Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Chapitre 23

Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 14, Histoire (4) (p. 406-417).
◄  Chap. XXII
Chap. XXIV  ►


CHAPITRE XXIII.

VICTOIRE DU MARÉCHAL DE VILLARS À DENAIN. RÉTABLISSEMENT DES AFFAIRES. PAIX GÉNÉRALE.


Les négociations, qu’on entama enfin ouvertement à Londres, furent plus salutaires. La reine envoya le comte de Strafford, ambassadeur en Hollande, communiquer les propositions de Louis XIV. Ce n’était plus alors à Marlborough qu’on demandait grâce. Le comte de Strafford obligea les Hollandais à nommer des plénipotentiaires, et à recevoir ceux de la France.

Trois particuliers s’opposaient toujours à cette paix. Marlborough, le prince Eugène, et Heinsius, persistaient à vouloir accabler Louis XIV. Mais quand le général anglais retourna dans Londres, à la fin de 1711, on lui ôta tous ses emplois. Il trouva une nouvelle chambre basse, et n’eut pas pour lui la pluralité de la haute. La reine, en créant de nouveaux pairs, avait affaibli le parti du duc, et fortifié celui de la couronne. Il fut accusé, comme Scipion, d’avoir mal versé ; mais il se tira d’affaire, à peu près de même, par sa gloire et par la retraite[1]. Il était encore puissant dans sa disgrâce. Le prince Eugène n’hésita pas à passer à Londres pour seconder sa faction. Ce prince reçut l’accueil qu’on devait à son nom et à sa renommée, et les refus qu’on devait à ses propositions. La cour prévalut ; le prince Eugène retourna seul achever la guerre ; et c’était encore un nouvel aiguillon pour lui d’espérer de nouvelles victoires sans compagnon qui en partageât l’honneur.

Tandis qu’on s’assemble à Utrecht[2], tandis que les ministres de France, tant maltraités à Gertruidenberg, viennent négocier avec plus d’égalité, le maréchal de Villars, retiré derrière les lignes, couvrait encore Arras et Cambrai. Le prince Eugène prenait la ville du Quesnoi (6 juillet 1712), et il étendait dans le pays une armée d’environ cent mille combattants. Les Hollandais avaient fait un effort, et n’ayant jamais encore fourni à toutes les dépenses qu’ils étaient obligés de faire pour la guerre, ils avaient été au delà de leur contingent cette année. La reine Anne ne pouvait encore se dégager ouvertement ; elle avait envoyé à l’armée du prince Eugène le duc d’Ormond avec douze mille Anglais, et payait encore beaucoup de troupes allemandes. Le prince Eugène, ayant brûlé le faubourg d’Arras, s’avançait sur l’armée française. Il proposa au duc d’Ormond de livrer bataille. Le général anglais avait été envoyé pour ne point combattre. Les négociations particulières entre l’Angleterre et la France avançaient. Une suspension d’armes fut publiée entre les deux couronnes. Louis XIV fit remettre aux Anglais la ville de Dunkerque pour sûreté de ses engagements (19 juillet 1721). Le duc d’Ormond se retira vers Gand. Il voulut emmener avec les troupes de sa nation celles qui étaient à la solde de sa reine ; mais il ne put se faire suivre que de quatre escadrons de Holstein et d’un régiment liégeois. Les troupes du Brandebourg, du Palatinat, de Saxe, de Hesse, de Danemark, restèrent sous les drapeaux du prince Eugène, et furent payées par les Hollandais. L’électeur de Hanovre même, qui devait succéder à la reine Anne, laissa malgré elle ses troupes aux alliés, et fit voir que, si sa famille attendait la couronne d’Angleterre, ce n’était pas sur la faveur de la reine Anne qu’elle comptait.

Le prince Eugène, privé des Anglais, était encore supérieur de vingt mille hommes à l’armée française ; il l’était par sa position, par l’abondance de ses magasins, et par neuf ans de victoires.

