Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/16


CHAPITRE XVI

D’Oujiji à Kouihara.


Ce fut avec une joie réelle que nous nous retrouvâmes chez nous, assis tous les deux sur la peau d’ours, sur le tapis de Perse, sur les nattes fraîches et neuves, le dos appuyé contre le mur, sirotant notre tasse de thé, comme des gens qui ont toutes leurs aises, et causant des incidents du picnic, ainsi que le docteur appelait notre voyage au Roussizi.

Bien que notre maison fût plus que modeste, et que nous n’eussions pour serviteurs que des barbares peu vêtus, il nous semblait être revenus au bon vieux temps que nous aimions à nous rappeler. Cette maison, d’ailleurs, si humble qu’elle fût d’apparence, évoquait chez moi les plus doux souvenirs. C’était là que j’avais rencontré Livingstone après ce long voyage, si rempli d’inquiétudes ; là que j’avais écouté sa merveilleuse histoire, et la description des lieux enchantés qu’il a vus à l’ouest du Tanganika ; là enfin que je l’avais connu, admiré de plus en plus tous les jours, et que j’avais eu cette joie de lui entendre dire, non-seulement qu’il acceptait mon escorte pour se rendre à Kouihara, mais qu’il me permettait de faire les frais du voyage.

Tant que je vivrai, ces pauvres murailles de terre, ces chevrons nus, cette couverture de chaume, cette véranda auront pour moi un intérêt historique ; et j’ai voulu immortaliser l’humble demeure en en faisant le croquis.

J’ai dit que mon admiration pour Livingstone avait grandi de jour en jour ; rien n’est plus vrai. Cet homme, près duquel je m’étais rendu sans éprouver d’autre intérêt que celui qu’eût fait naître en moi n’importe quel personnage, dont j’aurais eu à dépeindre le caractère ou à détailler les opinions, cet homme avait fait ma conquête.

Mon intention bien arrêtée, je l’affirme, était de prendre note de ses paroles et de sa manière de vivre, de me pénétrer de son visage et de lui tirer ma révérence.

Qu’il eût des façons brusques et l’humeur désagréable, qu’il dût me chercher querelle immédiatement, ne faisait dans mon esprit aucun doute. D’ailleurs il était Anglais ; peut-être un homme se servant d’un lorgnon, et qui, à travers son monocle, me lancerait un regard féroce ou glacial — l’un et l’autre se valant. Peut-être qu’à mon approche il ferait quatre pas en arrière, comme le jeune cornette des cavaliers du Sindh, que j’ai trouvé en Abyssinie, et me dirait d’un ton bref : « À qui ai-je l’honneur de parler ? » Ou, d’un air méprisant, comme ce vieux général, sir *** : « Que demandez-vous ? » ou bien il me jetterait ces paroles à la tête : « Qui êtes-vous, monsieur ? »

Vraiment, d’après mes anciens rapports avec les gentlemen anglais, je n’aurais pas été surpris de l’entendre m’accueillir par ces mots : « Puis-je vous demander, monsieur, si vous avez une lettre d’introduction pour moi ? » En pareil cas je me serais retiré sur les hauteurs qui dominent le village ; et le troisième jour, me tournant vers la côte, je serais revenu dire à la civilisation comment j’avais été snobbé[1].

Mais Livingstone, véritable chrétien, esprit noble et généreux, homme loyal, agit comme un héros ; il m’offrit sa maison, me dit qu’il était joyeux de me voir, que je le rappelais à la vie, et alla mieux tout de suite pour me prouver la sincérité de ses paroles. Puis quand la fièvre me suspendit entre la vie et la mort, il me soigna comme si j’avais été son fils.

Est-il donc étonnant que j’aime cet homme, dont le cœur est si bon, l’esprit si élevé, et dont le visage reflète si bien le moral ?

Dans mon affection pour lui, il m’arrivait parfois de m’écrier : « Mais votre famille, docteur, votre famille ! Elle voudrait tant vous voir ! Laissez-moi vous emmener ; j’ai promis de vous reconduire ; je vous suivrai pas à pas. Vous aurez le meilleur âne qui soit dans l’Ounyamouézi : vous ne manquerez de rien ; vos désirs seront des ordres. Les sources du Nil peuvent bien attendre. Rentrez chez vous ; et dans un an, quand votre santé sera rétablie, vous reviendrez reprendre vos travaux. »
Habitation de Livingstone à Oujiji.

Mais sa réponse était toujours la même : « Je serais assurément très-heureux de voir ma famille, oh ! bien heureux ! les lettres de mes enfants m’émeuvent plus que je ne saurais le dire ; mais je ne peux pas m’en aller : il faut que je finisse ma tâche. C’est le manque de ressources, je vous le répète, qui m’a seul retardé. Sans cela j’aurais complété mes découvertes, suivi la rivière, que je croîs être le Nil, jusqu’à sa jonction avec le lac de Baker, ou avec la branche de Pétherick.

« Un mois de plus dans cette direction, et j’aurais pu dire : Mon œuvre est terminée. Pourquoi s’être adressé aux Banians pour avoir des hommes ? Je ne le devine pas. Le docteur Kirk savait bien ce que valent les esclaves ; comment a-t-il persisté à leur confier mes bagages ? »

Quelques-uns des gens dont le mauvais vouloir avait obligé Livingstone de revenir sur ses pas étaient encore à Oujiji, et avaient entre les mains des carabines d’Enfield appartenant au docteur, carabines qu’ils prétendaient retenir jusqu’à ce que leur solde fût entièrement payée. Mais comme ils avaient reçu du consul chacun soixante dollars pour escorter le voyageur dans tous tes endroits où celui-ci voudrait se rendre, et que, bien loin de le suivre, ils l’avaient arrêté dans sa marche, il ne leur était rien dû ; moins que cela : il aurait été absurde de leur faire un abandon qui eût été l’approbation de leur conduite.

J’avais entendu les vieux cheiks, amis du docteur, lui conseiller d’un ton doucereux de ne pas exiger le retour de ces carabines ; j’avais vu à cet égard, l’obstination des mutins, et j’avais dit hautement ce que j’en pensais chez Séid ben Médjid ; cela même dans l’intérêt des Arabes. Puis j’avais attendu, espérant que l’opinion émise aurait assez d’influence pour me dispenser de recourir à la force. Mais un mois s’étant écoulé sans que les armes fussent rapportées au docteur, je demandai et j’obtins la permission de les prendre.

Souzi, non moins brave que dévoué, et qui eût valu son pesant d’or s’il n’avait pas été un voleur incorrigible, fut envoyé sur-le-champ avec une douzaine de mes hommes, l’arme au poing, chercher ces carabines.

L’instant d’après, c’était une affaire faite.

Le docteur, ainsi qu’on l’a vu plus haut, avait accepté de venir avec moi dans l’Ounyanyembé, afin d’y prendre les objets que le consul d’Angleterre lui avait expédiés de Zanzibar, le 1er novembre 1870.

C’était moi qui allais diriger la caravane, ce qui m’imposait le devoir d’étudier sérieusement les différents chemins parmi lesquels il y avait à choisir. Je ne me dissimulais pas, qu’en me chargeant d’escorter un pareil homme, j’assumais sur ma tête une lourde responsabilité. Outre mes sentiments personnels, très-engagés dans la question, quels reproches ne me seraient pas adressés en cas de malheur !  Ah ! dirait-on, s’il n’avait pas accompagné Stanley, il vivrait encore. »

Je pris donc la carte que j’avais faite, — elle m’inspirait toute confiance — je traçai d’après elle le plan d’une route qui nous permettrait d’échapper au tribut, sans nous offrir d’autre inconvénient que celui des fourrés dont elle était couverte.

Cette route paisible nous conduirait d’abord au cap Tongoué, que nous atteindrions par le lac, en suivant la côte de l’Oukaranga et celle de l’Oukahouendi. Arrivés au Tongoué, nous serions sous le parallèle d’Itaga, village du sultan d’Imréra ; et nous rejoindrions mon ancienne route à l’endroit où le pillage des Vouahha et des Vouavinza n’était plus à craindre. Si je gagnais Imréra, ainsi que je me le proposais, ce serait en outre la preuve de l’exactitude de ma carte. Le docteur, auquel je soumis ce projet, en ayant reconnu les avantages, et le croyant praticable, il fut décidé que nous prendrions cette ligne.

Depuis le 13 décembre, époque de notre retour de l’embouchure du Roussizi, Livingstone n’avait pas cessé d’écrire, préparant les lettres qu’il voulait me confier, et reportant sur son énorme journal les notes que renfermaient ses carnets. Tandis qu’il se livrait à ce dernier travail, je profitai des moments où il réfléchissait aux régions qu’il avait parcourues, pour faire le portrait ci-joint, portrait devenu fort ressemblant, grâce à l’artiste, qui, par intuition, a vu les défauts de mon esquisse et les a corrigés d’une façon très-exacte.

Dès le premier jour Livingstone avait écrit à M. Bennett les pages qui contiennent ses remercîments, et auxquelles je le priai de ne rien ajouter, l’expression de sa gratitude y étant pleine et entière. Je connaissais trop bien M. Bennett pour ne pas être sûr qu’il en serait satisfait ; car la nouvelle de l’existence du voyageur était pour lui ce qu’il y avait de plus précieux.

Dans la dernière quinzaine de décembre, ce fut à ses enfants, à Murchison, à lord Granville, que le docteur écrivit. Il voulait aussi écrire au comte de Clarendon ; et ce fut pour moi une chose douloureuse d’avoir à lui annoncer la mort de cet homme de mérite.

Pendant qu’il faisait sa correspondance, je m’occupais des bagages, de leur division, de leur mise en caisse ou en ballots, et de tous les préparatifs nécessaires. Mes hommes devaient seuls être chargés du transport ; j’avais résolu d’en exonérer les gens
Livingstone écrivant son journal.
de Livingstone, en raison de leur noble conduite à l’égard de leur maître.

Le 20 décembre, la saison pluvieuse débuta par une averse, accompagnée de grêle et de tonnerre ; le thermomètre descendit au-dessous de 19° centigrades. Dans la soirée je fus pris d’une urticaire, avant-coureur d’un accès de fièvre, et qui me mit dans un état déplorable ; c’était la troisième fois que cette éruption m’arrivait depuis que j’étais en Afrique. L’accès qui lui succéda se prolongea pendant quatre jours, avec rémittence ; ce qui est le genre de fièvre le plus dangereux, celui qui a fait tant de victimes parmi les explorateurs des rives du Zambèse, du Nil blanc, du Congo et du Niger.

Ce terrible accès était le quatrième depuis ma réunion avec Livingstone. L’activité de là marche, l’espoir de réussir, l’impatience d’arriver, la surexcitation causée par les obstacles, m’avaient préservé du mal pendant la dernière partie du voyage ; mais dans le repos qui suivit le grand événement, tous les ressorts se détendirent et la fièvre ne trouva plus de résistance.

