léger froufroutement d’ailes : « Ce papillon me dore un peu les idées. Dormons : elles deviendront... plus... gaies en...core... La tête de Boulmiche retomba sur sa poitrine. Elle ronfla comme toutes les fées qui font leur sieste.

Le papillon s’approche de la goutte de soleil. Tout-à-coup il se précipite et frrp... la boit comme une goutte de rosée (c’était un papillon gourmand).

Aussitôt la terre trembla, le papillon se réduisit en un tourbillon de feu duquel sortit un jeune homme aux boucles noires.

Boulmiche s’éveilla, prévenue par un sûr instinct. Un clin d’œil lui suffit pour se rendre compte des événements.

« Qui es-tu, » demanda-t-elle solennellement, « toi qui as bu la goutte dispensatrice de puissance et d’honneurs ? »

« J’étais papillon il y a un instant ; me voilà homme, je crois ». Boulmiche sursauta : elle entendit bourdonner à ses oreilles les paroles de la Reine des Fées : « Choisis le plus sage des hommes ! Et voilà-t-il pas qu’un insecte malfaisant... ! » À ces mots, elle se leva en tendant le poing au jeune garçon qui souriait avec insouciance. — Le pauvre papillon s’enfuit quand il comprit qu’on lui voulait du mal. Il était agile, et la fée le perdit bientôt de vue.

Boulmiche se laissa tomber, essoufflée, sur un buisson d’épines, et pleura à chaudes larmes.

Papillon gambada jusqu’à la lisière d’un petit bois. Un char magnifique y stationnait. Il y monta. Les chevaux fougueux partirent au galop. Au bout de trois jours et trois nuits, ils déposèrent Papillon devant l’entrée monumentale d’un château. Tout un peuple était là réuni. Papillon éclata de rire en voyant l’étonnement qu’il produisait.

On s’empresse autour de lui : on murmure que sa figure est aimable, spirituelle, qu’il respire un air de bonté, que ses cheveux sont fins, ses mains délicates et ses pieds petits. Enfin s’élève un cri général : « Il sera notre roi ! »

On étale un riche tapis sur le sol. On fait descendre Papillon de son char. On lui demande : « Veux-tu gouverner le pays de Ruthie ? Il est si beau qu’on n’y voit que châteaux et profondes forêts ; si grand qu’il est le plus grand de la terre. »

« Oui, » répond Papillon, avec un parfait naturel, comme si on lui proposait une simple promenade. Et il pénètre dans les salles de marbre et d’or du palais. Des courtisans lui expliquent que leur roi vient de mourir après un long règne ; ils en ont assez d’être commandés par une ganache. Ils aiment la joie, le rire et la jeunesse. Tout se trouve bien. Le ciel est bleu, grande condition de bonne humeur pour un papillon, aussi le nouveau monarque fredonne-t-il d’alertes chansons, tout en commandant des friandises pour le repas.

Le lendemain eut lieu la cérémonie du couronnement. Papillon se tint fort mal pendant le discours de son Excellence le Premier Ministre. Heureusement, on prit son agitation pour de l’enthousiasme. Le discours fut long et fleuri : on y parlait d’ordre et de sage gouvernement. Papillon se pencha vers son voisin : « Pourquoi sont-ils si ennuyeux ? » demanda-t-il. « Je veux parler de l’homme et du discours. A-t-on idée de s’évertuer pendant si longtemps à dire d’aussi lourdes choses ? »

« Chut ! Sire, » lui fut-il répondu. « Vous voyez en votre ministre un partisan de notre ancien roi. Ils sont six ainsi, à la Cour, qui lui sont restés fidèles. Ils ne veulent qu’activité et travail dans le monde. »

— « Nous leur ferons entendre raison. »

On avait décoré la salle de tentures et de guirlandes. Papillon avait endossé un manteau de pourpre qui s’étalait majestueusement autour de lui.

— Tous les sujets étaient réunis. Par les fenêtres ouvertes on voyait à perte de vue se dérouler les fertiles campagnes de Ruthie. L’ombre des oiseaux palpitait sur les murs. Un rayon de soleil s’avançait fastueusement jusqu’au pied du trône, comme un hommage au nouveau roi. Il remonta petit à petit des pieds à la tête du roi, pendant la cérémonie.

