Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/14


CHAPITRE XIV

Sur le Tanganîka.


« Je nie d’une manière positive, qu’induit en erreur par les instructions que j’avais reçues de la Société royale de géographie, quant à la position du Nil Blanc, je n’aie pas compris l’énorme importance qu’il y avait à s’assurer de la direction du Roussizi. Le fait est que nous avons fait tout notre possible pour atteindre cette rivière, et que nous y avons échoué. »   (Burton, — Zanzibar.)
« L’affirmation unanime des Indigènes, que le Roussizi est un affluent du Tanganîka, est un puissant motif pour croire qu’il sort du lac.   (Speke.)
« C’est par cette raison que je réclame, pour le Tanganîka, l’honneur d’être le réservoir le plus méridional du Nil, jusqu’au moment où l’observation directe aura prouvé le contraire. »   (Findlay.)


Ayant formé le projet de visiter la côte nord du Tanganîka, s’il nous avait fallu revenir sans l’avoir exécuté, par suite du mauvais vouloir des uns ou de la rapacité des autres, nous aurions mérité les railleries dont on eût salué notre retour. Mais l’exemple de Burton m’avait mis en garde contre les terreurs des indigènes ou les extorsions de leurs chefs ; et nous n’avions à subir ni les craintes des Vouajiji, ni les exigences d’un Kannéna. J’avais à mon service, je l’ai déjà dit, vingt rameurs habiles dont j’étais sûr ; il ne s’agissait plus que de trouver un canot.

À la première parole, Séid ben Médjid mit le sien complètement à notre disposition pour aller n’importe où, et pour aussi longtemps qu’il nous serait agréable. Deux Vouajiji furent engagés en qualité de guides, à raison de huit mètres de cotonnade chacun ; et nos préparatifs se trouvèrent terminés.

J’ai dit que cette exploration avait été résolue entre le docteur et moi, par suite de l’intérêt qui s’attachait à la question du Roussizi, question sur laquelle on a tant discuté, et qui alors était toujours pendante.

Livingstone, qui dès 1869 aurait voulu la résoudre, avait accepté avec empressement l’offre que je lui avais faite. Toutefois il s’inquiétait de l’avenir ; nous allions élucider l’un des points du problème ; mais ensuite, quel parti prendrait-il ? Sa position était réellement déplorable. Il avait avec lui Souzi, Chumah, Gardner, Hamoydah et Halimah, épouse de ce dernier. À ce petit groupe, s’ajoutait Kéïf-Alek, le messager qui lui avait apporté ses dépêches ; en tout cinq hommes et une femme. Pourrait-il se remettre en marche avec aussi peu de monde, et avec les bribes d’étoffe et les quelques grains de verre qui lui restaient après le vol de Shérif ?

S’il n’avait pas été malade, sa vigueur habituelle et son esprit énergique auraient tranché la question. Il aurait emprunté de la cotonnade à Séid ben Médjid, — un emprunt usuraire, — et serait retourné à la côte pour reformer une caravane. Mais il était trop faible. Et combien de temps resterait-il à Oujiji, s’il attendait les valeurs qu’il avait à Kouihara ? Combien de jours serait-il en proie à l’espérance déçue ? Répétant chaque soir : Peut-être demain,… et voyant les semaines passer inutilement. Ses dernières forces ne s’épuiseraient-elles pas dans cette cruelle attente ? Mirambo fermait toujours la route ; combien cela durerait-il ?

Avec tous les égards dus à sa longue expérience, je demandai à Livingstone la permission de lui soumettre plusieurs lignes de conduite, parmi lesquelles il n’aurait qu’à choisir :

l° Retourner chez lui, prendre le repos qu’il avait si bien gagné, et dont il paraissait avoir si grand besoin.

2° Se rendre à Kouihara, y recevoir ses marchandises, louer des pagazis, et repartir pour les bords du Webb, afin de continuer les recherches interrompues.

3° La caravane étant formée, essayer de rejoindre Baker. Pour cela, aller chez Mouanza, traverser le Victoria, en se servant de mes bateaux, ce qui lui ferait éviter Mirambo et Souarourou ; de là, se rendre chez Mtésa, roi d’Ouganda, puis chez Kamrasi, roi de l’Ounyoro, où il entendrait certainement parler du grand homme blanc, qui devait être à Gondokoro avec des forces imposantes.

4° De l’Ounyanyembé, revenir dans l’Oujiji, et retourner au Manyéma en prenant par l’Ougouhha.

5° Ou bien, de l’Oujiji, se rendre auprès de Baker par le Roussizi, le Rouanda, l’Itara et l’Ounyoro.

Quelle que fût la décision à laquelle il s’arrêterait, j’étais entièrement à ses ordres, ainsi que mes gens.

S’il voulait regagner son pays, je serais fier de lui servir d’escorte, me soumettant d’a
vance à toutes ses volontés ; voyageant quand il le désirerait, et m’arrêtant dès qu’il en ferait la demande.

S’il voulait simplement aller à Kouihara, prendre les valeurs qu’il y avait en magasin, je serais heureux de l’y accompagner, et d’ajouter à son avoir une quantité considérable de grains de verre, d’étoffe de première sorte, d’armes à feu et de munitions. Il trouverait là un matériel complet, des vêtements, des ustensiles de cuisine ; enfin une demeure confortable, où il se reposerait pendant, qu’en toute hâte, je me rendrais à la côte. Arrivé à Zanzibar, je lui organiserais une bande de cinquante ou soixante hommes, choisis avec soin, qui lui apporteraient un supplément de provisions, et tout ce qui pourrait lui être utile. Cette bande le rejoindrait immédiatement et lui permettrait d’agir. Après y avoir long » temps réfléchi, ce fut à ce dernier projet qu’il adhéra comme étant le plus praticable, et celui de tous qui entrait le mieux dans ses vues.

L’affaire ainsi réglée, nous pûmes nous livrer à l’exploration du lac.

Bien qu’il fût simplement une frêle pirogue creusée dans l’un des superbes mvoulés d’Ougoma, notre Argo avait une plus noble destination que celle du vaisseau grec d’antique mémoire. Ce n’était pas l’amorce d’une Toison d’or qui le faisait partir ; c’était l’espoir de trouver un chemin qui, peut-être, amènerait les barques du Nil dans l’Oujiji, dans l’Ousohoua, et jusque dans le Mouroungou. Qui pouvait savoir ce que nous allions découvrir ? Non-seulement les indigènes, mais les Arabes nous répétaient que le Roussizi sortait du lac ; et nous supposions qu’il se rendait au N’Yanza d’Albert, ou à celui de Victoria.

Séid ben Médjid nous avait dit que sa pirogue pouvait porter vingt-cinq hommes et trois mille cinq cents livres d’ivoire. Comptant sur cette assurance, nous avions embarqué vingt-cinq de nos gens, dont quelques-uns s’étaient munis de sacs de sel dans l’intention de faire un peu de commerce ; mais à peine avions-nous quitté la rive qu’il fallut y revenir. Le canot, trop chargé, enfonçait jusqu’au bord. Six hommes furent remis à terre, le sel également ; et nous restâmes avec seize rameurs ; plus Sélim, Férajji et les deux guides.

Cette fois, convenablement lesté, le canot se mit à la nage, et se dirigea vers l’île de Bangoué, située à quatre ou cinq milles de notre point de départ.

