Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Dialogues en vers

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 361-367).

DIALOGUES EN VERS.

L’art du dialogue consiste à faire dire à ceux qu’on fait parler ce qu’ils doivent dire en effet. N’est-ce que cela ? me répondra-t-on. Non, il n’y a pas d’autre secret ; mais ce secret est le plus difficile de tous. Il suppose un homme qui a assez d’imagination pour se transformer en ceux qu’il fait parler, assez de jugement pour ne mettre dans leur bouche que ce qui convient, et assez d’art pour intéresser.

Le premier genre du dialogue, sans contredit, est celui de la tragédie : car non-seulement il y a une extrême difficulté à faire parler des princes convenablement ; mais la poésie noble et naturelle, qui doit animer ce dialogue, est encore la chose du monde la plus rare.

Le dialogue est plus aisé en comédie ; et cela est si vrai que presque tous les auteurs comiques dialoguent assez bien. Il n’en est pas ainsi dans la haute poésie. Corneille lui-même ne dialogue point comme il faut dans huit ou neuf pièces. Ce sont de longs raisonnements embarrassés. Vous n’y retrouvez point ce dialogue vif et touchant du Ciel (acte III, sc. iv) :

le cid.

Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.

chimène.

Va, je ne te hais point.

le cid.
Tu le dois.
chimène.
Je ne puis.
le cid.

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?

Le chef-d’œuvre du dialogue est encore une scène dans les Horaces (acte II, sc. iii) :

horace.
Albe vous a nommé ; je ne vous connais plus.
curiace.
Je vous connais encore ; et c’est ce qui me tue, etc.

Peu d’auteurs ont su imiter les éclairs vifs de ce dialogue pressant et entrecoupé. La tendre mollesse et l’élégance abondante de Racine n’ont guère de ces traits de repartie et de réplique en deux ou trois mots, qui ressemblent à des coups d’escrime, poussés et parés presque en même temps.

Je n’en trouve guère d’exemples que dans l’Œdipe nouveau[1] :

œdipe.
J’ai tué votre époux.
jocaste.
Mais vous êtes le mien.
œdipe.
Je le suis par le crime.
jocaste.
Il est involontaire.
œdipe.
N’importe, il est commis.
jocaste.
Ô comble de misère !
œdipe.
Ô trop funeste hymen ! ô feux jadis si doux !
jocaste.
Ils ne sont point éteints ; vous êtes mon époux.
œdipe.
Non, je ne le suis plus, etc.

Il y a cent autres beautés de dialogue dans le peu de bonnes pièces qu’a données Corneille ; et toutes celles de Racine, depuis Andromaque, en sont des exemples continuels.

Les autres auteurs n’ont point ainsi l’art de faire parler leurs acteurs. Ils ne s’entendent point, ils ne se répondent point pour la plupart. Ils manquent de cette logique secrète qui doit être l’âme de tous les entretiens, et même des plus passionnés.

Nous avons deux tragédies qui sont plus remplies de terreur, et qui, par des situations intéressantes, touchent le spectateur autant que celles de Corneille, de Racine, et de Voltaire : c’est Électre et Rhadamiste ; mais ces pièces, étant mal dialoguées et mal écrites, à quelques beaux endroits près, ne seront jamais mises au rang des ouvrages classiques qui doivent former le goût de la jeunesse : c’est pourquoi on ne les cite jamais quand on cite les écrivains purs et châtiés[2].

Le lecteur est au supplice lorsque, dès les premières scènes, il voit, dans Électre[3], Arcas qui dit à cette princesse :

Loin de faire éclater le trouble de votre âme,
Flattez plutôt d’Itys l’audacieuse flamme ;
Faites que votre hymen se diffère d’un jour :
Peut-être verrons-nous Oreste de retour.

Outre que ces vers sont durs et sans liaison, quels sens présentent-ils ? Ne pourrait-on pas flatter la passion d’Itys en montrant du trouble ? Ce n’est même que par son trouble qu’une fille peut flatter la passion de son amant. Il fallait dire : Loin de faire voir vos terreurs, flattez Itys ; mais quelle liaison y a-t-il entre flatter la flamme d’Itys, et faire que son hymen avec Itys se diffère ? Il n’y a là ni raisonnement ni diction, et rien n’est plus mauvais.