Un homme grave vint poser sur la tête de Papillon une haute couronne garnie de pendeloques. Le Roi se leva, coiffé ainsi. On l’acclama.

« Peuple, » dit-il, « j’ai beaucoup appris depuis hier. Il y a dans le royaume des usines et des bureaux où de pauvres gens sont ployés tout le jour sous la tâche, des écoles où de malheureux enfants sont tenus d’apprendre des sornettes. De strictes lois régissent les moindres rapports des hommes entre eux ; cependant, leur seule utilité est de permettre aux avocats de pérorer, et l’armée que vous entretenez n’a jamais servi qu’à faire prospérer les marchands de ferblanterie. — Ce déplorable état de choses est supprimé. Je l’ordonne. La vie est brève. (Le Roi prononça ces mots avec une grande conviction.) Le travail la mine. Voici la seule loi que je dicterai jamais : Écrivez, gens de bien : « Quiconque sera trouvé en train de travailler sera épinglé au mur sans jugement. » Les courtisans furent peut-être surpris de ce genre de condamnation nouvelle, mais leur joie était trop grande pour s’y arrêter. « Vive notre Roi ! » s’écrièrent-ils.

Les six anciens, suffoqués, s’échappèrent par une porte dérobée ; ils levaient les yeux au ciel ; on ne prit garde à eux.

Suivons les vieux mécontents : ils s’assemblent dans un couloir sombre, et gesticulent. Leurs barbes s’agitent, tant ils parlent précipitamment.

L’un d’eux, chez qui l’abattement surpasse la peur des coliques, s’est assis sur un escalier de pierre. Il hoche la tête en gémissant : « Que faire ? »

« Attendre et patienter. Rien ne sert de nous révolter, maintenant. »

« Jurons ici de ne pas abandonner l’intérêt de la Ruthie ; notre patrie aura besoin de nous. »

Dans l’étroit couloir, leurs bras osseux se cognèrent en se levant, et leurs voix tremblantes prononcèrent un solennel serment, tandis que les sons de lointaines musiques se faufilaient jusqu’à eux comme un défi : Flûtes et tambourins s’unissaient pour célébrer les louanges du nouveau roi.

« S’ils savaient que je ne suis qu’un papillon ! » pensait le roi en s’endormant.

« Brr... seigneur, » dit-il à un domestique qui s’en allait en éteignant les flambeaux : « Gardez-vous de plonger ma chambre dans les ténèbres ! » « J’ai peur » continua-t-il en claquant des dents. « N’avez-vous pas entendu craquer cette chaise ? Si c’est un mauvais génie, tuez-le, au nom du ciel. »

Papillon est éveillé par un petit enfant.

— « C’est le bois qui joue. Bonsoir, Sire. »

« Eh ! restez et fermez la fenêtre. — Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Racontez-moi une histoire. »

— « Je tombe de sommeil. Bonne nuit, Sire. »

« Ne partez pas. J’ai froid. Ajoutez une couverture. »

— « Par ma foi, il n’en existe plus dans tout le château. Sire, reposez en paix. » Il referma la porte derrière lui.

Le lendemain, Papillon est éveillé par un petit enfant qui lui chatouille le nez avec une plume de paon.

On sait que le roi aime le plaisir, aussi s’efforce-t-on de le distraire. Papillon s’amuse des vêtements qu’on lui a préparés ; il palpe les gazes légères, pique une aigrette fine dans ses cheveux.

La toilette terminée, on ouvre toutes grandes les portes du château. Papillon s’élance dans la campagne. Il voit partout de grands feux crépitants.

« Feux de joie, » lui dit-on, car on s’est empressé de lui obéir. On a fait un grand tas des bouquins où l’on puisait une science stérile, et les voilà qui flambent joyeusement.

(Papillon est éveillé par un petit enfant.)