Il y a quelques années, les Vouatouta ayant fait irruption dans l’Oujiji, la plupart des habitants, Arabes et indigènes, se réfugièrent à Bangoué ; tous ceux qui restèrent dans leurs bourgades furent anéantis par le fer et par la flamme.

Laissant dernière nous cette île, que Burton a décrite[1], et suivant les courbes du rivage, nous atteignîmes la baie de Kigoma, baie splendide qui fournirait un excellent port, à l’abri des vents à la fois violents et variables qui soufflent sur le Tanganika.

Entrés dans la baie, nous gagnâmes le village du même nom. Il n’était pas encore dix heures ; mais une forte brise, qui menaçait de nous pousser au large, nous fit échouer la barque et dresser notre tente. Kigoma est d’ailleurs, pour les gens que rien ne presse, l’endroit où l’on s’arrête quand on vient d’Oujiji,

Le lendemain au point du jour, on levait le camp ; et après avoir déjeuné et pris le café, nous nous remettions en route,

Parfaitement calme, le lac reflétait l’azur qui se déployait au-dessus de nos têtes, en lui donnant toutefois une couleur plus foncée avec une nuance verdâtre. Les hippopotames venaient souffler à proximité alarmante du canot ; et replongeaient rapidement comme s’ils avaient voulu jouer à cache-cache avec nous.

En face des hautes collines du Bemba, la teinte de l’eau parut annoncer une grande profondeur ; nous jetâmes la sonde, elle indiqua trente-cinq brasses ; nous étions alors à un mille de la côte.

Cette rangée de montagnes revêtue d’une herbe d’un vert éclatant, d’où s’élevaient de grands bois, et qui plongeait ses flancs abrupts jusqu’au fond du lac où elle jetait ses promontoires, déroulait devant nous des beautés qui nous en faisaient espérer d’autres, sans jamais que notre espoir fût déçu. À chacune de ses pointes que nous doublions, c’étaient de nouvelles surprises ; dans chacun de ses plis un tableau ravissant, des bouquets d’arbres couronnés de fleurs, et d’où s’exhalaient des parfums d’une suavité indicible. Une variété infinie dans les contours : des pyramides, des cônes tronqués, des tables rases, des toits pareils à ceux des églises, des croupes unies et gracieuses, des crêtes déchiquetées et sauvages ; scènes changeantes qui nous arrachaient des cris d’admiration. Que je fusse ravi, n’avait rien de surprenant ; mais le docteur lui-même, que j’aurais cru blasé sur de pareils tableaux, n’était pas moins enchanté que moi.

Je n’avais rien vu de pareil depuis que j’étais en Afrique, rien de semblable à ces hameaux de pêcheurs, enfouis dans des bosquets de palmiers, de bananiers, de figuiers du Bengale et de mimosas ; bosquets entourés de jardins et de petites pièces de terre, dont les épis luxuriants regardaient l’eau transparente, ou se reflétaient les cimes qui leur servaient d’abri contre la tempête.

Évidemment, les pêcheurs qui habitent ces parages trouvent leur situation bonne. Le poisson abonde ; les pentes rapides, cultivées par les femmes, produisent du sorgho et du maïs en quantité ; les jardins sont remplis de manioc, d’arachides, de patates ; les élaïs procurent l’huile et le breuvage ; les bananiers, des masses de fruits délicieux, et dans les ravins sont de grands arbres, dont
Bords du lac Tanganika.
on fait les pirogues. La nature leur prodigue en cet endroit tout ce qu’ils peuvent désirer ; ils ne conçoivent rien au delà. C’est quand on voit tous ces éléments d’un bonheur qui, pour eux, est parfait, que l’on pense à ce qu’ils doivent souffrir, lorsque, arrachés de ces lieux, ils traversent les déserts qui les en sépareront pour toujours ; lorsque ils marchent enchaînés, conduits par ces hommes qui les ont achetés huit mètres de cotonnade pour leur faire faire la cueillette du girofle ou le métier de portefaix.

Comme nous approchions de Niasanga, notre deuxième halte, la côte avec ses collines pittoresques, ses retraits charmants, ses cultures, ses troupeaux, me rappela tout à fait le rivage du vieux Pontus.

Un peu avant d’échouer la pirogue, deux légers incidents se produisirent ; un grand lézard, de plus de deux pieds de long, se glissa dans la falaise, sans nous donner le temps de le bien voir. Livingstone pensa néanmoins que c’était le monitor terrestris. Bientôt après je tuai un grand cynocéphale qui, de l’extrémité du museau à celle de la queue, mesurait quatre pieds neuf pouces, et dont le poids était d’environ cent livres ; la face n’avait pas moins de huit pouces et demi de longueur. Pas de crinière, pas de touffe de poils au bout de la queue ; mais tout le corps revêtu d’un pelage très-rude. Les singes de ce genre se voyaient en grand nombre, ainsi que l’espèce à tête de chat et à longue queue, espèce très-active et plus petite.

Niasanga, situé au bas d’un amphithéâtre de collines, et à l’embouchure d’un ruisseau, qui porte le même nom, a, comme tous les villages voisins, ses bouquets d’arbres et de bananiers, ses champs de maïs, de sorgho et de manioc.

Nos tentes étaient dressées sous un figuier-banian ; près d’elles se trouvaient une demi-douzaine de pirogues de différentes grandeur ; en face de nous l’immense nappe d’eau, attirant la brise, et d’un gris clair ; dans le lointain l’Ougoma, l’Oukaramba, et l’île de Mouzimou, dont les montagnes nous apparaissaient revêtues d’un bleu foncé.

Les galets que nous voyions sur la grève, en petits monceaux ou en lignes formés par les vagues, étaient des fragments de quartz poli, de schiste, de grès congloméré, d’argile très-ferrugineuse, d’argile endurcie, etc., et nous révélaient la nature des roches dont se composaient les montagnes voisines.

D’énormes roseaux s’élevaient comme une haie entre le rivage et les cultures. Parmi la gent ailée nous remarquâmes surtout les bergeronnettes, que protègent les indigènes ; pour eux ce sont des messagères de paix et d’heureux présages ; quiconque les attaquerait serait frappé d’une amende. Il faudrait être d’ailleurs bien méchant pour leur nuire ; elles montrent tant de confiance ! À peine touchions-nous le rivage qu’elles vinrent à notre rencontre et firent le saint-esprit à portée de notre atteinte. En fait d’oiseaux, nous vîmes encore là des tourterelles, des paddas, des bandes de veuves, des corneilles, des martins-pêcheurs, des oies, des plotus, des milans, des aigles, des balbusards.

À Niasanga, Livingstone fut pris de diarrhée ; c’est là le seul côté faible de son organisme ; mais j’ai vu qu’il avait fréquemment à s’en plaindre ; un écart de régime ou une vive émotion amenait toujours chez lui une crise de cette nature ; tandis que chez moi c’était l’opposé ; la malaria ou un trouble moral produisait invariablement l’excès contraire, et parfois un accès de fièvre.

Le troisième jour, quatre heures de rame nous conduisirent à Zassi, petit village, situé à l’embouchure d’un ruisseau, dont il a pris le nom. Les montagnes qui bordaient la côte, s’élevaient de deux mille à deux mille cinq cents pieds au-dessus du lac ; et le pays me semblait à chaque instant devenir plus pittoresque, plus animé ; bien plus séduisant que tout ce que l’on voit près du lac George, ou sur les bords de l’Hudson. Pas un pli du rivage qui n’eût sa forêt de palmiers, ses cases en forme de ruche, entrevues sous les grandes frondes, pareilles à d’énormes plumes ; pas une de ces retraites de la côte qui ne fût un délicieux tableau ; pas une terrasse, pas une banquette, voire un talus qui ne fut occupé.

