Conseils à Racine/Édition Garnier

CONSEILS
À M. RACINE
SUR
SON POËME DE LA RELIGION
PAR UN AMATEUR DES BELLES-LETTRES[1].

(1742)

En lisant le poëme de la Religion du fils de notre illustre Racine, j’ai remarqué des beautés ; mais j’ai senti un défaut qui règne dans tout l’ouvrage : c’est la monotonie. On peut remédier aisément, dans une seconde édition, à toutes les autres fautes ; on rectifie une idée fausse, on embellit des vers négligés, on éclaircit une phrase obscure, on ajoute des beautés : mais il sera un peu plus difficile de changer l’uniformité, répandue sur tout l’ouvrage, en cette variété piquante qui seule peut donner du plaisir. Je me souviens d’un vers charmant de feu M. de Lamotte[2] :

L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Cependant j’ose exhorter l’estimable auteur de ce poëme à faire les plus grands efforts pour atteindre à cette beauté absolument nécessaire. J’ai ouï dire à M. Silhouette que la Boucle de cheveux de M. Pope n’eut d’abord qu’un médiocre succès, parce qu’il n’y avait point d’invention ; mais qu’elle réussit lorsque l’auteur eut embelli ce badinage en y introduisant des génies, des sylphes, et des ondins. Ce n’est pas de pareilles fictions, sans doute, que je demande à M. Racine ; mais plus de chaleur, plus de figures, et des tableaux plus frappants.

Tantôt je voudrais qu’il interrogeât la Sagesse éternelle, qui lui répondrait du haut des cieux ; tantôt que le Verbe lui-même, descendu sur la terre, vînt y confondre Mahomet, Confucius, Zoroastre, appelés un moment du sein des ténèbres pour l’entendre ; ici, je voudrais que l’abîme s’entr’ouvrit : j’aimerais à y descendre en idée pour interroger les sages de l’antiquité, et pour arracher d’eux l’aveu qu’ils n’ont point connu la sagesse.

Là, je ferais l’histoire d’un prince qui, dans les grandeurs, dans les victoires, et dans les plaisirs, cherchât[3] inutilement le bonheur, qui le trouvât ensuite dans la solitude. Plus loin, je peindrais un homme que l’enivrement du monde rendrait dur et malheureux, devenu ensuite compatissant, indulgent, bienfaisant, et par conséquent heureux. Cent images dans ce goût réveilleraient l’esprit du lecteur que l’historique assoupit, et que le dogmatique endort.

J’exhorte encore l’auteur à penser de lui-même : il en est capable. Il ne faut point toujours mettre en vers Pascal, saint Augustin, Arnauld. Cet asservissement de l’esprit le gêne trop dans sa marche. Trop d’imitation éteint le génie. S’il veut commencer par donner l’essor à son âme, alors il sera temps de le prier de corriger les négligences de style. Alors je prendrai la liberté de lui faire remarquer que le premier chant commence un peu languissamment ; non qu’il faille des vers trop forts dans un début, mais il ne faut pas ramper.

L’idée d’un appui véritable que la raison rend aimable[4] n’est pas, à beaucoup près, assez grande. Il s’agit du bonheur de tous les hommes, et d’un bonheur éternel ; les paroles doivent peindre. D’ailleurs est-ce une grande merveille que notre appui véritable nous devienne aimable ? La difficulté, la beauté consiste à rendre aimable un joug, une servitude qui nous gêne, et non un appui qui nous rassure.

Je lui dirai encore que dès la première page on ne doit pas se négliger au point de dire les droits, la gloire t’est chère. Ces fautes de grammaire sont trop remarquables, et révoltent trop les oreilles les moins délicates.

Mais ce n’est qu’après avoir refondu l’ouvrage avec génie qu’il faudra revoir les détails avec scrupule. Je me flatte d’autant plus qu’il l’embellira que je vois des choses dans le second chant qui me paraissent devoir lui servir de modèle pour tout le reste.

Qu’il ne dise point, comme dans le quatrième chant, qu’il ne veut pas imiter Sannazar[5]. Ce poëte italien défigura son ouvrage, médiocre d’ailleurs, par des fictions indécentes et puériles ; et je propose à M. Racine de se rendre très supérieur à Sannazar, en embellissant son poëme par des images nobles et intéressantes.

Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto[6].

