Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/17


CHAPITRE XVII

Retour à la côte.


Kouihara me semblait maintenant un paradis terrestre. Livingstone ne s’y trouvait pas moins heureux ; comparée à celle d’Oujiji, sa nouvelle demeure était un palais ; outre l’étoffe, les grains de verre, le fil de laiton, les mille objets qui avaient formé la cargaison de cent cinquante hommes, et dont la moitié devait lui revenir, il y avait dans nos magasins une quantité de bonnes choses.

Ce fut un grand jour que celui où, le marteau et le ciseau à la main, j’ouvris les caisses du docteur, ces caisses où nos estomacs allaient trouver le festin rêvé, la nourriture qui devait les guérir des effets cacotrophiques du sorgho et du maïs, auxquels ils avaient été condamnés dans le désert. J’étais persuadé qu’une fois au régime de ces coulis, de ces terrines, de ce biscuit américain, je serais non moins invincible que Talus, et qu’il me suffirait d’un fléau pour anéantir tous les Vouagogo, s’ils me regardaient de travers.

La première caisse qui fut ouverte renfermait trois boites de biscuit et six de jambon ; des boites pas plus grandes qu’un dé à coudre, où il y avait gros comme une noisette d’un hachis de viande excessivement poivré. Plus cinq pots de confiture ; c’est-à-dire cinq pots de grès pesant chacun une livre, et dans lesquels se trouvait une cuillerée de marmelade. Je commençais à croire que nos espérances s’étaient élevées trop haut. Je tirai ensuite trois flacons de cari ; qui se souciait d’en avoir ? Les provisions du docteur descendaient à cinq cents degrés au-dessous de zéro dans mon estime.

De la seconde caisse tomba un fromage de Hollande, sec et trapu, dur comme une brique, néanmoins de bonne qualité ; mais à proscrire dans l’Ounyamouézi — mauvais pour le foie. Autre fromage entièrement creux, rongé par les vers ; une attrape.

Dans la troisième caisse, seulement deux pains de sucre.

Dans la quatrième, des bougies ; dans la cinquième, des sauces d’Harvey, de Reading, de Worcester, de l’essence d’anchois, du sel, du poivre, de la moutarde. Bonté divine ! quels réconfortants pour un moribond !

La sixième caisse contenait deux paires de fortes chaussures, quatre chemises, des bas et des cordons de souliers qui rendirent le docteur le plus heureux des hommes.

« Richard se retrouve ! s’écria-t-il en essayant les chaussures.

— Quel qu’il soit, dis-je à mon tour, celui qui envoie cela est un véritable ami.

— Oui, reprit le docteur, c’est mon ami Waller. »

Les cinq autres caisses renfermaient des conserves de viande et de bouillon.

La liste portait bien une douzième boite, où il devait y avoir douze bouteilles d’eau-de-vie médicinale ; mais cette boite-là avait disparu. Un examen attentif et l’interrogatoire du chef de la caravane prouvèrent qu’il manquait, en outre, deux balles d’étoffe et quatre sacs de perles rouges, dites samé-samé, qui, dans le pays, valent de l’or.

J’étais cruellement désappointé ; l’ouverture de chaque caisse avait été une déception. Des boîtes de biscuit, une seule était en bon état ; à peine en tout de quoi faire un repas complet. Des conserves de bouillon ! Qui donc en demandait en Afrique ? Est-ce qu’il n’y a pas là des bœufs, des moutons et des chèvres de quoi faire tous les consommés possibles, et cent fois meilleurs que pas un de ceux qu’on a jamais exportés ? Des petits pois et des juliennes, fort bien ! c’eût été un régal ; mais du bouillon de poulet, ou de gibier… Quel non-sens !

J’inspectai après cela tout ce qui m’appartenait. Une bouteille de champagne et une de vieille eau-de-vie m’avaient été laissées ; mais il était évident qu’une main déshonnête avait plongé dans mes ballots. Quelqu’un m’insinua que le coupable pouvait bien être Asmani, le chef de la caravane de Livingstone, l’individu chargé par le consul d’Angleterre des bagages du voyageur. Examen fait du trésor de l’accusé, j’y trouvai huit ou dix dotis d’étoffe dite de couleur, portant la marque de mon propre agent de Zanzibar. Comme il fut impossible au prévenu d’expliquer la présence de ces dotis dans sa caisse, je confisquai l’étoffe et la distribuai aux serviteurs les plus méritants de Livingstone.

Le même personnage, c’est-à-dire Asmani, fut en outre accusé par les guetteurs de m’avoir pris deux gorahs, quatre dotis de calicot, et d’avoir, quelques jours après, arraché à mes hommes les clefs du magasin, de peur que s’ils entraient dans celui-ci ils ne vinssent â découvrir le vol.

Étant prouvé que cet Asmani était dépourvu de tout sens moral, le docteur le renvoya immédiatement. Si notre arrivée â Kouihara n’avait eu lieu que plus tard, il est probable que, cette fois encore, toute la cargaison expédiée à Livingstone aurait entièrement disparu.

L’Ounyanyembô étant riche en grain, en fruits, en bétail, nous résolûmes de réparer notre échec de la féte de Noël par un diner de gala dont, heureusement, je pouvais surveiller la confection. Jamais prodigalité semblable n’avait été vue dans la province, jamais non plus festin si délicat.

Peu d’Arabes se trouvaient alors dans le pays ; la plupart assiégeaient la forteresse de Mirambo. Une semaine environ après notre retour, le petit cheik Seid ben Sélim (El Ouali), qui commandait en chef les forces arabes, revint à Kouihara. C’était à lui, qu’en 1866, avait été adressé le premier envoi qu’on avait fait à Livingstone, et dont celui-ci n’avait jamais rien vu. Dès que nous apprîmes que le petit cheik venait d’arriver, le docteur lui fit réclamer lesdits objets. Séid répondit qu’il était trop malade pour s’occuper d’affaires ; toutefois, le lendemain, il donna les ballots, en demandant que le docteur ne fût pas trop fâché de la mauvaise condition dans laquelle ils se trouvaient, par suite de la voracité des fourmis blanches.

Le fait est que ces ballots étaient dans un état déplorable. Séid les avait retenus depuis 1867, afin de satisfaire sa passion pour les spiritueux, et probablement dans l’espoir d’hériter des armes précieuses qui faisaient partie de l’envoi ; mais de ces dernières les batteries n’existaient plus, les canons étaient rongés par la rouille, et les crosses dévorées par les termites.

Quant aux bouteilles d’eau-de-vie qui avaient accompagné l’étoffe disparue, il n’en restait que le verre. D’après l’Arabe, c’étaient les fourmis blanches qui avaient absorbé le liquide, et, chose merveilleuse, remplacé les bouchons par des fragments de rafle de mais. Les drogues s’étaient également évanouies, et les boites de zinc où on les avait mises n’offraient plus que des débris corrodés.

En fin de compte, de tout ce bagage, dont le port avait été payé jusqu’au lac, Livingstone ne tira que deux bouteilles d’eau-de-vie et une petite caisse de médicaments.

Il fut aussi demandé à ben Sélim si les deux lettres, qu’à son arrivée à Oujiji, Livingstone avait écrites au consul et à lord Clarendon lui avaient été remises, et s’il les avait fait passer à la côte, ainsi qu’il en était prié. La réponse fut affirmative ; plus tard j’en obtins la confirmation, en présence du docteur.

Le 22 février, la pluie, qui nous avait accompagnés dans tout notre trajet, cessa complètement ; le temps devint superbe, et je m’occupai de mon départ. Tandis que je faisais mes préparatifs, Livingstone écrivait les lettres que je devais prendre, et mettait au courant le journal dont il voulait me charger. Dans nos instants de loisir, nous allions à Tabora visiter les Arabes qui nous recevaient avec cette large hospitalité dont j’avais eu tant de preuves.

Les valeurs que je laissais à Livingstone, après avoir trié celles qui m’étaient nécessaires pour mon retour, se composaient de :

Calicot américain, première qualité
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1140 yards.
Cotonnade bleue, dite kaniki, première qualité
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0064lives
Cotonadeblue,diteanikiqualité moyenne
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0240lives
Dabouani, étoffe à carreaux,qualitémonn
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0164lives
Barati, étoffe bleue à bande rouge
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0112lives
Fichus d’indienne
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0280lives
Réhani, qualité moyenne
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0508lives
Ismahil, qualité moyenne
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0080lives
Sahari, qualité moyenne
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0080lives
Koungarou à carreaux rouges, belle qualité
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0088lives
Rehani, belle qualité
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0032lives
Total
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yards.

En outre :

16 sacs de grains de verre assortis, pesant 992 livres.
xxxx 10 frasilahs de fil de laiton, n° 5 et 6, pesant 350 livres.
xxxx 12 feuilles de cuivre à doubler les navires, pesant 60 livres.
xxxx 1 tente imperméable.
xxxx 1 lit.
xxxx 1 bateau.
xxxx 1 sac d’outils de charpentier.
xxxx 1 scie à refendre.
xxxx 2 barils de goudron.
xxxx1 carabine Jocelyn, se chargeant par la culasse, avec des cartouches métalliques.
xxxx 1 carabine de Starr.
xxxx 1 carabine d’Henry, à seize coups.
xxxx 1 revolver.
xxxx 2000 livres de munitions pour les carabines de Starr et de Jocelyn.
xxxx 1500 livres de munitions pour la carabine à seize coups.
xxxx 200 livres de munitions pour revolver.
xxxx Enfin des ustensiles de cuisine, des vêtements, une pharmacie, des livres, un sextant, de la toile, des sacs, etc., etc.

Tous ces objets formaient ensemble une quarantaine de charges. Beaucoup d’entre eux, tels que les armes, les munitions, les outils, les grains de verre, le fil métallique auraient eu placement dans l’Ounyanyembé à n’importe quel prix.

Parmi les valeurs expédiées à Livingstone l’année précédente, et qui formaient trente-trois charges, serrées dans mon tembé, une faible partie pouvait lui servir de l’autre côté du Tanganika. Les deux mille sept cent et tant de mètres de cotonnade qu’on lui avait laissés, étaient le seul article d’échange qu’il possédât ; et dans le Manyéma, où les indigènes fabriquent leur étoffe, son calicot et son indienne seraient méprisés, tandis que mes perles et mon fil métallique suffiraient à le défrayer dans cette région pendant deux années, en y mettant de l’économie.

Ailleurs, son étoffe aurait cours ; avec celle que je lui laissais, il aurait 1393 dotis, plus de cinq mille cinq cents mètres ; ce qui, à raison de deux dotis pour la nourriture quotidienne, entretiendrait soixante hommes pendant 696 jours. Il était donc approvisionné pour quatre ans.