Un groupe de montagnes coniques s’élève à côté de Zassi, qu’il fait reconnaître de loin. Vis-à-vis de ce groupe, nommé Kirassa, le lac a trente-cinq brasses de profondeur, comme au large des collines de Bemba ; mais à un mille plus au nord ma sonde, qui était de cent quinze brasses, n’atteignit pas le fond ; malheureusement elle se brisa et j’en perdis les trois quarts. Au sud d’Oujiji, à la hauteur du Kabogo, Livingstone avait trouvé jusqu’à trois cents brasses (cinq cent quarante-six mètres). Il avait également perdu le plomb de sa sonde, et cent brasses de ligne ; mais il lui en restait neuf cents, dont nous espérions faire usage dans la traversée du lac.

Notre quatrième camp fut dressé dans l’Ouroundi, sur une île sableuse appelée Nyabigma et qui se trouve à une demi-heure de la frontière.

Bien que la Mchala soit considérée par les deux peuplades comme étant la ligne de démarcation entre les deux provinces, il y a des établissements de Vouaroundi en deçà de la rivière, par exemple à Kagounga, village situé à une heure de Zassi, vers le nord ; et des bourgades de Vouajiji sur les deltas fertiles du Kasokoué, du Namousinga et du Louaba, qui sont dans l’Ouroundi.

De Nyabigma, l’œil embrasse la courbe profonde que décrit la montagne entre les promontoires de Kazinga et de Kasofou, — une étendue de vingt à vingt-cinq milles. Cette arène, aux sommets irréguliers, voilés à peu près constamment d’un éther floconneux, et dont les profondes déchirures laissent échapper de nombreux cours d’eau, forme une scène des plus imposantes. À sa base se déploie une large bande alluviale d’une fertilité à défier toute description : des palmiers, des bananiers, des arbres touffus ; et partout des groupes de villages.

Le Louaba, ou Rouaba, qui débouche au nord du cap Kitounda ; le Kasokoué, le Namousinga, la Mchala, qui se jettent au sud du même cap, arrosent cette plaine féconde.

Tous les deltas des rivières que reçoit le Tanganika sont entourés d’une épaisse ceinture de papyrus et de matétés, ceinture qui, à certaines places, acquiert une grande largeur. Au fond de quelques-unes de ces jungles, parfois impénétrables, comme celles des bouches du Louaba et du Kasokoué, sont des étangs paisibles, qui servent de retraite à une multitude de canards, de sarcelles, d’oies, d’ibis, de grues, de pélicans, de cigognes, de bécassines, d’alcyons, etc., que les fondrières, la fièvre et le hallier protègent contre le chasseur.

Au moment de quitter Nyabigma, nous distribuâmes à chacun de nos hommes dix charges de poudre, et autant de balles, pour le cas où les Vouaroundi nous montreraient la haine que leur inspirent les étrangers.

Nous partîmes au point du jour ; moins d’une heure après, nous avions passé le Kitanda. Ce cap est une plate-forme, peu élevée, composée d’un conglomérat quartzeux, et qui, du pied de l’hémicycle où naissent le Louaba et les cours d’eau voisins, se projette à une distance d’à peu près huit milles.

La baie fut traversée, et nous arrivâmes à l’extrémité du cap Kasofou. De là nous découvrîmes une série d’autres caps : le Kigongo, le Katounga et le Bagoulouka, devant lesquels il nous fallut passer pour atteindre la charmante position de Makoungou, où nous nous arrêtâmes. Dans tout ce trajet les villages sont nombreux.

À Makoungou, on nous demanda le tribut. Bien que l’étoffe et les grains de verre m’appartinssent, le docteur, en raison de son âge, de son expérience, de sa grand’maitrise, fut chargé de traiter l’affaire. J’avais eu maintes fois, on se le rappelle, la tâche écœurante de débattre le honga ; j’étais curieux de voir comment le grand voyageur s’acquitterait de cette corvée.

Le matéko, chef de troisième ordre, réclamait deux dotis et demi, soit dix mètres de cotonnade. Livingstone répondit à cela en demandant si l’on ne nous apportait rien ?

« Non, fut-il répliqué ; le jour est fini ; il est trop tard ; mais si vous payez le tribut, le chef vous donnera quelque chose quand vous repasserez. »

Le docteur se mit à rire, et dit au chef qui arrivait : « Puisque vous attendez notre retour pour nous faire un présent, je payerai quand nous reviendrons. »

Déconcerté d’abord, le matéko réfléchit, puis en revint à sa demande.

« Apportez-nous un mouton, reprit le docteur, un petit mouton ; nos estomacs sont vides ; il est tard, et nous avons faim depuis la moitié du jour. »

L’appel fut entendu ; le vieux chef s’empressa de nous envoyer un agneau, accompagné de douze ou quinze litres de vin de palme, et reçut en échange ses dix mètres d’étoffe.

L’agneau fut tué sans retard, et parfaitement digéré ; mais le vin de palme, hélas ! Ce vin, à la fois doux et capiteux, quel présent funeste ! Souzi, l’inestimable adjoint du docteur, et Bombay, le chef de mes hommes, étaient chargés de veiller sur le canot ; imbibés de la fatale liqueur, ils dormirent d’un sommeil de plomb ; et le lendemain nous avions à déplorer la perte d’une foule de choses, qui, pour nous, étaient d’un prix inestimable ; entre autres la ligne de sonde de mon compagnon, une ligne de neuf cents brasses ; cinq cents cartouches, faites pour mes propres armes, et quatre-vingt-dix balles de mousquet.

Outre ces objets indispensables dans une contrée hostile, on nous avait enlevé un grand sac de farine, et tout le sucre du docteur.

C’était la troisième fois que la négligence de Bombay me causait une perte considérable, et la quatre-vingt-dix-neuvième que je me repentais amèrement d’avoir eu foi aux éloges que Speke et Grant lui ont donnés.

L’ignorance et la couardise avaient seuls empêché les voleurs d’emmener le canot, avec tout ce qu’il renfermait, y compris Bombay et Souzi, qui auraient été bel et bien vendus.

Je me figure sans peine l’agréable surprise des filous au goût exquis du sucre, et leur étonnement à la vue des cartouches ; mais qui sait le résultat de leur trouvaille ? Cette caisse de munitions, entre leurs mains, a pu devenir la boite de Pandore. Pourvu qu’ils ne se soient pas blessés avec les balles explosibles, et avec ces petits cylindres de cuivre, dont ils ignoraient le contenu, et qu’ils ont pu vouloir essayer de fondre !

Tout désolés de cette perte irréparable, nous n’en partîmes pas moins à l’heure habituelle ; et nous continuâmes à nous diriger vers le nord, en suivant toujours la côte. Nous longeâmes ainsi les convexités alluviales que forment à leurs embouchures le Kigouéna, le Kikoumou, le Kisounoué ; et quand l’intérieur d’une baie semblait promettre quelque vue intéressante, nous y entrions pour en suivre les contours. C’était partout la même scène, la même richesse ; toujours des rivières, sortant des ravins ; toujours des terrains féconds où prospérait l’élaïs ; toujours des palmiers, des bananiers, des villages sous leur ombre et entourés de cultures.