Moins les raisonneurs sont convaincants, plus on a besoin de séduire par les grâces du discours ; par exemple, voici, page 130, un argument proposé en vers didactiques :

Quand votre Dieu pour vous n’aurait qu’indifférence[7],
Pourrait-il, oubliant sa gloire qu’on offense,
Permettre à cette erreur, qu’il semble autoriser,
D’abuser de son nom pour nous tyranniser ?

On sent combien cet argument est faux : car Dieu permet que les hommes soient trompés par le mahométisme, dont les préceptes sont extrêmement sévères, puisqu’ils ordonnent la prière cinq fois par jour, la plus rigoureuse abstinence, l’aumône du dixième de son bien, sous peine de damnation. Jésus-Christ permet encore que les hommes soient trompés dans la plus belle partie de la terre, depuis près de trois mille ans, par l’admirable et austère morale de Confucius. Ainsi un argument si faux, présenté si sèchement, est capable de faire un grand tort au fond de l’ouvrage.

Il y en a malheureusement quelques-uns de ce genre ; je conseillerais donc, encore une fois, à l’estimable auteur d’argumenter moins et d’embellir davantage. Pourquoi dire qu’il y a plus de chrétiens que de musulmans sur la terre ? On sait que le fait est au moins très-douteux. Que prouverait-il quand il serait vrai ? Nulle erreur, nulle mauvaise preuve ne doit entrer dans un ouvrage consacré à la divine vérité. Je ne veux point blâmer le projet de mettre en vers les Pensées de Pascal ; mais, en rimant ces Pensées, il faut et les ennoblir, et être exact, et en inventer de nouvelles.

Je demande où l’on va, d’où l’on vient, qui nous sommes[8] ;
Et je les vois courir, peu touchés de nos maux,
À des amusements qu’ils nomment leurs travaux.
On détruit, on élève, on s’intrigue, on projette.

Le lecteur s’attend alors à une description de ces travaux, de ces destructions, de ces intrigues, et de ce torrent du monde qui entraîne tous les hommes loin d’eux-mêmes ; mais au lieu de cette idée grande et nécessaire, voici ce qu’on trouve[9] :

Sans cesse l’on écrit, et sans cesse on répète.
L’un, jaloux de ses vers, vains fruits d’un doux repos.
Croit que Dieu ne l’a fait que pour ranger des mots ;
L’autre, assis pour entendre et juger nos querelles,
Dicte un amas d’arrêts qui les rend éternelles.

S’arrêter à ces petites images, non-seulement c’est tomber, mais c’est s’écarter de son chemin en tombant : il peint deux occupations sédentaires, au lieu de faire passer sous mes yeux le rapide spectacle de la roue de la fortune qui emporte le genre humain ; il confond un amusement avec l’occupation la plus digne des hommes, qui est celle de rendre la justice ; de plus, il est faux qu’un arrêt du parlement, en jugeant un procès, l’éternise.

Cent fois j’ai souhaité (j’en fais l’aveu honteux)[10]
Pouvoir de mes malheurs me distraire comme eux,
Et, risquant sans remords mon âme infortunée,
Attendre du hasard ma triste destinée.

Premièrement, comment a-t-il souhaité pouvoir se distraire comme ceux qui font des vers, dans le temps même qu’il fait des vers ? Secondement, quelle alternative ou de faire des vers, ou de juger des procès ? Troisièmement, tous les juges risquent-ils, sans remords, leur âme infortunée ? Quatrièmement, qui est-ce qui attend sa triste destinée du hasard, tandis que les écoliers de seconde savent aujourd’hui que le hasard n’est qu’un nom ? C’est donc à tort que dès le commencement de son poëme, à la page 6, il dit[11] :

Ô toi qui vainement fais ton Dieu du hasard !

Car, encore une fois, il n’y a aucun livre écrit depuis cent ans où l’on attribue quelque chose au hasard. Le grand système des matérialistes est la nécessité.

J’apporte à M. Racine ce petit exemple entre plusieurs autres, ne doutant pas qu’un esprit comme le sien ne sente de quel prix est la justesse, et ne remédie à ces légers défauts partout où il les trouvera dans son livre.