Le maréchal de Villars ne put l’empêcher de faire le siège de Landrecies. La France, épuisée d’hommes et d’argent, était dans la consternation. Les esprits ne se rassuraient point par les conférences d’Utrecht, que les succès du prince Eugène pouvaient rendre infructueuses. Déjà même des détachements considérables avaient ravagé une partie de la Champagne, et pénétré jusqu’aux portes de Reims.

Déjà l’alarme était à Versailles comme dans le reste du royaume. La mort du fils unique du roi, arrivée depuis un an ; le duc de Bourgogne, la duchesse de Bourgogne (février 1712), leur fils aîné (mars), enlevés rapidement depuis quelques mois, et portés dans le même tombeau ; le dernier de leurs enfants moribond ; toutes ces infortunes domestiques, jointes aux étrangères et à la misère publique, faisaient regarder la fin du règne de Louis XIV comme un temps marqué pour la calamité ; et l’on s’attendait à plus de désastres que l’on n’avait vu auparavant de grandeur et de gloire.

(11 juin 1712) Précisément dans ce temps-là mourut en Espagne le duc de Vendôme. L’esprit de découragement, généralement répandu en France, et que je me souviens d’avoir vu[3], faisait encore redouter que l’Espagne, soutenue par le duc de Vendôme, ne retombât par sa perte.

Landrecies ne pouvait pas tenir longtemps. Il fut agité dans Versailles si le roi se retirerait à Chambord sur la Loire. Il dit au maréchal d’Harcourt qu’en cas d’un nouveau malheur, il convoquerait toute la noblesse de son royaume, qu’il la conduirait à l’ennemi malgré son âge de soixante et quatorze ans, et qu’il périrait à la tête.

Une faute que fit le prince Eugène délivra le roi et la France de tant d’inquiétudes. On prétend que ses lignes étaient trop étendues ; que le dépôt de ses magasins dans Marchiennes était trop éloigné ; que le général Albemarle, posté à Denain, entre Marchiennes et le camp du prince, n’était pas à portée d’être secouru assez tôt s’il était attaqué. On m’a assuré qu’une Italienne fort belle, que je vis quelque temps après à la Haye, et qui était alors entretenue par le prince Eugène, était dans Marchiennes, et qu’elle avait été cause qu’on avait choisi ce lieu pour servir d’entrepôt. Ce n’était pas rendre justice au prince Eugène de penser qu’une femme pût avoir part à ses arrangements de guerre.

Ceux qui savent qu’un curé, et un conseiller de Douai, nommé Le Fèvre d’Orval, se promenant ensemble vers ces quartiers, imaginèrent les premiers qu’on pouvait aisément attaquer Denain et Marchiennes, serviront mieux à prouver par quels secrets et faibles ressorts les grandes affaires de ce monde sont souvent dirigées. Le Fèvre donna son avis à l’intendant de la province ; celui-ci, au maréchal de Montesquiou, qui commandait sous le maréchal de Villars ; le général l’approuva et l’exécuta. Cette action fut en effet le salut de la France, plus encore que la paix avec l’Angleterre. Le maréchal de Villars donna le change au prince Eugène. Un corps de dragons s’avança à la vue du camp ennemi, comme si on se préparait à l’attaquer ; et, tandis que ces dragons se retirent ensuite vers Guise, le maréchal marche à Denain, avec son armée, sur cinq colonnes. (24 juillet 1712) On force les retranchements du général Albemarle, défendus par dix-sept bataillons ; tout est tué ou pris. Le général se rend prisonnier avec deux princes de Nassau, un prince de Holstein, un prince d’Anhalt, et tous les officiers. Le prince Eugène arrive à la hâte, mais à la fin de l’action, avec ce qu’il peut amener de troupes ; il veut attaquer un pont qui conduisait à Denain et dont les Français étaient maîtres ; il y perd du monde, et retourne à son camp après avoir été témoin de cette défaite.