Divers articles lui étaient encore nécessaires pour être complètement équipé ; je me chargeai de les lui envoyer de Zanzibar, et nous fîmes ensemble la liste suivante :


xxxxFarine de froment américaine, plusieurs boîtes.
xxxx Soda crakers (biscuit), plusieurs boîtes.
xxxx Fruits conservés, plusieurs boîtes.
xxxx Sardines, plusieurs boîtes.
xxxx Saumon, plusieurs boîtes.
xxxx Thé Hyson, 10 livres.
xxxx Fil et aiguilles.
xxxx Une douzaine de grandes enveloppes.
xxxx Almanach nautique pour 1872 et 1873.
xxxxUn Journal en blanc.
xxxx Un chronomètre.
xxxx Une chaîne pour les réfractaires.

Y compris ces derniers objets, la cargaison devait former soixante dix charges, qui, en l’absence de porteurs, n’étaient qu’un embarras.

Livingstone, à cette époque, en avait neuf ; restait à s’en procurer une soixantaine, sans lesquels il ne pouvait rien. Toutes les richesses de Londres et de New-York, entassées devant lui, n’auraient servi qu’à le tantaliser, sans lui fournir le moyen de faire un pas.

On se battait toujours, et les Vouanyamouézi, on se le rappelle, ne se louent jamais en temps de guerre ; il fallait chercher au loin. Je fus donc chargé, dès que j’aurais gagné Zanzibar, d’enrôler cinquante hommes libres, de les armer, de les équiper et de les faire partir immédiatement.

Cette commission m’imposait le devoir de me rendre en toute hâte à la côte et d’agir avec toute la promptitude dont j’étais capable, avec tout le zèle que j’y aurais apporté pour moi-même. Pas de halte, pas de repos tant que je n’aurais pas rempli mon mandat. Je n’hésitai pas à m’y engager ; mais c’était mettre à néant le projet que j’avais formé de revenir par le Nil et de rapporter des nouvelles de Baker.

Livingstone avait terminé sa correspondance. Il déposa entre mes mains vingt lettres pour la Grande-Bretagne, six pour Bombay et deux pour New-York. Ces dernières étaient toutes les deux pour James Gordon Bennett junior, le père de celui-ci n’ayant pris aucune part à l’entreprise qui m’avait été confiée.

Je demande pardon au lecteur de reproduire une de ces lettres, que tout le monde a pu connaître ; mais elle peint tout entier l’homme qui a mérité que, pour savoir seulement s’il vivait encore, on fit une expédition coûteuse.

« Oujiji-sur-Tanganika, Afrique orientale, novembre 1871
« À M. James Gordon Bennett, junior Esq. »
« Mon cher monsieur,

« Il est en général assez difficile d’écrire à une personne que l’on n’a jamais vue ; il semble que l’on s’adresse à une abstraction. Mais, représenté que vous êtes dans cette région lointaine par M. Stanley, vous ne m’êtes plus étranger ; et en vous écrivant pour vous remercier de l’extrême bonté qui vous a inspiré son envoi, je me sens complètement à l’aise.

« Quand je vous aurai dit l’état dans lequel il m’a trouvé, vous comprendrez que j’ai de bonnes raisons pour employer, à votre égard, les termes les plus forts d’une ardente gratitude.

« J’étais arrivé à Oujiji après une marche de quatre à cinq cents milles, sous un soleil éblouissant et vertical ; ayant été harcelé, trompé, ruiné, forcé de revenir alors que je touchais au but ; obligé d’abandonner ma tâche dont j’apercevais la fin ; et cela par des métis musulmans, que l’on m’envoyait de Zanzibar, des esclaves au lieu d’hommes.

« Cette douleur, aggravée par les tableaux navrants que j’avais eus sous les yeux, de la cruauté de l’homme envers ses semblables, faisait chez moi de grands ravages et m’avait affaibli outre mesure ; je me sentais mourir sur pied. Je n’exagère rien en disant que chacun de mes pas dans cet air embrasé était une souffrance ; et j’arrivai à Oujiji à l’état de squelette.

« Là, j’appris que des marchandises que j’avais demandées à Zanzibar, et qui valaient environ cinq cents livres sterling, avaient été confiées à un ivrogne, qui, après les avoir gaspillées sur la route, pendant seize mois, avait fini par acheter, avec le reste, de l’ivoire et des esclaves, dont il s’était défait.

« La divination, au moyen du Coran, lui avait, disait-il, appris que j’étais mort. Il avait envoyé, à ce qu’il ajoutait, des esclaves dans le Manyéma pour s’assurer du fait ; les esclaves ayant confirmé la réponse du Coran, il avait écrit au gouverneur de l’Ounyanyembé pour lui demander l’autorisation de vendre, à son profit, le peu d’étoffe que ses débauches n’avaient pas absorbé.

« Il savait bien, cependant, que je n’étais pas mort, et que j’attendais mes valeurs avec impatience ; des gens qui m’avaient vu le lui avaient dit. Mais n’ayant aucune moralité, et se trouvant dans un pays où il n’y a d’autre loi que celle du poignard ou du mousquet, il me dépouilla complètement.

« Je me trouvais donc, au physique, entièrement épuisé, et n’ayant d’autres ressources qu’un peu d’étoffe et de rassade, que j’avais eu la précaution de laisser à Oujiji, en cas de nécessité.

« La perspective d’en être réduit avant peu à tendre la main aux habitants d’Oujiji, me mettait au supplice. Cependant je ne pouvais pas me désespérer. J’avais beaucoup ri autrefois d’un ami, qui, en atteignant l’embouchure du Zambèse, s’était plongé dans la désolation parce qu’il avait brisé la photographie de sa femme. Après un pareil malheur, disait-il, nous ne pouvions pas réussir. Depuis lors il y a pour moi quelque chose de si burlesque dans la seule pensée du désespoir, que je ne saurais m’y abandonner.

« Alors que je touchais à la plus profonde misère, de vagues rumeurs, au sujet de l’arrivée d’un Européen, vinrent jusqu’à mon oreille. Je me comparais souvent à l’homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho ; et je me disais que ni prêtre, ni lévite, ni voyageur ne pouvait passer près de moi. Pourtant le bon Samaritain approchait.

« Il arriva ; un de mes serviteurs accourant de toutes ses forces, et pouvant à peine parler, me jeta ces mots ; « Un Anglais qui vient ! Je l’ai vu ! Puis il repartit comme une flèche.

« Un drapeau américain, le premier qui ait paru dans cette région, m’apprit la nationalité du voyageur.

« Je suis aussi froid, aussi peu démonstratif que nous autres insulaires nous avons la réputation de l’être. Mais votre bonté a fait tressaillir toutes mes fibres. J’en suis réellement accablé et ne peux que dire en mon âme : « Que les plus grandes bénédictions du Très-Haut descendent sur vous et sur les vôtres ! »

« Les nouvelles qu’avait à me dire M. Stanley étaient bien émouvantes. Les changements survenus en Europe, le succès des câbles atlantiques, l’élection du général Grant, et beaucoup d’autres faits non moins surprenants, ont absorbé mon attention pendant plusieurs jours et produit sur ma santé une action immédiate et bienfaisante. Sauf le peu que j’avais glané dans quelques numéros du Punch et de la Saturday Review de 1868, j’étais sans nouvelles d’Angleterre depuis des années. Bref, l’appétit me revint, et au bout d’une semaine j’avais retrouvé des forces.

« M. Stanley m’apportait une lettre bien gracieuse, bien encourageante de Lord Clarendon. Cette dépêche de l’homme éminent, dont je déplore sincèrement la perte, est la première que j’aie reçue du Foreign-Office depuis 1866.

« C’est également par M. Stanley que j’ai appris que le gouvernement britannique m’envoyait une somme de mille livres sterling. Jusque-là, rien ne m’avait fait pressentir cette assistance pécuniaire. Je suis parti sans émoluments ; aujourd’hui le manque de ressources est heureusement réparé ; mais j’ai le plus vif désir que, vous et vos amis, vous sachiez que malgré l’absence de tout encouragement — pas même une lettre — je me suis appliqué à la tâche que m’a confiée sir Roderick Mutchison, que je m’y suis appliqué, dis-je, avec une ténacité de John bull, croyant qu’à la fin tout s’arrangerait.

« La ligne du partage des eaux de l’Afrique centrale, de ce côté-ci de l’équateur, a une longueur de plus de sept cents milles. Les sources que sépare cette ligne de faîte sont innombrables ; c’est-à-dire que, pour les compter, il faudrait la vie d’un homme. De ce déversoir, elles convergent et se réunissent dans quatre grandes rivières, qui, à leur tour, rejoignent deux puissants cours d’eau de la grande vallée du Nil. Cette vallée commence entre le dixième et le douzième degrés de latitude méridionale.

« Ce ne fut qu’après de longs travaux que je vis s’éclairer l’ancien problème, et que je pus avoir une idée précise du drainage de cette région. Il me fallut chercher ma route, la chercher sans cesse, à chaque pas et presque toujours à tâtons. Qui se souciait de la direction des rivières ?  Nous buvons tout notre content, et « nous laissons le reste couler, » m’était-il répondu :

« Les Portugais n’allaient chez Cazembé que pour y acheter de l’ivoire et des esclaves, et n’y entendaient pas parler d’autre chose. Pour moi c’était le contraire ; je ne m’informais que des eaux ; questions sur questions que je répétais sans cesse, au point d’avoir peur d’être accusé de folie.

« Mon dernier travail, auquel le manque d’auxiliaires convenables apporta de grands obstacles, consista dans l’examen du canal d’écoulement que j’ai suivi à travers le Manyouéma ou Manyéma, et qui, d’une largeur d’un à trois milles, n’est guéable en aucun endroit, à aucune époque de l’année. La ligne de ce canal présente quatre grands lacs ; j’étais voisin du quatrième quand il m’a fallu revenir.

« La Loufira, ou rivière de Bartle Frère, qui vient du couchant, tombe dans le lac Kamolondo ; le Lomami, grande rivière qui vient également de l’ouest, se jette dans le même lac, après avoir traversé le lac Lincoln, et semble former la branche occidentale du Nil, sur laquelle sont les établissements de Petherick.

« Je connais actuellement six cents milles environ de ce système fluvial ; malheureusement la dernière centaine de milles, celle que je n’ai pas vue, est la plus intéressante. Si l’on ne m’a pas trompé, elle renferme quatre fontaines sortant d’un monticule terreux ; l’une de ces quatre sources ne tarde pas à être une grande rivière.

« Deux de ces fontaines s’écoulent au nord, vers l’Égypte, par la Loufira et le Lomami ; les deux autres vont au sud, dans l’Éthiopie intérieure, et forment le Kafoué et le Liambaye, qui est le Haut-Zambèse.

« Ne serait-ce pas de ces quatre fontaines que le trésorier du temple de Minerve parla jadis à Hérodote, et dont la moitié des eaux se dirigeait vers le Nil, l’autre moitié vers le sud ?

« J’ai entendu parler si souvent de ces fontaines, en différents endroits, que je ne doute pas de leur existence ; et malgré le désir poignant du retour, qui me saisit chaque fois que je pense à ma famille, je voudrais couronner mon œuvre par leur redécouverte.

