Discours en vers sur l’homme/Édition Garnier/3

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 394-398).

TROISIÈME DISCOURS.

DE L’ENVIE.

    Si l’homme est créé libre, il doit se gouverner ;
Si l’homme a des tyrans, il les doit détrôner[1].
On ne le sait que trop, ces tyrans sont les vices.
Le plus cruel de tous dans ses sombres caprices,
Le plus lâche à la fois et le plus acharné,
Qui plonge au fond du cœur un trait empoisonné,
Ce bourreau de l’esprit, quel est-il ? c’est l’envie.
L’orgueil lui donna l’être au sein de la folie ;
Rien ne peut l’adoucir, rien ne peut l’éclairer ;
Quoique enfant de l’orgueil, il craint de se montrer.
Le mérite étranger est un poids qui l’accable :
Semblable à ce géant si connu dans la fable,
Triste ennemi des dieux, par les dieux écrasé,
Lançant en vain les feux dont il est embrasé ;
Il blasphème, il s’agite en sa prison profonde ;
Il croit pouvoir donner des secousses au monde ;
Il fait trembler l’Etna dont il est oppressé :
L’Etna sur lui retombe, il en est terrassé.
    J’ai vu des courtisans, ivres de fausse gloire.
Détester dans Villars l’éclat de la victoire[2].
Ils haïssaient le bras qui faisait leur appui ;
Il combattait pour eux, ils parlaient contre lui.
Ce héros eut raison quand, cherchant les batailles.
Il disait à Louis : « Je ne crains que Versailles ;
Contre vos ennemis je marche sans effroi :
Défendez-moi des miens ; ils sont près de mon roi. »
    Cœurs jaloux ! à quels maux êtes-vous donc en proie ?

Vos chagrins sont formés de la publique joie[3].
Convives dégoûtés, l’aliment le plus doux,
Aigri par votre bile, est un poison pour vous.
Ô vous qui de l’honneur entrez dans la carrière,
Cette route à vous seul appartient-elle entière ?
N’y pouvez-vous souffrir les pas d’un concurrent ?
Voulez-vous ressembler à ces rois d’Orient,
Qui, de l’Asie esclave oppresseurs arbitraires,
Pensent ne bien régner qu’en étranglant leurs frères ?
    Lorsqu’aux jeux du théâtre, écueil de tant d’esprits,
Une affiche nouvelle entraîne tout Paris ;
Quand Dufresne et Gaussin[4], d’une voix attendrie,
Font parler Orosmane, Alzire, Zénobie,
Le spectateur content, qu’un beau trait vient saisir,
Laisse couler des pleurs, enfants de son plaisir :
Rufus[5] désespéré, que ce plaisir outrage,
Pleure aussi dans un coin ; mais ses pleurs sont de rage.
    Hé bien ! pauvre affligé, si ce fragile honneur,
Si ce bonheur d’un autre a déchiré ton cœur,
Mets du moins à profit le chagrin qui t’anime ;
Mérite un tel succès, compose, efface, lime.
Le public applaudit aux vers du Glorieux[6],
Est-ce un affront pour toi ? courage, écris, fais mieux :
Mais garde-toi surtout, si tu crains les critiques.
D’envoyer à Paris tes Aïeux chimériques[7] :
Ne fais plus grimacer tes odieux portraits
Sous des crayons grossiers pillés chez Rabelais.
    Tôt ou tard on condamne un rimeur satirique
Dont la moderne muse emprunte un air gothique,
Et, dans un vers forcé que surcharge un vieux mot,
Couvre son peu d’esprit des phrases de Marot[8] :