Papillon se livre aux pires extravagances : il saute en agitant ses mains en l’air ; il imite le mouvement des flammes qui montent au ciel en se tordant, il répète d’une voix nasillarde : « La science brûle ! La science brûle ! »

Hourrah ! Les écoles sont vides, les écoliers dispersés à tous les vents. Dans les usines, les machines sont arrêtées, et les hommes sont libres.

Papillon voit venir à lui une bande d’enfants, et il conduit leur farandole à travers champs.

Il conduit leur farandole.

On danse, on chante, et c’est un jour de joie.

On promène par les villes une statue du travail personnifié, et c’est à qui lui lancera le plus de pierres.

Papillon ordonne qu’on lui apporte tous ses trésors. Les caves du château sont pleines d’or. On amoncelle aux pieds du roi des tas de pièces sonnantes dans lesquelles Papillon se roule, grisé par leur éclat. Il fait défiler devant lui les pauvres du royaume et leur distribue ses richesses. On entasse l’or dans de lourds la Ruthie pour aider les chariots qui s’en vont vers tous les points de habitants à vivre en gaieté.

Jamais on n’a vu un roi pareil !

Jamais on n’avait vu un roi pareil ; il faisait l’enchantement de son peuple. On accourait pour baiser son manteau ; des poètes le chantaient dans des vers pleins d’enthousiasme ; une foule de courtisans se pressait autour de lui. Il aimait la gaieté, l’insouciance ; aussi, à son contact, tous les esprits étaient-ils devenus mousseux comme un vin de champagne. Il se promenait tout le jour en habits de gala, le sourire aux lèvres ; c’était un roi mystérieux

(Il conduit leur farandole.) et charmant. Il voulait du bien à tout le monde, et trouvait aimables tous ceux qui l’approchaient. Il était joyeux, et la pluie seule pouvait le rendre mélancolique. Il refusait alors de mettre le nez dehors, craignant par-dessus tout d’être mouillé. Mais, heureusement, il pleuvait rarement dans la Ruthie ensoleillée, et l’été durait presque toute l’année.

Il fallut longtemps à Papillon pour visiter ses domaines. Il avait un château massif, des prairies verdoyantes, des forêts, des serres, des ruisseaux.

Le château déplut au roi ; il trouva moroses les meubles de chêne : « Pourquoi conserver ces vieilleries ? »

— « Le roi y tenait beaucoup : ces meubles lui venaient de ses ancêtres. »

« Pouah ! s’esclaffa Papillon. Les ancêtres sont des mannequins qui sentent le moisi. Faites badigeonner tout cela de laque blanche. Disposez des palmiers auprès des fenêtres ; tendez ces murs sombres de clair satin. »

Papillon se pencha sur un tapis de Perse, puis se redressant tout à coup : « Non, mes amis. Vous couvrirez ces murs de tapisseries où seront représentées quantité de scènes plaisantes. » Papillon franchit le seuil, et, jetant un dernier regard sur l’austérité des chaises vermoulues : « Alors, c’est entendu. Vous cacherez ces murs sous de la mousseline blanche, à pois multicolores. »

« Notre roi a la tête faible » pensèrent en souriant ceux qui l’accompagnaient : « Il est capricieux et adorable, vive notre roi ! »

Papillon visita ses jardins. Il avait une passion pour les fleurs. Il pleura de joie en voyant le galbe pur des lis apparaître dans la verdure ; il fit une cabriole en aspirant le parfum des seringas, et sauta au cou du jardinier qui lui offrait une branche d’aubépine,

Papillon fit déboiser la Ruthie. On faucha les champs d’orge et de maïs. On planta partout des roses et des marguerites blanches ; on laissa grandir bleuets et coquelicots dans les folles graminées. Les fleurs couvraient le pays d’un manteau frêle.

Les caprices poussaient à Papillon comme des champignons dans les prairies. Il eut un jour le désir d’apprendre à danser. « Je me sens » disait-il, « un grand besoin de détendre mes jambes et de voir les objets dans un autre sens. Il y a des trésors de grâce et de souplesse dans les jambes que voici. Messieurs, faites venir un homme qui sache pratiquer le saut et l’entrechat. »

Il arrondit les bras en l’air et se mit à glisser sur le parquet.