« Une cargaison, valant cinq cents livres sterling, a été confiée de nouveau — chose inexplicable — à des esclaves. Elle a mis un an, au lieu de quatre mois, pour venir dans l’Ounyanyembé, où elle se trouve encore ; il faut que j’aille la chercher afin de continuer mes travaux ; et je suis obligé de le faire à vos dépens.

« Si mes rapports, au sujet du terrible commerce d’esclaves qui se fait à Oujiji, peuvent conduire à la suppression de la traite de l’homme sur la côte orientale, je regarderai ce résultat comme bien supérieur à la découverte de toutes les sources du Nil. Maintenant que, chez vous, l’esclavage est à jamais aboli, aidez-nous à atteindre ici le même but. Ce beau pays est comme frappé d’une malédiction céleste ; et pour ne pas porter atteinte aux privilèges esclavagistes du petit sultan de Zanzibar, pour ne pas toucher aux droits de la couronne de Portugal, droits illusoires, — un mythe, — on laisse subsister le fléau, en attendant que l’Afrique devienne pour les traitants portugais une nouvelle Inde.

« Je termine en vous remerciant du fond du cœur de votre grande générosité.

« Votre reconnaissant,

« David Livingstone. »

Cette lettre n’a pas besoin de commentaires ; je n’ai rien à y ajouter ; je dirai seulement que j’avais pensé qu’elle serait la meilleure preuve de mon succès ; et que j’étais heureux qu’il l’eût écrite[1].

Quant à ses découvertes, j’étais loin d’y prétendre ; je ne m’en occupais que dans la mesure où le journal qui m’avait envoyé à sa recherche pouvait y être intéressé. J’étais, il est vrai, curieux du résultat de ses travaux ; mais ceux-ci n’étaient pas achevés ; et la délicatesse m’empêchait de rien lui demander au delà de ce qu’il voulait bien me dire. Ses découvertes sont le fruit de ses efforts ; elles lui appartiennent ; il espère obtenir, par leur publication, le prix de ses labeurs, qu’il désire placer pour ses enfants ; qui voudrait en diminuer le chiffre ?

Toutefois il a une ambition plus haute que celle de toucher une somme quelconque. Chacun de ses pas forge un anneau de la chaîne sympathique qui doit relier la chrétienté aux païens de l’Afrique centrale. Compléter cette chaîne, attirer les regards de ses compatriotes sur ces peuplades enténébrées, émouvoir en leur faveur les esprits généreux, pousser à leur rédemption, ouvrir la voie qui permettra d’arriver jusqu’à elles, tel est son but ; et ; s’il y parvient, telle sera sa récompense. Folle entreprise, donquichotisme, diront quelques-uns. Non, mes amis, non, ce n’est pas un rêve. De même qu’infidèles et chrétiens, sauvages et civilisés reçoivent la lumière du soleil, qui rayonne partout ; de même un jour, et non moins certainement, tous les esprits s’éclaireront. L’apôtre de l’Afrique ne le verra pas ; ni vous non plus, vous pourrez ne pas le voir, ni peut-être vos enfants ; mais l’avenir en sera témoin ; et la postérité rendra justice à l’homme intrépide qui fut le pionnier de la civilisation dans cette partie du globe.

Je reviens à Kouihara, où je reprends mon journal.

12 mars. Les Arabes m’ont envoyé quarante-cinq lettres que je dois porter à la côte.

Me voilà transformé en courrier ; cela tient à ce que la guerre a suspendu toute communication ; il n’est pas permis aux caravanes régulièrement organisées de sortir de la province. Où en serais-je si j’avais attendu, pour partir, que cette guerre fût terminée ? Dans mon opinion, les Arabes n’auront pas triomphé de Mirambo avant neuf mois.

Ce soir un groupe d’indigènes s’est réuni devant ma porte pour y exécuter, en mon honneur, une danse d’adieux. C’étaient les pagazis de Singéri, chef de la caravane de Mtésa. Mes braves sont allés rejoindre ce groupe ; et en dépit de moi-même, entraîné par la musique, je me suis mis de la partie, à la grande satisfaction de mes hommes ; ils étaient ravis de voir leur maître se départir de sa raideur habituelle.

Une danse enivrante, après tout, bien que sauvage. La musique en est vive ; elle sortait de quatre tambours sonores, placés au milieu du cercle. Bombay, toujours comique, et danseur passionné, était coiffé de mon seau ; le robuste Choupéreh, l’homme au pied agile et sûr, avait une hache à la main, une peau de chèvre sur la tête ; Mabrouki, Tête-de-Taureau, tout à fait dans son rôle, faisait des bonds d’éléphant solennel ; Baraka, drapé dans ma peau d’ours, brandissait une lance ; Oulimengo, armé d’un mousquet, paraissait affronter cent mille hommes, tant il avait l’air féroce ; Khamisi et Kamna, dos à dos devant les tambours, lançaient ambitieusement des coups de pied aux étoiles ; le géant Asmani, pareil au dieu Thor, se servait de son fusil comme d’un marteau pour broyer des bandes imaginaires.

Toute autre passion dormait ; il n’y avait là, sous le ciel étoilé, que des démons jouant leur rôle dans un drame fantastique, entraînés qu’ils étaient au mouvement par le tonnerre irrésistible des tambours.

La musique guerrière s’arrêta, pour faire place à une autre. Le chorège se mit à genoux, et se plongea la tête à diverses reprises dans une excavation du sol ; puis il commença un chant grave, d’une mesure lente, dont le chœur, également agenouillé, répéta d’une voix plaintive les derniers mots de chaque verset, que je traduis littéralement :

Le chorège : Oh ! oh ! oh ! L’homme blanc s’en va chez lui.
xxxx Le chœur : Oh ! oh ! oh ! Chez lui… chez lui… oh ! oh ! oh !
xxxx — Dans l’île heureuse de la mer, où les perles abondent.
xxxx — Oh ! oh ! oh ! où les perles abondent… oh ! oh ! oh !
xxxx — Pendant que Singéri nous garde si longtemps loin de chez nous, oh ! oh ! oh ! si longtemps ! ob ! oh ! oh !
xxxx — Loin de chez nous, oh ! oh ! oh !… oh ! oh ! oh !
xxxx — Et nous jeûnons depuis longtemps, oh ! oh ! oh ! depuis bien longtemps, oh ! oh ! oh ! Nous mourons de fain, bana Singéri !
xxxx — Depuis si longtemps, si longtemps, oh ! oh ! oh ! Bana Singéri, Singéri, Singéri… oh ! Singéri !
xxxx — Mirambo est en guerre pour combattre les Arabes. Arabes et Vouangouana sont en guerre pour combattre Mirambo.
xxxx — Oh ! oh ! pour combattre Mirambo, oh ! Mirambo, Mirambo ! pour combattre Mirambo.
xxxx — Mais l’homme blanc nous rendra joyeux. Il retourne chez lui ! Il retourne chez lui et nous rendra joyeux… ch ! ch ! ch !
xxxx — L’homme blanc nous rendra joyeux, ch ! ch ! ch ! ch !… ch ! ch ! ch !… ch ! ch… ch… h… Oum-m… mou-oum-m-m-m — ch… »

Il est impossible de rendre le ton, l’accent passionné de ce chant d’un rhythme parfait, l’une des productions les plus remarquables des enfants de l’Ounyamouézi, qui aiment tant à chanter en chœur et qui ont le sentiment de la beauté épique.

13 mars. Le dernier jour est fini, le dernier soir est venu ; demain ne peut pas être évité. Je me révolte contre le sort qui nous sépare. Les minutes s’écoulent rapidement et font des heures.

Notre porte est close. Tous deux, nous nous livrons à nos pensées ; elles nous absorbent. Quelles sont les siennes ? je ne pourrais le dire, mais les miennes sont tristes. Il faut que j’aie été bien heureux pour que le départ me cause tant de chagrin !

La fièvre ne m’a-t-elle pas torturé, accablé dernièrement encore d’une agonie de chaque jour ? N’ai-je pas souffert jusqu’à la folie, serré les poings avec fureur, et combattu en désespéré les monstres que suscitaient mon délire ? — Je n’en regrette pas moins les joies ressenties dans la compagnie de cet homme, bien que je les aie payées si cher.

Le temps fuit, se moquant de la douleur qu’il fait naître ; et je ne peux pas l’arrêter. Qu’il passe donc ! Combien de fois déjà n’ai-je pas eu cette angoisse de quitter un ami ! J’aurais voulu rester encore ; mais l’heure inévitable arrivait : c’était la même tristesse. Cette fois elle est plus poignante ; l’adieu peut être pour toujours — pour toujours ! murmure un douloureux écho.

J’ai écrit tout ce qu’il a dit ce soir ; mais personne n’en saura rien ; c’est à moi ; j’en suis jaloux comme il peut l’être de son journal. Sur la toile imperméable qui enveloppe cet écrit, j’ai mis en grosses lettres rondes, et en allemand : « ne doit être ouvert sous aucun prétexte » ; ce qu’il a confirmé de sa signature.

J’ai sténographié toutes ses paroles au sujet des curiosités qu’il possède, et de leur distribution équitable entre ses enfants et ses amis ; puis son dernier désir à l’égard de sir Roderick Murchison, dont il est fort inquiet depuis que nous avons vu dans les journaux que l’illustre vieillard a eu une attaque de paralysie. Il peut être sûr que je lui en enverrai des nouvelles dès que j’aurai gagné Aden ; et je lui promets que le message lui arrivera plus vite que pas un de ceux qui furent jamais envoyés au cœur de l’Afrique[2].

« Demain, docteur, vous serez seul, lui dis-je.

— Oui, la mort semblera avoir passé dans la maison. Vous feriez mieux d’attendre que les pluies qui vont venir soient terminées.

— Je voudrais le pouvoir, docteur, j’en rendrais grâces à Dieu ; mais chaque instant de retard recule la fin de vos travaux et l’heure de votre retour.

— C’est vrai ; mais quelques semaines de plus ou de moins, ce n’est pas une affaire, et votre santé m’occupe. Vous n’êtes pas en état de voyager ; d’ailleurs vous trouverez toutes les plaines inondées ; vous arriveriez aussitôt en ne partant qu’après la pluie.

— Ne croyez pas cela ; dans quarante jours, cinquante au plus j’aurai gagné la côte ; j’en suis sûr. L’idée que je vous rends service m’aiguillonnera. »

14 mars. Nous étions debout tous les deux au point du jour. Les ballots furent sortis du magasin, les hommes se préparèrent.

Le déjeuner a été triste. Je ne pouvais rien prendre, j’avais le cœur trop gros. Lui non plus n’avait pas d’appétit. Nous avons trouvé â faire quelque chose qui m’a retenu. Je devais partir à cinq heures ; à huit heures j’étais encore là.

« Je vais vous laisser deux hommes, lui ai-je dit, vous les garderez jusqu’à après-demain ; il est possible que vous ayez quelque oubli à réparer. Je séjournerai à Toura, où ils m’apporteront votre dernier désir, votre dernier mot. Et maintenant… docteur…

— Oh ! je vais vous conduire ; il faut que je vous voie en route.