Arriva le jour de Noël ; célébrer la fête par un grand repas, suivant l’usage des pays anglo-saxons, avait été convenu entre le docteur et moi. La fièvre m’avait quitté la veille ; et dès le matin, bien que d’une extrême faiblesse, j’étais sur pied, chapitrant Férajji, tâchant de lui faire comprendre la solennité du jour, et d’inculquer à cet animal trop dodu quelques-uns des secrets de l’art culinaire.

Œufs frais, mouton gras, chèvre, laitage, fleur de farine, poisson, patates, oignons, bananes, pombé, vin de palme, etc., etc., avaient été pris au marché, ou procurés par le bon vieux cheik Moéni Khéri. Mais hélas ! j’étais trop faible pour surveiller la cuisine ; et le rôti fut brûlé, la tarte mal cuite, le dîner manqué. Si Férajji, le sacripant à cervelle obtuse, ne fut pas fouaillé, c’est que je n’en avais pas la force. Mon regard seul put lui témoigner ma colère, un regard qui eût foudroyé un homme de cœur ; mais le traître se mit à rire, et profita, je crois, du rôti, des pâtés, des entremets, de tout ce que sa négligence avait rendu immangeable pour des civilisés.

Nous n’avions plus qu’à partir. Séid ben Médjid, à la tête de trois cents hommes, ayant tous des mousquets, avait quitté Oujiji pour aller attaquer Mirambo, le noir Bonaparte qui lui avait tué son fils. Un beau guerrier que ce vieux chef intrépide, altéré de vengeance, et tenant à la main son fusil d’une longueur de sept pieds. Il s’était mis en marche le 13 décembre ; nous étions alors sur le Tanganika ; mais avant de s’éloigner il avait donné des ordres pour qu’on nous laissât l’usage de son canot. Une seconde pirogue beaucoup plus grande, nous était gracieusement prêtée par Moéni Khéri. J’avais acheté des ânes, dont l’un était destiné au docteur, dans le cas où la marche lui deviendrait pénible. Nous avions des chèvres laitières et quelques moutons gras, en prévision de la traversée des jungles. La bonne Halimah nous avait préparé un sac de farine de maïs, comme elle seule pouvait le faire dans son dévouement à son maître ; Hamoydah, son mari, l’avait librement assistée dans ce travail d’une si grande importance.

À notre provision de grain et de viande, s’ajoutaient du fromage, du thé, du café ; nous étions largement pourvus d’étoffe ; et nos équipages, formés en partie d’indigènes, qui devaient ramener les pirogues, étaient au complet.

Le 27 décembre arriva ; c’était le jour du départ.

Les canots sont chargés, les rameurs à leurs bancs, le drapeau anglais hissé à l’arrière de la petite embarcation qui va recevoir le docteur ; celui des États-Unis se déploie au-dessus de la nôtre, et livre à la brise ses larges plis qu’elle agite gaiement.

Impossible pour moi de regarder ces bannières sans m’enorgueillir de voir les deux nations anglo-saxonnes représentées sur cette mer intérieure, à la face de cette nature primitive, de ces peuplades sauvages.

Nous sommes escortés par les Arabes. Sur la rive se pressent les gens de Zanzibar, les fils émerveillés de l’Ounyamouézi, les Vouagouhha et les Vouajiji, bouche béante, les Vouaroundi, calmes cette fois et même chagrins de voir partir les hommes blancs — « pour s’en aller où donc ? » Ils le demandent tous.

Les derniers mots s’échangent ; un ou deux quidams s’efforcent de paraître émus et de faire du sentiment, surtout l’affreux Mohammed, ce métis, compagnon du docteur en 1869. Je laisse tomber ses paroles sans rien dire, et ne proteste pas contre l’emphase de sa poignée de main ; mais je ne suis pas fâché de le voir pour la dernière fois ; sa trahison à l’égard de Livingstone m’est toujours présente. Il me charge d’une foule de salaams pour ses amis de l’Ounyanyembé, pour tous ceux que je verrai là-bas. Si je m’acquittais de la commission, on me prendrait pour un imbécile.

Nos pirogues furent repoussées du banc d’argile, qui est au bas de la place du marché ; et je dis un adieu probablement éternel au port d’Oujiji, dont le nom est à jamais consacré dans ma mémoire.

Conduits par Asmani et par Bombay, nos hommes marchaient sur la rive que nous suivions d’aussi près que possible. Leurs charges, formant notre cargaison, ils étaient sans fardeau, et se hâtaient, afin de nous rejoindre à l’embouchure des rivières, où il était convenu que nous les attendrions pour les passer.

Le canot du docteur, plus court d’un tiers environ que le mien, prit l’avance ; et le drapeau britannique, emmanché d’un bambou, fila dans l’air comme un rouge météore, nous indiquant la route. Fixée à une hampe beaucoup plus longue, la bannière étoilée, déjà bien plus grande par elle-même, portait infiniment plus haut ses glorieuses couleurs, ce qui fit dire plaisamment à Livingstone, qu’à la première halte il abattrait le plus beau palmier de la côte pour remplacer son bambou, car il n’était pas décent que le pavillon anglais fût tellement plus bas que celui des États-Unis.

Tout à coup éclata le chant des mariniers de Zanzibar, dont le joyeux refrain : Kinan de ré ré kitunga, fut repris en chœur par nos Vouajiji ; et chacun de ramer follement jusqu’à ce que la sueur lui coulât de tous les pores.

Ils se ralentirent ; presque un temps d’arrêt ; puis le chant de la Mrima : O mama, ré dé mi ky, les fit repartir avec extravagance.

C’étaient par ces accès de chants et de courses folles, entremêlés de rires, de grognements sourds, de cris aigus, de souffles prolongés, reproduits par tous les autres, que ceux de nos hommes, qui faisaient partie de l’équipage, exprimaient leur joie du retour et de la sûreté de ia route que nous avions prise.

« Nous échappons aux Vouahha, ha ! ha !
Les Vouavinza n’auront pas nos cadeaux, ho ! ho !
Mionvou ne prendra pas nos todis, hi ! hi !
Et Kiala ne nous verra plus, hu ! hu ! »

s’écriaient-ils en donnant des coups de rame dont les vieux canots frémissaient de l’avant à l’arrière.

Sur la rive nos gens partageaient cette ivresse, et reprenaient en chœur les refrains des canotiers. Quand nous avions à doubler un cap, on les voyait presser le pas pour regagner le terrain que leur avait fait perdre notre traversée d’une baie. Kaloulou, Bilali, Madjouara, les trois enfants, bondissaient au milieu des chèvres, des moutons et des ânes, qui participaient à la gaieté générale. La nature elle-même, fière et sauvage, avec sa coupole bleue s’élevant à l’infini, son immense verdure, ses profondeurs, son lac étincelant, sa sérénité imposante, augmentait notre joie et semblait y prendre part.

Vers dix heures nous nous arrêtâmes chez Kirindo, un vieux chef dont l’affection pour Livingstone et l’animosité contre les Arabes étaient connues de tout le monde. Les Arabes ne s’expli
Retour au pays.
quaient pas ce phénomène, qui était facile à comprendre : le docteur n’avait jamais eu que de bonnes paroles pour ce vieillard, tandis que les autres, loin de le traiter comme un chef, ne le considéraient même pas comme un homme.

La résidence de Kirindo se trouve à l’embouchure du Liouké, dont, à cette époque, les eaux étaient grandes, et qui, se jetant dans le lac à travers une forêt d’eschinomènes, où il roule paresseusement et s’étale dans la vase, nous offrait une largeur d’un mille et demi.

Cette large embouchure forme la baie d’Oukaranga, ainsi appelée d’un village de ce nom, situé en face de celui de Kirindo, à quelques centaines de pas du lac ; village où nous devions nous arrêter.

Ici, nos marcheurs devaient nous rejoindre ; ils ne se firent pas attendre. Tous les bagages furent sortis de la grande pirogue et arrimés dans le petit canot, où quelques rameurs d’élite se placèrent avec Livingstone, qui passa le premier sur l’autre bord afin d’y surveiller l’installation du camp.

Je restai avec le gros de la bande pour faire garrotter les ânes, de façon à ce qu’ils ne puissent bouger, ce que leur caractère vicieux rendait indispensable. Autrement ils auraient fait chavirer la barque et seraient devenus la proie des nombreux crocodiles qui nous entouraient, dans l’espoir d’une aubaine.

Solidement attachées, nos bêtes rétives furent placées au fond, de la grande pirogue ; puis on embarqua les chèvres, puis les moutons. Enfin un dernier tour me déposa de l’autre côté avec le reste de la caravane. Le passage avait duré quatre heures, et s’était opéré sans accident, bien qu’à proximité dangereuse d’une troupe d’hippopotames. La marche suivante se fit dans le même ordre et de la même manière que celle de la veille : serrant toujours la côte, ou, chaque fois que le vent le permettait, franchissant l’ouverture des nombreuses petites baies qui festonnent le rivage. Celui-ci était d’un vert splendide qu’il devait aux ondées récentes ; et le lac reflétait le bleu du ciel non moins fidèlement qu’un miroir.

Les hippopotames abondaient ; ceux que nous vîmes ce jour-là avaient le cou et la base des oreilles entourés de lignes rougeâtres. Un de ces monstres, venant à sortir de l’eau au moment où nous nous approchions de la rive, et nous voyant fondre sur lui, replongea tout à coup avec une vigueur effrayante, se déployant à nos yeux dans toute sa longueur.

Entre l’embouchure du Liouké et celle du Malagarazi, à peu près à égale distance des deux rivières, nous vîmes un camp dressé au bord du lac. C’était celui de Mohammed ben Ghérib, un Msahouahili dont j’avais souvent entendu parler au docteur, comme de l’un des musulmans les plus honnêtes et les plus généreux qu’il y eût dans l’Afrique centrale. Mohammed, en effet, me parut être d’une grande bienveillance et sa figure portait une empreinte peu commune : celle d’une entière franchise.

La végétation continuait à être excessive et le paysage intéressant ; à chaque détour c’étaient de nouvelles beautés. Près de l’embouchure du Malagarazi, le calcaire tendre qui forme la plupart des falaises et des promontoires a été curieusement fouillé par les vagues.

Il était deux heures lorsque nous atteignîmes la bouche du fleuve ; nous avions fait dix-huit milles à partir d’Oukaranga. Notre bande n’arriva que trois heures après et accablée de fatigue. La traversée de la rivière fut remise au lendemain, qu’elle employa presqu’en entier.

Pour des civilisés qui s’établiraient dans cet endroit, le Malagarazi aurait l’énorme avantage de les rapprocher de la côte ; il est navigable sur une longueur de près de cent milles, et permettrait, en toute saison, de remonter jusqu’aux villages de Kiala, d’où l’on gagnerait l’Ounyanyembé par une voie directe qu’il serait facile d’ouvrir. Des missionnaires en profiteraient également pour faire des tournées apostoliques dans l’Ouvinza, l’Ouhha et l’Ougala.

Du Malagarazi, trois heures de rames, qui nous tirent doubler les caps pittoresques de Kagongo, de Mviga et de Kivoé, nous amenèrent à l’embouchure du Rougoufou, dont les eaux rapides et limoneuses étaient infestées de crocodiles.