De temps à autre, nous passions devant une bande de sable, ou couverte de galets, petite plage convertie en marché pour la vente du poisson et des principaux produits des localités voisines. Puis nous retrouvions des fourrés de papyrus et de roseaux recouvrant les marais qu’ils avaient formés en arrêtant la rivière ; ou bien les montagnes plongeaient à pic dans le lac, et se repliaient en courbes profondes, remplies d’une alluvion de huit à dix milles de large.

Continuellement se voyaient des pirogues, nageant au long du ressac, en dépit d’un chavirement possible qui eût fait tomber l’équipage dans la gueule des crocodiles. L’un de ces canots était-il à peu de distance, nos hommes se mettaient à chanter, faisaient force de rame et tâchaient de passer devant. Piqués au jeu, les autres redoublaient de vitesse ; et debout, complètement nus, pagayant avec ardeur, nous offraient une belle occasion de faire des études d’anatomie comparée.

Plus loin, un groupe de pêcheurs, indolemment couchés sur la grève, in puris naturalibus, suivaient d’un œil curieux les pirogues qui glissaient dans le voisinage.

C’était ensuite une flottille de canots, dont les propriétaires se reposaient dans leurs cases, ou pêchaient à la ligne, ou préparaient activement leurs filets.

Des enfants s’ébattaient dans l’eau, sous les yeux de leurs mères, qui, assises à l’ombre, applaudissaient à leurs jeux pleins de hardiesse ; d’où je suppose que les crocodiles ne sont communs dans le lac qu’à l’embouchure des rivières d’une certaine importance.

Entre les caps de Mouremboué et de Kisounvoué, distants de quatre à cinq milles l’un de l’autre, et que sépare un terrain plat, rivage de sable et de cailloux, habite une population nombreuse, échelonnée depuis le bord de l’eau jusqu’au pied de la montagne.

À moitié chemin des deux caps, se trouve un groupe de villages, appelé Bikari, dont le chef réclame un tribut des gens qui passent sur ses terres.

Depuis que la disparition de mes cartouches ne nous permettait plus d’affronter une lutte sérieuse, nous évitions avec soin tous les endroits qui étaient mal famés chez les Vouajiji. Mais cette fois nos guides se méprirent sur les intentions des indigènes, ou pensèrent qu’une halte, à l’ombre des bananiers, valait mieux que d’être immobiles en plein soleil dans une étroite pirogue. Toujours est-il que nos Vouajiji n’avaient pas encore exprimé leur opinion, lorsque les Vouabikari nous hélèrent du rivage, en nous menaçant de la vengeance de leur chef, si nous passions sans nous arrêter. Leurs voix ne ressemblant en rien au chant des sirènes, nous refusâmes d’obéir.

Le peu d’effet de leurs menaces irrita les réclamants ; ils eurent recours aux pierres et se mirent à nous en jeter avec fureur. Effleuré par l’un des cailloux, je fis entendre qu’une balle pourrait être envoyée sur la plage, en guise d’avertissement ; mais le silence du docteur parut désapprouver cette mesure, et nous filâmes sans répondre.

Comme ces démonstrations hostiles n’avaient rien d’agréable, et qu’elles paraissaient devoir se renouveler à chacun des villages devant lesquels nous passions, notre canot fut conduit tout d’une traite à la pointe de Mouremboué. La rivière du même nom formait là un delta protégé par un large fouillis de papyrus, de roseaux, de canne épineuse, que l’indigène le plus audacieux n’oserait affronter, surtout sachant que derrière ces chevaux de frise étaient les fusils d’hommes blancs, auxquels ses compatriotes venaient de faire une grave injure.

Notre pirogue traînée sur la rive, nous allâmes nous asseoir dans un petit coin sableux, ou Férajji ne tarda pas à nous servir d’excellent café.

Malgré le danger qui nous menaçait toujours, nous éprouvions un bien-être réel. L’entretien s’éleva peu à peu dans les régions supérieures, où il nous entraîna bien au-dessus des ressentiments terrestres ; et sous l’influence du moka et d’une douce philosophie, nous nous sentîmes émus de pitié pour les aveugles qui nous provoquaient. Le docteur avait souvent rencontré de pareilles dispositions ; il les attribuait à la conduite insensée, non moins que criminelle, des traitants ; sur quoi je suis entièrement de son avis.

Ayant fini de prendre notre café et de discourir sur l’éthique, nous revînmes à notre pirogue, et nous nous dirigeâmes vers le Sentakeyi. Bien que ce cap fût à neuf ou dix milles de la petite grève que nous quittions, nous espérions l’atteindre avant la fin du jour. Mais le soleil se coucha ; et malgré la vigueur avec laquelle ramaient nos hommes, nous étions encore loin du but. Toutefois, profitant du clair de lune, et le danger de la position étant compris de chacun, la route fut continuée.

Il était près de huit heures quand nous nous arrêtâmes en un lieu désert, sur une langue de sable, adossée à une berge de huit à dix pieds de haut, et flanquée, des deux côtés, de masses rocheuses en désagrégation. Notre espoir était qu’en ne faisant pas de bruit, nous resterions inaperçus, et qu’après un repos de quelques heures, nous pourrions repartir sans avoir eu d’encombre.

À notre feu l’eau chauffait pour le thé ; à celui de nos gens se faisait la bouillie, quand les vedettes nous signalèrent des formes nombres qui rampaient vers le bivac. Ces formes rampantes se dressèrent à notre appel, et vinrent à nous en proférant le salut indigène : vouaké.

Nos Vouajiji leur ayant expliqué que nous étions des Vouangouana, leur dirent que nous partirions au lever du soleil, et ajoutèrent que s’ils avaient quelque chose à nous céder nous l’achèterions avec plaisir. Ils parurent très-satisfaits de cette demande ; et après un instant d’entretien, pendant lequel ils nous semblèrent prendre des notes mentales sur le camp, ils s’éloignèrent en promettant de revenir au point du jour et d’apporter des vivres.

Tandis que nous savourions notre thé, les gens du guet nous avertirent de l’approche d’une nouvelle bande. Ce fut le même salut, la même manière d’observer, la même assurance d’une amitié que j’estimai beaucoup trop vive pour être sincère.

Peu de temps après, troisième visite, absolument pareille, avec des protestations de plus en plus chaleureuses ; et nous vîmes deux canots croiser devant le bivac, d’une allure qui nous parut plus rapide que la nage habituelle.

Évidemment notre présence était connue dans les villages voisins, dont ces divers partis étaient les émissaires. Or, sur toute la route, depuis Zanzibar jusqu’au lac, jamais, sous aucun prétexte, on ne vient saluer personne après la chute du jour ; quiconque serait surpris à la nuit close, rôdant aux environs du camp, recevrait un coup de fusil. Ces allées et ces venues, cette joie exubérante au sujet de l’arrivée d’un petit nombre de Vouangouana, arrivée qui dans le pays n’a rien d’extraordinaire, étaient bien faites pour éveiller des craintes. Nous échangions nos remarques à ce sujet, le docteur et moi, quand une quatrième bande, plus bruyante que les autres, vint nous exprimer la satisfaction qu’elle avait de nous voir, et cela dans les termes les plus extravagants.

Le souper était fini ; chacun pensa qu’il fallait agir et se hâter. Dès que la bande fut partie, nous sautâmes dans la pirogue, qui fut repoussée du rivage avec le moins de bruit possible. Il était grand temps ; comme nous sortions de la pénombre projetée par la côte, je fis remarquer au docteur des formes accroupies derrière les rochers qui se trouvaient à notre droite ; d’autres corps gagnaient en rampant le sommet de ces rochers, tandis qu’un parti nombreux s’avançait à sa gauche, d’une façon non moins suspecte. Au même instant une voix nous héla du haut de la berge, juste au-dessus de l’endroit que nous venions de quitter. « Bien joué ! » cria le docteur ; et la pirogue fila rapidement, laissant derrière elle les voleurs déconfits.