Tous les postes vers Marchiennes, le long de la Scarpe, sont emportés l’un après l’autre avec rapidité. (30 juillet 1712) On pousse à Marchiennes, défendue par quatre mille hommes ; on en presse le siège avec tant de vivacité qu’au bout de trois jours on les fait prisonniers, et qu’on se rend maître de toutes les munitions de guerre et de bouche amassées par les ennemis pour la campagne. Alors toute la supériorité est du côté du maréchal de Villars. (Septembre et octobre 1712) L’ennemi, déconcerté, lève le siège de Landrecies, et voit reprendre Douai, le Quesnoi, Bouchain. Les frontières sont en sûreté. L’armée du prince Eugène se retire, diminuée de près de cinquante bataillons, dont quarante furent pris, depuis le combat de Denain jusqu’à la un de la campagne. La victoire la plus signalée n’aurait pas produit de plus grands avantages.

Si le maréchal de Villars avait eu cette faveur populaire qu’ont eue quelques autres généraux, on l’eût appelé à haute voix le restaurateur de la France ; mais on avouait à peine les obligations qu’on lui avait, et, dans la joie publique d’un succès inespéré, l’envie prédominait encore[4].

Chaque progrès du maréchal de Villars hâtait la paix d’Utrecht. Le ministère de la reine Anne, responsable à sa patrie et à l’Europe, ne négligea ni les intérêts de l’Angleterre, ni ceux des alliés, ni la sûreté publique. Il exigea d’abord que Philippe V, affermi en Espagne, renonçât à ses droits sur la couronne de France, qu’il avait toujours conservés ; et que le duc de Berry, son frère, héritier présomptif de la France après l’unique arrière-petit-fils qui restait à Louis XIV, renonçât aussi à la couronne d’Espagne en cas qu’il devînt roi de France. On voulut que le duc d’Orléans fît la même renonciation. On venait d’éprouver, par douze ans de guerre, combien de tels actes lient peu les hommes. Il n’y a point encore de loi reconnue qui oblige les descendants à se priver du droit de régner, auquel auront renoncé les pères[5].

Ces renonciations ne sont efficaces que lorsque l’intérêt commun continue de s’accorder avec elles. Mais enfin elles calmaient, pour le moment présent, une tempête de douze années, et il était probable qu’un jour plus d’une nation réunie soutiendrait ces renonciations, devenues la base de l’équilibre et de la tranquillité de l’Europe.

On donnait par ce traité au duc de Savoie l’île de Sicile, avec le titre de roi ; et dans le continent, Fénestrelle, Exilles, et la vallée de Pragelas. Ainsi on prenait pour l’agrandir sur la maison de Bourbon.

On donnait aux Hollandais une barrière considérable qu’ils avaient toujours désirée ; et si l’on dépouillait la maison de France de quelques domaines en faveur du duc de Savoie, on prenait en effet sur la maison d’Autriche de quoi satisfaire les Hollandais, qui devaient devenir à ses dépens les conservateurs et les maîtres des plus fortes villes de la Flandre. On avait égard aux intérêts de la Hollande dans le commerce ; on stipulait ceux du Portugal.

On réservait à l’empereur la souveraineté des huit provinces et demie de la Flandre espagnole, et le domaine utile des villes de la barrière. On lui assurait le royaume de Naples et la Sardaigne, avec tout ce qu’il possédait en Lombardie, et les quatre ports sur les côtes de la Toscane. Mais le conseil de Vienne se croyait trop lésé, et ne pouvait souscrire à ces conditions.

À l’égard de l’Angleterre, sa gloire et ses intérêts étaient en sûreté. Elle faisait démolir et combler le port de Dunkerque, objet de tant de jalousie. L’Espagne la laissait en possession de Gibraltar et de l’île Minorque. La France lui abandonnait la baie d’Hudson, l’île de Terre-Neuve, et l’Acadie. Elle obtenait, pour le commerce en Amérique, des droits qu’on ne donnait pas aux Français qui avaient placé Philippe V sur le trône. Il faut encore compter parmi les articles glorieux au ministère anglais, d’avoir fait consentir Louis XIV à faire sortir de prison ceux de ses propres sujets qui étaient retenus pour leur religion. C’était dicter des lois, mais des lois bien respectables.

Enfin la reine Anne, sacrifiant à sa patrie les droits de son sang et les secrètes inclinations de son cœur, faisait assurer et garantir sa succession à la maison de Hanovre.