Bêtes et gens furent de nouveau transportées sur l’autre rive.

Le lendemain matin nous envoyâmes le canot chercher des provisions dans deux ou trois villages qui s’apercevaient du bord. Seize mètres d’étoffe nous procurèrent de quoi nourrir les quarante-huit hommes de la caravane pendant quatre jours.

Au moment de repartir, le kirangozi fut informé qu’Ourimba était notre destination ; et il lui fut recommandé de suivre la côte d’aussi près que possible, dans tous les endroits où ce chemin serait praticable. De l’embouchure du Rougoufou au village d’Ourimba — six jours de navigation — il ne se trouve pas un hameau, et conséquemment pas de vivres. En prévision de la famine qui les attendait dans cette solitude, nos gens avaient reçu huit rations chacun au départ d’Oujiji ; nous leur en donnâmes quatre autres, et nous nous éloignâmes du Rougoufou.

De hautes montagnes nous séparaient de la voie de terre et empêchaient toute communication entre nous et notre bande. Il faut savoir que pas un Arabe, pas un Msahouahili n’avait jamais pris la route que suivaient nos hommes ; et nous avancions dans la plus complète ignorance de l’endroit où ils pouvaient être.

Le cap Kivoé, dont la crête déchiquetée, les flancs rapides et couverts de bois, les retraites délicieuses auraient fait chanter un poëte, fut doublé, et nous nous trouvâmes dans la baie du même nom, où le clapotement des vagues nous fit chercher rapidement un refuge derrière le cap de Mizohazy, qui s’avance de l’autre côté de la baie.

Après ce dernier promontoire vient le Kabogo, non pas la terrible montagne dont les rugissements remplissent les indigènes d’un effroi sacré, et dont le tonnerre avait frappé notre oreille à une distance de plus de cent milles ; mais une pointe rocheuse de l’Oukaranga, contre laquelle se sont brisées bien des pirogues. Nous longeâmes le redoutable écueil en rendant grâces au ciel du calme qui régnait alors.

De très-beaux mvoulés croissent près du Kabogo ; et personne n’est là pour en disputer la possession.

Au versant du rocher, dont la surface était lisse, on distinguait nettement la trace de l’eau à trois pieds de hauteur au-dessus du niveau actuel du lac ; preuve évidente que dans la saison pluvieuse le Tanganika monte d’environ un mètre, que l’évaporation lui enlève pendant la saison sèche.

La quantité de rivières dont nous croisâmes l’embouchure pendant cette course, me donna l’occasion de vérifier s’il était vrai, comme je l’avais entendu dire, que le lac eût un courant vers le nord. D’après ce que j’ai vu, le flot brun des rivières est effectivement poussé dans cette direction toutes les fois que le vent souffle du sud-ouest, du sud-est, ou du sud ; mais vient-il à passer au nord, ou au nord-ouest, l’eau trouble des affluents est chassée au midi. Il en résulte pour moi que le Tanganika n’a pas d’autre courant que l’impulsion donnée à ses eaux par le vent qui l’agite.

Trouvant dans un endroit nommé Sigounga, une anse paisible, nous nous y arrêtâmes pour collationner. De hauts versants formaient le fond du tableau, du côté du rivage, et venaient rejoindre la banquette onduleuse et boisée qui les séparait du lac. À l’entrée de la petite baie se voyait une île charmante qui nous fit songer à des missionnaires, auxquels elle offrirait un siège excellent : assez d’étendue pour contenir un grand village, et dans une position facile à défendre ; un port bien abrité ; des eaux calmes et poissonneuses, où des pêcheries pourraient s’établir ; au pied de la montagne, le sol le plus fécond et pouvant suffire aux besoins d’une population cent fois plus nombreuse que celle de l’île ; le bois de charpente sous la main, tout le pays giboyeux ; enfin, dans le voisinage, des habitants doux et polis, enclins aux pratiques religieuses, et n’attendant que des pasteurs.

De Sigounga, trois heures de marche nous firent gagner l’embouchure de l’Ouhouélasia. Les hippopotames et les crocodiles y étaient en grand nombre ; nous envoyâmes à ces monstres plusieurs coups de fusil pour nous amuser et aussi dans l’espoir d’attirer l’attention de nos marcheurs, dont les mousquets ne s’étaient pas fait entendre depuis notre départ du Rougoufou.

Le lendemain, 3 janvier, nous quittâmes l’Ouhouélasia, et doublant le cap Hérembi, nous entrâmes dans la baie de Tongoué, qui s’étend jusqu’à la pointe du même nom, sur une largeur d’environ vingt-cinq milles. Ourimba, situé dans cette baie, et lieu de notre destination, n’est pas à plus de six milles du cap Hérembi. Se trouvant si près du but, nos matelots redoublèrent de vigueur ; et par des cris, des chants, des éclats de rire, s’encouragèrent mutuellement à faire tous leurs efforts.

Les drapeaux des deux grandes nations anglo-saxonnes se plissaient et flottaient, caressés par la brise ; parfois se rapprochant l’un de l’autre, comme avec tendresse ; puis s’éloignant tout à coup ainsi que deux amants qui n’osent pas s’unir.

Le petit canot de Livingstone était toujours en avant, et son pavillon agitant à mes yeux ses couleurs croisées, semblait me dire : « Allons donc ! allons donc ! l’Angleterre ouvre la marché. » Mais n’était-ce pas son droit ? N’avait-elle pas ici gagné la première place en découvrant le Tanganika ? L’Amérique ne venait qu’après elle.

Bien que l’Ourimba fût un district du Kahouendi, le village qui en portait le nom était peuplé d’émigrés de l’Yombeh ; malheureuses gens qui préféraient le delta du Loadjéri, insalubre entre tous, au voisinage de Pumbourou, chef du Kahouendi-Méridional.

La chasse qu’on leur avait faite les avait rendus craintifs au delà de toute expression ; ils ne voulurent à aucun prix nous laisser entrer dans leur village, ce dont je me félicitai vivement quand j’eus entrevu le foyer de pestilence où ils demeuraient. Je ne crois pas que, dans un rayon de deux milles autour de cette place infecte, un blanc eût passé la nuit sans être en danger de mort. Nous trouvâmes plus haut, à l’extrémité sud-est de la baie, un endroit favorable pour y camper. Cet endroit, dont les calculs de Livingstone établirent la position par de latitude australe, est à un mille et demi environ droit au couchant du pic de Kivanga ou de Kakoungou.

Le delta formé par les bouches du Loadjéri et par celles du Mogambazi, a une étendue de quinze milles, complètement impraticables : un sol plat et inondé, couvert d’énormes roseaux, d’eschinomènes, de broussailles épineuses. Personne n’avait entendu parler de notre caravane, et il était inutile de la chercher dans une contrée aussi inhospitalière. Pas moyen de s’y approvisionner ; les habitants vivaient au jour le jour de ce que la fortune avare jetait dans leurs filets ; et l’on mourait de faim dans leurs villages.

Le lendemain de notre arrivée à Ourimba, je me dirigeai vers l’intérieur de la contrée avec Kaloulou, mon petit servant d’armes, qui portait le raïfle du docteur, un superbe Reilly à deux coups, n° 12. Après avoir fait un mille, j’aperçus à peu de distance une troupe de zèbres. Me traînant à plat ventre, j’arrivai à n’être plus qu’à cent pas du gibier. Mais l’endroit était détestable : un fouillis d’épines ; et la tsétsé me bourdonnant aux oreilles, se jetant dans mes yeux, me piquant le nez, se posant sur le point de mire, me troubla complètement. Pour ajouter à ma misère, les efforts que je fis en cherchant à me dégager des broussailles alarmèrent les zèbres, qui tous regardèrent de mon côté. Les voyant près de s’enfuir, je tirai sur l’un d’eux en pleine poitrine, et le manquai ; cela va sans dire.

Je me précipitai alors dans la plaine, où la bande, qui avait pris un galop rapide, se ralentit au bout de trois cents mètres. Une bête magnifique trottait fièrement à la tête de ses compagnons ; je la visai, en toute hâte, et j’eus la chance de lui traverser le cœur.

Un peu plus loin, j’abattis une oie d’une taille énorme, et qui avait un éperon corné, très-aigu, à chacune des ailes. Cette quantité de viande augmentait d’une façon extrêmement heureuse l’approvisionnement dont notre caravane allait avoir besoin.

Ce ne fut que le troisième jour de notre halte â Ourimba que nous vîmes arriver nos marcheurs. Comme ils atteignaient la crête d’une chaîne de montagnes, située derrière Nirembé, à quinze milles de l’endroit où nous étions, ils avaient aperçu notre grand drapeau, dont le bambou de vingt pieds, qui lui servait de hampe, surmontait l’arbre le plus élevé de nos alentours. D’abord ils l’avaient pris pour un oiseau ; mais il y avait parmi eux des vues perçantes qui l’avaient reconnu ; et, guidés par lui, ils s’étaient rendus au camp, où nous les reçûmes comme on accueille des gens perdus lorsqu’on les retrouve.

En les attendant j’avais eu un accès de fièvre, produit par le voisinage de cet ignoble delta, dont la vue seule donnait des nausées.

Le 7 janvier, la caravane tout entière se remit en marche du côté du levant. Pour moi c’était revenir au pays ; cependant je n’étais pas sans regrets. J’avais eu du plaisir, même du bonheur sur ces rives, où j’avais trouvé le compagnon le plus aimable. Il y avait là des scènes enchanteresses, dont la séduction vous envahissait ; là, ni disputes, ni rivalités, ni combats, ni défaites, ni espoir, ni déception ; l’oubli de toute chose, l’insouciance, un repos somnolent, mais d’une extrême douceur.

Toutefois la médaille avait un revers : les accès de fièvre, le manque de livres, de journaux, de femmes de mon sang et de ma race ; là pas d’hôtels, de théâtres, de restaurants ; pas d’huîtres de la rivière d’Est ; ni pâtés, ni gâteaux de sarrazin ; pas une de ces bonnes choses qui flattent un palais délicat. Si bien qu’en me retournant vers ce beau lac, dont les eaux étaient alors paisibles, vers ces montagnes qui bleuissaient de plus en plus à mesure qu’elles s’éloignaient, j’eus le courage de leur dire adieu, ce mot déchirant, sans une larme, sans un soupir.

Sortis du delta, nous nous étions engagés dans une étroite vallée qui se rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un ravin où le Loadjéri se précipitait en rugissant, et se ruait avec tant de force que l’air en était ébranlé au point de rendre la respiration difficile. Nous étouffions dans cette gorge, lorsque heureusement le sentier gravit un mamelon, gagna une terrasse, puis une colline, enfin une montagne, où nous fîmes halte. Tandis que nous cherchions un endroit pour y camper, le docteur, sans rien dire, me montra quelque chose ; un silence de mort se fit immédiatement parmi nos hommes. La quinine, que j’avais prise le matin, me donnait le vertige ; mais un mal plus grand était à craindre : nous manquions de vivres ; et bien que tremblant sous le poids du raïfle, je me glissai vers la place que m’indiquait Livingstone.