Ce jargon dans un conte est encor supportable ;
Mais le vrai veut un air, un ton plus respectable.
Si tu veux, faux dévot, séduire un sot lecteur,
Au miel d’un froid sermon mêle un peu moins d’aigreur :
Que ton jaloux orgueil parle un plus doux langage ;
Singe de la vertu, masque mieux ton visage.
La gloire d’un rival s’obstine à l’outrager ;
C’est en le surpassant que tu dois t’en venger ;
Érige un monument plus haut que ton trophée ;
Mais pour siffler Rameau, l’on doit être un Orphée.
Qu’un petit monstre noir, peint de rouge et de blanc[9].
Se garde de railler ou Vénus ou Rohan ;
On ne s’embellit point en blâmant sa rivale.
    Qu’a servi contre Bayle une infâme cabale ?
Par le fougueux Jurieu[10] Bayle persécuté
Sera des bons esprits à jamais respecté ;
Et le nom de Jurieu, son rival fanatique,
N’est aujourd’hui connu que par l’horreur publique.
    Souvent dans ses chagrins un misérable auteur
Descend au rôle affreux de calomniateur :
Au lever de Séjan, chez Nestor, chez Narcisse,
Il distille à longs traits son absurde malice.
Pour lui tout est scandale, et tout impiété :
Assurer que ce globe, en sa course emporté.
S’élève à l’équateur, en tournant sur lui-même.
C’est un raffinement d’erreur et de blasphème.
Malbranche est spinosiste, et Locke en ses écrits
Du poison d’Épicure infecte les esprits ;
Pope est un scélérat, de qui la plume impie
Ose vanter de Dieu la clémence infinie,
Qui prétend follement (ô le mauvais chrétien !)

Que Dieu nous aime tous, et qu’ici tout est bien[11].
Cent fois plus malheureux et plus infâme encore
Est ce fripier d’écrits[12] que l’intérêt dévore,
Qui vend au plus offrant son encre et ses fureurs ;
Méprisable en son goût, détestable en ses mœurs ;
Médisant, qui se plaint des brocards qu’il essuie ;
Satirique ennuyeux, disant que tout l’ennuie ;
Criant que le bon goût s’est perdu dans Paris,
Et le prouvant très-bien, du moins par ses écrits.
    On peut à Despréaux pardonner la satire,
Il joignit l’art de plaire au malheur de médire :
Le miel que cette abeille avait tiré des fleurs
Pouvait de sa piqûre adoucir les douleurs ;
Mais pour un lourd frelon méchamment imbécile[13],
Qui vit du mal qu’il fait, et nuit sans être utile,
On écrase à plaisir cet insecte orgueilleux,
Qui fatigue l’oreille et qui choque les yeux.
    Quelle était votre erreur, ô vous, peintres vulgaires,
Vous, rivaux clandestins, dont les mains téméraires,
Dans ce cloître où Bruno semble encor respirer,
Par une lâche envie ont pu défigurer[14]
Du Zeuxis des Français les savantes peintures !
L’honneur de son pinceau s’accrut par vos injures :
Ces lambeaux déchirés en sont plus précieux ;
Ces traits en sont plus beaux, et vous plus odieux.
Détestons à jamais un si dangereux vice.
Ah ! qu’il nous faut chérir ce trait plein de justice
D’un critique modeste, et d’un vrai bel esprit,
Qui, lorsque Richelieu follement entreprit
De rabaisser du Cid la naissante merveille,
Tandis que Chapelain osait juger Corneille,
Chargé de condamner cet ouvrage imparfait,
Dit pour tout jugement : « Je voudrais l’avoir fait[15] ! »

C’est ainsi qu’un grand cœur sait penser d’un grand homme.
    À la voix de Colbert Bernini vint de Rome ;
De Perrault[16], dans le Louvre, il admira la main :
« Ah ! dit-il, si Paris renferme dans son sein
Des travaux si parfaits, un si rare génie,
Fallait-il m’appeler du fond de l’Italie ? »
Voilà le vrai mérite ; il parle avec candeur :
L’envie est à ses pieds, la paix est dans son cœur.
    Qu’il est grand, qu’il est doux de se dire à soi-même :
Je n’ai point d’ennemis, j’ai des rivaux que j’aime ;
Je prends part à leur gloire, à leurs maux, à leurs biens ;
Les arts nous ont unis, leurs beaux jours sont les miens !
C’est ainsi que la terre avec plaisir rassemble
Ces chênes, ces sapins, qui s’élèvent ensemble :
Un suc toujours égal est préparé pour eux ;
Leur pied touche aux enfers, leur cime est dans les cieux[17] ;
Leur tronc inébranlable, et leur pompeuse tête.
Résiste, en se touchant, aux coups de la tempête ;
Ils vivent l’un par l’autre, ils triomphent du temps :
Tandis que sous leur ombre on voit de vils serpents
Se livrer, en sifflant, des guerres intestines,
Et de leur sang impur arroser leurs racines[18].