Ici encore ma main était prête à leur envoyer deux balles, comme avertissement du respect qu’à l’avenir ils devraient avoir pour les étrangers. Sans la présence du docteur la chose était faite ; mais si elle avait été nécessaire, il en eût certainement donné l’ordre ; et ma main resta immobile.

Après six heures de rame qui nous firent doubler le cap Sentakeyi, nous nous arrêtâmes à Mougeyo, petite bourgade de pêcheurs, où il nous fut permis de nous reposer un instant.

Au point du jour nous étions en route, et sur les huit heures nous arrivions à Magala, dont le moutouaré (chef de second ordre) passait pour un homme généreux. Nous avions eu depuis notre dernier camp dix-huit heures de nage, ce qui, à raison de deux milles et demi par heure, faisait quarante-cinq milles.

Du cap Magala, un des points les plus saillants de la côte, ce dont nous profitâmes pour relever diverses positions, la grande île de Mouzimou (l’Oubouari de Burton[2]) se trouve au sud-sud-ouest, et l’on voit se rapprocher rapidement les deux rives du lac, qui paraissent se rejoindre à une distance d’environ trente milles. Le Tanganika, en cet endroit, n’a plus que huit ou dix milles de large.

De notre cap nous distinguions fort bien la chaîne occidentale, dont l’altitude au-dessus du lac parait être en moyenne de trois mille pieds. Cette moyenne est dépassée d’environ cinq cents pieds par le pic de Louhanga, qui se dresse un peu au nord du couchant de Magala, et par Soumbourizi, capitale de l’Ouvira, qui peut se trouver à trois cents pieds au-dessus des hauteurs voisines.

L’Ouvira, situé en face de l’Ouroundi, avait alors pour grand chef un appelé Mrouta, dont Soumbourizi était la résidence.

Les Vouaroundi de Magala se montrèrent à la fois très-polis et très-curieux de nous contempler. Ils se pressèrent en foule à la porte de la tente et attachèrent sur nous des regards avides, comme s’ils avaient craint de voir disparaître subitement ce spectacle d’un si haut intérêt.

Dans l’après-midi, le moutouaré vint nous faire sa visite. Bien qu’il fût alors en grande tenue, je reconnus en lui un tout jeune homme, dont, parmi les curieux du matin, j’avais remarqué le joli visage, la fière tournure, et les belles dents qu’un joyeux rire découvrait sans cesse. Le chef était décoré d’une profusion d’ornements d’ivoire, de nombreux colliers, d’énormes bracelets de cuivre jaune, et de lourdes spirales en fil de fer autour des chevilles ; mais il n’y avait pas à s’y méprendre : c’était bien la belle mine qui m’avait frappé le matin.

L’admiration fut réciproque. En retour des huit mètres d’étoffe et de la dizaine de rangs de perles rouges dont nous lui fîmes présent, il nous donna un mouton gras à large queue et une jarre de lait, deux choses qui dans notre position nous furent très-agréables.

Là nous apprîmes que la guerre était déclarée entre Makamba, chef du pays où nous nous rendions, et Vouaroumachanya, sultan du district voisin. On nous conseillait de retourner chez nous, à moins que nous ne voulussions prêter assistance à l’un des combattants. Mais nous étions en route pour gagner le Roussizi, et de pareilles considérations n’étaient pas faites pour nous arrêter.
À Magala.

Le lendemain donc nous quittions Magala pour nous rendre au pays de Makamba.

La frontière de l’Ouroundi proprement dit venait d’être passée ; le territoire dont nous suivions la rive était celui d’Ousigé, lorsque le vent se leva du sud-ouest ; bientôt la pirogue fit de telles embardées, qu’il fallut mettre le cap sur Kisouka, et s’arrêter dans ce village, qui est environ à quatre milles au nord du point où commence le Mougéré, district de l’Ousigé.

À peine avions-nous dressé la tente, qu’un Mgouana, établi chez Makamba, vint nous saluer, et nous mit au courant de la guerre que se faisaient les deux voisins. Cette guerre, qui durait depuis longtemps, n’avait rien de bien terrible. L’un des belligérants entrait chez l’autre, y enlevait quelques têtes de bétail et se retirait après avoir tué un ou deux hommes qu’il avait surpris par hasard. L’autre laissait écouler des semaines ou des mois ; puis il passait chez l’ennemi, y faisait la même capture que celle dont il avait à se plaindre ; et la balance s’établissait au préjudice des deux peuples. Il était bien rare qu’il y eût combat, les Africains étant par nature décidément opposés à toute manœuvre de guerre tant soit peu énergique.

Ces renseignements obtenus, le Mgouna fut questionné sut un point d’un bien autre intérêt ; je veux parler du Roussizi. Prenant alors un air capable, et du ton d’un homme dont la parole ne saurait être mise en doute que par des ânes fieffés, notre personnage affirma que la rivière sortait du lac et se rendait au pays de Mtésa[3]. « Pouvait-il en être différemment ? »

Le docteur semblait à peu près convaincu ; moi j’avais plus de défiance ; l’enthousiasme du Zanzibarite pour une chose qui l’intéressait fort peu, me semblait louche ; ses barikallah ! ses inchallah ! étaient trop fervents ; ses réponses s’accordaient trop bien avec nos désirs.

À cette déposition, il est vrai, s’ajoutait celle d’un autre Mgouana que Livingstone avait rencontré dans le sud, et qui lui avait fait un rapport analogue. Ce Mgouana lui avait dit que le père ou le grand-père de Roumanika, roi actuel du Karagoueh, avait pensé à creuser le lit du Kitangoulé, afin que ses canots pussent se rendre dans l’Oujiji, où il voulait établir des relations commerciales. Ce rapport coïncidant avec cette opinion que le Tanganika a un déversoir n’importe où, mais en a un, opinion qui est celle du docteur, rendait celui-ci très-partial pour notre Zanzibarite. En somme, nous allions voir.

Le jour suivant, deux heures après le coucher du soleil, nous passions devant le delta du Mougéré, rivière qui donne son nom au district limitrophe de celui que gouverne Makamba. En face de la plus méridionale des trois branches de son embouchure, une différence frappante s’observa dans la couleur de l’eau ; la ligne de démarcation entre les deux ondes était nettement tracée d’orient en occident : d’un côté le vert clair et transparent du lac, de l’autre un flot jaune et bourbeux.

Peu de temps après notre passage devant la première bouche, nous vîmes la seconde branche, puis la troisième. Chacune d’elles avait seulement quelques mètres de large ; mais toutes les deux roulaient assez d’eau pour que nous ayons pu les remonter à plusieurs perches de l’embouchure.

En amont de sa troisième branche, la rivière formait une courbe profonde d’où s’apercevaient des villages groupés sur les deux bords, villages qui appartenaient à Makamba, et dans lesquels ce chef avait sa résidence.

Jamais d’homme blanc n’avait été vu par les indigènes, qui naturellement accoururent en foule pour nous voir débarquer. Tous les hommes avaient à la main une grande lance ; quelques-uns y joignaient une espèce de casse-tête, et çà et là se voyait une petite hache.