Il néglige, dans son poëme sur notre religion, le grand fondement de cette religion même, qui est la nécessité d’un rédempteur ; et, au lieu de parler de cette nécessité, il apporte en preuve de la mission de Jésus-Christ je ne sais quel bruit, qui courut du temps de Vespasien, que l’empire romain serait à un homme qui viendrait de Judée : c’est exposer notre sainte religion au mépris des déistes dont la terre est couverte. Ils dédaignent nos bonnes raisons quand on leur en rapporte de si mauvaises ; la cause de notre Sauveur Jésus-Christ s’affaiblit par l’inattention du poëte.

C’est ainsi que nous avons vu depuis quelque temps le Mercure galant rempli d’étranges dissertations sur Jésus-Christ et les prophètes, par des hommes un peu incompétents, qui voulaient expliquer des prophéties que Grotius, Huet, Calmet, Hardouin, n’ont pu entendre. On a vu, avec une extrême douleur, les choses sacrées ainsi profanées et livrées à l’injuste dérision des esprits forts. Je conjure donc instamment M. Racine d’employer de meilleures preuves avec l’éloquence dont il est capable. Je ne veux que la perfection de l’ouvrage, la gloire de l’auteur, le bien des lettres et du public.

Je prends la liberté de l’engager à faire encore de nouveaux efforts quand il lutte contre les anciens et les modernes dans ses descriptions. Par exemple, M. de Voltaire, dans un de ses discours en vers[12], s’est ainsi expliqué :


Le sage Dufaï, parmi ces plants divers,
Végétaux rassemblés des bouts de l’univers,

Me dira-t-il pourquoi la tendre sensitive
Se flétrit sous nos mains, honteuse et fugitive ;…..
Pourquoi ce ver changeant se bâtit un tombeau,
S’enterre, et ressuscite avec un corps nouveau,
Et, le front couronné, tout brillant d’étincelles,
S’élance dans les airs en déployant ses ailes ?


Ce même ver, dit M. Racine[13],

Chez ses frères rampants, qu’il méprise aujourd’hui,
Sur la terre autrefois traînant sa vie obscure,
Semblait vouloir cacher sa honteuse figure ;
Mais les temps sont changés ; sa mort fut un sommeil ;
On le vit plein de gloire à son brillant réveil,
Laissant dans le tombeau sa dépouille grossière,
Par un sublime essor voler vers la lumière.

M. Racine a l’esprit trop juste pour ne pas convenir sans peine que ces vers ont encore besoin d’être un peu retouchés. Il ne dit pas précisément ce qu’il doit dire. Il dit : Sa mort fut un sommeil, et il n’a pas parlé auparavant de cette prétendue mort. Les temps sont changés est une expression qui convient aux événements de la fortune, et non pas à un effet physique. On ne doit pas dire d’une mouche qu’elle est pleine de gloire, ni que son essor est sublime. C’est dire mal que de dire trop ; c’est énerver que d’exagérer. Choisissons quelques autres endroits où il se rencontre avec le même auteur.


m. de voltaire.

Demandez à Sylva par quel secret mystère[14]
Ce pain, cet aliment dans mon corps digéré.
Se transforme en un lait doucement préparé ;
Comment, toujours filtré dans ses routes certaines,
En longs ruisseaux de pourpre il court enfler mes veines.

m. racine.

Mais qui donne à mon sang cette ardeur salutaire[15] ?
Sans mon ordre il nourrit ma chaleur nécessaire ;
D’un mouvement égal il agite mon cœur ;
Dans ce centre fécond il forme sa liqueur,
Il vient me réchauffer par sa rapide course.

m. de voltaire.

Rome enfin se découvre à ses regards cruels[16] ?
Rome, jadis son temple et l’effroi des mortels ;
Rome dont le destin, dans la paix, dans la guerre,
Est d’être en tous les temps maîtresse de la terre.
Par le droit des combats[17] on la vit autrefois
Sur leurs trônes sanglants enchaîner tous les rois ;
L’univers fléchissait sous son aigle terrible :
Elle exerce en nos jours un pouvoir plus paisible ;
On la voit sous son joug asservir ses vainqueurs.
Gouverner les esprits, ei commander aux cœurs ;
Ses avis sont ses lois, ses décrets sont ses armes, etc.

m. racine.

Cette ville autrefois maîtresse de la terre,
Rome qui, par le fer et le droit de la guerre,
Commandait autrefois à toute nation,
Rome commande encor par la religion.
Avec plus de douceur, et non moins d’étendue,
Son empire établi frappe d’abord ma vue.
Des peuples, de son sein par l’orage écartés.
Contre son Dieu du moins ne sont pas révoltés ;
Tout le Nord est chrétien, tout l’Orient encore, etc.