J’arrivai ainsi au bord d’un ravin, dont un buffle escaladait le versant opposé. C’était une femelle ; parvenue au sommet de la pente, elle se retourna pour voir l’ennemi qu’elle avait flairé ; au même instant ma balle l’atteignit au défaut de l’épaule, et lui arracha un profond mugissement.

« Bien touché ! s’écria le docteur, la blessure est grave ; ce cri
Camp à Ourimba.
l’annonce. » Et nos hommes poussèrent des cris de joie à cette perspective de viande. Mon deuxième coup frappa la bête à l’échine ; elle s’agenouilla, et fut achevée par une troisième balle.

La langue, la bosse et quelques-uns des morceaux de choix furent salés pour notre table. Nos gens, d’après la coutume des Vouangouana, boucanèrent le reste, qui leur était abandonné. Cette provision devait les conduire assez loin dans le désert qui se déployait devant nous. Il est à remarquer que ce fut le raïfle, et non le chasseur, qui reçut les éloges de la bande.

Le lendemain nous continuâmes à marcher au levant, sous la conduite du Kirangozi. Par ses discours sans nombre, Asmani nous avait fait croire qu’il connaissait à fond les districts d’Yombeh, de Ngondo et de Pumbourou ; mais il n’en était rien. Je le vis dès le second jour nous ramener à la gorge du Loadjéri, derrière laquelle s’élevait une triple rangée de montagnes, dont les passes nous auraient fait aller au nord-nord-est, tout à fait en dehors de notre route.

Après en avoir causé avec le docteur, je me mis à la tête de la caravane ; et, suivant la crête d’un chaînon transversal, je pris droit au levant, sans tenir compte de la direction du sentier. De temps à autre, nous rencontrions un chemin battu, que nous suivions jusqu’au moment où il s’écartait de notre ligne.

Nous arrivâmes de la sorte au gué du Loadjéri. Cette rivière prend naissance au midi et au sud-est du pic de Kakoungou. Après avoir franchi le gué, nous continuâmes à nous frayer la voie dans le même sens, jusqu’à la route qui va de Karah à Ngondo et à Pumbourou, dans le sud du Kahouendi.

Pumbourou faisait la guerre au Manya Msengé, district du Kahouendi-Septentrional ; la prudence voulait qu’on s’éloignât de cette province ; et nous nous dirigeâmes vers un cirque montagneux, dont la brèche s’ouvrait en face de nous.

Le gibier pullulait ; on voyait de tout côté des troupeaux de buffles, des bandes de zèbres.

Parmi les arbres les plus importants se remarquaient l’hyphœné, le borassus, et un autre dont le fruit, de la grosseur d’un boulet de six cents livres, porte chez les indigènes le nom de mabyah, qui, dans le langage de la côte, veut dire méchant, mauvais, désagréable. Suivant le docteur, on en mange les graines après les avoir fait griller. Ce n’est pas une friandise à recommander aux Européens.

Le 10 janvier nous entrâmes dans un parc magnifique ; toutefois la pluie, qui tombait maintenant avec abondance, et la hauteur de l’herbe y rendirent ma tâche extrêmement difficile. Pas de sentier dans ces prairies où, marchant à la tête de nos hommes, et tenant ma boussole d’une main, j’avais à ouvrir cette muraille de tiges mouillées, qui m’arrivaient jusqu’au menton.

La nuit fut passée près d’un charmant cours d’eau, affluent du
Bien touché.
Rougoufou ; et dès le matin nous nous replongeâmes dans l’herbe, qui nous inondait à chaque pas.

Deux heures de cette marche pénible nous amenèrent à un ruisseau torrentiel, pavé de rochers de syénite que l’action des eaux, dont ils montraient la furie, avait rendus glissants. Il y avait là une grande abondance de champignons d’une largeur énorme.

En traversant le ruisseau, un vieux porteur de l’Ounyamouézizi, que le temps et les fatigues avaient rendu moins solide, tomba sur le roc et brisa sa gourde. L’accent lamentable qu’il eut en s’écriant : « Ma kibouyou est morte ! » (kibouyou veut dire gourde en kinyamouézi) prouva combien cette perte lui était douloureuse.

Après une marche d’une heure et demie, à partir de ce lit rocheux, nous trouvâmes un autre cours d’eau que je pris d’abord pour le Mtambou, en dépit de ma carte qui me montrait mon erreur. Celle-ci venait de la ressemblance des deux localités ; près de nous le même paysage ; et, vers le nord, la même colline que celle que j’avais découverte au nord d’Imréra, en allant au Malagarazi ; colline aux flancs abrupts, au sommet en forme de table, qui m’avait rappelé la montagne de Magdala, dont je lui avais donné le nom.

Rien de fatigant comme la marche dans ce pays rocailleux ; et bien que la course n’eût été que de trois heures et demie, elle avait lassé le docteur.

Le lendemain nous traversâmes plusieurs rangées de hautes collines qui nous offrirent de toute part des scènes d’une beauté merveilleuse, et nous arrivâmes au bord d’un torrent profondément encaissé par d’énormes falaises de grès, entre lesquelles il bouillonnait et mugissait avec la violence d’un petit Niagara.

Ayant vu notre camp s’établir sur un mamelon pittoresque, je pensai qu’il fallait se procurer de la viande ; et je me mis en quête du gibier que semblaient promettre ces lieux sauvages. En conséquence, je pris mon petit Winchester et je suivis le bord du ruisseau.

Il y avait une heure et demie que j’étais en marche ; la contrée devenait de plus en plus intéressante, mais sans m’offrir la moindre proie. Un ravin me donna quelque espérance et ne tint pas sa promesse. J’en gravis l’autre bord, et je restai saisi, on le comprendra : j’étais face à face avec un éléphant aux immenses oreilles, tendues comme des bonnettes, puissante incarnation de la nature africaine. En voyant sa trompe allongée comme un doigt menaçant, je crus entendre une voix me dire : Siste venator ! Procédait-elle de mon imagination ou de Kaloulou, qui devait avoir crié en prenant la fuite ? Car il s’était sauvé, le drôle, et avec mon arme de rechange !

Toujours est-il que, revenu de ma surprise, je songeai également à la retraite, comme au seul parti à prendre, n’ayant à la main qu’un petit raïfle, chargé de cartouches traîtresses et ne portant que des chevrotines.

Quand je me retournai, le colosse agitait sa trompe d’une manière approbative, qui signifiait évidemment : « Adieu, jeune homme ; vous avez bien fait de partir ; j’étais sur le point de vous piler comme une amande. »

Tandis que je me félicitais de l’heureuse issue de l’aventure, une guêpe fondit sur moi, et me planta dans le cou son aiguillon, qui fit disparaître tout le plaisir que je m’étais promis de la chasse.

Je revins au camp, où je trouvai mes hommes de fort mauvaise humeur ; ils n’avaient plus de provisions, et il leur fallait au moins trois jours de marche pour gagner le premier village. Avec l’imprévoyance habituelle aux gloutons, ils avaient mangé tout leur grain, toute leur viande, — buffle et zèbre, — et criaient maintenant famine.

Les traces d’animaux étaient nombreuses ; mais pendant les pluies le gibier s’éparpille, et il est très-difficile de le voir. En temps de sécheresse, nous aurions eu de la viande fraîche tous les jours.

Vers six heures de l’après-midi, comme nous prenions le thé, Livingstone et moi, une troupe de douze éléphants passa à peu près à huit cents mètres. Asmani et Mabrouki furent immédiatement envoyés à leur poursuite. J’y serais allé moi-même avec la pesante carabine, si j’avais été moins las ; mais je n’en pouvais plus. Bientôt des coups de feu retentirent, et nous fûmes pleins d’espoir ; nous voyions déjà l’énorme quantité de viande qui nous arrivait, et nous prenions d’avance un pied de la bête, qui nous composait un rôti aussi copieux que délicat. Mais une heure après nos chasseurs revinrent, n’ayant fait que tirer au colosse un peu de sang, dont ils rapportaient quelques gouttes sur une feuille.

Je ne cesserai de le dire, il faut une excellente carabine pour tuer l’éléphant d’Afrique. Chargé d’une balle de Fraser, adressée
Surprise.
à la tempe, un calibre 8 ferait, je crois, tomber l’animal à chaque coup.

Faulkner a certaines affirmations prodigieuses d’éléphants tués raides, à bout portant, d’une balle dans le front, le fait est si incroyable, que je ne saurais y ajouter foi, surtout quand le narrateur dit que le bout du raïfle était marqué sur la trompe. Ceux qui voyagent en Afrique, spécialement les chasseurs, sont trop enclins à raconter des choses difficiles à croire pour les gens ordinaires. De tels récits ne doivent être acceptés que lorsqu’ils sont bien faits, et comme étant destinés à l’amusement des gens sédentaires.

À l’avenir, quand je lirai qu’on a brisé l’épine dorsale d’une antilope à six cents yards, je supposerai que le dernier zéro est un lapsus calami, ou une faute d’impression ; car la chose n’est pas praticable dans les forêts africaines. Une antilope fait une bien petite cible à une pareille distance. Mais toutes ces histoires appartiennent à ceux qui ne vont en Afrique que par amour du sport ; elles sont à eux de droit divin. J’ai entendu sur la côte, en face de Zanzibar, de jeunes officiers, ayant à peine vingt ans, raconter avec une aisance et une volubilité sans pareilles les effroyables aventures qu’ils avaient eues avec des éléphants, des lions, des léopards, et tant d’autres. S’ils tiraient sur un hippopotame, ils l’avaient tué ; s’ils apercevaient une antilope, c’était un lion qu’ils avaient roulé du premier coup. L’éléphant, qu’ils ne connaissaient que par le jardin zoologique, ils l’avaient rencontré dans ses solitudes natales, et « abattu sans peine, monsieur ; j’en ai chez moi les dents énormes, que je vous montrerai quelque jour, si vous voulez. »

C’est une maladie chez certaines gens de ne pas pouvoir raconter les faits tels qu’ils sont, dire la vérité pure et simple. Un voyage en Afrique est bien assez aventureux par lui-même, sans qu’on y ajoute. Ceux qui ont pris part à la campagne d’Abyssinie doivent se rappeler cet étonnant major, qui racontait par boisseaux les histoires les plus extraordinaires, les plus mirobolantes. Je donnai un jour à ce gentleman une peau de bison que j’avais reçue dans le Kansas, près de Medicine Lodge, et qui me venait de Satanta, chef des Kiowas. Le lendemain, j’entendis mon major expliquer à ses auditeurs qu’il avait tué ce bison dans la Prairie avec un simple pistolet. Ce n’est là qu’un des exemples de la fantaisie à laquelle se livrent maints chasseurs. Les sportsmen qui ont visité le nord et le sud de l’Afrique sont célèbres pour la variété de leurs anecdotes cynégétiques, dont le récit n’est pour moi qu’une fanfare de plume[2].

