Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Comparaisons

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 356-361).
COMPARAISONS.

Les comparaisons ne paraissent à leur place que dans le poëme épique et dans l’ode. C’est là qu’un grand poëte peut déployer toutes les richesses de l’imagination, et donner aux objets qu’il peint un nouveau prix par la ressemblance d’autres objets. C’est multiplier aux yeux des lecteurs les images qu’on leur présente. Mais il ne faut pas que ces figures soient trop prodiguées. C’est alors une intempérance vicieuse, qui marque trop d’envie de paraître, et qui dégoûte et lasse le lecteur. On aime à s’arrêter dans une promenade pour cueillir des fleurs ; mais on ne veut pas se baisser à tout moment pour en ramasser.

Les comparaisons sont fréquentes dans Homère. Elles sont pour la plupart fort simples, et ne sont relevées que par la richesse de la diction. L’auteur de Télémaque, venu dans un temps plus raffiné, et écrivant pour des esprits plus exercés, devait, à ce que je crois, chercher à embellir son ouvrage par des comparaisons moins communes. On ne voit chez lui que des princes comparés à des bergers, à des taureaux, à des lions, à des loups avides de carnage. En un mot, ses comparaisons sont triviales ; et, comme elles ne sont pas ornées par le charme de la poésie, elles dégénèrent en langueur.

Les comparaisons dans le Tasse sont bien plus ingénieuses. Telle est, par exemple, celle d’Armide[1], qui se prépare à parler à son amant, et qui étudie son discours pour le toucher, avec un musicien qui prélude avant de chanter un air attendrissant. Cette comparaison, qui ne serait pas placée en peignant une autre qu’une magicienne artificieuse, est là tout à fait juste. Il y a dans le Tasse peu de ces comparaisons nouvelles. De tous les poëmes épiques, la Henriade est celui où j’en ai vu davantage :


Il élève sa voix ; on murmure, on s’empresse ;
On l’entoure, on l’écoute, et le tumulte cesse :
Ainsi dans un vaisseau qu’ont agité les flots,
[2]Quand les vents apaisés ne troublent plus les eaux,
On n’entend que le bruit de la proue écumante,
Qui fend d’un cours heureux la vague obéissante.
Tel paraissait Pothier, dictant ses justes lois,
Et la confusion se taisait à sa voix.

(Ch. VI, 75-82.)


Rien encore de plus neuf que cette comparaison d’un combat de d’Aumale et de Turenne :

On se plaît à les voir s’observer et se craindre,
S’avancer, s’arrêter, se mesurer, s’atteindre.
Le fer étincelant, avec art détourné,
Par de feints mouvements trompe l’œil étonné.
Telle on voit du soleil la lumière éclatante,
Brisant ses traits de feu dans l’onde transparente,
Et se rompant encor par des chemins divers,
De ce cristal mouvant repasser dans les airs.

(Ch. X, 129-136.)

Voilà comme un véritable poëte fait servir toute la nature à embellir son ouvrage, et comme la science la plus épineuse devient entre ses mains un ornement ; mais j’avoue que je suis transporté encore de ces comparaisons moins recherchées et plus frappantes, prises des plus grands objets de la nature, lesquels pourtant n’avaient pas encore été mis en œuvre.


Sur les pas des deux chefs alors, en même temps,
On voit des deux partis voler les combattants :
Ainsi, lorsque des monts séparés par Alcide,
Les aquilons fougueux fondent d’un vol rapide,
Soudain les flots émus de deux profondes mers
D’un choc impétueux s’élancent dans les airs ;
La terre au loin gémit, le jour fuit, le ciel gronde,
Et l’Africain tremblant craint la chute du monde.

(Ch. VIII, 155-162.)

La Henriade est encore le seul poëme où j’aie remarqué des comparaisons tirées de l’histoire et de la Bible ; mais c’est une hardiesse que je ne voudrais pas qu’on imitât souvent ; et il n’y a que très-peu de points d’histoire, très-connus et très-familiers, qu’on puisse employer avec succès. J’aime mieux les objets tirés de la nature. Que je vois avec plaisir Mornai vertueux à la cour comparé à la fontaine Aréthuse !


Belle Aréthuse, ainsi ton onde fortunée
Roule au sein furieux d’Amphitrite étonnée
Un cristal toujours pur et des flots toujours clairs
Que jamais ne corrompt l’amertume des mers.

(Ch. IX, 269-72.)

Voici une comparaison qui me plaît encore davantage parce qu’elle renferme à la fois deux objets comparés à deux autres objets. C’est dans une épître sur l’Envie[3]. Il s’agit de gens de lettres qui se déchirent mutuellement par des satires, et de ceux qui, plus dignes de ce nom, ne sont occupés que du progrès de l’art, qui aiment jusqu’à leurs rivaux, et qui les encouragent :


C’est ainsi que la terre avec plaisir rassemble
Ces chênes, ces sapins, qui s’élèvent ensemble.
Un suc toujours égal est préparé pour eux ;
Leur pied touche aux enfants, leur cime est dans les cieux ;
Leur tronc inébranlable, et leur pompeuse tête.
Résiste on se touchant aux coups de la tempête.
Ils vivent l’un par l’autre, ils triomphent du temps,
Tandis que sous leur ombre on voit de vils serpents


Se livrer en sifflant des guerres intestines,
Et de leur sang impur arroser leurs racines.