(Ch. III, 1-9.)
m. de voltaire.

Tu n’as pas oublié ces sacrés homicides
Qu’à tes indignes dieux présentaient tes druides.

(Henriade, ch. V, 97-98.)
m. racine.

Les Gaulois détestant les honneurs homicides
Qu’offre à leurs dieux cruels le fer de leurs druides.

(Ch. IV, 251-52.)
m. de voltaire.

Le crime a ses héros, l’erreur a ses martyrs, etc.

(Henriade, ch. V, 100.)
m. racine.

L’erreur a ses martyrs ; le bonze follement, etc.

(Ch. IV, 314.)
m. de voltaire.

Sur les pompeux débris de Bellone et de Mars,
Un pontife est assis au trône des Césars.
Des prêtres fortunés foulent d’un pied tranquille
Le tombeau des Catons, et la cendre d’Émile.

Le trône est sur l’autel, et l’absolu pouvoir
Met dans les mêmes mains le sceptre et l’encensoir.

(Henriade, ch. IV, 181-186.)
m. racine.

Terrible par ses clefs et son glaive invisible,
Tranquillement assis dans un palais paisible,
Par l’anneau du pêcheur[18] autorisant ses lois,
Au rang de ses enfants un prêtre met nos rois.

(Ch. IV, 4.31-34.)
m. de voltaire.

Vous dont la main savante et l’exacte mesure[19]
De la terre étonnée ont fixé la figure,
Dévoilez les ressorts qui font la pesanteur ;
Vous connaissez les lois qu’établit son auteur ;
Parlez, enseignez-moi comment ses mains fécondes
Font tourner tant de cieux, graviter tant de mondes
Vous ne le savez point, etc.

(IVe Discours, 51-57.)
m. racine.

Vous que de l’univers l’architecte suprême
Eût pu charger du soin de l’éclairer lui-même.
Des travaux qu’avec vous je ne puis partager,
Si j’ose vous distraire et vous interroger.
Dites-moi quel attrait à la terre rappelle
Ce corps que dans les airs il lance si loin d’elle
La pesanteur… déjà ce mot vous trouble tous.

(Ch. V, 253-59.)
m. de voltaire.

Vers un centre commun tout gravite à la fois.

(Épître à madame du Châtelet, 32.)
m. racine.

Vers un centre commun tous pèsent à la fois.

(Ch. V, 248.)
m. de voltaire.

Et périsse à jamais l’affreuse politique
Qui prétend sur les cœurs un pouvoir despotique ;
Qui veut le fer en main convertir les mortels ;
Qui du sang hérétique arrose les autels,
Et, suivant un faux zélé ou l’intérêt pour guides,
Ne sert un Dieu de paix que par des homicides !

(Henriade, ch. II, 17-22.)
m. racine.

Quel Dieu contraire au nôtre[20] aurait pu nous apprendre
Qu’en soutenant un dogme il faut, pour le défendre,
Armés de fer, saisis d’un long emportement,
Dans un cœur obstiné plonger son argument ?

(Ch. VI, 315-18.)
m. de voltaire.

Déjà de la carrière
L’auguste vérité vient m’ouvrir la barrière ;
Déjà ces tourbillons l’un par l’autre pressés,
Se mouvant sans espace, et sans règle entassés,
Ces fantômes savants à mes yeux disparaissent.
Un jour plus pur me luit ; les mouvements renaissent,
L’espace qui de Dieu contient l’immensité
Voit rouler dans son sein l’univers limité ;
Cet univers si vaste à notre faible vue,
Et qui n’est qu’un atome, un point dans l’étendue.

(Épître à madame du Châtelet, 21-30.)
m. racine.

Là, d’un cubique amas, berceau de la nature,
Sortent trois éléments de diverse figure.
Là ces angles qu’entre eux brise leur frottement,
Quand Dieu, qui dans le plein met tout en mouvement,
Pour la première fois fit tourner la matière.
................
Newton ne la voit pas ; mais il voit ou croit voir
Dans un vide étendu tous les corps se mouvoir.

(Ch. V, 237-43.)
m. de voltaire.