Le 13, nous franchîmes les crêtes de plusieurs chaînes ; séries de montées et de descentes qui nous révélèrent des monts et des vallées complètement inconnus, des torrents gonflés se précipitant vers le nord, et des forêts dont les lueurs crépusculaires n’avaient jamais éclairé les pas d’un blanc.

Même scènerie le lendemain ; toujours des chaînes longitudinales, parallèles au lac, offrant, du côté de l’est, des alternances d’escarpements abrupts et de terrasses ; énormes gradins sortant de vallées profondes, tandis qu’à l’ouest, les versants, moins raides, forment des pentes continues. Tels sont les traits particuliers de l’Oukahouendi, qui envoie ses eaux dans le lac Tanganika.

En traversant l’une de ces profondes vallées, nous passâmes ce jour-là au milieu d’une colonie de singes à barbe rousse, dont les hurlements ou les mugissements coururent de rocher en rocher dès qu’ils nous aperçurent. Impossible d’approcher d’eux ; au premier pas fait dans leur direction, ils montèrent sur les arbres, d’où ils m’aboyèrent leur défi ; puis, me voyant avancer, ils remirent pied à terre en bondissant, et m’auraient poursuivi si je ne m’étais rappelé que mon absence arrêtait la caravane.

Vers midi, nous revîmes notre Magdala, ce grand mont isolé, dont la masse sourcilleuse avait attiré nos regards, lorsque en toute hâte nous suivions la grande chaîne du Rousahoua pour atteindre le Malagarazi. Nous reconnaissions la plaine qui l’entoure et sa beauté mystérieuse. Lors de notre premier passage, nous l’avions vue desséchée et d’un blanc roussâtre, voilé d’une gaze ardente. Elle était maintenant du plus beau vert ; l’herbe et le feuillage s’étaient ranimés. La pluie avait tout fait renaître ; les rivières, autrefois taries, coulaient à pleins bords, entre d’énormes ceintures de grands arbres, versant une ombre épaisse ; ou elles roulaient dans les clairières leurs flots tumultueux, qui se précipitaient vers le Rougoufou.

Bel Oukahouendi, pays enchanteur ! à quoi pourrai-je comparer le charme sauvage de ta nature libre et féconde ? L’Europe n’a rien qui puisse en approcher. Ce n’est que dans la Mingrélie, dans l’Imérithie ou dans l’Inde que j’ai trouvé ces rivières écumantes, ces vallées pittoresques, ces fières collines, ces montagnes ambitieuses, ces vastes forêts aux rangées solennelles de grands arbres, dont les colonnes droites et nues forment ces longues perspectives que vous avez ici. Et quelle puissance, quel luxe de végétation ! Le sol y est si généreux, la nature si séduisante, qu’en dépit des effluves mortels qui s’en échappent, on s’attache à cette région, dont un peuple civilisé chasserait la malaria, et ferait un pays non moins salubre que productif. Accablé par la fièvre, sachant que le poison, caché sous tant de beauté, altérait ma vie dans sa source, usait mon corps et mon intelligence, je regardais cette terre avec amour ; je sentais la tristesse m’envahir à mesure que j’approchais de ses limites, et j’en voulais au destin qui m’entraînait loin d’elle.

Le neuvième jour, à compter du départ du lac, notre Magdala reparut comme un nuage sombre s’élevant au nord-est ; — il me fit reconnaître que nous approchions d’Imréra, et que notre traversée en ligne droite des solitudes de l’Oukahouendi allait être couronnée de succès.

Malgré les efforts d’Asmani et les suggestions des affamés de la caravane, je persistai à ne vouloir d’autre guide que ma boussole, et à ne consulter que ma carte, qui m’inspirait toujours confiance. Le Kirangozi voulait me faire prendre au sud-ouest ; je m’y refusais complètement ; et les vétérans de la bande demandaient d’un air sombre si j’avais résolu de les faire mourir de faim. Mais cette ligne nous aurait conduits ou dans le sud-ouest de l’Oufipa, ou dans le nord-ouest de l’Oukonongo ; et, plus que jamais, j’étais décidé à suivre une autre route.

Pas un rayon de soleil ne parut tandis que nous marchions en silence, défilant dans les bois, traversant des jungles, passant des cours d’eau, gagnant la crête des escarpements ou le fond des vallées. Une brume épaisse couvrait la forêt, la pluie nous fouettait avec force, le ciel n’était qu’un amas de vapeurs grises ; mais le docteur avait confiance en moi, et je poursuivais ma route.

À peine arrivés au camp, nos hommes se mirent en quête de nourriture. Un bouquet de singoués, dont les fruits ressemblent à des prunes, fut découvert dans le voisinage ; les champignons abondaient aux alentours ; cela ne fit qu’apaiser leur faim dévorante.

Si la pluie avait été moins forte, j’aurais pu leur procurer de la viande ; mais la fièvre et la fatigue m’empêchaient de remuer dès que la marche était faite ; et les lions, qu’on entendait nuit et jour, effrayaient tellement nos chasseurs, que la promesse de cinq dotis par bête qu’ils nous apporteraient ne put les décider à s’éloigner du camp.

Le lendemain, après avoir fait espérer des vivres à ceux de la bande qui avaient un heureux caractère, et averti les autres de ne pas abuser de ma patience, de peur qu’en la perdant je n’en vinsse aux coups, je repris ma route dans la forêt, suivi de la caravane épuisée qui se traînait à grand’peine.

La position était cruelle ; je plaignais nos pauvres gens, autant et plus qu’ils ne le faisaient eux-mêmes. Je leur montrais de la colère au moment où je les voyais près de défaillir, près de se coucher là, ce qui eût été leur perte ; quant à leur en vouloir, jamais personne n’a été plus éloigné de leur faire injure : j’étais trop fier d’eux tous. Mais la faiblesse eût été homicide ; je ne devais ni écouter les plaintes, ni hésiter. Le seul fait de ma persistance à ne pas dévier de ma route produisait sur leur moral un heureux effet ; et, bien qu’ils eussent la figure crispée et la voix gémissante, ils me suivaient avec une confiance dont j’étais vivement touché.

Nous nous traînâmes ainsi pendant des milles sur une pente herbue, parsemée d’arbres et de massifs, derrière lesquels s’apercevait une forêt. Laissant derrière moi le gros de la caravane, je partis avec quelques braves, qui, malgré leurs fardeaux ne se laissèrent pas distancer ; et marchant d’un pas rapide, j’arrivai au bout de deux heures à une côte où j’allais savoir à quoi m’en tenir sur l’exactitude de ma carte.

La pente fut gravie, le sommet traversé ; mes prévisions étaient justes : au bas du plateau, à mille pieds de profondeur, et à une distance d’environ cinq milles, était la vallée d’Imréra.

À midi nous avions repris possession de notre ancien camp ; les indigènes accouraient en foule, nous apportant des vivres et des félicitations au sujet de notre retour.

La caravane ne parut que longtemps après, et ne fut complétée que très tard. Rien ne peut rendre l’étonnement du guide, en voyant que la boussole avait si bien connu la route. Il déclara solennellement qu’elle ne pouvait mentir ; mais l’opposition qu’il avait faite d’abord à « la petite machine » avait ébranlé à jamais son crédit auprès de ses camarades.

Le lendemain fut un jour de repos, nécessaire à tout le monde. Livingstone avait les pieds ensanglantés ; ses souliers, qu’il avait hachés avec son couteau pour moins souffrir, étaient dans un tel état que pas un de nos gens ne les eût ramassés, quelle que fût leur ambition d’être chaussés à la monsoungou. Moi-même j’avais les talons au vif ; et, de mes chaussures ou de celles du docteur, il aurait été difficile de dire quelles étaient les plus mauvaises.

Le 18 janvier 1872, la bande se remit en marche. À quelques milles d’Imréra, Asmani s’égara de nouveau et je fus obligé de le remettre sur la voie, ce qui ajouta à la réputation que je m’étais faite comme guide et ce qui augmenta mon prestige.

Un grand changement s’était opéré depuis notre passage ; les grappes de raisin pendaient en bouquets au bord de la route, le maïs était assez avancé pour qu’on pût s’en nourrir, les plantes étaient en fleurs et la verdure plus brillante que jamais.

Nous arrivâmes le 19 à Mpokoua, le village abandonné, ou deux cases furent nettoyées à notre intention. À peine commencions-nous à en jouir, que la vue perçante de nos hommes découvrit quelques bêtes dans la plaine. J’avalai mon café, ma galette de maïs ; je pris le raïfle du docteur ; et, accompagné de Bilali, qui portait mon arme de rechange, je partis en toute hâte.

Un cours d’eau fut traversé, cours d’eau profond, puis son épaisse bordure, et je me trouvai à la lisière d’un bois, où je fus obligé de ramper. Une demi-heure de cet exercice me fit arriver à cent quarante pas d’une troupe de zèbres, qui jouaient et se mordillaient les uns les autres à l’ombre d’un gros arbre.

Je me levai subitement ; leur attention fut éveillée. Mais la carabine était à l’épaule ; et, bong, bong ; deux beaux zèbres, un mâle et une femelle tombèrent sous mes deux coups. Ils furent égorgés en moins d’une minute ; et une douzaine de mes gens, bientôt accourus, exprimèrent leur joie par un flux de compliments adressés au raïfle ; très-peu au chasseur.

De retour au camp, je reçus les félicitations de Livingstone, que j’estimais bien davantage, car il s’y connaissait.

Dépouillés et détaillés, les deux zèbres nous donnèrent sept cent dix-neuf livres de viande, qui, réparties entre nos quarante-quatre hommes, firent un peu plus de seize livres par tête.

Chacun était dans la jubilation. Bombay surtout ; il avait rêvé la nuit précédente que j’abattais deux animaux de mes deux balles ; et quand il m’avait vu partir avec le merveilleux raïfle, il avait si peu douté du succès, qu’il avait dit à ses hommes de me rejoindre au premier coup de feu, sans attendre le signal convenu.

J’extrais de mon journal les lignes suivantes :

20 janvier. Jour de halte. Sorti pour chasser, je vis immédiatement une bande de onze girafes. Après avoir traversé la Mpokoua, je parvins à m’approcher de l’une d’elles, que je tirai à cent cinquante pas. La bête fut blessée et n’en prit pas moins la fuite ; ce qui me désola ; car je désirais vivement en avoir la peau.

Dans l’après-midi, j’ai vu encore six girafes, et sans plus de résultat. Le coup avait porté ; j’aurais affirmé qu’il était bon ; mais comme la première fois, la bête se détourna avec la majesté d’un clipper qui vire de bord, et disparut.

Quelles singulières créatures ! Quand elles courent on les croirait disloquées ; leurs mouvements ont une gaucherie bizarre ; quelque chose des contorsions d’une nautch indienne, ou d’une danseuse de Thèbes, — un vague ondulement, que semble partager même la queue, avec sa longue frange de crins noirs. Mais qu’elles sont remarquables, ces créatures ! et que de beauté ont leurs grands yeux limpides !