Ensuite Électre dit à Itys[4] :


Dans l’état où je suis, toujours triste, quels charmes
Peuvent avoir des yeux presque éteints dans les larmes ?
Fils du tyran cruel qui fait tous mes malheurs,
Porte ailleurs ton amour, et respecte mes pleurs.

itys.

Ah ! ne m’enviez pas cet amour, inhumaine !
Ma tendresse ne sert que trop bien votre haine.


Ce n’est pas là répondre. Que veut dire ne m’enviez pas mon amour ? En quoi Électre peut-elle envier cet amour ? Cela est inintelligible et barbare.

Clytemnestre vient ensuite, qui demande au jeune Itys si sa fille Électre se rend enfin à la passion de ce jeune homme ; et

elle menace Électre, en cas de résistance. Itys dit alors à Clytemnestre[5] :


Je ne puis la contraindre, et mon esprit confus…


Clytemnestre répond :


Par ce raisonnement je connais vos refus.


Mais Itys n’a fait là aucun raisonnement. Il dit, en un vers seulement, qu’il ne peut contraindre Électre.

Il fallait faire raisonner Itys pour lui reprocher son raisonnement. Enfin quand le tyran arrive, il demande encore à Clytemnestre si Électre consent au mariage.

Électre répond[6] :


Pour cet heureux hymen ma main est toute prête ;
Je n’en veux disposer qu’en faveur de ton sang,
Et je la garde à qui te percera le flanc.


Quelle froide et impertinente pointe ! Je n’en veux disposer qu’en faveur de ton sang. Cela s’entendrait naturellement : en faveur de ton fils : et ici cela veut dire : en faveur de ton sang que je veux faire couler. Y a-t-il rien de plus pitoyable que cette équivoque ?

Égisthe répond à cette pointe détestable :


Cruelle ! si mon fils n’arrêtait ma vengeance,
J’éprouverais bientôt jusqu’où va ta constance.


Mais il n’a pas été ici question de constance. Il veut dire apparemment, je me vengerais de toi en éprouvant ta constance dans les supplices ; mais je me vengerais suffit, et jusqu’où va ta constance n’est que pour la rime.

Après cela, Égisthe quitte Clytemnestre en lui disant[7] :


Mais ma fille paraît. Madame, je vous laisse,
Et je vais travailler au repos de la Grèce.


Quand on dit : quelqu’un paraît, je vous laisse, cela fait entendre que ce quelqu’un est notre ennemi, ou qu’on a des raisons pour

ne pas paraître devant lui ; mais point du tout, c’est ici de sa propre fille dont il parle. Quelle raison a-t-il donc pour s’en aller ? Il va travailler, dit-il, au repos de la Grèce ; mais on n’a pas dit encore un seul mot du repos ou du trouble de la Grèce. Enfin cette fille, qui vient là aussi mal à propos que son père est sorti, termine l’acte en racontant à sa confidente qu’elle est amoureuse. Elle le dit en vers inintelligibles, et finit par dire[8] :


Allons trouver le roi ;
Faisons tout pour l’amour, s’il ne fait rien pour moi.


Quelle raison, je vous prie, de faire tout pour l’amour, si l’amour ne fait rien pour elle ? Quel jeu de mots indigne d’une soubrette de comédie ! Si je voulais examiner ici toute la pièce, on ne verrait pas une page qui ne fût pleine de pareils défauts. Ce n’est point ainsi que dialogue Sophocle ; et il n’a point surtout défiguré ce sujet tragique par des amours postiches, par une Iphianasse et un Itys, personnages ridicules. Il faut que le sujet soit bien beau pour avoir réussi au théâtre, malgré tous les défauts de l’auteur ; mais aussi il faut convenir qu’il a su très-bien conserver cette sombre horreur qui doit régner dans la pièce d’Électre, et qu’il y a des situations touchantes, des reconnaissances qui attendrissent plus que les plus belles scènes de Racine, lesquelles sont souvent un peu froides, malgré leur élégance[9].