Adoucit-il les traits de sa main vengeresse[21] ?
Punira-t-il, hélas ! des moments de faiblesse,
Des plaisirs passagers, pleins de trouble et d’ennui,
Par des tourments affreux, éternels comme lui ?

m. racine.

Mais, pour quelque douceur rapidement goûtée,
Qui console en sa soif une âme tourmentée,
Croirons-nous qu’en effet il s’irrite si fort,
Et pour un peu de miel condamne-t-il à mort ?

(Ch. VI, 23-26.)

J’omets quelques autres exemples, et je ne veux point entrer dans le détail des vers qu’il faut absolument que l’auteur corrige, parce que je l’estime assez pour croire qu’il les sentira lui-même, ou qu’il consultera quelqu’un de nos académiciens qui ont le plus de goût. Ce n’est pas toujours les poëtes qu’il faut consulter en poésie. M. Patru était le conseil de M. Despréaux. Il paraît que M. Racine ne devait pas s’adresser à Rousseau sur un tel ouvrage. Le peu de nos vers alexandrins que Rousseau a faits prouvent qu’il n’avait pas le goût de ce genre de versification ; et ses épîtres font voir que le raisonnement n’était pas tout à fait de son ressort. En effet, dans ses meilleures épîtres, comme dans celle à Marot, il y a trop de paralogismes ; et celle qu’on vient d’imprimer à la suite du poëme de la Religion n’est pas assurément ce qu’il a fait de mieux en fait de raison et de poésie.

Rousseau, dans cette épître, attaque toujours la secte ancienne qui attribuait tout au hasard. Encore une fois, il ne faut pas se battre contre ces fantômes ; il faut attaquer dans leur fort, mais avec une extrême charité, ces incrédules, lesquels admettent un Dieu tout-puissant et tout bon, qui n’a rien fait que de bien, et qui nous donne la mesure de connaissances et de félicités proportionnée à notre nature ; qui ne peut jamais changer ; qui imprime dans tous les cœurs la loi naturelle ; qui est et qui a toujours été le père de tous les hommes ; n’ayant point de prédilection pour un peuple ; ne regardant point les autres créatures dans sa fureur ; ne nous ayant point donné la raison pour exiger que l’on croie ce que cette raison réprouve ; ne nous éclairant point pour nous aveugler, etc.

Voilà les dogmes monstrueux, voilà les subtilités si évidemment criminelles qu’il fallait détruire ; mais en vérité Rousseau en était-il capable ? en était-il digne ? et le ton d’autorité, le langage des Bourdaloue et des Massillon convenait-il à une bouche souillée de ce que jamais la sodomie et la bestialité ont fourni de plus horrible à la licence ? Quare enarras justitias meas[22] ? Rousseau ne devrait employer le reste de sa vie qu’à demander humblement pardon à Dieu et aux hommes, et non à parler en docteur de ce qui lui était si étranger. Qu’eût-on dit de La Fontaine s’il eût pris le ton sévère pour prêcher la pudeur ? Castigas turpia, turpis. Aussi cette épître de Rousseau est une des plus faibles déclamations, en style marotique, qu’il ait faites depuis son exil de France.

Ce que M. Racine veut faire approuver de cette épître sert même à la faire condamner. Est-il possible qu’on puisse y goûter « des bruyantes armées d’esprits subtils, qui, pygmées ingénieux, se haussent burlesquement contre le ciel sur des montagnes d’arguments entassés[23] » ? N’est-ce pas là réunir à la fois le guindé du P. Lemoine et le bas comique ? N’est-ce pas un double monstre ? Certes, vouloir accréditer ce style, pire mille fois que le style précieux qu’on a tant condamné, ce serait ruiner entièrement le peu de bon goût qui reste en France.

M. Racine a fait imprimer aussi sa réponse, en vers, à Rousseau ; il est à souhaiter que M. Racine travaille cette épître aussi bien que son poëme, qu’il la varie davantage, qu’il lui ôte ce ton déclamateur qui est l’opposé de ce genre d’écrire, qu’il y sème plus de ces vers aisés qu’on retient par cœur et qui deviennent proverbes. Je lui demande encore un peu plus de politesse. On peut, on doit réfuter Bayle, et je souhaite que ceux qui s’en mêlent soient assez dialecticiens pour l’entreprendre ; mais, s’il faut combattre ses erreurs, il ne faut pas l’appeler cœur cruel, homme affreux[24]. Les injures atroces n’ont jamais fait de tort qu’à ceux qui les ont dites. Qui se met ainsi en colère a trop l’air de n’avoir pas raison. « Tu prends ton tonnerre au lieu de répondre, dit Ménippe à Jupiter ; tu as donc tort ? » Mais, si Jupiter a tort, combien sommes-nous condamnables lorsque nous insultons ainsi ! la mémoire d’un philosophe qui, après tout, a rendu tant de services à la littérature, et dont les ouvrages sont le fondement des bibliothèques chez toutes les nations de l’Europe !