Nous fûmes conduits à une hutte que nous partageâmes, le docteur et moi. Ce qui arriva ensuite ne m’a laissé qu’un vague souvenir ; car la fièvre me ressaisit, pour la première fois depuis mon départ de l’Ounyanyembé. Je me rappelle confusément les efforts que je faisais pour deviner l’âge que pouvait avoir Makamba, et me souviens que, dans mes instants lucides, je voyais Livingstone auprès de moi, que je sentais sa main toucher la mienne ou se poser sur mon front avec une douceur infinie.

De Bagamoyo à l’Ounyanyembé, j’avais eu la fièvre à diverses reprises ; mais personne n’avait été là pour diminuer mes souffrances, ou pour éclairer la sombre perspective qui se déploie aux yeux du voyageur malade et solitaire. Depuis trois mois la fièvre ne m’était pas revenue ; mais je regrettais à peine son retour, puisqu’il me rendait l’objet de la sollicitude paternelle de l’homme excellent dont j’étais le compagnon.

Le lendemain, lorsque Makamba vint nous voir, suivi d’un bœuf, d’un mouton et d’une chèvre, dont il nous faisait présent, l’accès était passé, et je pus écouter la réponse qu’il fit au docteur à l’égard du Roussizi.

Le Mgouana était là ; et, toujours souriant, toujours enthousiaste, il ne se troubla pas le moins du monde en nous transmettant l’assertion du chef, dont il était l’interprète, à savoir « que le Roussizi, après avoir reçu le Louanda ou Rouanda, à un jour de la côte en se rendant par terre au confluent, à deux jours en y allant en canot, venait se jeter dans le lac.

Notre espoir, surexcité par l’affirmation contraire, se refroidit non moins vite qu’il s’était enflammé.

Nous payâmes au chef à titre de honga, mais en réalité comme échange, trente-six mètres d’étoffe et quatre-vingt-dix rangs de perles de différente espèce. Je regrettai de n’avoir pas un des nombreux fichus d’indienne qui étaient restés à Kouihara dans mes bagages. Ici ils auraient fait merveille.

L’affaire étant réglée, Makamba présenta son fils, un grand jeune homme d’environ dix-huit ans, à Livingstone, en le priant de l’adopter. Avec son joyeux rire, le docteur repoussa la proposition, dont il avait compris le sens, et qui n’était faite que pour obtenir un supplément d’étoffe. Makamba prit la chose en bonne part et n’insista pas davantage.

Le soir il se montra même, en fait de bière, d’une libéralité qui alla jusqu’à la profusion ; d’où il résulta que Souzi fut complètement ivre.

Comme le jour venait de poindre, je fus réveillé par un bruit sec, pareil à un claquement. Je prêtai l’oreille ; le bruit se faisait dans notre case et provenait du docteur. Vers minuit, Livingstone avait senti quelqu’un s’étendre à son côté ; supposant que c’était moi, il s’était reculé au fin bord de la couche pour me faire place. Mais au point du jour, réveillé par le froid, et se mettant sur le coude pour regarder son camarade, il avait vu son noir serviteur, lequel s’était emparé de la couverture et occupait le lit presque en totalité. Avec la mansuétude qui le caractérise, au lieu de prendre une baguette et de houspiller son homme, le docteur se contentait de lui frapper sur l’épaule, en disant : « Levez-vous, Souzi ; levez-vous donc ; vous êtes dans mon lit. Comment osez-vous, monsieur, vous enivrer de cette façon, quand je vous ai recommandé tant de fois de vous en abstenir ? Voyons ! levez-vous. Allons donc ! Vous ne voulez pas ? J’en suis fâché. Voilà pour vous. Encore, encore. »

Souzi ronflait toujours, et les tapes continuaient. À la fin, son cuir ayant fini par en sentir quelque chose, il ouvrit les yeux et comprit la faute qu’il avait commise en usurpant le lit de son maître. Il eut l’oreille très-basse quand il sut que le petit-maître, ainsi qu’on m’appelait, avait eu connaissance du fait.

Le troisième jour, dans la soirée, — nous devions partir le lendemain au lever de l’aurore, — Makamba vint nous faire ses adieux et nous demanda de lui renvoyer notre canot, dès que nous serions arrivés chez Rouhinga, son frère ainé, dont le territoire est au sommet du lac. Ce canot, disait-il, lui était nécessaire. Il nous priait en outre de lui laisser deux de nos hommes avec leurs fusils et des munitions, pour le cas où son ennemi viendrait l’attaquer. Cette double requête nous fit partir immédiatement.

Neuf heures après, nous étions dans le Mougihéhoua, territoire qui a pour chef ce frère aîné de Makamba.

En jetant un regard en arrière, sur le point d’où nous étions partis, nous vîmes qu’au lieu d’aller en ligne droite du levant au couchant, nous avions suivi une diagonale, du sud-est au nord-ouest. En d’autres termes, du Mougéré, qui est à dix milles au moins de l’extrémité nord de la côte orientale, nous avions gagné Mougihéhoua, qui se trouve au point le plus septentrional du côté de l’ouest.

En continuant à suivre le rivage, nous aurions longé le Moukanigi, province de Vouaroumachanya, et l’Ousambara, qui appartient à Simveh, allié du précédent. La diagonale nous épargna les difficultés qui auraient pu résulter pour nous de l’état de guerre dans lequel Vouaroumachanya se trouvait avec Makamba.

Situé à l’embouchure du Roussizi, le Mougihéhoua est une contrée excessivement plate ; sa partie la plus haute n’est pas à dix pieds au-dessus du Tanganika ; et il renferme de nombreuses dépressions, fourrées de papyrus, de matétés gigantesques, et remplies d’eaux stagnantes, d’où s’échappent des torrents d’effluves pestilentiels.

Dans tous les endroits non marécageux, le sol est couvert de riches pâturages où s’élèvent de nombreux troupeaux, surtout des chèvres et des moutons, qui sont les plus beaux et les meilleurs que j’aie vus en Afrique, bien qu’ils ne soient pas comparables aux fins moutons de la Grande-Bretagne ou des États-Unis.

De tous côtés l’on apercevait des villages ; car n’était la ceinture d’euphorbe, dont quelques chefs ont entouré leurs bourgades pour les défendre, l’œil embrasserait d’un regard la totalité du Mougihéhoua.
Souzi.

Le fond du lac, d’une rive à l’autre, fourmille de crocodiles. J’en ai compté dix à la fois, d’un point de la grève, et le Roussizi en est encombré.

À peine étions-nous dans son village, que Rouhinga vint nous voir. C’était un homme fort aimable, très-curieux de choses nouvelles et toujours prêt à rire, bien que, d’après son compte, il n’eût pas moins de cent ans. Plus âgé que Makamba, il était loin d’avoir la dignité de son frère et d’être considéré par son peuplé avec autant d’admiration et de respect ; mais il connaissait mieux le pays, avait une mémoire prodigieuse, et parlait de toute la contrée avec beaucoup d’intelligence.

Les politesses d’usage terminées, après qu’il nous eut offert un bœuf, un mouton, du lait et du miel, Rouhinga fut prié de nous dire tout ce qu’il savait de la région voisine. Il s’y prêta de bonne grâce, et les renseignements qu’il nous donna peuvent se résumer ainsi : .

La contrée qui borde le fond du lac, à partir de l’Ouroundi, sur la rive orientale, jusqu’à l’Ouvira, sur la côte opposée, renferme les districts suivants :

1° Le Mougéré, qui a pour chef Makamba. Deux petites rivières, le Mougéré et le Mpanda, y ont leur embouchure.