Il y a très-peu de comparaisons dans ce goût. Il n’est rien de plus rare que de rencontrer dans la nature un assemblage de phénomènes qui ressemblent à d’autres, et qui produisent en même temps de belles images : de telles beautés sont fort au-dessus de la poésie ordinaire, et transportent un homme de goût. J’ai été étonné de trouver si peu de comparaisons dans les odes de Rousseau ; voici presque les seules :

Ainsi que le cours des années
Se forme des jours et des nuits,
Le cercle de nos destinées
Est marqué de joie et d’ennuis.
(Liv. II, od. IV.)

Outre que cette idée est fort commune, le cercle marqué de joie me paraît une expression vicieuse ; et la joie, au singulier, opposée aux ennuis, au pluriel, me paraît un grand défaut.

Il y a dans la même ode une espèce de comparaison plus ingénieuse, qui roule sur le même sujet : Jupiter fit l’homme semblable

À ces deux jumeaux que la fable
Plaça jadis au rang des dieux ;
Couple de déités bizarre.
Tantôt habitant du Ténare.
Et tantôt citoyen des cieux.
(Ibid.)

Il y a de l’esprit dans cette idée ; mais je ne sais si les chagrins et les plaisirs de cette vie nous mettent en effet dans le ciel et dans l’enfer. Cette expression semblerait plus convenable dans la bouche d’un homme passionné, qui exagérerait ses tourments et ses satisfactions. Dieu n’a point fait l’homme dans cette vie pour être tantôt dans la béatitude céleste, et tantôt dans les peines infernales ; et, de plus, Castor et Pollux, en jouissant de l’immortalité, six mois chez Jupiter, et six mois chez Pluton, ne passaient pas de la joie à la douleur, mais seulement d’un hémisphère à l’autre. Il est essentiel qu’une comparaison soit juste : toutefois, malgré ce défaut, cette idée a quelque chose de vif, de neuf et de brillant, qui fait plaisir au lecteur.

Voici la seule comparaison que je trouve après celles-ci dans les odes de Rousseau. C’est dans l’ode qu’il fit après une maladie. Il compare son corps à un arbre renversé par terre :

Tel qu’un arbre stable et ferme,
Quand l’hiver par sa rigueur
De la sève qu’il renferme
A refroidi la vigueur,
S’il perd l’utile assistance
Des appuis dont la constance
Soutient ses bras relâchés,
Sa tête altière et hautaine
Cachera bientôt l’arène
Sous ses rameaux desséchés.
(Liv. IV, od. IX.)

Je souhaiterais dans ces vers plus d’harmonie et des expressions plus justes. « La constance des appuis qui soutient les bras relâchés » est une expression barbare. Le plus grand défaut de cette comparaison est de n’être pas fondée. Il n’arrive jamais qu’on étaye un arbre que l’hiver a gelé. Tant de fautes dans un poëte de réputation doivent rendre les écrivains extrêmement circonspects, et leur faire voir combien l’art d’écrire en vers est difficile.

Il y a de très-belles comparaisons dans Milton ; mais leur principal mérite vient de la nécessité où il est de comparer les objets étonnants et gigantesques qu’il représente, aux objets plus naturels et plus petits qui nous sont familiers. Par exemple, en faisant marcher Satan, qui est d’une taille énorme, il le fait appuyer sur une lance, et il compare cette lance au mât d’un grand navire ; au lieu que nous comparons le canon à la foudre, il compare le tonnerre à notre artillerie. Ainsi toutes les fois qu’il parle du ciel et de l’enfer, il prend ses similitudes sur la terre. Son sujet l’entraînait naturellement à des comparaisons qui sont toutes d’une espèce opposée à l’espèce ordinaire : car nous tâchons, autant qu’il est en nous, de comparer les choses à des objets plus relevés qu’elles ; et il est, comme j’ai dit, forcé à une manière contraire.

Un vice impardonnable dans les comparaisons, et toutefois trop ordinaire, est le manque de justesse. Il n’y a pas longtemps que j’entendis à un opéra nouveau un morceau qui me parut surprenant.

Comme un zéphyr qui caresse
Une fleur sans s’arrêter,
Une volage maîtresse
S’empresse de nous quitter.

Assurément des caresses constantes, et sans s’arrêter, faites à la même fleur, sont le symbole de la fidélité, et ne ressemblent en rien à une maîtresse volage. L’auteur a été emporté par l’idée du zéphyr, qui d’ordinaire sert de comparaison aux inconstances ; mais il le peint ici, sans y penser, comme le modèle des sentiments les plus fidèles ; et, à la honte du siècle, ces absurdités passent à la faveur de la musique. Concluons que toute comparaison doit être juste, agréable, et ajouter à son objet, en le rendant plus sensible.

  1. Jérusalem délivrée, chant XVI, octave 43.
  2. Ce vers est autrement dans l’édition de 1746, la première qui contienne ce passage, et dans toutes celles que j’ai vues. (B.)

    — On lit dans la Henriade :

    Quand l’air n’est plus frappé des cris des matelots.

    C’est donc une variante que se permet ici Voltaire, et qui le trahit. (G. A.)

  3. Troisième des Discours sur l’Homme, vers 135-144 (voyez tome IX).