Il se présenta un petit personnage doucereux et poli. Il arrondit les bras en l’air, et se mit à glisser sur le parquet avec la plus grande légèreté.

« Fort bien. Mais ceci n’est qu’une façon maniérée de marcher » dit Papillon. « Danser, pour moi, c’est aller voir ce qui se passe au-dessus des armoires, et descendre de l’étage par la fenêtre sans se faire de mal. » Le petit homme se recroquevilla sur lui-même et se détentit comme un ressort, mais ses pieds quittèrent à peine le sol.

« Fi donc, Monsieur, comme vous êtes lourd ! » « Avec la meilleure volonté du monde, un homme ne pourrait faire ce que fait une sauterelle, » répondit le professeur en s’épongeant le front.

Alors Papillon partit d’un éclat de rire fou, et jamais plus il ne reparla de leçons de danse.

Papillon aimait la lune ; il exigeait que son lit fût placé dans un de ses rayons.

Un soir, il remarqua les étoiles ; elles l’intriguèrent. Il s’en souvint le lendemain, quoiqu’on ne les vît plus dans le ciel. Il prit à part le premier venu et lui dit : « Mon ami, j’étais hier accoudé à ma fenêtre, car je n’ai aucune peur la nuit, vous devez le savoir. Je regardais le ciel en me racontant des histoires pour me tenir compagnie. J’y vis quantité de petits cristaux scintiller. Vous auriez dit qu’une coupe s’y était brisée. »

« Vous avez vu les étoiles, Sire. »

« Dites-moi ce que vous savez de ces étoiles, vous paraissez fort instruit. »

— « Je me pique, en effet, de m’y connaître assez bien. Les étoiles sont des mondes. »

— « Hein ? »

« Elles vous semblent minuscules, grâce à l’éloignement. En réalité, la plus petite d’entre elles surpasse la terre en volume. »

— « Vous m’effrayez ! »

— « Chacun de ces mondes... »

— « Voyez, je viens d’attraper une mouche sur le carreau. »

— « ... Est animé d’un mouvement... »

— « Bon, bon. Alors, vous en êtes sûr ; ce ne sont pas de petits cristaux ? Mais voyez donc cette mouche, comme elle se débat ! Allons au jardin, je vais la mettre en liberté. »

Avez-vous vu s’approcher l’orage ? — Il est d’autant plus terrible qu’il naît du ciel le plus pur.

On s’aperçoit tout à coup que des nuages de plomb encombrent l’horizon. Ils montent bientôt à l’assaut du ciel, voilent le soleil et mangent l’azur. Le jour s’assombrit, l’air est tranquille : on dirait que la nature prête l’oreille au premier roulement qui se fera là-haut. Un éclair sillonne le ciel lourd, et l’orage éclate brusquement.

Tout ceci pour dire que si la Ruthie connut des temps bienheureux, ces temps sans orages furent courts.

Après s’être désolée, la vieille fée se résigna en se disant : « Après tout, il y a si peu de différence entre la cervelle d’un homme et celle d’un papillon, que je soupçonne cet étourdi de se conduire comme s’il était véritablement homme. » Ensuite, elle se frotta les mains en voyant tout aller à merveille. Elle profita de la joie générale pour faire un petit voyage au centre de la terre, dans le but d’exterminer quelques mauvais esprits qu’elle savait s’y être réfugiés.

« Je reviendrai sous peu, » se dit-elle ; et, se transformant en fumée, elle se faufila dans la cheminée d’un volcan, et disparut.

Boulmiche revint sur la terre et résolut de se rendre au palais de Papillon.

Sur sa route, elle fut étonnée de ne rencontrer que tristes figures. Partout, des gens déguenillés, la misère écrite sur tous les visages.

« Qu’est-ce à dire ? » pensa Boulmiche. Et elle s’adressa à un homme qui marchait dans un ruisseau, de peur d’écorcher ses pieds nus aux pierres du chemin.