2° Le Moukanigi, gouverné par Vouaroumachanya, et qui occupe toute la partie nord-est de la tête du lac. Le Kérindoua et le Mougéra-voua-Kanigi débouchent dans ce district.

3° L’Ousambara, qui s’étend jusqu’à la rive gauche du Roussizi, et qui a pour chef Simveh, ami et allié de Vouaroumachanya.

4° Le Mougihéhoua, commençant au Roussizi (rive droite) et s’étendant jusqu’à l’extrémité nord-ouest du lac ; pays de Rouhinga, où nous étions alors.

5° Le Rouhouenga, qui s’étend jusqu’à l’Ouvira, en enveloppant au nord le Mougihéhoua, et qui va jusqu’aux montagnes de Chamati. Il a pour chef Makamba, celui du Mougéré.

Au delà du Rouhouenga, depuis les montagnes jusqu’au Rouanda, est le pays de Chamati.

À l’ouest du Rouhouenga est l’Ouachi, comprenant les montagnes sur une étendue de deux jours de marche, dans la direction du couchant.

Tous ces districts sont les subdivisions de ce qu’on appelle généralement l’Ousigé et le Rouhouenga. Cette dernière province se compose du Rouhouenga proprement dit et du Mougihéhoua. L’Ousigé est formé de l’Ousambara, du Moukanigi et du Mougéré.

Mais l’Ousigé et le Rouhouenga ne sont eux-mêmes qu’une division de l’Ouroundi, qui embrasse toute la contrée située au bord du lac, depuis la Mchala, sur la rive orientale, jusqu’à l’Ouvira, placé au couchant, avec une profondeur de plus de dix journées de marche vers le nord, et de plus d’un mois dans la direction du nord-ouest. Cette route d’un mois conduit à Mouroukouko, résidence de Mouézi, chef suprême de tout l’Ouroundi.

Au nord de ce royaume est le Rouanda, qui est également fort étendu.

Rouhinga nous parla ensuite du Roussizi. « Cette rivière, nous dit-il, prend sa source dans le voisinage d’un lac appelé Kivo, lac aussi long que de Mougihéhoua à Mougéré, et aussi large que de Mougihéhoua au pays de Vouaroumachanya, ce qui peut se traduire par environ dix-huit milles de longueur sur huit de large. Le lac Kivo est entouré de montagnes au nord et au couchant. C’est du côté nord-ouest de l’une de ces montagnes que sort le Roussizi, d’abord petit ruisseau rapide ; mais en se dirigeant vers le Tanganika, il se grossit de beaucoup de rivières et a déjà quatorze affluents quand il reçoit le Rouanda, qui est le plus large de tous[4].

« Le lac Kivo s’appelle ainsi du nom de la province dans laquelle il se trouve. D’un côté est le Moutoumbi (probablement l’Outoundi de Speke et de Baker) ; à l’ouest est le Rouanda, à l’est l’Ouroundi[5].

« Le chef du Kivo se nomme Kouansibara. »

L’étendue et la précision de ces renseignements rendaient très-difficile de les mettre en doute. Il ne restait plus qu’à voir déboucher la rivière.

Nous choisîmes parmi nos hommes dix pagayeurs vigoureux, et le lendemain matin nous partîmes pour explorer le fond du lac. Nous y trouvâmes sept grandes indentations dont l’ouverture a d’un mille et demi à trois milles de large, et que séparent de longues pointes sableuses, couvertes de matétés.

La première de ces baies, en partant du couchant, a cette largeur de trois milles dans sa partie méridionale, et sert de point de démarcation entre le Rouhouenga et le Mougihéhoua. Sa profondeur est de deux milles.

La baie suivante a un mille, à partir de l’extrémité sud du Mougihéhoua jusqu’au village de Rouhinga, et un peu plus de largeur. La flèche sableuse qui la sépare de sa voisine orientale se prolonge par un îlot.

Moins profonde, la troisième a aussi un mille de large ; son autre cap se termine également par un îlot, mais plus considérable ; celui-ci a un mille et quart de longueur.

C’est au fond de la quatrième de ces petites baies, large de trois milles, et plus avancée dans les terres que les autres d’environ huit cents mètres, qu’est placé le delta du Roussizi.

Le sondage accuse six pieds d’eau ; cette profondeur se retrouve jusqu’à près de cent mètres de la bouche principale. Le courant est très-faible ; pas plus d’un mille par heure.

Bien que nous la cherchions attentivement avec la lunette, ce n’est qu’à une distance de cent brasses que nous découvrons la maîtresse branche, et cela en guettant la sortie des canots. En cet endroit, la baie n’a plus guère que deux cents mètres de large.

Nous demandons à une pirogue de nous montrer le chemin ; et une flottille nous précède ; pur effet de curiosité chez ceux qui la conduisent. Quelques minutes après, nous remontions le courant, alors très rapide, — de six à huit milles à l’heure, — mais n’ayant que deux pieds de profondeur et trente de large.

Nous continuâmes à remonter cette branche jusqu’à huit cents mètres de l’embouchure. De cet endroit nous la vîmes s’élargir, puis se diviser en une multitude de canaux, ruisselant parmi des massifs détachés de grandes herbes, et formant un ensemble d’aspect marécageux.

Le bras occidental avait à peu près huit mètres de large ; celui du levant n’en avait pas plus de six, mais avec dix pieds de profondeur et une marche très-lente.

Chacune des trois bouches ayant été explorée, il n’était pas nécessaire de remonter plus haut, la rivière par elle-même n’offrant pas un intérêt qui pût dédommager d’une pareille navigation.

C’était dès lors une question résolue. Le Roussizi entre dans le Tanganîka, et ne lui sert pas de débouché, ainsi qu’on avait pu le croire. Comme tributaire il n’est pas à comparer au Malagarazi, et ne peut être navigable, au moins dans son cours inférieur, que pour les plus petits canots. Le seul trait remarquable qu’il nous
Embouchure du Roussizi.
ait offert, est l’abondance de ses crocodiles. Nous n’y avons pas vu d’hippopotames, ce qui confirme le manque de profondeur.

Les petites baies situées au levant du Roussizi ont la même forme et sont de la même nature que celles du couchant. À en juger par leur étendue, et par la largeur des pointes qui les séparent, le fond du lac peut avoir douze ou quatorze milles d’une rive à l’autre.

De l’endroit où Burton et Speke se sont arrêtés, les montagnes semblent se rejoindre, et le lac paraît finir en pointe, ainsi que le représente la carte du premier voyage. Nous l’aurions cru nous-mêmes si nous n’étions pas allés plus loin ; mais l’exploration des lieux nous a prouvé le contraire.

La chaîne occidentale a pour extrémité nord les monts Chamati. Vue à distance, elle paraît s’abuter contre les monts Ramata de la chaîne de l’est ; toutefois une vallée d’une largeur d’à peu près un mille sépare les deux falaises. C’est dans cette vallée que s’écoule le Roussizi. Si la muraille du couchant se termine au Chamati, celle du levant se prolonge, en inclinant au nord-ouest.

Sorti de cette large gorge, le Roussizi paraît s’épandre à travers une grande plaine alluviale, qu’il a formée, et où il se divise en cent filets qui se réunissent près du lac, pour s’y déverser par trois branches, ainsi que nous l’avons dit plus haut.

