Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Dialogues en prose

Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 367-370).
DIALOGUES EN PROSE.

Les premiers dialogues supportables qu’on ait écrits en prose dans notre langue sont ceux de La Mothe le Vayer ; mais ils ne peuvent, en aucune manière, être comparés à ceux de M. de Fontenelle. J’avouerai aussi que ceux de M. de Fontenelle ne peuvent être comparés à ceux de Cicéron, ni à ceux de Galilée, pour le fond et la solidité.

Il semble que cet ouvrage ne soit fait uniquement que pour montrer de l’esprit. Tout le monde veut en avoir, et on croit en faire provision quand on lit ces dialogues. Ils sont écrits avec de la légèreté et de l’art ; mais il me semble qu’il faut les lire avec beaucoup de précaution, et qu’ils sont remplis de pensées fausses.

Un esprit juste et sage ne peut souffrir que la courtisane Phryné se compare à Alexandre, et qu’elle lui dise que « s’il est un aimable conquérant, elle est une aimable conquérante ; que les belles sont de tous pays, et que les rois n’en sont pas, etc.[1] »

Rien n’est plus faux que dire que « les hommes se défendraient trop bien si les femmes les attaquaient[2] ». Toute cette métaphysique d’amour ne vaut rien, parce qu’elle est frivole et qu’elle n’est pas vraie.

Rien n’est beau que le vrai : le vrai seul est aimable[3].

Il est encore très-faux qu’il n’y ait pas de siècles plus méchants les uns que les autres[4]. Le xe siècle, à Rome, était certainement beaucoup plus pervers que le xviiie. Il y a cent exemples pareils.

Il n’est pas plus vrai « qu’avoir de l’esprit soit uniquement un hasard[5] » : car c’est principalement la culture qui forme l’esprit, et si cela n’était pas ainsi, un paysan en aurait autant que l’homme du monde le plus cultivé.

Rien n’est encore plus faux que ce qu’on met dans la bouche d’Élisabeth d’Angleterre, parlant au duc d’Alençon. Elle veut lui persuader qu’il a été heureux, parce qu’il a manqué quatre fois la royauté. « Et voilà ce bonheur dont vous ne vous êtes pas aperçu. Toujours des imaginations, des espérances, et jamais de réalité. Vous n’avez fait que vous préparer à la royauté pendant toute votre vie, comme je n’ai fait pendant toute la mienne que me préparer au mariage[6]. »

Quelle pitié de comparer la fureur de régner du duc d’Alençon, et les malheurs horribles qu’elle lui causa, avec les petits artifices de la reine Élisabeth pour ne se point marier ! Quelle fausseté de prétendre que le bonheur consiste dans des espérances si cruellement confondues ! Enfin, est-il rien de plus faux que ces paroles : Voilà ce bonheur dont vous ne vous êtes point aperçu ? Un bonheur qu’on ne sent point peut-il être un bonheur ?

Il est honteux pour la nation que ce livre frivole, rempli d’un faux continuel, ait séduit si longtemps.

Voici encore une pensée aussi fausse que recherchée : « Mais songez que l’honneur gâte tout cet amour, dès qu’il y entre. D’abord, c’est l’honneur des femmes qui est contraire aux intérêts des amants ; et puis, du débris de cet honneur-là, les amants s’en composent un autre qui est fort contraire aux intérêts des femmes. Voilà ce que c’est que d’avoir mis l’honneur d’une partie dont il ne devait point être[7]. »

Quel style ! un honneur qui est de la partie. Mais rien ne paraît encore plus faux et plus mal placé que Faustine, qui se compare à Marcus Brutus, et prétend avoir eu autant de courage en faisant des infidélités à Marc-Aurèle son mari, que Brutus en eut en tuant l’usurpateur de Rome. « Je voulais, dit-elle, effrayer tellement tous les maris que personne n’osât songer à l’être après l’exemple de Marc-Aurèle, dont la bonté avait été si mal payée[8]. » Y a-t-il rien de plus éloigné de la raison qu’une telle pensée ?

Y a-t-il rien de plus mauvais goût et de plus indécent que de mettre en parallèle le Virgile travesti de Scarron avec l’Énéide, et de dire que « le magnifique et le ridicule sont si voisins qu’ils se touchent[9] » ? On reconnaît trop à ce trait le méprisable dessein d’avilir tous les génies de l’antiquité, et de faire valoir je ne sais quel style compassé et bourgeois aux dépens du noble et du sublime.