Livingstone attribua mon insuccès à mes balles de plomb, qui n’étaient pas assez dures pour traverser le cuir épais de la girafe, et il m’a conseillé d’y mêler du zinc pour leur donner plus de résistance. Quel précieux compagnon de route ! Ce n’est pas la première fois que j’ai l’occasion de le sentir. Personne mieux que lui ne sait vous consoler d’un échec ou vous faire valoir à vos propres yeux. Si j’ai tué un zèbre, c’est la première venaison d’Afrique ; Osweld, le grand chasseur, et lui-même, l’ont déclaré depuis longtemps. Ai-je tué un buffle ? C’est le meilleur de l’espèce ; « comme il est gras ! » et les cornes valent la peine d’être gardées comme échantillon. Si je reviens les mains vides, ce n’est pas étonnant : le gibier est farouche, la saison est mauvaise ; ou nos gens ont fait du bruit ; « et approchez donc d’une bête qui a pris l’alarme. » Tout cela d’un ton sincère qui me rend heureux de ses éloges et me fait oublier mes défaites.

Ibrahim, le vieux pagazi dont le cœur a été brisé par la perte de sa gourde, avait placé à Oujiji son étoffe dans l’achat d’un esclave du Manyéma, nommé Oulimengo, nom qui signifie Le Monde. Un peu avant d’arriver à Mpokoua, Oulimengo a disparu avec la fortune de son maître, composée de quelques choukkas et d’un sac de sel qui devait être négocié dans l’Ounyanyembé. Ibrahim, inconsolable de cette nouvelle perte, se lamentait quotidiennement, d’un ton ci lugubre, qu’au lieu d’y prendre part, chacun riait de sa douleur. « Pourquoi, lui demandai-je, avez-vous acheté un homme de cette race, et pourquoi ne lui donniez-vous pas de nourriture ? » Il me répondit aigrement : « Est-ce qu’il n’était pas mon esclave ? L’étoffe avec laquelle je l’ai payé n’était-elle pas à moi ? Si l’étoffe m’appartenait, ne pouvais-je pas en acheter ce qui me faisait plaisir ? Pourquoi me dites-vous ces paroles ? »

Ce soir, le cœur Ibrahim a été consolé par le retour d’Oulimengo, du sel et des choukkas. Le vieux porteur, qui par parenthèse n’a plus qu’un œil, en a dansé de joie ; il est venu en toute hâte m’apprendre cette heureuse nouvelle.

« Lo ! bana, Le Monde est revenu, pour sûr ! Mon sel et mon étoffe sont avec lui, pour sûr ! »

À quoi j’ai répondu qu’à l’avenir il ferait bien de nourrir son Monde ; les esclaves ayant besoin de manger, tout aussi bien que leurs maîtres.

De six heures du soir à minuit, Livingstone a fait des observations d’après l’étoile de Canope, d’où il résulte que Mpokoua, district d’Outanda, province d’Oukonongo, est situé par de latitude méridionale. Des calculs approximatifs me l’avaient fait mettre sur ma carte à ce n’était donc qu’une différence de .

Le jour suivant se passa au même endroit ; l’état des pieds du docteur ne nous permettait pas de lever le camp ; mes talons aussi étaient bien malades, et m’avaient obligé à faire de grands trous à mes chaussures afin de pouvoir marcher.

Il fallait néanmoins aller à la chasse. Le zinc de mes bidons avait été fondu et mêlé à mes balles, qui, cette fois étaient plus dures. Je partis, accompagné de notre boucher, et d’un servant d’armes. Ne trouvant rien dans la plaine, je franchis une petite crête, et j’arrivai dans un bassin herbu, où s’éparpillaient des bouquets d’hyphœnés et de mimosas. Neuf girafes tondaient le feuillage de ces derniers. Je me couchai dans l’herbe ; et, profitant des fourmilières pour me dissimuler, j’approchai des bêtes défiantes avant que leurs grands yeux aient pu me découvrir. Mais à cent cinquante mètres environ, l’herbe s’éclaircit et devint courte ; il fallut s’arrêter.

Je repris largement haleine ; je m’essuyai le front et restai assis pendant quelque temps. Bilali et Khamisi, mes noirs compagnons, firent de même. Outre le repos dont nous avions besoin, il fallait calmer l’émotion que nous causait la vue de ce gibier royal.

Je caressai le pesant raïfle, j’en examinai les cartouches ; je me levai et mis à l’épaule. Je visai avec soin, et baissai mon arme pour en régler le point de mire. Je révisai longuement ; et le raïfle s’abaissa de nouveau. Une girafe se détourna ; cette fois le coup partit et alla droit au cœur. La bête chancela, prit le galop, tomba à moins de deux cents pas — un flot de sang coulait de la blessure. Elle fut achevée d’une seconde balle, qu’elle reçut dans la tête.

« Allah ho, akhbar ! » s’écria Khamisi avec enthousiasme. C’était le boucher ; il ne voyait que la viande.

Quant à moi, j’étais plus triste que joyeux ; si j’avais pu rappeler à la vie le noble animal, je l’aurais fait. Quel dommage que d’aussi belles créatures, qui pourraient si bien seconder l’homme dans ses entreprises, n’aient d’autre emploi que celui de bêtes de boucherie ! Les chevaux, les ânes, les mulets ne supportent pas le climat de cette région quel bienfait pour l’Afrique si on pliait la girafe et le zèbre au service de l’explorateur et du négociant ! Avec eux on irait de la côte à Oujiji en un mois ; tandis qu’il m’en a fallu sept pour faire la même route[3].

Notre girafe était des plus hautes ; elle mesurait seize pieds neuf pouces, du sabot au sommet de la tête. On en a trouvé cependant qui avaient plus de dix-sept pieds. La nôtre avait, sur tout le corps, de grandes taches noires presque rondes.

Je la laissai à la garde de Khamisi, et je retournai au camp pour en envoyer chercher les morceaux. Mais Khamisi, effrayé par les lions, monta sur un arbre ; et, lorsque nous revînmes, les vautours avaient dévoré les yeux, la langue et une grande partie de la culotte.

Ce qui restait nous donna encore près de mille livres de chair nette, dont voici le détail :

L’une des jambes de derrière
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134 livres.
L’autre
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126lives
Les deux jambes de devant, chacune 160 livres
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320lives
Les côtes
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158lives
Le cou
..............................................................................................................................................................
074lives
Le reste de la croupe
..............................................................................................................................................................
087lives
La poitrine
..............................................................................................................................................................
046lives
Le foie
..............................................................................................................................................................
020lives
Les poumons
..............................................................................................................................................................
012lives
Le cœur
..............................................................................................................................................................
006lives
Total des parties mangeables
..............................................................................................................................................................
La peau et la tête
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lives

Le lendemain je fus pris d’un violent accès de fièvre qui dura trois jours, pendant lesquels il me fut impossible de sortir du lit. Je fis mon traitement ordinaire, qui consistait dans une forte dose de quinine, précédée d’une purgation au moyen de la coloquinte. Mais l’expérience m’a prouvé que l’usage excessif du même cathartique en affaiblit l’effet. Aussi les voyageurs feront-ils bien d’emporter des purgatifs de différente nature, capables non seulement de nettoyer les intestins, mais de stimuler les fonctions du foie ; et je leur conseille de joindre, à leur provision de coloquinte, de la résine de jalap, du calomel et du sulfate de magnésie. La quinine, nous le répétons, ne devra être prise que lorsque l’un ou l’autre de ces médicaments lui aura préparé les voies.

Pour la fièvre, Livingstone prescrit une pilule composée de trois grains de résine de jalap et de deux grains de calomel, avec teinture de cardamome, à dose strictement suffisante pour prévenir l’irritation de l’estomac. Il fait prendre cette pilule au moment où l’on sent les premières atteintes de cette langueur et de cette fatigue excessives qui, en Afrique, sont les avant-coureurs de la fièvre. Une ou deux heures après, il donne une tasse de café noir, sans sucre, afin d’activer l’action du médicament. La quinine est administrée par lui en même temps que la pilule ; mais si faible que soit mon expérience, comparativement à la sienne, elle m’a fourni la preuve que ce fébrifuge n’a d’efficacité que lorsque le purgatif a produit son effet.

Un missionnaire bien connu, qui est à Constantinople, recommande aux voyageurs de s’administrer d’abord trois grains d’émétique. Le révérend oublie peut-être qu’il s’adresse à des gens dont l’organisation est le plus souvent fort détraquée ; et, bien qu’en certains cas son remède ait pu réussir, il est trop violent pour un homme affaibli par un séjour en Afrique. Je me suis fidèlement soigné trois ou quatre fois par cette méthode ; et en conscience je ne peux pas en faire l’éloge. J’en reconnais cependant la bonté dans les cas d’urticaire ; mais alors une pompe stomacale produirait le même résultat.

Nous pûmes enfin partir ; et le 27 nous nous mîmes en route pour Misonghi. À moitié chemin je vis la caravane se débander progressivement, homme par homme, du premier jusqu’au dernier. Bientôt mon âne se mit à ruer avec fureur, et je compris la débandade en me trouvant au milieu d’une nuée d’abeilles, dont trois ou quatre se posèrent tout à coup sur mon visage et me piquèrent horriblement. Ce fut pendant quelques minutes une course folle de la part des gens, non moins que des bêtes.

Craignant que Livingstone eût de la peine à nous suivre, car il avait encore les pieds malades, et l’étape, ce jour-là, était d’une longueur exceptionnelle, je lui envoyai quatre hommes avec la civière. Mais le vieux héros ne voulut jamais se laisser porter ; et il arriva bravement, ayant fait ses dix-huit milles (vingt-neuf kilomètres). Les abeilles s’étaient abattues dans ses cheveux ; il avait la tête et le cou dans un état pitoyable ; mais quand il eut pris sa tasse de thé, il fut d’aussi belle humeur que s’il n’avait eu ni fatigue, ni souffrance.

Nous nous arrêtâmes un jour à Mréra (Oukonongo central), pour moudre du grain et pour réunir les provisions que rendrait nécessaires le trajet, en pleine solitude, de Mréra à Manyéra.

Le 31 janvier, nous étions à Mouarou, dont Ka-Mirarabo est le chef. Il se trouvait là une caravane dirigée par un esclave de Séid ben Habib. Cet esclave vint nous faire une visite à notre boma, qui était dissimulé au fond d’une jungle épaisse.

Quand le visiteur eut pris le café, je lui demandai quelles nouvelles il apportait de l’Ounyanyembé.

« De très-bonnes, répondit-il.

— Où en est la guerre ?

— En bon train. Ah ! Mirambo ; où en est-il à présent ? Réduit à
Attaqués par les abeilles.
manger le cuir de la bête ; on le tient par la famine. Séid ben Habib s’est emparé de Kirira. Les Arabes font leur tonnerre aux portes de Vouilyankourou. Séid ben Médjid, qui est arrivé d’Oujiji à Ousagozi en vingt jours, a tué le roi Moto. Simba, de Kaséra, a pris les armes pour défendre son père, Mkasihoua de l’Ounyanyembé. Le chef d’Ougounda a fait de même, avec cinq cents hommes. Aough ! Mirambo ! Où en est-il ? Dans un mois il sera mort de faim.