Quant aux électeurs de Bavière et de Cologne, le duc de Bavière devait retenir le duché de Luxembourg et le comté de Namur, jusqu’à ce que son frère et lui fussent rétablis dans leurs électorats ; car l’Espagne avait cédé ces deux souverainetés au Bavarois en dédommagement de ses pertes, et les alliés n’avaient pris ni Namur ni Luxembourg.

Pour la France, qui démolissait Dunkerque, et qui abandonnait tant de places en Flandre, autrefois conquises par ses armes, et assurées par les traités de Nimègue et de Rysvick, on lui rendait Lille, Aire, Béthune, et Saint-Venant.

Ainsi il paraissait que le ministère anglais rendait justice à toutes les puissances. Mais les whigs ne la lui rendirent pas ; et la moitié de la nation persécuta bientôt la mémoire de la reine Anne, pour avoir fait le plus grand bien qu’un souverain puisse jamais faire, pour avoir donné le repos à tant de nations. On lui reprocha d’avoir pu démembrer la France, et de ne l’avoir pas fait[6].

Tous ces traités furent signés l’un après l’autre, dans le cours de l’année 1713. Soit opiniâtreté du prince Eugène, soit mauvaise politique du conseil de l’empereur, ce monarque n’entra dans aucune de ces négociations. Il aurait eu certainement Landau, et peut-être Strasbourg, s’il s’était prêté d’abord aux vues de la reine Anne. Il s’obstina à la guerre, et il n’eut rien. Le maréchal de Villars, ayant mis ce qui restait de la Flandre française en sûreté, alla vers le Rhin ; et après s’être rendu maître de Spire, de Vorms, de tous les pays d’alentour, (22 août 1713) il prend ce même Landau, que l’empereur eût pu conserver par la paix ; il force les lignes que le prince Eugène avait fait tirer dans le Brisgaw ; (20 septembre) défait dans ces lignes le maréchal Vaubonne ; (30 octobre) assiège et prend Fribourg, la capitale de l’Autriche antérieure.

Le conseil de Vienne pressait de tous côtés les secours qu’avaient promis les cercles de l’empire, et ces secours ne venaient point. Il comprit alors que l’empereur, sans l’Angleterre et la Hollande, ne pouvait prévaloir contre la France, et il se résolut trop tard à la paix.

Le maréchal de Villars, après avoir ainsi terminé la guerre, eut encore la gloire de conclure cette paix à Rastadt, avec le prince Eugène. C’était peut-être la première fois qu’on avait vu deux généraux opposés, au sortir d’une campagne, traiter au nom de leurs maîtres. Ils y portèrent tous deux la franchise de leur caractère. J’ai ouï conter au maréchal de Villars qu’un des premiers discours qu’il tint au prince Eugène fut celui-ci : « Monsieur, nous ne sommes point ennemis ; vos ennemis sont à Vienne, et les miens à Versailles. » En effet, l’un et l’autre eurent toujours dans leurs cours des cabales à combattre.

Il ne fut point question dans ce traité des droits que l’empereur réclamait toujours sur la monarchie d’Espagne, ni du vain titre de roi catholique que Charles VI prit toujours, tandis que le royaume restait assuré à Philippe V. Louis XIV garda Strasbourg et Landau, qu’il avait offert de céder auparavant ; Huningue et le nouveau Brisach, qu’il avait proposé lui-même de raser ; la souveraineté de l’Alsace, à laquelle il avait offert de renoncer. Mais, ce qu’il y eut de plus honorable, il fit rétablir dans leurs États et dans leurs rangs les électeurs de Bavière et de Cologne.

C’est une chose très-remarquable que la France, dans tous ses traités avec les empereurs, a toujours protégé les droits des princes et des États de l’empire. Elle posa les fondements de la liberté germanique à Munster, et fit ériger un huitième électoral pour cette même maison de Bavière. Le traité de Nimègue confirma celui de Vestphalie. Elle fit rendre, par le traité de Rysvick, tous les biens du cardinal de Furstemberg. Enfin, par la paix d’Utrecht, elle rétablit deux électeurs. Il faut avouer que, dans toute la négociation qui termina cette longue querelle, la France reçut la loi de l’Angleterre, et la fit à l’empire.