M.  de Voltaire dialogue infiniment mieux que M.  de Crébillon, de l’aveu de tout le monde ; et son style est si supérieur que, dans quelques-unes de ses pièces comme dans Brutus et dans Jules César, je ne crains point de le mettre à côté du grand Corneille, et je n’avance rien là que je ne prouve. Voyons les mêmes sujets traités par eux. Je ne parle pas d’Œdipe, car il est sans difficulté que l’Œdipe de Corneille n’approche pas de l’autre. Mais choisissons dans Cinna et dans Brutus des morceaux qui aient le même fond de pensées.

Cinna parlant à Auguste (acte II, sc. I) :


J’ose dire, seigneur, que par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d’états ;
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu’on ne saurait changer sans lui faire une injure.


Telle est la loi du ciel, dont la sage équité
Sème dans l’univers cette diversité.
Les Macédoniens aiment le monarchique ;
Et le reste des Grecs la liberté publique.
Les Parthes, les Persans, veulent des souverains ;
Et le seul consulat est bon pour les Romains
[10].


1° « Toutes sortes d’états reçus par tous les climats » n’est pas une bonne expression, attendu qu’un état est toujours état, quelque forme de gouvernement qu’il ait. De plus, on n’est point reçu par un climat.

2° Ce n’est point une injure qu’on fait à un peuple en changeant ses lois. On peut lui faire tort, on peut le troubler ; mais injure n’est pas le terme convenable et propre.

3° « Les Macédoniens aiment le monarchique. » Il sous-entend l’état monarchique ; mais ce mot état se trouvant trop éloigné, le monarchique est là un terme vicieux, un adjectif sans substantif.

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée,
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée
[11].


Tout ce morceau, d’ailleurs, est très-prosaïque.

Il est très-utile d’éplucher ainsi les fautes de style et de langage où tombent les meilleurs auteurs, afin de ne point prendre leurs manquements pour des règles, ce qui n’arrive que trop souvent aux jeunes gens et aux étrangers.

Brutus le consul, dans la tragédie de ce nom, s’exprime ainsi dans un cas fort approchant (acte I, sc. II) :


Arons il n’est plus temps : chaque État a ses lois,
Qu’il tient de sa nature, ou qu’il change à son choix.
Esclaves de leurs rois, et même de leurs prêtres,
Les Toscans semblent nés pour servir sous des maîtres,
Et, de leur chaîne antique adorateurs heureux,
Voudraient que l’univers fût esclave comme eux.
La Grèce entière est libre, et la molle Ionie
Sous un joug odieux languit assujettie.
Rome eut ses souverains, mais jamais absolus.
Son premier citoyen fut le grand Romulus.
Nous partagions le poids de sa grandeur suprême :


Numa, qui fit nos lois, y fut soumis lui-même.
Rome enfin, je l’avoue, a fait un mauvais choix, etc.


J’avoue hardiment que je donne ici la préférence au style de Brutus.

Après ces quatre tragiques, je n’en connais point qui méritent la peine d’être lus ; d’ailleurs, il faut se borner dans les lectures. Il n’y a dans Corneille que cinq ou six pièces qu’on doive, ou plutôt qu’on puisse lire ; il n’y a que l’Électre et le Rhadamiste chez M.  de Crébillon dont un homme qui a un peu d’oreille puisse soutenir la lecture ; mais pour les pièces de Racine, je conseille qu’on les lise toutes très-souvent, hors les Frères ennemis.

  1. C’est l’Œdipe de Voltaire, acte IV, scène III ; voyez tome Ier du Théâtre, page 98.
  2. Encore un trait qui décèle Voltaire. (G. A.)
  3. Acte Ier, scène II.
  4. Acte Ier, scène III.
  5. Acte Ier, scène V.
  6. Acte Ier, scène VII.
  7. Acte Ier, scène VIII.
  8. Acte Ier, scène X.
  9. Comparez cette critique d’Électre à celle que l’on trouve dans la Dissertation à la suite d’Oreste, tome IV du Théâtre.
  10. Les observations sur ces vers ne se retrouvent pas dans le Commentaire
    sur Corneille.
  11. Boileau. Art poétique, I, 155-56.