— Grandes et bonnes nouvelles en effet, mon ami.

— Oui, certes ; au nom de Dieu.

— Et où vas-tu avec ta caravane ?

— À Oujiji. Le fils de Médjid, qui en est arrivé dernièrement, nous a appris qu’un Mousoungou s’y était rendu sain et sauf, par une route qu’il nous a dite ; et nous avons pensé que le chemin, qui avait été bon pour un blanc, le serait également pour nous. On prend maintenant cette route par centaines pour aller dans l’Oujiji.

— C’est moi qui l’ai ouverte.

— Vous ? Pas possible ; le Mousoungou s’est fait tuer en se battant contre les Vouazavira.

— C’est Njara ben Khamis, qui aura dit cela, mon ami. Mais voici, continuai-je en montrant Livingstone, voici l’homme blanc, mon père[4], que j’ai trouvé à Oujiji, et qui vient avec moi dans, l’Ounyanyembé pour y prendre son étoffe. Ensuite il retournera à la grande eau

— C’est bien étonnant.

— Qu’as-tu à me dire du compagnon que j’ai laissé à Kouihara, dans la maison du fils de Sélim, maison qui était la mienne ?

— Il est mort.

— Dis-tu vrai ?

— Assurément ; rien de plus vrai.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis des mois.

— Qu’est-ce qui l’a fait mourir ?

— La fièvre.

— Y a-t-il d’autres morts parmi les gens de ma suite ?

— Je ne sais pas.

— Assez, » murmurai-je. Et l’esclave s’en alla.

« Je vous en avais prévenu, dit Livingstone, en réponse à mon regard éploré. Les ivrognes, de même que les débauchés, ne peuvent pas vivre dans cette région.

— Ah ! docteur, m’écriai-je, nous étions trois ; en voilà deux de partis ; le troisième n’ira pas loin, si cette fièvre continue.

— Vous n’y songez pas, reprit-il ; si la fièvre avait dû vous emporter, elle l’aurait fait à Oujiji, lors de cet accès vraiment très-grave. N’ayez pas de ces idées-là. Votre fièvre n’est maintenant qu’un effet de l’humidité. Je ne voyage jamais pendant la saison pluvieuse. Cette fois, si j’ai fait autrement, c’est parce que j’étais inquiet, et parce que je ne voulais pas vous retenir. »

Rien de tel qu’un ami pour vous rendre courage, surtout dans une contrée pareille.

Pauvre Shaw ! C’était un vilain homme ; mais je n’en étais pas moins triste.

Que de fois j’avais essayé de le remonter ! Hélas ! chez lui il n’y avait pas de ressort ; la vie manquait. Rappelez-vous, lui avais-je dit quand il voulait partir, rappelez-vous que si vous retournez là-bas vous mourrez. Cependant je comptais le revoir.

Le docteur faisait tout pour me distraire. Il me rappelait les dernières nouvelles ; il me parlait des caisses, des lettres, des journaux, qui, d’après l’esclave de ben Habib, m’attendaient à Kouihara. Puis il détaillait les friandises que lui-même y avait en magasin : des masses de confitures, de biscuit, de jambon en terrine, de conserves, de fromage. Avec quelle joie il m’offrirait tout cela ! J’en reprenais du cœur, et lorsque revenait la fièvre, je me représentais moi-même dévorant les jambons, les gelées, le biscuit avec un appétit féroce ; je vivais de ces folles imaginations ; mon délire se repaissait de tout ce qu’on voit sur la table de famille. C’étaient des débauches de pain et de beurre, de pâté, de lard, de marmelade. Dans l’abattement qui suivait l’accès j’y repensais encore. Si loin d’Europe et d’Amérique, c’était un plaisir pour moi de rêver à ces aliments, qui à n’importe quel prix, n’auraient pas été payés. Je m’étonnais que des gens qui mangent de si bonnes choses pussent être malades ou s’ennuyer de la vie. Eussé-je été à la mort, il me semblait qu’une tartine de beurre m’eût fait danser un fandango délirant.

Nous n’étions pas à plaindre ; nous avions de la girafe salée, des langues de zèbre, des patates, du thé, du café, des crêpes, de la bouillie ; mais j’en étais las ; et mon estomac, irrité par la coloquinte, la quinine, l’émétique, l’ipéca, et autres abominations, se révoltait contre les aliments grossiers. Oh ! du pain, criaient mes entrailles ; cinq cents dollars pour un petit pain !

En dépit de la rosée, de la pluie, du brouillard, de la fatigue, de ses pieds déchirés, le docteur mangeait comme un héros. J’admirais la façon dont il entretenait ses facultés digestives ; je m’efforçais de l’imiter, mais sans y parvenir.

Livingstone est un voyageur accompli. Il a sur toutes choses un savoir étendu ; il connaît les rochers, les arbres, les animaux, les terrains, la faune et la flore, et possède en ethnologie un fonds inépuisable. Avec cela très-pratique ; il a pour le camp mille ressources ; pour la marche, pour les rapports avec les indigènes, il a mille moyens ; il est au fait de tout. Son lit, à la confection duquel il préside tous les soirs, vaut un sommier élastique. Deux perches, de trois à quatre pouces de diamètre, sont d’abord placées parallèlement à deux pieds l’une de l’autre ; sur ces perches, il fait poser, en travers, des brins souples de trois pieds de longueur, espèce de sangle qui reçoit une couche d’herbe très-épaisse ; on recouvre celle-ci d’une toile imperméable, sur laquelle s’étendent les couvertures ; et le lit est digne d’un roi.

C’était d’après son conseil que j’avais emmené des chèvres d’Oujiji, afin d’avoir du lait pour le thé et pour le café, dont nous étions de grands consommateurs : six ou sept tasses chacun à toutes les haltes. Enfin nous avions de la musique, un peu rude il est vrai, mais valant mieux que rien : les cris mélodieux de ses perroquets du Manyéma.

Entre Mouarou, village de Ka-Mirambo, et le tongoni d’Oukamba, je gravai sur un arbre le chiffre de Livingstone et le mien avec la date du jour : 2 février 1872. C’était la seconde fois que je me rendais coupable de ce fait en Afrique. La première, ce fut dans l’Ouvinza, sur un sycomore, le soir où, après de longs jeûnes, il fallut se coucher sans souper. Au-dessous de la date, j’ajoutai le mot : starving (mourant de faim).

En passant dans la forêt d’Oukamba, nous vîmes le crâne blanchi d’une victime des privations de la route. Le docteur me dit à ce propos qu’il ne traversait jamais une forêt africaine, où il y a tant de calme et de sérénité, sans éprouver le désir d’y être enterré sous les feuilles mortes ; là, du moins, il était sûr que son repos ne serait pas troublé. En Angleterre, il n’y a pas assez de place ; les tombes y sont vidées trop souvent, disait-il ; et depuis qu’il avait enterré sa femme au bord du Zambèse, dans les bois de Choupanga, il avait toujours souhaité pour lui un pareil endroit, où ses os fatigués trouveraient l’éternel repos qu’ils convoitaient.

Le soir de ce même jour, quand la tente fut close, et qu’une bougie en éclaira l’intérieur, il me parla du premier de ses fils, de celui qui s’était appelé Robert. Pas un des lecteurs des Explorations dans l’Afrique australe, ce livre que tout adolescent doit avoir entre les mains, n’a oublié l’enfant qui eut le dernier regard de Sébitouané. Parti pour l’Angleterre, avec mistress Livingstone, à l’époque où le docteur avait quitté Kuruman, Robert avait été confié aux soins d’un tuteur. Quand il eut dix-huit ans, fatigué de son inaction, il se rendit au Natal, d’où il entreprit de rejoindre son père. N’ayant pu réussir dans cette entreprise, il s’embarqua pour New-York et s’engagea dans les volontaires du New-Hampshire, qui faisaient partie de l’armée du Nord ; il contracta cet engagement sous le nom de Rupert Vincent, afin d’échapper à son tuteur, qui paraît avoir ignoré les obligations que ce titre lui imposait. Frappé à l’une des batailles qui eurent lieu devant Richmond, Robert fut transporté dans un hôpital de la North-Caroline, où il mourut de ses blessures.

Le 7 février nous nous arrêtions au bord de l’un des plus grands réservoirs du Gombé, une auge de plusieurs milles de longueur, où abondaient les hippopotames et les crocodiles.

De là j’expédiai Férajji et Choupéreh dans l’Ounyanyembé, pour y prendre les médicaments et les dépêches que l’on m’avait envoyés de Zanzibar, et qu’ils devaient nous apporter à Ouganda, lieu de rendez-vous que je leur indiquai.

Le lendemain nous avions repris notre ancien camp, c’est-à-dire la place où nous avions fait notre première station dans ce paradis des chasseurs. La pluie avait dispersé la plupart des hardes ; mais il y avait beaucoup de gibier dans le voisinage ; et aussitôt que j’eus déjeuné, je partis pour la chasse avec Khamisi et Kaloulou.

Une assez longue marche nous fit arriver près d’une jungle où se voyaient des empreintes d’antilopes, d’éléphant, de sanglier, de rhinocéros, d’hippopotames, ainsi que des traces de lion en nombre inusité.

Tout à coup j’entendis le mot simba (un lion) proféré par Khamisi, qui venait à moi en tremblant de tous ses membres, — le pauvre garçon n’était pas brave, — et j’aperçus dans l’herbe une tête qui nous regardait fixement. L’animal se mit à faire des bonds de côté et d’autre ; mais l’herbe était si grande qu’il n’y avait pas moyen de dire exactement ce que c’était.

Un arbre se trouvait en face de moi ; je le gagnai en rampant, avec l’intention d’y appuyer mon raïfle, car la fièvre m’avait tellement affaibli que j’étais incapable de maintenir cette arme pesante à la hauteur voulue.

J’arrive, je place avec précaution mon fusil contre l’arbre, et au moment de viser, je vois la bête qui s’enfuit ; l’herbe, en cet endroit, moins haute et moins épaisse, ne la cachait plus : c’était bien le monarque des forêts qui se sauvait à toutes jambes.

Le lendemain, impatient d’être en chasse, dans un endroit où il y avait tant de gibier de toute espèce, je me hâtai de prendre mon café, d’expédier à Ma-Manyéra, cet ami de joyeuse mémoire, une couple d’hommes chargés de présents, et j’allai battre le parc, suivi des mêmes serviteurs que la veille.

Nous n’étions pas à cinq cents mètres du camp, lorsque nous fûmes arrêtés par un trio de voix rugissantes, qui ne devait pas être à plus de cinquante pas. Mon fusil fut armé d’instinct, car je m’attendais à une attaque ; un lion avait pu fuir ; mais trois, ce n’était pas supposable.