Les mémoires historiques du temps, sur lesquels on a formé les compilations de tant d’histoires de Louis XIV, disent que le prince Eugène, en finissant les conférences, pria le duc de Villars d’embrasser pour lui les genoux de Louis XIV, et de présenter à ce monarque les assurances du plus profond respect d’un sujet envers son souverain. Premièrement, il n’est pas vrai qu’un prince, petit-fils d’un souverain, demeure le sujet d’un autre prince pour être né dans ses États. Secondement, il est encore moins vrai que le prince Eugène, vicaire général de l’empire, pût se dire sujet du roi de France.

Cependant chaque État se mit en possession de ses nouveaux droits. Le duc de Savoie se fit reconnaître en Sicile, sans consulter l’empereur, qui s’en plaignit en vain. Louis XIV fit recevoir ses troupes dans Lille. Les Hollandais se saisirent des villes de leur barrière, et la Flandre leur a payé toujours douze cent cinquante mille florins par an, pour être les maîtres chez elle[7]. Louis XIV fit combler le port de Dunkerque, raser la citadelle, et démolir toutes les fortifications du côté de la mer, sous les yeux d’un commissaire anglais. Les Dunkerquois, qui voyaient par là tout leur commerce périr, députèrent à Londres pour implorer la clémence de la reine Anne. Il était triste pour Louis XIV que ses sujets allassent demander grâce à une reine d’Angleterre ; mais il fut encore plus triste pour eux que la reine Anne fût obligée de les refuser.

Le roi, quelque temps après, fit élargir le canal de Mardick ; et, au moyen des écluses, on fit un port qu’on disait égaler celui de Dunkerque. Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, s’en plaignit vivement à ce monarque. Il est dit, dans un des meilleurs livres que nous ayons[8], que Louis XIV répondit au lord Stair : Monsieur l’ambassadeur, j’ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez les autres ; ne m’en faites pas souvenir. » Je sais de science certaine que jamais Louis XIV ne fit une réponse si peu convenable. Il n’avait jamais été le maître chez les Anglais : il s’en fallait beaucoup. Il l’était chez lui ; mais il s’agissait de savoir s’il était le maître d’éluder un traité auquel il devait son repos, et peut-être une grande partie de son royaume[9].

La clause du traité qui portait la démolition du port de Dunkerque et de ses écluses ne stipulait pas qu’on ne ferait point de port à Mardick. On a osé imprimer que le lord Bolingbroke, qui rédigea le traité, fit cette omission, gagné par un présent d’un million. On trouve cette lâche calomnie dans l’Histoire de Louis XIV, sous le nom de La Martinière[10] ; et ce n’est pas la seule qui déshonore cet ouvrage. Louis XIVparaissait être en droit de profiter de la négligence des ministres anglais, et de s’en tenir à la lettre du traité ; mais il aima mieux en remplir l’esprit, uniquement pour le bien de la paix ; et loin de dire au lord Stair qu’il ne le fît pas souvenir qu’il avait été autrefois le maître chez les autres, il voulut bien céder à ses représentations, auxquelles il pouvait résister. Il fit discontinuer les travaux de Mardick au mois d’avril 1715. Les ouvrages furent démolis bientôt après, dans la régence, et le traité accompli dans tous ses points.

Après cette paix d’Utrecht et de Rastadt, Philippe V ne jouit pas encore de toute l’Espagne ; il lui resta la Catalogne à soumettre, ainsi que les îles de Majorque et d’Iviça.