— Merci. Allons, mes hommes, nous retournons chez nous ! Kirangozi, déployez le drapeau et en marche ! »

La maison avait l’air désolé ; peu à peu elle s’effaça à mes regards. Les souvenirs surgissaient à chaque pas. Ces collines, que j’avais d’abord trouvées insignifiantes, étaient maintenant pleines d’intérêt. J’avais passé de longues heures à cette place, rêvant et soupirant ; tantôt plein d’espoir, tantôt accablé d’inquiétudes. C’était de ce point que j’avais regardé la bataille et vu brûler Tabora. Dans cette maison, dont je revoyais la terrasse, j’avais eu le délire et pleuré comme un enfant, en pensant au sort qui attendait ma mission. Sous ce figuier, gisait le pauvre Shaw ; j’aurais donné une fortune pour le ravoir auprès de moi.

De là, nous étions partis pour le Tanganika, où j’avais trouvé un nouveau compagnon, et bien autrement cher. Tout cela s’éloignait et prenait les lignes flottantes des songes.

Nous marchions côte à côte. La bande se mit à chanter. J’attachai de longs regards sur Livingstone pour mieux graver ses traits dans ma mémoire.

« Docteur, lui dis-je, autant que j’ai pu le comprendre, vous ne quitterez pas l’Afrique avant d’avoir élucidé la question des sources du Nil ; mais quand vous serez satisfait à cet égard, vous reviendrez satisfaire les autres ; est-ce bien cela ?

— Exactement. Dès que mes hommes seront arrivés, je partirai pour l’Oufipa, je traverserai le Roungoua, je suivrai la partie méridionale du Tanganika ; et, prenant au sud-est, je gagnerai la résidence de Chicambi, sur la Louapoula. Après avoir franchi cette rivière, j’irai droit à l’ouest, aux mines de cuivre du Katanga, d’où je me rendrai aux quatre fontaines, qui, d’après les indigènes, sont à huit jours au sud des mines. Quand je les aurai trouvées, je reviendrai par Katanga aux demeures souterraines du Roua. Dix jours de marche au nord-est de ces cavernes me conduiront au lac Kamolondo. Grâce au bateau que vous me laissez, je m’embarquerai sur ce lac, je remonterai la Loufira jusqu’au lac Lincoln ; puis je regagnerai le Kamolondo ; enfin, me dirigeant vers le nord, je descendrai le Loualaba (rivière de Webb) qui me mènera au quatrième lac, où je pense avoir la clef du problème. 11 est présumable que ce dernier lac est le Chohouambé (lac de Baker) ou celui de Piaggia.

— Et combien de temps vous faudra-t-il pour faire ce petit voyage ?

— Un an et demi au plus, à dater du jour où je quitterai l’Ounyanyembé.

— Mettons deux ans ; vous savez, il y a l’imprévu. J’engagerai vos hommes pour ce terme, à compter de l’époque où ils vous arriveront.

— À merveille.

— Maintenant, cher docteur, les meilleurs amis doivent se quitter ; vous êtes venu assez loin ; permettez que je vous renvoie.

— Très-bien ; mais laissez-moi vous dire : vous avez accompli ce que peu d’hommes auraient fait, et beaucoup mieux que certains grands voyageurs. Je vous en suis bien reconnaissant. Dieu vous conduise, mon ami, et qu’il vous bénisse.

— Puisse-t-il vous ramener sain et sauf parmi nous, cher docteur ! »

Nos mains se pressèrent. Je m’arrachai vivement à cette étreinte, et me détournai pour ne pas faiblir. Mais à leur tour Souzi, Chumah, Hamoydah, tous ses gens me prirent les mains pour me les baiser, et je me trahis moi-même.

« Adieu, docteur, cher ami !…

— Adieu. »

En marche ! Pourquoi s’arrêter ? Avançons, et plus de faiblesse. Je montrerai à mes hommes une allure qui me rappellera à leur souvenir. En quarante jours nous, ferons la route qui nous a pris trois mois l’année dernière. »

Ces lignes sont extraites du journal que j’écrivais tous les soirs. Il y a six mois qu’elles sont tracées ; je n’en rougis pas ; mes sentiments n’ont pas varié ; un nuage trouble encore ma vue quand je songe au moment qu’elles me rappellent. Je n’ai rien à effacer, rien à modifier de ce que j’ai pu écrire alors. Si jamais vous allez en Afrique, que Dieu vous accorde pour compagnon un homme aussi loyal, aussi noble que David Livingstone. J’ai passé plus de quatre mois avec lui, dans la même demeure, dans le même bateau, sous la même tente ; je ne l’ai jamais trouvé en faute. Je suis d’un caractère vif ; j’ai souvent, je l’avoue, rompu des liens d’amitié sans cause suffisante ; mais avec Livingstone je n’ai jamais eu le moindre sujet d’impatience ; et, je le répète, chaque jour de notre vie commune n’a fait qu’ajouter à mon admiration pour lui.

Je ne veux pas infliger au lecteur la répétition du voyage qu’il a fait avec nous sur la ligne que nous allons suivre ; je ne rapporterai de notre retour que les incidents qui peuvent offrir un nouvel intérêt.

Le 17 mars nous étions au bord du Koualah, qu’un natif de Roubouga appela devant moi Nyahouba, et un autre Ounyahouha. Ce même jour tomba la première pluie de la saison. L’année précédente, la masika avait débuté sur la côte le 23 mars et avait fini le 30 avril, ce qui nous promettait de l’eau jusqu’à notre arrivée.

Nous bivaquions le jour suivant au Toura-Occidental, sur la frontière de l’Ounyamouézi, et le surlendemain nous nous arrêtions au Toura-Oriental.

Bientôt des coups de feu s’entendirent ; c’étaient Souzi et Hamoydah, accompagnés des deux hommes que j’avais laissés à Kouihara. Ils m’apportaient deux lettres de Livingstone ; l’une pour sir Thomas Maclear, ancien directeur de l’observatoire du Cap, l’autre pour moi ; elle était ainsi conçue :

« Kouihara, 15 mars 1872.
« Cher Stanley,

« En arrivant à Londres, si vous pouvez m’envoyer une dépêche, donnez-moi, je vous en prie, des nouvelles de sir Roderick, n’y manquez pas ; des nouvelles bien exactes.

« Vous avez parfaitement rendu la chose, quand vous avez dit hier que je n’étais pas encore satisfait à l’égard des sources ; mais qu’aussitôt que je saurais à quoi m’en tenir, je reviendrais apporter aux autres les raisons qui me paraîtront concluantes. C’est bien cela.

« Je voudrais avoir de meilleures paroles à vous adresser que le dicton écossais : « À rude montée opposez cœur vaillant. » Vous le ferez sans que je vous le dise.

« Je me réjouis de ce que votre fièvre a pris la forme intermittente ; je ne vous aurais pas laissé partir si elle fût restée continue ; et je me sens rassuré en vous recommandant à la bonté du Père de tous les hommes.

« Votre bien reconnaissant

« David Livingstone.

« J’ai travaillé de toutes mes forces pour recopier les observations que j’ai faites de Kabouire à Cazembé, et de là au Bangouéolo ; observations que j’envoie a sir Thomas Maclear. Mes gros chiffres emploient six feuilles de papier grand format. Ce travail m’a fatigué ; et il se passera longtemps avant que je le recommence.

« J’ai fait mon devoir en 1869, alors que j’étais malade à Oujiji, et ne suis pas à blâmer, quoi qu’on en dise en Angleterre ; mais là-bas, ils sont à cet égard un peu dans les ténèbres.

« Quelques Arabes m’ont apporté des lettres ; je vous les fais passer.

D. L.
« 16 mars 1872.

« P. S. J’ai écrit ce matin quelques lignes à M. Murray, l’éditeur, pour qu’il vous aide, s’il est nécessaire, dans l’envoi de mon journal à ma fille, soit par la poste, soit autrement. Si vous allez le voir, vous trouverez en lui un vrai gentleman.

« Je vous souhaite un heureux voyage.

« David Livingstone

« À Henry M. Stanley, en quelque endroit qu’on puisse le trouver. »

Effrayés de la traversée de l’Ougogo, plusieurs Vouangouana joignirent leurs bandes à ma caravane. Il en arrivait d’autres, me disait-on ; mais comme j’avais suffisamment annoncé que je partirais sans faute le 14, je n’étais pas disposé à une plus longue attente.

Le lendemain donc, Souzi et Hamoydah furent renvoyés au docteur, et nous nous mîmes en marche pour le Ngouhalah.

Deux jours après, nous arrivions à Ngaraiso, où la tête de la colonne essaya d’entrer ; elle en fut repoussée énergiquement par les Vouakimbou, irrités de son audace.

Le 24, nous nous arrêtâmes en pleine jungle, dans ce qu’on appelle
En pleine jungle.
un tongoni, c’est-à-dire un défrichement abandonné. L’endroit était pittoresque ; on peut en juger par la gravure ci-jointe.

Cette région, à une autre époque, a été dans l’état le plus prospère. Le sol y est extrêmement fertile ; le bois de charpente y est de belle dimension, et aurait une grande valeur s’il était voisin de la côte ; enfin, chose inappréciable en Afrique, l’eau s’y trouve en abondance.

Le camp fut établi près d’une roche de syénite, au sommet large et plat ; grande table dont nos hommes profitèrent pour broyer leur grain ; ce genre de meunerie s’emploie communément dans les endroits où les villages sont rares, ou les habitants hostiles. Cette table de syénite portait à l’un de ses bouts une sorte de pyramide tronquée et renversée, n’ayant aucune adhérence avec elle.

Le 27, au point du jour, comme nous quittions les rives du Mdabourou, la bande fut solennellement avertie qu’elle entrait dans l’Ougogo ; et en sortant de Kaniyaga, nous défilâmes dans un vaste champ de maïs. Les épis, qui s’entrechoquaient bruyamment, étaient assez mûrs pour être grillés, et nous enlevaient toute inquiétude ; car en général, au mois de mars, surtout dans les premiers jours, les caravanes ont à subir de rudes privations, celles des indigènes aussi bien que les autres.

Les tamaris, les gommiers, les arbres épineux, les mimosas, dont se composent les forêts de l’Ougogo, ne tardèrent pas à paraître. Parmi eux, souvent un arbre à fruit ; du raisin en abondance, mais qui n’était pas mûr. Il y avait aussi une baie rougeâtre, ayant une saveur douce, et portée par des branches dont les feuilles ressemblent à celles du groseillier à maquereau ; puis un fruit de la grosseur d’un abricot, mais d’une amertume excessive.

À la sortie des broussailles, nous aperçûmes les établissements de Kiouhyeh, et nous allâmes camper sous un énorme baobab, situé au levant de la résidence du mtémi.

La population de Kiouhyeh est composée de Vouakimbou et de Vouagogo en nombre égal. Le vieux chef qui vivait lors du passage de Speke était mort ; c’était son fils qui l’avait remplacé. Malheureusement l’extrême jeunesse de celui-ci faisait la partie belle à ses voisins, dont elle encourageait les convoitises ; et bien que son territoire, ou les bêtes bovines se comptaient par centaines, eût un aspect florissant, le jeune chef avait une position précaire.