« Pourquoi avez-vous tous si piteuse mine ? Le roi n’est-il plus généreux ? » « Le roi est un hurluberlu. Il n’a plus un sou devant lui. Il a gaspillé ses trésors. C’est la ruine ! »

« Holà ! répondit Boulmiche ; ceci change les choses. » Et elle se sentit très inquiète.

Elle atteignit un carrefour : des gens à moitié nus s’y chauffaient autour d’un mauvais feu.

Ils se jetèrent sur la vieille fée comme une troupe de corbeaux, pour lui arracher ses vêtements et sa couronne. Boulmiche les éloigna d’un coup de sa baguette magique, et poursuivit sa route.

L’émotion avait été forte pour elle ; aussi fut-elle heureuse, de rencontrer un verger. Elle se coucha dans l’herbe, sous un arbre.

Pan ! un grand choc. Une pomme rebondit sur son nez. « Elle sera tombée, étant trop mûre ! » pense Boulmiche. Mais bientôt, il lui en tombe de tous côtés.

Boulmiche est bombardée. Elle entend de grands éclats de rire, lève la tête et aperçoit des gamins assis à califourchon sur les branches. Chaque arbre en porte toute une grappe, et on les entend croquer des pommes mûres.

Elle s’enfuit et rencontre une femme indignée : « Voyez mon verger ! s’écrie-t-elle. Depuis qu’ils sont lâchés, ces méchants écoliers passent leur temps à taquiner, dépouiller le pauvre monde. »

Boulmiche soupira, et tout en soupirant elle arriva au sommet d’une haute montagne.

Elle remarqua à l’horizon une ligne scintillante qui semblait faire une ceinture au ciel. Les fées ont de bons yeux. Boulmiche se rendit compte que c’était une armée qui s’avançait à travers la campagne. Elle frissonna.

Le soir, elle parvint aux portes du château. Il était sombre et silencieux.

Boulmiche traversa quelques salles vides. Elle entra dans un des grands salons : une lampe y projetait un cercle de lumière et dans ce cercle de lumière était assis Papillon. Il regardait piteusement par la fenêtre ouverte. Son sceptre était rouillé ; ses vêtements pendaient en lambeaux.

Au bruit que fit la fée en ouvrant la porte, il se retourna, et la vue de Boulmiche lui causa la plus grande terreur.

Le roi de Ruthie s’alla réfugier sous un vaste canapé, d’où il fut impossible de le tirer avant le lendemain.

Du haut de l’escalier d’honneur, la fée entendit de vagues murmures de voix.

« Qui va là ? » crie-t-elle avec l’accent sonore d’une vieille sentinelle.

Un chœur chevrotant s’élève de derrière une porte :

« Nous sommes les vieux, les six anciens. Le roi a eu peur de notre sagesse. Il nous a enfermés ici. Hélas ! que deviendra le beau pays de Ruthie ? Mais qui êtes-vous ? Votre voix nous est étrangère ! »

« O fidèles serviteurs de ce pays désolé, daignez appliquer votre oreille contre cette porte pendant que je vous raconterai par le trou de la serrure cette triste histoire… »

Et Boulmiche se confesse, racontant comment elle a laissé boire, par mégarde, la goutte précieuse à Papillon. Des gémissements lui parviennent à travers la cloison. Boulmiche se sent soulagée après l’aveu : on lui promet de lui garder le secret.

« Qu’y a-t-il à faire, maintenant ? » s’exclament les vieillards. Boulmiche s’accroupit alors par terre pour lancer, entre la porte et le plancher, cette parole admirable :

« La fée qui a causé tout le malheur le réparera, dût-elle y sacrifier ce qu’elle a de plus cher. »

Il fait nuit. Boulmiche se trouve, sans savoir comment, à l’entrée d’une caverne : « Si je dormais ici ! »

Elle voit tout à coup des formes s’agiter dans l’obscurité. Elle est prise d’une juste frayeur en se souvenant de ses aventures de la veille. « Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! » crie-t-elle. Mais une voix douce lui répond.