Il faut savoir que l’empereur Charles VI, ayant laissé sa femme à Barcelone, ne pouvant soutenir la guerre d’Espagne et ne voulant ni céder ses droits, ni accepter la paix d’Utrecht, était cependant convenu alors avec la reine Anne que l’impératrice et ses troupes, devenues inutiles en Catalogne, seraient transportées sur des vaisseaux anglais. En effet la Catalogne avait été évacuée ; et Staremberg, en partant, s’était démis de son titre de vice-roi. Mais il laissa toutes les semences d’une guerre civile, et l’espérance d’un prompt secours de la part de l’empereur, et même de l’Angleterre. Ceux qui avaient alors le plus de crédit dans cette province se flattèrent qu’ils pourraient former une république sous une protection étrangère, et que le roi d’Espagne ne serait pas assez fort pour les conquérir. Ils déployèrent alors ce caractère que Tacite leur attribuait il y a si longtemps : « Nation intrépide, dit-il, qui compte la vie pour rien quand elle ne l’emploie pas à combattre. »

La Catalogne est un des pays les plus fertiles de la terre, et des plus heureusement situés. Autant arrosé de belles rivières, de ruisseaux et de fontaines, que la vieille et la nouvelle Castille en sont dénuées, elle produit tout ce qui est nécessaire aux besoins de l’homme, et tout ce qui peut flatter ses désirs en arbres, en blés, en fruits, en légumes de toute espèce. Barcelone est un des beaux ports de l’Europe, et le pays fournit tout pour la construction des navires. Ses montagnes sont remplies de carrières de marbre, de jaspe, de cristal de roche ; on y trouve même beaucoup de pierres précieuses. Les mines de fer, d’étain, de plomb, d’alun, de vitriol, y sont abondantes : la côte orientale produit du corail. La Catalogne enfin peut se passer de l’univers entier, et ses voisins ne peuvent se passer d’elle.

Loin que l’abondance et les délices aient amolli les habitants, ils ont toujours été guerriers, et les montagnards surtout ont été féroces. Mais, malgré leur valeur et leur amour extrême pour la liberté, ils ont été subjugués dans tous les temps : les Romains, les Goths, les Vandales, les Sarrasins, les conquirent.

Ils secouèrent le joug des Sarrasins, et se mirent sous la protection de Charlemagne. Ils appartinrent à la maison d’Aragon, et ensuite à celle d’Autriche.

Nous avons vu que sous Philippe IV, poussés à bout par le comte-duc d’Olivarès, premier ministre, ils se donnèrent à Louis XIII en 1640[11]. On leur conserva tous leurs privilèges ; ils furent plutôt protégés que sujets. Ils rentrèrent sous la domination autrichienne en 1652 ; et, dans la guerre de la succession, ils prirent le parti de l’archiduc Charles contre Philippe V. Leur opiniâtre résistance prouva que Philippe V, délivré même de son compétiteur, ne pouvait seul les réduire. Louis XIV, qui, dans les derniers temps de la guerre, n’avait pu fournir ni soldats ni vaisseaux à son petit-fils contre Charles, son concurrent, lui en envoya alors contre ses sujets révoltés. Une escadre française bloqua le port de Barcelone, et le maréchal de Berwick l’assiégea par terre.

La reine d’Angleterre, plus fidèle à ses traités qu’aux intérêts de son pays, ne secourut point cette ville. Les Anglais en furent indignés ; ils se faisaient le reproche que s’étaient fait les Romains d’avoir laissé détruire Sagonte. L’empereur d’Allemagne promit de vains secours. Les assiégés se défendirent avec un courage fortifié par le fanatisme. Les prêtres, les moines, coururent aux armes et sur les brèches, comme s’il s’était agi d’une guerre de religion. Un fantôme de liberté les rendit sourds à toutes les avances qu’ils reçurent de leurs maîtres. Plus de cinq cents ecclésiastiques moururent dans ce siège les armes à la main. On peut juger si leurs discours et leur exemple avaient animé les peuples.

Ils arborèrent sur la brèche un drapeau noir, et soutinrent plus d’un assaut. Enfin les assiégeants ayant pénétré, les assiégés se battirent encore de rue en rue ; et, retirés dans la ville neuve tandis que l’ancienne était prise, ils demandèrent en capitulant qu’on leur conservât tous leurs privilèges (12 septembre 1714). Ils n’obtinrent que la vie et leurs biens. La plupart de leurs privilèges leur furent ôtés ; et de tous les moines qui avaient soulevé le peuple et combattu contre leur roi, il n’y en eut que soixante de punis : on eut même l’indulgence de ne les condamner qu’aux galères. Philippe V avait traité plus rudement la petite ville de Xativa[12] dans le cours de la guerre : on l’avait détruite de fond en comble, pour faire un exemple ; mais si l’on rase une petite ville de peu d’importance, on n’en rase point une grande, qui a un beau port de mer, et dont le maintien est utile à l’État.