À peine avions-nous dressé ma tente que les trompes guerrières mugirent de toutes parts, et que nous vîmes des messagers courir dans toutes les directions en appelant aux armes. Je craignis d’abord que notre arrivée ne fût la cause de ce tumulte ; mais le cri d’ourougou vouarougou ! (voleur ! voleurs !) jeté de bourgade en bourgade nous apprit le motif de cet appel. Moukondokou, chef d’un district populeux, situé à deux jours de marche au nord-est, et où j’avais excité une vive émotion lors de mon premier passage, était en campagne pour attaquer le jeune Kiouhyeh.
Vouagogo sur le pied de guerre.

Bientôt les guerriers sortirent de leurs cases en tenue de combat, et se rassemblèrent. Du bourg principal défila un corps nombreux, dont les hommes, le front peint d’une crinière de zèbre, ou surmonté de plumes d’aigle ou d’autruche, un manteau de drap rouge suspendu au cou et flottant derrière les épaules, tous brandissant des lances, des asségayes, des arcs, des casse-tête, faisaient sonner d’un même pas de course, avec un admirable ensemble, les clochettes qu’ils avaient aux genoux et aux chevilles ; tandis que, sur les flancs de la colonne, des nuées d’escarmoucheurs se livraient, tout en courant, à des assauts imaginaires.

Des groupes, des compagnies de tous les villages passèrent devant nous — probablement un millier de soldats — et plus que jamais cette vue me fit comprendre la faiblesse des caravanes, même des plus imposantes, en face des Vouagogo.

Le soir tous les guerriers rentraient dans leurs bourgades ; c’était une fausse alerte.

On avait dit tout d’abord que les envahisseurs étaient les Vouadirigo, c’est-à-dire les Vouahéhé, qu’on appelle ainsi d’une façon méprisante, en raison de leur penchant pour le vol. Ces maraudeurs font sur le gros bétail de l’Ougogo de fréquentes razzias, qu’ils exécutent de la manière suivante : Ils viennent de leur pays, qui est au sud-est, en se glissant dans les jungles, et se dirigent ainsi vers les pâturages ; dès qu’ils aperçoivent les troupeaux, ils se baissent jusqu’à terre, s’abritant sous leurs boucliers de cuir de bœuf ; ils rampent jusqu’auprès du bétail, se relèvent tout à coup et chassent promptement les bêtes dans la jungle, où elles sont attendues par des gens appostés pour les recevoir ; puis, faisant volte-face, les maraudeurs plantent leurs boucliers devant eux, et attaquent les pâtres qui s’élançaient à leur poursuite.

Khonzé, où nous arrivâmes le 30, est remarquable par la puissance des globes de feuillage, dont les baobabs et les sycomores maillent la plaine.

Toute la gloire du chef de l’endroit se bornait à gouverner quatre tembés, pouvant fournir ensemble une cinquantaine de soldats. Poussé par quelques Vouanyamouézi, habitants de ses bourgades, l’infime potentat ne s’en disposait pas moins à nous barrer le passage, sous prétexte de l’insuffisance des trois dotis que je lui avais envoyés comme tribut.

Les Vouagogo qui faisaient route avec nous voulurent bien se joindre à Bombay pour aller discuter la question. Nous attendions leur retour à l’ombre de l’un des colosses dont nous avons parlé, quand nous les vîmes revenir à toutes jambes en nous criant : « Pourquoi vous arrêter ? Voulez-vous donc mourir ? Ces païens refusent le honga, et se vantent d’avaler toute votre étoffe. »

Les Vouanyamouézi, qui ont renoncé à leurs tribus pour s’établir dans l’Ougogo, ont toujours été notre fléau dans cette province.

À peine les Vouangouana achevaient-ils leurs paroles, qu’on aperçut le chef de Khoozé qui se dirigeait vers nous. Je commandai immédiatement à mes hommes de charger leurs fusils ; je pris mon raïfle, que je munis ostensiblement de ses nombreuses cartouches, et, le tenant à la main, j’allai au-devant du chef. « Êtes-vous, lui demandai-je, dans l’intention d’user de violence pour vous emparer de notre étoffe, ou consentez-vous à recevoir paisiblement les trois dotis que je vous présente ? »

Le Mnyamouézi, qui était cause de toute l’affaire, voulut parler ; mais le prenant à la gorge, je le menaçai de lui aplatir le nez tout à fait, s’il ne gardait pas le silence, et de le tuer le premier si nous étions forcés de nous battre ; puis je le repoussai violemment. Le chef s’amusa beaucoup du procédé et rit de bon cœur de l’air déconfit de son parasite. Bref, peu de temps après, l’affaire était réglée, et nous nous séparions dans les meilleurs termes.

Le soir nous arrivions à Sanza, et le 31 à Kanyényi, chez Magomba, le grand mtémi, qui a pour fils et pour héritier Mtandou M’gondeh. Comme nous passions près de la résidence du chef, le msgira ou premier ministre, un homme aimable à tête grise, entourait d’une palissade épineuse un champ de maïs levé tout nouvellement. Il salua la caravane d’un yambo sonore, se mit à la tête de nos hommes et les conduisit à la place où nous devions camper.

Lorsqu’on eut dressé ma tente, il s’y présenta d’une façon très-cordiale. Je lui offris un tabouret ; quand il fut assis, il prit la parole du ton le plus affable. Il se rappelait fort bien mes prédécesseurs, Burton, Speke et Grant, déclara que j’étais beaucoup plus jeune qu’eux ; et n’ayant pas oublié que l’un de ces voyageurs aimait le lait d’ânesse, il m’en fit apporter. La manière dont j’avalai ce breuvage parut lui causer une vive satisfaction.

Ounamapokéra, fils de cet aimable vieillard, un homme de grande taille, qui pouvait avoir une trentaine d’années, se prit d’amitié pour moi, et promit de faire en sorte que mon tribut fût
Les Vouagogo en campagne.
peu de chose. À cet effet, il m’envoya un de ses gens qui nous conduisit à Myoumi, village situé sur la frontière du Kanyényi, nous faisant de la sorte éviter le rapace Kiséhoua, dont l’usage est d’imposer lourdement les caravanes.

Enfin, grâce à l’aide bienveillante d’Ounamapokéra et à celle de son père, je n’eus à donner que quarante mètres d’étoffe, au lieu de deux cent quarante que Burton avait été obligé de payer.

Quatre heures de marche nous conduisirent à Myoumi. Arrivés
Ounamapokéra.
là, nous entrâmes dans la jungle, où nous nous arrêtâmes près d’un étang.

Le lendemain, comme nous passions près de Maponga, nous fûmes arrêtés par un jeune homme qui nous demanda où nous allions. Sur notre réponse que nous cherchions un endroit pour y camper, il se mit à courir et nous l’entendîmes parler à des hommes qui étaient dans un champ.

Pendant ce temps-là nous avions trouvé une place ombreuse, où mes gens avaient déposé leurs charges. Bombay commençait à ouvrir un ballot pour y prendre l’étoffe destinée au tribut, lorsqu’un grand bruit se fit entendre, un bruit de pas auquel se mêlaient d’affreuses clameurs ; et cinquante hommes, brandissant des lances, ou l’arc tendu à la main, sortirent du fourré en hurlant des vouaat-ouh ! vouaat-ouh-ouh ! pleins de menaces.

Aux premiers cris, chacun de nous s’était mis en garde, et nous étions prêts à recevoir la bande, qui, en nous voyant, s’était arrêtée, non moins prête au combat.

Une flèche ou une balle reçue d’un côté ou de l’autre, et qui peut dire ce qui serait arrivé ? Quarante fusils contre autant de lances ; le résultat ne vous semble pas douteux ; mais des premiers, combien m’auraient soutenu ? Pas un seul, peut-être.

Mon crâne eût alors blanchi au bout d’une perche, sur la place du village, comme celui du pauvre lieutenant Maizan, à Dégé la Mhora. Et le journal du docteur ? perdu pour toujours !

Mais dans ce pays, il ne faut se battre qu’à la dernière extrémité. Nul voyageur belliqueux, nul Mungo Park, ne réussirait : dans l’Ougogo, à moins d’avoir une armée suffisante. Avec cinq cents Européens, on traverserait l’Afrique du nord au sud, et par l’effet moral que produirait une semblable force ; en y mettant de la prudence et du tact, on aurait peu d’occasions de faire usage de ses armes.

Sans me lever du ballot sur lequel j’étais assis, j’ordonnai au guide de demander l’explication de ce vacarme et de cet aspect menaçant.

« Venait-on pour nous dépouiller ?

— Non, répondit le chef, nous n’avons l’intention ni de vous dépouiller, ni de vous voler, ni de vous arrêter ; nous ne fermons pas la route ; mais nous voulons le tribut.

— Vous alliez le recevoir. Ne voyez-vous pas que nous avions fait halte, et qu’on ouvrait le ballot pour vous envoyer de l’étoffe ? Si nous nous sommes arrêtés loin du village, c’était pour repartir dès que le tribut serait payé ; le jour est encore jeune et nous voulions poursuivre notre marche. »

Le chef éclata de rire ; je suivis son exemple. Il était évidemment honteux de sa conduite ; car, de lui-même, il en offrit l’explication. Ses hommes, dit-il, étaient en train de couper du bois pour faire au village une nouvelle enceinte, lorsqu’un jeune gars vint le trouver, et lui rapporta qu’une caravane traversait le pays sans même dire qui la composait.

Mais toute explication devenait inutile ; nous étions maintenant bons amis. Il me raconta que depuis des mois la terre n’avait pas eu d’eau, que ses récoltes en souffraient, et il me demanda en grâce de faire pleuvoir. Je lui répondis que, malgré l’énorme supériorité des blancs sur les Arabes, et leur grande habileté en beaucoup de choses, ils n’avaient aucun pouvoir sur les nuages.

Quel que fut son désappointement, il ne douta pas de mon assertion ; et après avoir reçu le honga, qui fut très-léger, non-seulement il nous laissa partir, mais il nous accompagna pendant quelque temps pour nous indiquer le chemin.

Sur les trois heures, nous entrâmes dans une jungle épineuse ; et à cinq heures nous étions à Mouhalata, dont le territoire est gouverné par Nyamzaga.

Je m’étais lié avec un Mgogo, natif du Moulohoua, contrée située au sud-sud-est de Mouhalata et au sud de Koulabi. Ce Mgogo, qui disait m’être fort attaché, prouva ici qu’il était sincère. Il se joignit à Bombay pour faire régler le tribut, et soutint mes intérêts avec beaucoup de véhémence. Le lendemain, lorsque les gens de Koulabi voulurent nous arrêter, à propos du honga, il prit sur lui de répondre que nous venions du Kanyényi, et que nous n’étions pas sortis de l’Ougogo ; sur quoi, le chef fit un signe approbatif, et nous passâmes. À en juger par ce fait, il semblerait que les Vouagogo n’exigent rien des traitants qui se bornent à commercer dans leur province ou qui n’en franchissent pas la frontière occidentale.