Je finirai par prier M. Racine, pour l’intérêt de sa gloire, de ne point tant invectiver contre les auteurs ses confrères. Cette indécence n’est plus d’usage ; les honnêtes gens la réprouvent. Il faut imiter la plupart des physiciens de toutes les académies, qui rapportent toujours avec éloge les opinions de ceux même qu’ils combattent. Si Despréaux revenait au monde, il condamnerait lui-même ses premières satires.

Je me flatte que M. Racine recevra avec charité ce que la charité m’a inspiré, et qu’il sentira qu’on ne prend la liberté de donner des conseils qu’à ceux qu’on estime.

FIN DES CONSEILS À M. RACINE.
  1. Voltaire, comme on voit, ne mit pas son nom à ces Conseils, dont il parut une critique anonyme sous le titre de : Lettre de M. D. L. M. à M.…, au sujet des Conseils donnés à M. Racine, in-12 de vingt pages. (B.)
  2. Livre IV, fable xv.
  3. L’édition originale porte : « Chercha, inutilement le bonheur, qu’il trouva ensuite, etc. » (B.)
  4. Voici les quatre premiers vers du poëme de la Religion :

    La Raison dans mes vers conduit l’homme à la foi ;
    C’est elle qui, portant son flambeau devant moi,
    M’encourage à chercher mon appui véritable,
    M’apprend à le connaître, et me le rend aimable.

  5. C’est le texte de l’édition originale. Les autres éditions portent : qu’il veut, ce qui est une faute. Racine, IV, 19, dit :

    Je laisse à Sannazar son audace profane. (B.)

  6. Horace, Art poétique, 99.
  7. Chant V, vers 381-84.
  8. Chant II, 332-35.
  9. Chant II, 336-40.
  10. Chant II, 341-44.
  11. Chant Ier, 113.
  12. Quatrième Discours sur l’Homme, vers 23-30 ; voyez tome IX. La citation faite ici présente une transposition.
  13. Chant Ier, 178-84.
  14. Ce premier vers est dans les variantes ; les quatre autres, dans le texte du quatrième Discours sur l’Homme. Voyez tome IX.
  15. Chant Ier, 127-31.
  16. Henriade, IV, 169-79.
  17. Toutes les éditions de la Henriade portent : « Par le sort des combats. » (B.)
  18. Le texte de Racine porte : « Par l’anneau d’un pêcheur. »
  19. En citant ce vers, Voltaire en a changé le premier hémistiche ; voyez,
    tome IX, le texte et les variantes du quatrième Discours sur l’Homme.
  20. C’est ce qu’on lit dans la première édition, sur laquelle Voltaire a fait ses remarques. Racine a mis depuis : « Quels barbares docteurs auraient pu, etc. »
  21. M. de Voltaire me permettra d’adoucir ainsi ces vers, dont le sens me paraît trop dur quand il est positif. (Note de Voltaire.) — Nous avons déjà fait remarquer que Voltaire n’avait pas donné ces Conseils sous son nom ; dans la Henriade, chant VII, vers 225-20, on lit :

    Il adoucit les traits de sa main vengeresse ;
    Il ne sait point punir, etc.

  22. Psaume xlix, v. 16.
  23. Rousseau, Épître à L. Racine, 85-87.
  24. Dans son Épître à Rousseau, vers 133, Racine en effet apostrophe Bayle en ces termes :

    Cœur cruel ! homme affreux !

    Dans la même pièce il avait dit, vers 71-72 :

    A-t-on vu dans leurs vers ces sublimes génies
    Faire aux dépens de Dieu rire leurs Uranies ?

    Et pour qu’on sût bien que c’était contre l'Épître à Uranie (voyez, tome IX, page 358, la pièce intitulée le Pour et le Contre), Racine ajoutait en note : « Épître très-impie d’un auteur inconnu. » (B.)