Cette fureur des Catalans, qui ne les avait pas animés quand Charles VI était parmi eux, et qui les transporta quand ils furent sans secours, fut la dernière flamme de l’incendie qui avait ravagé si longtemps la plus belle partie de l’Europe, pour le testament de Charles II, roi d’Espagne[13]



  1. Ce Scipion-là ne mourut pas moins riche de soixante millions. (G. A.)
  2. Le congrès d’Utrecht s’ouvrit le 29 janvier 1712.
  3. Voltaire avait alors dix-sept ans.
  4. Le maréchal de Villars eut à Versailles une partie de l’appartement qu’avait occupé Monseigneur, et le roi vint l’y voir. L’auteur des Mémoires de Maintenon, qui confond tous les temps, dit, tome V, page 119 de ces Mémoires, que le maréchal de Villars arriva dans les jardins de Marly, et que le roi lui ayant dit « qu’il était très-content de lui », le maréchal, se tournant vers les courtisans, leur dit : « Messieurs, au moins vous l’entendez. » Ce conte, rapporté dans cette occasion, ferait tort à un homme qui venait de rendre de si grands services. Ce n’est pas dans ces moments de gloire qu’on fait ainsi remarquer aux courtisans que le roi est content. Cette anecdote défigurée est de l’année 1711. Le roi lui avait ordonné de ne point attaquer le duc de Marlborough. Les Anglais prirent Bouchain. On murmurait contre le maréchal de Villars. Ce fut après cette campagne de 1711 que le roi lui dit qu’il était content ; et c’est alors qu’il pouvait convenir à un général d’imposer silence aux reproches des courtisans en leur disant que son souverain était satisfait de sa conduite, quoique malheureuse.

    Ce fait est très-peu important ; mais il faut de la vérité dans les plus petites choses. (Note de Voltaire.) — On voit, par des lettres écrites dans ce temps-là, qu’à la première nouvelle du combat de Denain on regardait généralement à la cour cette affaire comme un léger avantage auquel la vanité du maréchal de Villars voulait donner de l’importance. (K.)

  5. Ces renonciations ne peuvent devenir obligatoires que par la sanction des seuls vrais intéressés, les peuples. (K.)
  6. La reine Anne envoya au mois d’août son secrétaire d^État, le vicomte de Bolingbroke, consommer la négociation. Le marquis de Torcy fait un très-grand éloge de ce ministre, et dit que Louis XIV lui fit l’accueil qu’il lui devait. En effet, il fut reçu à la cour comme un homme qui venait donner la paix ; et lorsqu’il vint à l’opéra, tout le monde se leva pour lui faire honneur : c’est donc une grande calomnie, dans les Mémoires de Maintenon, de dire, page 115 du tome V : « Le mépris que Louis XIV témoigna pour milord Bolinbrogke ne prouve point qu’il l’ait eu au nombre de ses pensionnaires. » Il est plaisant de voir un tel homme parler ainsi des plus grands hommes. (Note de Voltaire.)
  7. L’empereur Joseph II vient de s’affranchir de ce ridicule tribut, et de faire démolir les fortifications de presque toutes les places de la barrière. (K.)
  8. L’Abrégé chronologique de Hénault.
  9. Jamais le lord Stair ne parla au roi qu’en présence du secrétaire d’État Torcy, qui a dit n’avoir jamais entendu un discours si déplacé. Ce discours aurait été bien humiliant pour Louis XIV, quand il fit cesser les ouvrages de Mardick. (Note de Voltaire.)
  10. Cet ouvrage a pour titre : Histoire de la vie et du règne de Louis le Grand, rédigée sur les Mémoires de M. le comte D***, par M. Bruzen de La Martinière. La Haye, 1740-1741, cinq volumes in-4o. Quand il parut, il fut généralement attribué à La Motte, qui s’était retiré en Hollande, où il avait pris le nom de La Hode. Toutefois, en tête du tome IV, La Martinière déclare que l’histoire dont il est l’éditeur est, non de La Hode, mais d’une personne qui ne veut pas être connue.