« Femme, tu as devant toi l’illustre Titibiribocus. Je suis le plus sage des sages. Je passe ma vie à réfléchir, et je me nourris de racines et d’eau claire. Voici mes disciples. » Alors, une idée lumineuse germe dans le cerveau de Boulmiche : « Si tu es sage, sais-tu comment il faut gouverner un peuple ? »

Titibiribocus se frappe le front : « Tout ce que tu pourrais me demander est là. Il n’est rien qui me soit inconnu ! »

— « Bien. Quel est le plus jeune et le plus joyeux de tes élèves ? »

Titibiribocus prend par l’oreille un jeune garçon à la mine réjouie.

« En sait-il autant que toi ? » demande la fée.

Titibiribocus acquiesce de la tête.

« Laisse-moi l’emmener. Il deviendra l’ami du roi et lui apprendra à être sage. Il lui donnera de bons conseils. »

Papillon accueillit le nouveau venu avec la bonhomie qui lui était coutumière.

Papillon accueillit le nouveau venu avec la bonhomie qui lui était coutumière. Il se lia d’amitié avec le jeune sage, qui entremêlait fort adroitement ses conseils de cabrioles. Ils jouaient ensemble. Papillon avait fait placer une escarpolette dans son parc. Ils s’y balançaient à deux, et les leçons de politique se donnaient le plus souvent dans le bleu des airs.

Grâce au compagnon du roi, la grande loi du travail, l’âme d’un pays, fut remise en vigueur ; l’ennemi fut repoussé.

Mais qu’arriva-t-il ? On s’aperçut bientôt que, du roi et de son ami, le second était le plus sage et le plus digne de porter la couronne. Pourtant, on aimait encore Papillon, malgré tout. Cette situation fausse ne pouvait subsister. Papillon en était arrivé à ne plus se soucier davantage de son royaume que d’une chiquenaude, laissant à son conseiller le soin de s’en occuper.

Boulmiche réfléchit profondément.

« Papillon a bu la goutte de soleil, il doit donc rester le plus puissant de la terre. On ne peut lui enlever son titre ; comment arranger les choses ? »

Alors, elle eut une idée comme seules en ont les fées.

Papillon dans le Palais de la Joie.

Elle fit construire un joli palais de marbre blanc. Des rosiers grimpaient le long de sa façade ; des guirlandes s’enroulaient autour de ses colonnes. Il était orienté vers le Sud et s’élevait au milieu d’un immense champ de tulipes roses. Papillon fut porté là par un beau matin, sur un char glorieux.

Il devint le « Grand Roi de la Joie », et on venait chaque jour lui faire des offrandes, recevoir un peu d’idéal de son sourire

Le jeune sage fut élu roi, la Ruthie redevint le plus riche pays de la terre, et Boulmiche put enfin regagner le Royaume des Fées.

Papillon vécut au milieu du respect et de l’adoration de tous.

Un soir, il se sentit très las. C’était après une fête gigantesque, où tous les souverains étaient venus le célébrer.

Papillon se coucha dans son grand lit à baldaquin, et sa petite vie s’éteignit pendant la nuit.

Le lendemain, on frappa à sa porte.

Pas de réponse. On entre. Les serviteurs s’approchent, intrigués. Le lit est vide. On visite les armoires, sachant le roi malicieux. Rien. Si, pourtant : parmi les dentelles du lit défait, repose le cadavre d’un papillon bleu, moucheté de rose. Il est là, sur l’oreiller où s’est posée hier encore la tête du roi. C’est un humble petit papillon : mais une goutte d’or brille entre ses ailes repliées.

Il n’y eut, dans le royaume, que les six anciens, avertis par Boulmiche, qui ne furent pas surpris de l’aventure.

Pour que Papillon fût toujours à la fête, on remplit son catafalque des fleurs qu’il avait tant aimées, et l’on déposa la dépouille royale sur la corolle d’une marguerite. On lui laissa entre les ailes la goutte lumineuse, afin qu’il ne connût jamais, dans sa demeure dernière, les ténèbres qu’il avait tant redoutées sur la terre.

La morale du conte n’est pas que le hasard peut mettre des papillons sur les trônes, sans que les hommes s’en aperçoivent, mais bien que le travail est nécessaire. Sans lui, le monde irait à la dérive.