Sortant de Koulabi, nous traversâmes une plaine argileuse au sol rouge et nu, où, tombant des hauteurs de l’Ousagara, dont nous avions en face de nous la chaîne d’un noir bleuâtre, le vent rugissait d’une manière effroyable. Sèches et pénétrantes, ces terribles rafales nous perçaient d’outre en outre, comme si notre corps eût été une simple gaze. Luttant bravement contre cette tempête incisive, nous traversâmes le pays de Moukamhoua ; et après avoir franchi le lit sableux d’un large cours d’eau, nous nous trouvâmes sur le territoire de Mvoumi, dernier chef de l’Ougogo, dernier exacteur de tribut. C’était le 3 avril.

Le lendemain, après avoir envoyé au sultan, par Bombay, accompagné de mon fidèle Mgogo, trente-deux mètres d’étoffe, nous nous plongeâmes dans le fourré ; et au bout de cinq heures de marche nous avions gagné les confins du Marenga Mkali, la plaine où l’eau est dure et amère.

De là j’expédiai à Zanzibar trois de mes hommes, porteurs de lettres pour le consul américain, et de dépêches télégraphiques pour le New-York Herald. Je priais le consul de renvoyer ces trois hommes le plus tôt possible avec une ou deux petites caisses de friandises, telles que pouvait les souhaiter un malheureux, affamé, exténué, détrempé et moisi. Il fut enjoint, d’autre part, aux messagers de ne faire aucune halte ; pluie, rivières, inondation, rien ne devait les arrêter ; sans quoi ils nous auraient sur les talons avant d’avoir gagné la côte. « Inchallah, bana, » répondirent-ils avec ferveur, et ils s’éloignèrent.

Le 5, poussant de joyeux hourras, nous nous plongeâmes dans les profondeurs du Marenga Mkali, dont la solitude et l’éternel silence étaient bien préférables aux bruits discordants des villages de l’Ougogo.

Pendant neuf heures, mes hommes soutinrent la marche, faisant partir devant eux, au bruit de leurs voix perçantes, les farouches rhinocéros, les timides couaggas, les bandes d’antilopes qui peuplent les jungles de cette vaste saline. Le surlendemain, par une pluie battante, nous arrivions à Mpouapoua, où Farquhar était mort.

Nous avions franchi cette longue distance — trois cent trente-huit milles (cinq cent quarante-quatre kilomètres) — depuis le 14 mars, c’est-à-dire en vingt-quatre jours, y compris les haltes : ce qui, par journée, faisait un peu plus de quatorze milles en moyenne.

Leucolé, chef de Mpouapoua, auquel j’avais laissé Farquhar, me donna sur la mort de celui-ci les détails suivants :

« Après votre départ, le Mousoungou parut aller mieux ; cela dura pendant quatre jours ; mais le lendemain matin, comme il essayait de se lever, il tomba à la renverse. À compter de ce moment, il alla de plus mal en plus mal ; dans l’après-midi, il mourut comme un homme qui s’endort. Il avait le ventre et les jambes extrêmement enflés ; et je pense qu’en tombant il se brisa quelque chose à l’intérieur, car il jetait des cris comme une personne qui a une blessure grave, et son domestique disait : « Le maître dit qu’il va mourir. »

« Quand il a été mort, nous l’avons porté sous un gros arbre, où nous l’avons laissé, après l’avoir couvert de feuilles. Son serviteur s’est emparé de tout ce qu’il avait, de son fusil, de ses vêtements, de sa couverture ; puis il s’est rendu au tembé d’un Mnyamouézi, qui se trouve près de Kisokoueh ; il y a demeuré trois mois, et à son tour il est mort.

« Il avait vendu le fusil de son maitre à un Arabe qui allait dans l’Ounyanyembé, et en avait reçu dix dotis. C’est là tout ce que je sais à l’égard du Mousoungou et de l’homme qui le servait. »

Leucolé me montra ensuite le ravin où l’on avait jeté le corps de Farquhar. J’aurais voulu faire à celui-ci un tombeau convenable ; mais en dépit des recherches les plus attentives, il me fut impossible de retrouver le moindre vestige du malheureux Écossais.

Avant de quitter Kouihara, j’avais employé mes cinquante hommes, pendant deux jours, à transporter des quartiers de roche, dont j’avais fait une enceinte de huit pieds de long sur cinq de large autour de la fosse de Shaw, voulant marquer la tombe du premier homme blanc qui mourut dans l’Ounyamouézi. D’après Livingstone, ce monument durera des siècles.

Bien que tous nos efforts pour découvrir quelque reste du pauvre Farquhar aient été sans résultat, je n’en ai pas moins fait ramasser une grande quantité de pierres, et j’en ai formé un cairn au bord du ravin, pour rappeler l’endroit où le corps avait été déposé.

Ce ne fut qu’en entrant dans la vallée de la Moukondokoua que nous commençâmes à souffrir de la faim et des rigueurs de la saison. Les torrents y étaient en furie ; la rivière, un immense flot brun, d’une force irrésistible ; les noullahs à pleins bords, tous les champs inondés ; et la pluie, qui tombait en averse diluvienne, nous annonçait ce que nous trouverions ensuite. Nous n’en poursuivîmes pas moins notre route, pressant le pas, en hommes pour qui chaque minute est précieuse, et qui fuient devant le déluge.

Trois fois, attachant d’arbre en arbre des cordes d’une rive à l’autre, nous passâmes la rivière aux anciens gués ; et nous arrivâmes le 11 à Kadétamare, dans un état de misère et d’épuisement indescriptibles. Notre camp fut établi sur une colline de la rive gauche. En face de nous, sur l’autre bord, se dressait le mont Kiboué, l’un des pics les plus élevés de la chaîne.

Le 12 avril, six heures de marche, plus pénibles que toutes les précédentes, nous firent gagner l’ouverture de la passe d’où la Moukondokoua débouche dans la plaine de la Makata. Eussions-nous ignoré que la pluie était exceptionnelle, l’aspect de la vallée nous en eut fourni la preuve. Si affreuse que nous l’eussions vue précédemment, ce n’était rien en comparaison de ce qu’elle était alors. Nous suivions de près la rivière écumante, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, parfois jusqu’à la gorge. La nécessité nous poussait ; nous avions peur d’être retenus dans l’un de ces villages jusqu’à là fin de la saison. Nous avancions donc, traversant le marécage, suivant les tunnels des jungles, franchissant les fondrières. Tout débordait ; la pluie tombait toujours, tombait à faire rejaillir l’eau en écume jaunâtre, à nous faire perdre haleine, en nous fouettant la poitrine et le visage.

Venait le soir, la nuit se passait à combattre des essaims de moustiques, noirs et voraces, et en héroïques efforts pour tâcher de dormir, ce qui n’avait lieu qu’un instant, lorsque les forces étaient complètement épuisées.

Le 13, nous sortîmes des villages de Mvoumi. Il avait plu toute la nuit, et la pluie ne cessait pas.

Les milles se succédèrent en pleine inondation, jusqu’au moment où un bras de la rivière, peu large, mais trop profond pour être passé à gué, nous arrêta.

Un arbre fut abattu et dirigé en travers du courant ; les hommes enfourchèrent cette passerelle et s’y traînèrent en poussant leurs charges devant eux. Mais soit folie, soit excès de zèle, un écervelé, du nom de Rojab, prit la caisse où étaient les papiers du docteur, et sauta dans la rivière.

Passé d’abord, afin de surveiller la traversée, je venais de gagner l’autre rive, lorsque je vis cet homme en pleine eau, avec la précieuse boîte sur la tête. Tout à coup il enfonça ; un creux avait failli l’engloutir. J’étais à l’agonie. Il se releva heureusement ; et le tenant au bout de mon revolver. « Prenez garde ! lui criai-je ; si vous lâchez cette boite, je vous tue ! »

Tous les autres s’arrêtèrent, regardant leur camarade entre ces deux périls. Quant à lui, il avançait, les yeux fixes, attachés sur le revolver ; et faisant un effort désespéré, il atteignit la rive.

Les papiers et les dépêches n’ayant subi aucun dommage, l’imprudent échappa à toute punition ; mais il lui fut enjoint de ne plus toucher à la boite, sous aucun prétexte ; et le précieux fardeau fut confié à Maganga, homme attentif et soigneux, pagazi au pied sùr, et fidèle entre tous.

Une heure après, nous avions gagné la branche principale de la rivière, dont les eaux furieuses constituaient un bien autre obstacle ; il nous suffit d’un regard pour le voir.

On travailla rudement ; quatre grands arbres furent abattus ; on se procura des liens, nous fîmes un radeau ; mais à peine l’avions-nous lancé qu’il enfonça comme du plomb.

Tous nos bouts de corde furent réunis ; nous eûmes de la sorte une ligne de cent quatre-vingts pieds, dont Choupéreh alla nouer l’extrémité à un arbre de l’autre rive. Il fut entraîné par le courant à une assez grande distance ; mais excellent nageur, il finit par aborder. On suspendit les ballots à cette corde, ainsi que tous les objets qui ne craignaient pas d’être mouillés, et on leur fit passer la rivière, en les y traînant. Moi-même et plusieurs de mes hommes, nous fûmes remorqués de la sorte, pendant que les nageurs les plus vigoureux soutenaient les enfants.

Restaient encore une partie de la bande et tous les objets que l’eau pouvait endommager. La nuit arrivait ; nous fîmes deux
« Si tous lâchez celle caisse, je vous tue ! »
camps. Sur la rive que nous venions de quitter, se trouvait une fourmilière d’une hauteur considérable, où nos hommes s’établirent. Pour nous, situés en pleine vase, nous fîmes avec de la bourbe une plate-forme circulaire, de trente pieds de diamètre, où l’on dressa ma tente, qui fut plantée au milieu, et entourée de baraques.

Position étrange que la nôtre. À cinq ou six mètres de distance était la rivière, qui ne cessait pas de grandir ; sur nos têtes un ciel obscur et fondant en eau ; autour de nous une forêt, dont la pluie fouettait les branches ; sous nos pieds une boue noire et nauséabonde.

L’aurore parut ; la rivière montait toujours et semblait nous vouer à une perte inévitable. Il fallait se hâter ; faire vite passer les gens, ainsi que les papiers, qui constituaient à mes yeux le trésor de l’expédition. Mais par quel moyen ?

Tandis que je regardais cette eau effrayante, l’idée me vint tout à coup de faire, avec deux longues perches, une sorte de civière sur laquelle seraient fixées, chacune à leur tour, les caisses de papiers et de dépêches. Deux hommes vigoureux prendraient ce brancard sur leurs épaules, et le passeraient à la nage en se tenant à la corde. Immédiatement on fit le brancard ; six couples de nageurs furent désignés parmi les plus vigoureux ; il y eut promesse d’étoffe, distribution de grogs, et le passage commença. Lorsque je vis avec quelle aisance mes gens portaient leur civière, en s’aidant du va-et-vient, je fus surpris de n’avoir pas songé plus tôt à ce procédé.