    La Motte, dit La Hode, passe pour l’auteur d’une Vie de Philippe d’Orléans, petit-fils de France ; Londres, 1736, deux volumes in-12. (E. B.)

  11. Dans l’Essai sur les Mœurs, etc., chapitre clxxvii (tome XIII, page 35).
  12. Cette ville de Xativa fut rasée en 1707, après la bataille d’Almanza. Philippe V fit bâtir sur ses ruines une autre ville qu’on nomme à présent San Felipe. (Note de Voltaire.)
  13. Les alliés ne firent de progrès en Espagne qu’à l’aide du parti qui y subsistait en faveur de la maison d’Autriche. Ce parti s’était formé pendant la vie de Charles II, et les fautes du ministère de Philippe V lui donnèrent des forces. Il était impossible qu’il n’y eût des cabales dans la cour d’un roi étranger à l’Espagne, jeune, incapable de gouverner par lui-même : et il était impossible d’empêcher ces cabales de dégénérer en conspirations et en partis. Peut-être cependant eût-on prévenu les suites funestes de ces cabales si, au lieu d’abandonner son petit-fils aux intrigues de la princesse des Ursins, des ambassadeurs de France, des Français employés à Madrid, des ministres espagnols, Louis XIV lui eût donné pour guide un homme capable à la fois d’être ambassadeur, ministre, et général ; assez supérieur à tous les préjugés pour n’en blesser aucun inutilement ; assez au-dessus de la vanité pour ne faire aucune parade de son pouvoir, et se borner à être utile en secret ; assez modeste pour cacher à la haine des Espagnols pour les étrangers le bien qu’il ferait à leur pays ; un homme enfin dont le nom, respecté dans l’Europe, en imposât à la jalousie nationale. Cet homme existait en France ; mais Mme de Maintenon trouvait qu’il n’avait pas une véritable piété.

    La nation castillane montra un attachement inébranlable pour Philippe V. Lorsque les troupes de l’archiduc traversèrent la Castille, elles la trouvèrent presque déserte ; le peuple fuyait devant elles, cachait ses vivres pour n’être pas obligé de leur en vendre ; les soldats qui s’écartaient étaient tués par les paysans. Les courtisanes de Madrid se rendirent en foule au camp des Anglais et des Allemands dans l’intention d’y répandre le poison que les compagnons de Colomb avaient porté en Espagne. (Mémoires de Saint-Philippe.) À peine sortis d’une ville, les partisans de l’archiduc entendaient le bruit des réjouissances que le peuple faisait en l’honneur de Philippe. Mais la nation aragonaise penchait pour l’archiduc. La haine entre les deux nations semblait s’être réveillée. Les Espagnols des deux partis montrèrent dans cette guerre le même caractère qu’ils avaient déployé dans leurs guerres contre les Carthaginois et les Romains. La domination de Rome, des Goths, et des Maures, la révolution dans la religion et dans le gouvernement, ne l’avaient point changé. Plusieurs villes se défendirent comme Sagonte et comme Numance ; mais, comme dans ces anciennes époques, nulle réunion entre les différents cantons, nul effort suivi et combiné : cette force de caractère ne se montrait que quand ils étaient attaqués, et alors elle devenait indomptable.

    Les Catalans furent dépouillés de leurs privilèges ; heureusement ces prétendus privilèges n’étaient que des droits accordés aux villes et aux riches aux dépens des campagnes et du peuple. Depuis leur destruction, l’industrie de cette nation s’est ranimée ; l’agriculture, les manufactures, le commerce, ont fleuri, et l’orgueil de la victoire a ordonné ce que, dans un temps plus éclairé, un gouvernement paternel eût voulu faire. (K.)