  1. Ces deux vers furent inscrits, en 1791, sur le chariot qui ramena les cendres de Voltaire à Paris. (G. A.)
  2. Voyez Siècle de Louis XIV, chap. xxiii.
  3. Dans les Pélopides, acte II, scène iii, Voltaire a dit :
    Tous mes maux sont formés de la publique joie.
  4. Dufresne, célèbre acteur de Paris. Mlle Gaussin, actrice pleine de grâces, qui joua Zaïre. (Note de Voltaire, 1748.)
  5. J.-B. Rousseau, qui avait écrit contre Zaïre.
  6. Comédie de Destouches, jouée en 1732.
  7. Mauvaise comédie de Rousseau, qui n’a pu être jouée. (Note de Voltaire, 1748.)
  8. Il est à remarquer que M.  de Voltaire s’est toujours élevé contre ce mélange de l’ancienne langue et de la nouvelle. Cette bigarrure est non-seulement ridicule, mais elle jetterait dans l’erreur les étrangers qui apprennent le français. (Id., 1752.) — Voyez aussi les variantes du septième discours.
  9. On prétendit dans le temps que le petit monstre était Mme de Ruffec, veuve en premières noces de M.  de Maisons ; voyez la lettre à Pont-de-Veyle, du 10 mai 1738. (B.)
  10. Jurieu était un ministre protestant qui s’acharna contre Bayle et contre le bon sens : il écrivit en fou, et il fit le prophète ; il prédit que le royaume de France éprouverait des révolutions qui ne sont jamais arrivées. Quant à Bayle, on sait que c’est un des plus grands hommes que la France ait produits. Le parlement de Toulouse lui a fait un honneur unique en faisant valoir son testament, qui devait être annulé comme celui d’un réfugié, selon la rigueur de la loi, et qu’il déclara valide, comme le testament d’un homme qui avait éclairé le monde et honoré sa patrie. L’arrêt fut rendu sur le rapport de M.  de Senaux, conseiller. (Note de Voltaire, 1738.)
  11. L’optimisme de Platon, renouvelé par Shaftesbury, Bolingbroke, Leibnitz, et chanté par Pope en beaux vers, est peut-être un système faux ; mais ce n’est pas assurément un système impie, comme des calomniateurs l’ont dit. (N. de Voltaire, 1775.)
  12. Ces vers désignent l’abbé Desfontaines ; il a eu tant de successeurs si dignes de lui, qu’on pourrait s’y tromper. (K.)
  13. Ce vers est de 1745. Fréron, longtemps collaborateur de Desfontaines,
    publiait seul alors des Lettres critiques. (G. A.)
  14. Quelques peintres, jaloux de Le Sueur, gâtèrent ses tableaux qui sont aux Chartreux. (Note de Voltaire, 1740.)
  15. Habert de Cerisi, de l’Académie. (Id., 1756.)
  16. La belle façade du vieux Louvre est de M.  Perrault. (Note de Voltaire, 1748.) — Dans les premières éditions on lit :

    Il vit l’heureux dessein.


    On écrivait alors dessein pour dessin. Ce dernier mot n’est en usage que depuis 1750. Au reste, ce ne fut qu’après le départ de Bernin que les dessins de la façade par Perrault furent présentés à Louis XIV ; voyez les Mémoires de Ch. Perrault, 1759, in-12, page 111. Voyez aussi le Siècle de Louis XIV, chap. xxix. (B.)
  17. La Fontaine a dit, livre Ier, fable xxii :


    Celui de qui la tête au ciel était voisine,

    Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

  18. « Votre épître sur l’Envie est inimitable, écrivait Frédéric à Voltaire. Je la préfère presque encore aux deux autres. Vous parlez de l’envie comme un homme qui a senti le mal qu’elle peut faire, et des sentiments généreux comme de votre patrimoine. Je vous reconnais toujours aux grands sentiments. Vous les sentez si bien, qu’il vous est facile de les exprimer. »