Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Chansons
Nous avons en France une foule de chansons préférables à toutes celles d’Anacréon, sans qu’elles aient jamais fait la réputation d’un auteur. Toutes ces aimables bagatelles ont été faites plutôt pour le plaisir que pour la gloire. Je ne parle pas ici de ces vaudevilles satiriques qui déshonorent plus l’esprit qu’ils ne manifestent de talent : je parle de ces chansons délicates et faciles qu’on retient sans rougir, et qui sont des modèles de goût. Telle est celle-ci ; c’est une femme qui parle :
Si j’avais la vivacité
Qui fait briller Coulanges ;
Si je possédais la beauté
Qui fait régner Fontanges ;
Ou si j’étais comme Conti
Des Grâces le modèle,
Tout cela sérail pour Créqui,
Dût-il m’être infidèle.
Que de personnes louées sans fadeur dans cette chanson, et que toutes ces louanges servent à relever le mérite de celui à qui elle est adressée ! Mais surtout que de sentiment dans ce dernier vers :
Dût-il m’être infidèle !
Qui pourrait n’être pas encore agréablement touché de ce couplet vif et galant[1] :
En vain je bois pour calmer mes alarmes,
Et pour chasser l’amour qui m’a surpris ;
Ce sont des armes
Pour mon Iris.
Le vin me fait oublier ses mépris,
Et m’entretient seulement de ses charmes.
Qui croirait qu’on eût pu faire à la louange de l’herbe qu’on appelle fougère une chanson aussi agréable que celle-ci :
Vous n’avez point, verte fougère,
L’éclat des fleurs qui parent le printemps ;
Mais leur beauté ne dure guère,
Vous êtes aimable en tout temps.
Vous prêtez des secours charmants
Aux plaisirs les plus doux qu’on goûte sur la terre :
Vous servez de lit aux amants.
Aux buveurs vous servez de verre.
Je suis toujours étonné de cette variété prodigieuse avec laquelle les sujets galants ont été maniés par notre nation. On dirait qu’ils sont épuisés, et cependant on voit encore des tours nouveaux ; quelquefois même il y a de la nouveauté jusque dans le fond des choses, comme dans cette chanson peu connue, mais qui me paraît fort digne de l’être par les lecteurs qui sont sensibles à la délicatesse :
Oiseaux, si tous les ans vous changez de climats
Dès que le triste hiver dépouille nos bocages,
Ce n’est pas seulement pour changer de feuillages,
Ni pour éviter nos frimas ;
Mais votre destinée
Ne vous permet d’aimer qu’à la saison des fleurs ;
Et quand elle a passé, vous la cherchiez ailleurs,
Afin d’aimer toute l’année.
Pour bien réussir à ces petits ouvrages, il faut dans l’esprit de la finesse et du sentiment, avoir de l’harmonie dans la tête, ne point trop s’élever, ne point trop s’abaisser, et savoir n’être point trop long,
In tenui labor.
(Georg., IV, 6.)
- ↑ Ces vers se trouvent dans les Œuvres de Vergier, et aussi dans les Œuvres de La Fare.