En fouillant du regard les alentours, j’aperçus à belle portée un superbe caama qui tremblait derrière un arbre, comme si, déjà la griffe du lion eût été levée sur lui. Bien qu’il me tournât le dos, je crus pouvoir lui envoyer une balle. Il fit un bond prodigieux ; on eût dit qu’il voulait franchir au vol l’épais feuillage ; puis, revenant à lui-même, il se jeta au milieu des broussailles, dans la direction opposée à celle d’où étaient venus les rugissements. Ses traces sanglantes montrèrent qu’il avait été blessé ; mais je ne le revis pas, non plus que mes trois lions, qui, après avoir fait silence, s’étaient prudemment éloignés. À dater de cette époque j’ai cessé de considérer le lion comme le roi des animaux ; et, dans le jour, je ne m’inquiétai pas plus de sa voix menaçante que de la plainte des colombes.

Découragé par cet échec, je revins au camp. Le soir nous étions chez Ma-Manyéra, dont nous reçûmes l’accueil le plus hospitalier ; il avait envoyé à notre rencontre, et nous avait fait dire que son frère, l’homme blanc, ne devait pas camper dans les bois, mais loger dans son village. À notre arrivée il nous donna de la viande, du grain et du miel, qui furent les bienvenus, dans la pénurie où nous étions alors. Je fus reconnu de la même façon, depuis Imréra jusqu’à l’Ounyanyembé, par tous les chefs auxquels j’avais eu affaire l’année précédente. Il en est toujours ainsi dans les endroits que les traitants n’ont pas gâtés. Livingstone l’avait encore éprouvé dans sa dernière expédition chez les Babisa, chez les Ba-Ouloungou, ainsi que dans le Manyéma.

Le 14 nous arrivâmes à Ouganda, où nous fûmes bientôt confortablement établis dans une case que le chef voulut bien nous prêter. Férajji et Choupéreh nous attendaient là avec Sarmian et Oulédi, qui, on se le rappelle, avaient été envoyés à Zanzibar chercher des drogues pour le malheureux Shaw. Sarmian nous ramenait en outre Hamdallah, ce déserteur qui avait décampé à
caama.
Manyara, lorsque nous allions à Oujiji. Il paraît que le drôle s’était arrêté à Kigandou, et avait dit au chef qu’il venait de ma part, reprendre l’étoffe que j’avais laissée au docteur du village pour soigner Mabrouki Sélim, et que ce chef trop crédule avait accédé à sa requête ; d’où il résultait que le malade, n’ayant plus de secours, était mort.

À son retour de Zanzibar à Kouihara, où il était arrivé cinquante jours après notre départ pour Oujiji, Sarmian avait appris la mort de Shaw et avait su qu’un des hommes que j’avais loués comme guides était revenu depuis quelque temps. Sans paraître s’occuper du déserteur, Sarmian ne l’avait pas perdu de vue ; et, lorsque Choupéreh et Férajji étaient arrivés, il avait fait avec eux une descente chez le coupable qu’il avait saisi. Puis avec le zèle qu’il avait toujours déployé à mon service, le brave soldat s’était procuré une fourche, l’avait passée au cou du délinquant, et en avait fermé l’ouverture par une traverse, attachée de manière à empêcher le captif de s’en débarrasser.

Il n’y avait pas moins de sept paquets de lettres et de journaux que différents chefs de caravane, suivant la promesse qu’ils en avaient faite au consul, avaient déposés chez moi, où ils s’étaient accumulés. Parmi ces paquets à mon adresse il y en avait un du docteur Kirk, renfermant deux ou trois lettres pour Livingstone. Je les remis naturellement à celui-ci, en le félicitant de ce que son ami ne l’avait pas oublié. Sous la même enveloppe se trouvait un mot pour moi, du consul d’Angleterre, qui me priait de me charger des bagages de l’illustre voyageur, et de faire tous mes efforts pour qu’ils parvinssent le plus tôt possible à leur adresse. La lettre contenait en outre un avis dilatoire au sujet de mon retour par le lac Victoria, dont le chemin n’était pas praticable ; mais le ton général du billet était bienveillant, même cordial. Le paquet était daté du 25 septembre 1871 ; j’étais alors en marche depuis cinq jours pour gagner le Tanganika.

« Voilà, dis-je à Livingstone, un mot du consul qui me demande de faire tout mon possible pour que les objets que vous avez ici vous parviennent. Si j’avais reçu plus tôt cette autorisation, votre caravane serait partie avec moi. En l’absence de tout message, j’ai fait de mon mieux en vous amenant ; la montagne ne pouvant pas aller vers Mahomet, il fallait bien que Mahomet allât rejoindre la montagne. »

Mais Livingstone ne m’entendait pas ; il était trop absorbé par la lecture des lettres qui lui venaient d’Angleterre, et qui n’avaient pas moins d’une année de date.

Je recevais d’Amérique de bonnes et de mauvaises nouvelles ; celles-ci, heureusement, furent connues les premières ; les bonnes vinrent ensuite effacer les tristes impressions qu’avaient fait naître les autres, et qui, sans elles, me seraient restées.

Mais les journaux, — près d’une centaine, — journaux de Londres, de New-York, de Boston, étaient pleins des choses les plus étonnantes : La Commune de Paris en guerre avec l’Assemblée ; les Tuileries, le Louvre, l’ancienne Lutèce en flammes, brûlée par ses faubourgs ! Des troupes françaises tuant et massacrant les hommes, les femmes, les enfants. L’enfer et la vengeance déchaînés dans la plus belle ville du monde ! De jolies femmes, converties en démons, traînées par des soldats à travers les rues, et au milieu de l’exécration générale, à une mort sans pitié. Des enfants en bas âge, cloués à la terre à coups de baïonnette ; des hommes innocents ou non, fusillés, poignardés, sabrés, lacérés, détruits. — Une ville entière, livrée à la summa injuria d’une armée furieuse et sans frein !

Oh ! France ! Oh ! Français ! Pareille chose est inconnue, même au centre de l’Afrique.

Nous repoussâmes du pied les journaux ; et pour soulager nos cœurs pleins de dégoût, nous jetâmes les yeux sur le côté risible de ce monde, tel qu’il est représenté dans les pages innocentes de Punch. Pauvre cher Punch ! jovial et bon ! Reçois les bénédictions d’un voyageur. Tes plaisanteries produisirent sur nous l’effet d’un baume ; ta critique, sans fiel, nous rendit la gaieté, et provoqua nos rires.

Une foule compacte se pressait à notre porte, dans un étonnement indescriptible, causé par ces énormes feuilles. Les mots : khabari kisoungou (nouvelles du pays des blancs) circulaient parmi les spectateurs, qui se demandaient quelles pouvaient être ces nouvelles d’une si prodigieuse quantité ; et ils exprimaient l’opinion que les Vouasoungou étaient mbyah sana et très-mkali ; c’est-à-dire très-méchants, très-fins et très-habiles ; le mot méchant est souvent employé dans le pays pour exprimer la plus haute admiration.

Nous partîmes d’Ouganda le 14 février, et le 18 nous entrions dans la vallée de Kouihara, que nous faisions retentir de nos coups de feu. Il y avait cinquante-trois jours que nous avions quitté Oujiji, et cent trente et un que j’étais sorti de cette même vallée, sans savoir si je pourrais atteindre le but de mon voyage.

Depuis cette époque, j’avais fait douze cents milles ; on sait au milieu de quelles vicissitudes ; mais le succès avait couronné l’entreprise ;
Ma maison à Kouibara.
le mythe que je poursuivais alors était une réalité, et jamais celle-ci ne m’avait paru plus frappante qu’au moment où j’entrai avec Livingstone dans mon ancienne maison, dans mon ancienne chambre, en lui disant ; « Nous sommes chez nous, docteur. »


  1. Snubbed. Tout le monde connaît l’emploi que Thackeray a fait du mot snubs pour designer tous les genres de suffisance, de sottise mondaine, de prétentions ridicules, etc. Être snobbé, traité par un snob, ajoute à l’idée de réception impertinente, celle de désappointement chez celui qu’on éloigne, — littéralement : avoir le nez cassé. (Note du traducteur.)
  2. Qu’il y ait parmi les touristes beaucoup de hâbleurs, et que maints sportsmen aiment à broder leurs aventures, rien n’est plus vrai ; il ne leur est pas nécessaire d’être allés au bout du monde pour en donner la preuve. Chacun de nous a entendu pareille fanfare au sujet d’un lièvre ou d’une caille ; cela empêche-t-il que des faits de chasse, plus étonnants qu’on ne saurait les imaginer, s’accomplissent tous les jours ? Le mot impossible est grave à prononcer ; et nous regrettons de voir M. Stanley, qui nous est très-sympathique, lui que nous avons défendu tout d’abord contre l’insultante incrédulité des autres, nous regrettons de le voir envelopper dans ce reproche de mensonge tous ces Hercules, aussi adroits qu’intrépides, qui ont visité le nord et le sud de l’Afrique. Les Oswald, les Vardon, les Harris, les Delegorgue, les Gérard, les Baldwin, les Baker, et tant d’autres, savent parfaitement dire leurs échecs, et n’ont pas besoin de broder leurs exploits. Après tout, mieux vaut être dupe des bravaches, toujours faciles à reconnaître, que de désespérer un homme de cœur par un injuste démenti. Levaillant, cet observateur si rigoureux, avait inventé la girafe, et Du Chaillou le gorille. C’est d’ailleurs un grand tort que de dires en Afrique telle ou telle chose est ainsi, quand partout les faits varient à chaque pas, quand la moindre circonstance suffit à les modifier, et quand ils ne diffèrent pas seulement suivant les lieux, mais encore selon les facultés, les études, les antécédents de celui auquel on les conteste. Qu’on ait tué des antilopes à six cents yards, nous n’en savons rien ; mais s’il est impossible d’en viser une à cette distance dans les forêts africaines, même en lieu découvert, sur la ligne qu’a suivie notre auteur, où l’air embrasé ou humide voile bientôt l’horizon, il n’en est pas de même dans les vastes plaines de l’Afrique australe, où l’écueil est de croire la bête voisine quand elle est hors de toute portée. Ce mot d’antilope est en outre bien vague ; s’agit-il d’une gazelle, ou d’un élan, qui est plus haut qu’un bœuf ? Quant à l’éléphant tué d’une balle au front et à bout portant, le fait est réel ; seulement il n’est possible qu’avec l’éléphant indien. C’est ainsi que Baker tuait l’énorme bête à Ceylan (voir Rifle and hound in Ceylan). Chez lui la certitude du coup était si grande, qu’il y risqua sa vie lorsqu’il voulut appliquer cette méthode à l’éléphant d’Afrique. On trouvera la raison de cette différence dans The Nile tributaries of Abyssinia, p. 327 et 591). (Note du traducteur.)
  3. Nous ne savons pas si l’organisation de la girafe permettrait qu’on fît de cette dernière une bête de somme ou de trait, d’un usage commode ; mais ce qui est incompréhensible et déplorable, c’est qu’on n’ait pas songé dans cette région à domestiquer l’éléphant, qui passe partout, s’ouvre un chemin dans le fourré, gravit les montagnes, franchit les marais, a le pas rapide, le dos énorme, l’intelligence si grande, et la vie si longue. (Note du traducteur.)
  4. Dans cette région, c’est une politesse de désigner les vieillards par le nom de aba, qui veut dire père.