Bref, une heure après l’arrivée du premier couple, toute la bande, saine et sauve, était sur la rive orientale. Le camp fut levé ; et nous nous dirigeâmes vers le nord, à travers la forêt où, par endroits, il y avait quatre pieds d’eau.

Sept heures d’un barbotage ininterrompu, agrémenté de divers accidents, plus ou moins drôles, nous conduisirent à Réhennéko.

Là, nous nous retrouvions à la lisière de la plaine de la Makata, cette fois trop horrible pour qu’on pût songer à la franchir.

Il y avait dix jours que nous étions campés sur une colline, située près du village, quand, le 25 avril, tomba la dernière averse. Mais bien que la pluie eût cessé, nous aurions attendu un mois avant que l’inondation eût baissé de quatre pouces. L’étoffe, à l’exception de la petite quantité qui m’était nécessaire pour ma propre table, fut distribuée à mes gens, et nous partîmes. Une fois dans l’eau, à quoi bon revenir ?

Deux étapes de huit heures chacune, à travers des bourbiers, des marais, des fondrières, des ravins, des abîmes de fange ; dans l’eau jusqu’au cou, à la nage pour franchir les torrents ; et le deuxième jour, au coucher du soleil, nous arrivâmes au bord de la Makata.

Il n’est pas probable que mes hommes oublient jamais cette affreuse nuit ; elle était près de finir que pas un de nous n’avait fermé l’œil, torturés que nous étions par des nuées de moustiques qui menaçaient de nous dévorer complètement. Enfin le jour parut, et quand sonna la marche, personne n’y fit opposition.

À cinq heures du matin, nous avions passé la Makata ; mais les quatre affluents du Vouami s’étaient rejoints, et formaient devant nous un lac de six milles d’étendue. Les habitants de Kigongo nous avertirent de ne pas nous y engager, affirmant que nous aurions de l’eau par-dessus la tête. Toutefois je n’eus qu’un signe à faire à mes hommes pour continuer la route ; nous étions devenus amphibies. Cela valait mieux d’ailleurs que de rester dans l’herbe pourrie qui nous entourait ; et dans l’eau jusqu’aux genoux, jusqu’aux épaules, jusqu’au menton, portant les enfants, marchant sur la pointe du pied, subissant les épreuves que nous avions endurées la veille, nous gagnâmes la Petite-Makata. Elle avait un courant de huit nœuds à l’heure, mais seulement cinquante mètres de large ; et de l’autre côté la plaine était à sec.

Il n’y avait pas à dire, il fallait se mettre à la nage. Le courant était si fort, que là traversée fut longue. Mais l’activité, le zèle, la perspective des récompenses, doublés de cette pensée fortifiante qu’on approchait du but, firent merveille ; et deux heures après, nous étions en terre ferme.

Joyeux et pleins d’espoir, nous suivions la route unie et sèche, allant d’un pas rapide, avec le nerf et l’aisance de vétérans éprouvés : trois étapes en un jour.

Le soir, nous couchions à Simbo.

Le 29, l’Oungérengéri était passé, et nous arrivions à Simbamouenni, capitale de l’Ouségouhha. Mais quel changement ! Le torrent avait balayé toute la muraille qui le longeait, et abattu cinquante maisons. En ne prenant que le quart du chiffre qui nous fut donné, cent personnes étaient mortes.

La sultane avait pris la fuite ; les habitants s’étaient dispersés ; la ville de Kisabengo n’existait plus. Un profond canal, creusé par son fondateur pour amener sous ses murs une branche de l’Oungérengéri, et qui faisait l’orgueil du despote, avait ruiné la cité. Apiès l’avoir détruite, la rivière s’était formée un nouveau lit, à trois cents pas environ de l’ancienne muraille.

Les Vouarougourou, qui habitaient les pentes de la chaîne de Mkambakou, n’avaient pas moins souffert. Nous étions étonnés de la quantité de débris amoncelés de toutes parts, et du nombre d’arbres arrachés, tous dans la même direction, comme abattus par un vent du nord-ouest. La vallée de l’Oungérengéri, cet éden que nous avions vu si populeux, n’était plus qu’une solitude désolée.

Nous prolongeâmes l’étape jusqu’à Oulagalla. À mesure que nous avancions, il devenait plus évident qu’une tempête avait traversé le pays ; les arbres couchés en andains en fournissaient la preuve.

Une marche des plus fatigantes nous conduisit à Moussoudi ; pendant tout le trajet nous avions pu voir qu’une effrayante mortalité avait accompagné le désastre.

Interrogé par nous, le dihouan, c’est-à-dire le chef, nous fit cette réponse : « Chacun était allé se coucher, à l’heure habituelle, comme je l’avais toujours vu faire depuis que j’étais dans la vallée, que j’habite depuis vingt-cinq ans. Tout le monde dormait, quand, au milieu de la nuit, on fut réveillé par d’épouvantables roulements, tels qu’en auraient fait de nombreux tonnerres. La mort faisait son œuvre, sous la forme d’une grande masse d’eau ; on aurait dit un mur qui passait, arrachant les arbres, et emportant les maisons ; près de cent villages ont disparu.

— Et les habitants ? demandai-je.

— Dieu a pris la plupart ; les autres sont allés dans l’Oudoé. »

Il y avait six jours que le désastre avait eu lieu ; l’eau s’était retirée ; la scène mise à nu était effroyable. Sur tous les points on ne voyait que dévastation : des champs de maïs couverts de sable ; partout des débris ; le lit déserté par la rivière, béant sur une largeur d’un mille.

De tous les coups portés à la tribu des Vouakami, le plus terrible et le plus sûr lui était venu d’en haut. Le récit était vrai : des cent villages que nous avions comptés l’année précédente, il n’en restait plus que trois. C’était le cas de répéter avec le vieux chef : « Dieu est tout-puissant ; qui peut lui résister ? »

30 avril. Nous brûlons Msouhoua et nous nous précipitons dans la jungle, qui, l’année dernière, nous a donné tant de peine. En dehors du couloir que nous suivons, elle est si épaisse qu’un tigre ne pourrait y ramper, si résistante qu’un éléphant ne la déchirerait pas. Quelle fétidité, quel poison ! Recueillis et concentrés, les miasmes que l’on respire ici auraient une action foudroyante ; l’acide prussique ne serait pas plus fatal.

Horreurs sur horreurs, dans cette caverne épineuse : des boas sur nos têtes, des serpents, des scorpions sous nos pieds ; des crabes, des tortues, des iguanes, des légions de fourmis, dont les morsures brûlantes nous font bondir et nous tordre comme des damnés. Puis les dards et les lances des cactus ; les grappins, les aiguilles des broussailles ; la fange qui vous monte jusqu’aux genoux, le manque d’air, les effluves putrides. On ne comprend pas que l’on sorte vivant d’un pareil endroit. Et ces plaies, aussi nombreuses que celles de l’ancienne Égypte, se rencontrent souvent dans cette région. Enfin nous leur avons échappé ; et bien d’autres, qui en subiront les atteintes, leur échapperont comme nous.

1er mai. Kingarou Hera. On nous dit qu’un terrible ouragan a fait rage à Zanzibar ; qu’il a détruit toutes les maisons, brisé tous les navires, et fait les mêmes désastres à Bagamoyo et à Vhouindé ; mais je connais maintenant les tendances exagératrices des Africains. Toutefois, d’après ce que nous avons vu dans l’intérieur, il est possible que les dégâts soient considérables.

Autre nouvelle, et tout à fait imprévue : il y a, dit-on, à Bagamoyo des hommes blancs, sur le point de partir pour se mettre à ma recherche. Qui peut me chercher ? Je ne le devine pas. Ils auront eu vent de mon expédition ; mais comment ont-ils pu savoir que j’allais moi-même à la recherche de quelqu’un, puisque la première fois que j’en ai parlé, c’était dans l’Ounyamouézi ?

2 mai. Rosako. Au moment où j’entrais dans le village, y arrivaient les trois hommes que j’avais expédiés à Zanzibar. Ils m’apportaient de la part de M. Webb, toujours généreux, quelques bouteilles de Champagne, quelques pots de confiture et deux boîtes de biscuit de Boston. Toutes choses que les rudes épreuves de ces derniers temps m’ont fait bien accueillir.

Dans l’une des boîtes se trouvaient soigneusement pliés, quatre numéros de l’Herald. L’un de ces numéros contenait la correspondance que j’ai envoyée de Kouihara. Beaucoup de fautes d’impression, surtout dans les noms propres. Je suppose que mon écriture était illisible, par suite de mon état de faiblesse.

Un autre numéro de l’Herald donnait des extraits de différents journaux, dans lesquels mon voyage est regardé comme un mythe. Hélas ! il a eu pour moi d’affreuses réalités : fatigues, maladies, inquiétudes, angoisses de tout genre — presque le tombeau. Dix-huit hommes ont payé de leur vie la part qu’ils y ont prise. Ce n’est pas un mythe que le sort de Shaw et celui de Farquhar ; pauvres camarades ! leur mort n’est que trop réelle.

L’un de ces articles, fait par un journaliste du Tennesse, après avoir finement raillé l’entreprise, se termine par les lignes suivantes :

« Le destin de cette expédition est réglé. À moins que Livingstone ne reparaisse dans le monde civilisé, ne vous attendez pas à entendre reparler de ce commissionné de l’Herald. Il enfoncera dans quelque autre marais de la Makata, et suivra la même voie que son chien, l’infortuné Omar (sic semper). »

Ainsi, pendant que je traversais l’Afrique pour accomplir un message que, dans mon innocence, je supposais devoir obtenir les éloges de tout chrétien, il se trouvait des gens qui désiraient ma perte. C’est étonnant comme la civilisation diffère peu de la barbarie, et combien est mince la ligne qui sépare certains blancs des sauvages à peau noire.

J’ai vu ceux-ci aimables et bons pour qui ne les maltraite pas ; et le sentiment contenu dans l’extrait de ce journal m’annonce ce qui m’attend dans mon propre pays. En tout cas, s’il m’est donné d’y revenir, j’aurai la partie belle ; les rieurs seront de mon côté.

Une lettre de Zanzibar me dit en effet qu’il y a à Bagamoyo une expédition dont le but est de chercher Livingstone et de lui porter secours. Que fera maintenant cette expédition ? Livingstone est retrouvé et secouru. Il n’a plus besoin de rien ; il le dit lui-même. C’est un malheur que les chefs de cette entreprise ne soient pas partis plus tôt ; ils auraient pu continuer leur marche en toute convenance, et auraient reçu bon accueil.

4 mai. Arrivés au bac du Kingani, nous n’avons pas pu nous faire entendre du passeur. Entre nous et Bagamoyo est une plaine entièrement inondée, et qui n’a pas moins de quatre milles de large. La traversée d’une pareille étendue nous demandera beaucoup de temps.