Pourquoi dire : « Si par malheur la vérité se montrait telle qu’elle est, tout serait perdu[10] ? » Le contraire n’est-il pas d’une vérité reconnue ?

Cette pensée-ci n’est-elle pas aussi fausse que les autres ? « Il y aurait eu trop d’injustice à souffrir qu’un siècle pût avoir plus de plaisir qu’un autre[11]. » N’est-il pas évident que le siècle de Louis XIV, dans lequel on a perfectionné tous les arts aimables et toutes les commodités de la vie, a fourni plus de plaisirs que le siècle de Charles IX et de Henri III ? Est-il bien raisonnable de faire dire par Julie de Gonzague à Soliman, qui fait le sophiste avec elle : « À un certain point, c’est vice (la vanité) ; un peu en deçà, c’est vertu[12] » ? Voilà la première fois qu’on a donné ce nom à la vanité, et les raisonnements entortillés de ce dialogue ne prouveront jamais cette nouvelle morale.

Autre fausseté : « Qui veut peindre pour l’immortalité doit peindre des sots[13]. » Les grands poëtes et les grands historiens n’ont point peint des sots. Molière même, que l’on fait parler ici, n’aurait point peint pour la postérité s’il n’avait mis que la sottise sur le théâtre.

Mais ce que je trouve de plus faux que tout cela, c’est la duchesse de Valentinois[14] se comparant à César parce qu’elle a été aimée étant vieille.

Des pensées si puériles et si propres à révolter tous les esprits sensés n’ont pu cependant empêcher le succès du livre, parce que les pensées fines et vraies y sont en grand nombre ; et quoiqu’elles se trouvent, pour la plupart, dans Montaigne et dans beaucoup d’autres auteurs, elles ont le mérite de la nouveauté dans les dialogues de Fontenelle, par la manière dont il les enchâsse dans des traits d’histoire intéressants et agréables. Si ce livre doit être lu avec précaution, comme je l’ai dit, il peut être lu aussi avec plaisir, et même avec fruit, par tous ceux qui aimeront la délicatesse de l’esprit, et qui sauront discerner l’agréable d’avec le forcé, le vrai d’avec le faux, le solide d’avec le puéril, mêlés à chaque page dans ce livre ingénieux.

Le malheur de ce livre et de ceux qui lui ressemblent est d’être écrit uniquement pour faire voir qu’on a de l’esprit. Le célèbre professeur Rollin avait grand raison de comparer les ouvrages utiles aux arbres que la nature produit avec peine, et les ouvrages de pur esprit aux fleurs des champs, qui croissent et qui meurent si vite. La perfection consiste, comme dit Horace, à joindre les fleurs aux fruits :

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci[15].


  1. « Alexandre. Si j’avais à revivre, je voudrais être encore un illustre conquérant. — Phryné. Et moi, une aimable conquérante… Les belles sont de tous pays, et les rois même, ni les conquérants, n’en sont pas. » (Premiers Dialogues des morts anciens, I. Alexandre, Phryné.)
  2. Premiers Dialogues des morts anciens avec des modernes, II. Sapho, Laure.
  3. Boileau, épître IX, 43.
  4. Fontenelle. (Premiers Dialogues des morts anciens avec des modernes, III. Socrate, Montaigne.)
  5. Premiers Dialogues des morts modernes, II. Charles-Quint, Érasme.
  6. Premiers Dialogues des morts modernes, III. Élisabeth d’Angleterre, le duc d’Alençon.
  7. Nouveaux Dialogues des morts anciens, III. Candaule, Gygès.
  8. Nouveaux Dialogues des morts anciens, VI. Brutus, Faustine.
  9. Nouveaux Dialogues des morts anciens avec des modernes, I. Sénèque, Scarron.
  10. Nouveaux Dialogues des morts anciens avec des modernes, II. Artémise, Raimond Lulle.
  11. Ibid., III. Apicius, Galilée.
  12. Nouveaux Dialogues des morts modernes, I. Soliman, Juliette de Gonzague.
  13. Ibid., II. Paracelse, Molière.
  14. Ibid., V. La duchesse de Valentinois, Anne de Boulen.
  15. Horace, Art poétique, 343.