5 mai. Kingouéré, le propriétaire du bac, est arrivé à onze heures de Gongoni, village qu’il habite, et qui est situé de l’autre côté de l’inondation. Quelle lenteur ! c’est à croire qu’il descend de quelque roi Soliveau, de ses noires grenouillères ; je n’ai vu nulle part l’inertie caractéristique de ce royal personnage plus fidèlement représentée.

Enfin arrivèrent les deux pirogues mal dégrossies et tournoyantes de notre passeur, qui ne put emmener à la fois que douze d’entre nous. Il était trois heures quand j’arrivai à Gongoni.

6 mai. La promesse d’une gratification de cinq dollars, en numéraire, ayant fait comprendre à Kingouéré la nécessité pour lui d’agir lestement, j’ai la satisfaction de voir arriver le dernier de mes hommes à trois heures et demie.

Une heure après nous sommes en route, et d’une allure que jamais, en aucun temps, ma bande n’a égalée. Pas un de ses membres dont l’exaltation ne soit au comble ; il y a dans leur marche un élan, une impétuosité qui annonce clairement ce qui se passe dans leur esprit. Mes sentiments, du reste, me donnent la mesure des leurs, et j’avoue sans honte la grande joie qui me possède. Je suis fier de penser que j’ai réussi ; mais franchement j’en suis moins heureux que de l’espérance de m’asseoir demain à une table chargée des excellentes choses de ce monde. Quel honneur je vais faire au jambon, aux pommes de terre, au vrai pain !

C’est déplorable, n’est-ce pas, un pareil état moral ? Ah ! mes amis, attendez que la famine ou des aliments grossiers, une nourriture écœurante, vous ait réduits à l’état de squelette, que vous ayez traversé les boues recouvertes d’eau de la Makala, fait cinq cent vingt-cinq milles[3] à pied en trente-cinq jours, par le temps que nous avons eu, et vous penserez aussi qu’un tel repas est digne des dieux.

Certes, après avoir accompli notre mission, après les fatigues, les anxiétés du voyage, les querelles avec les chefs cupides, après la marche de cette dernière quinzaine dans les marais du Styx, nous sommes heureux d’approcher du repos de Beulah.

Pouvons-nous faire autrement que d’exprimer notre bonheur en brûlant notre poudre jusqu’au dernier grain, en poussant des hourras jusqu’à en être enroués, en saluant de nos yambos tous ceux qui arrivent de la côte ?

Assurément non, pensent tous mes Vouangouana ; et je partage si bien leur ivresse, que je leur permets toutes les extravagances.

Nous entrons à Bagamoyo au coucher du soleil. « De nouveaux pèlerins dans la ville ! » disait-on à Beulah. « Le Mousoungou est revenu, » crie-t-on à Bagamoyo ; et demain nous atteindrons Zanzibar ; nous franchirons la Porte-d’Or ; nous ne verrons, ne sentirons, ne goûterons plus rien qui répugne à l’estomac.

La trompe du kirangozi a la puissance du cor d’Astolphe. Arabes et indigènes nous entourent. Ce drapeau, dont les étoiles ont brillé sur le Tanganika, dont la vue a promis assistance à Livingstone en détresse, est de retour à la côte ; il y reparaît déchiré, en lambeaux, mais avec honneur.

Nous sommes dans la ville. Sur les marches d’une grande maison je vois un homme vêtu de flanelle et coiffé d’un casque pareil à celui que je porte ; il est jeune, a des favoris roussâtres, la physionomie spirituelle et vive, tandis qu’une légère inclinaison de tête lui donne un certain air pensif.

Un homme de race blanche est à mes yeux presque un parent ; je me dirige vers celui-ci, il vient à ma rencontre ; une poignée de main chaleureuse, — nous ne nous embrassons pas ; à cela près, rien ne manque à notre accueil.

« N’entrez-vous pas ? me dit-il.

— Non, merci.

— Qu’allez-vous prendre ? de la bière, du stout, ou de l’eau-de-vie ? Eh ! par George ! s’écria-t-il avec impétuosité, je vous félicite de votre éclatant succès. »

Je reconnus alors qu’il était Anglais ; c’est leur manière de faire les choses ; toutefois, en Afrique, l’habitude aurait pu changer. Un succès éclatant ! Est-ce de la sorte qu’ils l’envisagent ? Tant mieux. Mais comment a-t-il pu le savoir ? Ah ! j’oubliais mes trois soldats ; ce sont eux qui ont jasé.

« Merci, je ne prendrai rien, répondis-je.

— Vous accepterez de la bière, camarade, et tout de suite, ou je vous fais sortir sept jurons de la gorge, reprit-il avec enjouement. »

De ce ton vif et léger qui était dans sa nature, il m’eut bientôt appris qui il était et ce qu’il venait faire ; mis au courant de ses espérances, de ses idées, de ses sentiments sur presque toutes choses. Il s’appelait William Henn, était lieutenant de la marine royale et chef de l’expédition que la Société de géographie de Londres envoyait à la recherche de Livingstone. Il avait d’abord, à ce dernier égard, été sous les ordres du lieutenant Llewellyn S. Dawson ; mais celui-ci, en apprenant que j’avais trouvé le docteur, s’était rendu chez le consul et avait résigné ses fonctions, dont le lieutenant Henn avait été formellement investi.

Mister Charles New, un membre de la mission de Mombas, s’était, par le même motif, également retiré de l’expédition dont il avait fait partie au début.

« Si bien qu’aujourd’hui, continua le lieutenant, nous ne sommes plus que deux. M. Oswatd Livingstone, second fils du docteur, et moi.

— M. Oswald est ici, m’écriai-je, au comble de la surprise.

— Vous allez le voir, il va venir tout à l’heure.

— Et maintenant, que pensez-vous faire ?

— Je ne crois pas utile de partir ; vous avez dégonflé mes voiles. S’il n’a plus besoin de rien, à quoi bon faire le voyage ? N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Cela dépend des ordres que vous avez reçus ; vous les connaissez mieux que moi. Si vous n’avez pour mission que de chercher Livingstone et de lui porter secours, je peux vous affirmer qu’il a été trouvé et secouru ; il ne lui manque plus qu’un petit nombre d’objets, dont il m’a donné la liste, objets que tous n’avez pas, j’ose le dire. Mais dans tous les cas, son fils doit aller le voir ; je lui procurerai facilement tous les hommes nécessaires.

— Très-bien. S’il a tout ce qu’il lui faut, je n’ai pas besoin d’y aller.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je pensais avoir là une belle occasion de sport. J’ai la passion de la chasse, et j’aurais aimé à tuer un éléphant d’Afrique.

— Certes, Livingstone n’a pas besoin de vous. Il est approvisionné de manière à finir confortablement son voyage ; ce sont ses propres termes ; et il doit s’y connaître. S’il lui avait fallu autre chose, il l’aurait marqué sur sa liste. Et vous-même, êtes-vous bien pourvu ?

— Oh ! dit-il en riant, notre magasin est rempli d’étoffe et de grains de verre ; nous en avons cent quatre-vingt-dix charges.

— Cent quatre-vingt-dix charges !

— Oui.

— Et que ferez-vous de tout cela ? Il n’y a pas assez d’hommes sur la côte pour le transport d’une pareille cargaison. Cent quatre-vingt-dix charges ! Mais il vous faudra deux cent quarante pagazis, car vous serez obligé d’avoir au moins cinquante surnuméraires. »

À ce moment entra un jeune homme blond, grand et mince, ayant l’air fort distingué, la peau blanche, les yeux bruns et étincelants ; il me fut présenté par le lieutenant Henn : « Monsieur Oswald Livingstone. » Formalité superflue ; car ce jeune homme avait dans les traits beaucoup de ce qui caractérise ceux du docteur. Je remarquai chez lui tout d’abord un air de résolution calme. Dans le salut qu’il m’adressa, il fut peut-être un peu réservé ; mais je l’attribuai à une nature réfléchie qui faisait bien augurer de l’avenir.

Il serait difficile de voir un plus grand contraste que celui que présentaient ces deux jeunes gens. L’un était expansif, évaporé effervescent, d’une vitalité débordante, d’un esprit jovial, toujours prêt à rire. L’autre était calme jusqu’à la froideur, avait les manières tranquilles, l’esprit sérieux, l’air ferme, le visage impassible, mais vivifié par des yeux pleins d’éclairs.

De ces deux hommes, le dernier, bien mieux que le précédent, m’aurait paru convenir pour diriger une expédition. Toutefois, si le lieutenant Henn avait les qualités de résistance, — je ne parle pas de la vigueur physique, mais de la force morale qui supporte les calamités, et qui persévère en dépit de la souffrance et des obstacles — son élan, son entrain, sa gaieté communicative en auraient fait un précieux compagnon.

Par sa nature, Oswald semblait plus capable de porter le fardeau du commandement et de la responsabilité qui en résulte. William Henn, avec sa vivacité, son humeur primesautière et mobile, paraissait trop jeune pour une si lourde charge, bien qu’il fut d’un âge plus avancé,

« Nous parlions de vous, monsieur Livingstone ; et je disais au lieutenant que, quelle que fût sa détermination, vous deviez aller rejoindre monsieur votre père.

— Tel est mon désir.

— À merveille. Je vous procurerai les porteurs dont votre père a besoin, ainsi que les objets qui lui manquent. Mes hommes reprendront sans peine le chemin de l’Ounyanyembé, ils le connaissent parfaitement, c’est un grand avantage. Ils savent la conduite qu’il faut tenir avec les chefs ; vous n’aurez pas à vous inquiéter d’eux ; la seule chose sera de les tenir en haleine ; le grand point est d’aller vite, votre père les attend.

— S’il ne faut que cela, je saurai les faire marcher.

— Cela ne sera pas difficile ; leur charge sera légère, et ils feront aisément de longues étapes. »

Ce fut dès lors une affaire réglée. Le lieutenant Henn persistait à penser que le docteur ayant été secouru, il n’avait pas besoin de partir ; mais avant de résigner ses fonctions, il voulait en parler an consul ; et il résolut de passer à Zanzibar le lendemain, avec l’expédition du New-York Herald.

Il était deux heures du matin lorsque nous nous séparâmes. Le lieutenant m’avait offert l’hospitalité ; mon lit était vraiment confortable. La chambre renfermait une quantité de bagages, parmi lesquels certains objets, tels que havresacs, portemanteaux, sacs de nuit, chemises en cuir pour les armes, etc., etc., montraient l’inexpérience de ceux qui pensaient en faire usage. Mais quelques jours de marche auraient bientôt amoindri l’amas de superfluités dont s’encombre tout voyageur novice.

Ah ! quel soupir de soulagement accompagna cette pensée qui me vint, lorsque je tombai sur ma couche : Dieu merci ! la marche est terminée

  1. On se rappelle que M. Stanley fut accusé d’avoir forgé cette lettre, et que la production de ce témoignage le fit traiter de faussaire.(Note du traducteur.)
  2. À cette époque, sir Roderick était mort. (Note du traducteur.)
  3. Près de neuf cents kilomètres.