Je dois ajouter que s’il n’y a plus aucun doute au sujet de la direction de cette rivière, dont le courant nous a opposé une vive résistance, et que nous avons vue entrer dans le lac, Livingstone n’en est pas moins persuadé que le Tanganika doit avoir ailleurs un effluent ; toutes les nappes d’eau douce ayant, dit-il, des issues. Le docteur est plus capable que moi d’établir le fait ; dans la crainte de dénaturer sa pensée, je lui abandonne le soin de l’expliquer lui-même quand il en aura l’occasion.

Une chose qui lui paraît certaine et qui pour moi est évidente, c’est que Baker devra diminuer l’Albert N’Yanza d’un degré de latitude, peut-être même d’une couple de degrés. Ce célèbre voyageur a prolongé son lac assez loin dans l’Ouroundi, et a placé le Rouanda sur la côte orientale ; tandis qu’une large portion, sinon la totalité de cette province, devrait être mise au nord du territoire qui, sur sa carte, porte le nom d’Ousigé. Les informations d’un homme aussi intelligent que Rouhinga ne sont pas à dédaigner ; et si le lac Albert se fût trouvé à moins de cent milles du Tanganika, ce vieux chef en aurait certainement entendu parler, en supposant qu’il ne l’eût pas visité lui-même. Originaire du Moutoumbi[6], il est venu de cette contrée dans le Mougihéhoua, qu’il gouverne actuellement, ce qui lui a fait connaître la région dont il nous a entretenus. Il a vu Mouézi, le grand chef de l’Ouroundi ; c’est, dit-il, un homme d’environ quarante ans et d’une très-grande bonté.

Rien ne nous retenait plus à Mougihéhoua, Livingstone avait achevé ses observations, qui, entre autres, placent ce dernier village par de latitude australe.

Les provisions ne nous manquaient pas ; Roubinga nous avait fait présent de deux bœufs, son frère de même ; et leurs femmes y avaient joint une quantité de lait et de beurre. Nous fîmes donc nos adieux au vieux chef ; et le lendemain, 7 décembre, laissant derrière nous la pointe méridionale des îles de Katangara, nous nous approchâmes des hautes terres d’Ouachi, que nous atteignîmes près de la frontière de l’Ouvira. La ligne de démarcation entre cette province et le pays de Makamba paraît être un grand ravin, dont les profondeurs renferment un bois de ces mvoulés aux troncs superbes dans lesquels sont creusées les pirogues des indigènes.

Après avoir passé le Kanyamabengou, rivière qui se jette dans le lac près du marché de Kiraboula, point extrême de Burton et de Speke[7], nous suivîmes la côte occidentale pendant encore une demi-heure, et nous nous arrêtâmes à Kavimba pour déjeûner.

Le village qu’habite Mrouta, chef de l’Ouvira, s’apercevait de la place où nous étions alors. Bientôt nous vîmes des groupes d’indigènes aller et venir dans la montagne d’une façon qui nous parut inquiétante. Ces allures suspectes nous firent presser le départ.

Tous ces districts étaient en guerre les uns contre les autres, et par suite hostiles aux étrangers. Une bande de Vouajiji avait été pillée deux jours avant, sous prétexte qu’elle cherchait à éluder le tribut ; l’air consterné de ces malheureux disait assez leur infortune.

Quand les Vouavira furent prêts à nous assaillir, nous étions assez loin d’eux pour ne pas les craindre ; mais la tempête s’élevait rapidement, accourant du sud-ouest ; et après avoir lutté contre elle pendant deux heures, nous nous retirâmes nu fond d’une anse paisible, masquée par des roseaux.

Toute notre énergie fut d’abord employée à fortifier notre camp d’une palissade épineuse, sachant que nous étions en présence d’un ennemi redoutable ; et ce ne fut qu’après avoir posté les guetteurs que nous songeâmes à préparer le souper. Un coup d’audace aurait pu nous enlever notre pirogue ; il est facile de comprendre dans quelle détresse nous eût mis pareille aventure.

Au point du jour, notre humble déjeuner — du fromage, du café et des galettes de sorgho — fut promptement expédié, et nous reprîmes notre course vers le sud. Nos feux avaient attiré les regards perçants des pêcheurs de Kakumba ; mais les précautions que nous avions prises, et la vigilance de notre guet, avaient déjoué les mauvais desseins des naturels.

À mesure que nous avancions, la rive devenait plus haute. Les lignes ont de ce côté plus de grandeur, plus de hardiesse que sur l’autre bord. Entre les dentelures de la sierra côtière, se montre une falaise de deux mille cinq cents à trois mille pieds d’altitude, derrière laquelle on voit poindre les cimes d’une autre chaîne. Dans les courbes profondes que décrit la Sierra, s’élèvent des monts détachés, la plupart aux sommets arrondis ou tabulaires, aux flancs rapides, et d’un effet extrêmement pittoresque. Des plis du rivage s’avancent des pentes aiguës que j’ai désignées sous le nom de caps ou de pointes, et qui souvent sont formées d’alluvion ; en pareil cas une rivière les traverse. Ces promontoires inclinés, entourés d’un arc montagneux et couverts d’une végétation merveilleuse, offrent un coup d’œil enchanteur.

Des groupes d’élaïs, renfermant des villages aux tons fauves, des files majestueuses de beaux mvoulés, de grandes nappes de sorgho d’une verdure éclatante, de gracieux mimosas, une bande de sable étincelant, où des canots sont placés hors de l’atteinte des vagues, des pêcheurs couchés à l’ombre, tel est le tableau qui se renouvelle sans cesse.

Quand nous étions las de cette opulence des tropiques, nous n’avions qu’à lever les yeux pour varier nos plaisirs ; pour voir les traînées légères des cirrhus effleurer les cimes, chassées qu’elles étaient vers le nord par la brise naissante ; ou pour regarder ces lignes floconneuses se changer en sombres cumulus, pronostiques de tempête, jusqu’au moment ou plus obscurs, plus épais, s’entassant toujours, montagnes sur montagnes, ils nous faisaient chercher un abri.

En passant devant Mouikamba, nous vîmes plusieurs bosquets de mvoulés.

Le pied de la chaîne est habité par les Vouavira, qui en cultivent les alluvions et les pentes inférieures ; tandis que les Vouabembé en occupent les sommets, jusqu’à Bemba. Arrivés dans ce dernier endroit, nos Vouajiji s’arrêtèrent pour recueillir des morceaux d’une argile blanche, dont la possession rend le vent favorable et assure une heureuse traversée.

Après Ngovi s’ouvre une baie profonde qui se termine au cap Kabogi, éloignée d’une dizaine de milles. Aux deux tiers environ de la ligne comprise entre les deux caps, nous rencontrâmes un groupe de trois îlots rocheux, fortement escarpés, dont le plus considérable avait à sa base trois cents pieds de longueur, sur deux cents de large. Ce fut dans ce dernier îlot que nous nous établîmes. Pour habitants, il s’y trouvait un vieux coq brillamment emplumé, que nous respectâmes comme offrande propitiatoire à l’esprit du lieu ; une grive d’un aspect maladif, une cigogne à tête en marteau et deux orfraies qui, blessées de notre usurpation, allèrent se percher sur l’îlot voisin, d’où leurs regards solennels suivirent tous nos mouvements.

Ce groupe solitaire, que les indigènes appellent Kavounvoué, devant être la seule découverte de notre excursion, le docteur nomma ces trois rochers Îlots du New-York Herald. En confirmation de leur titre, nous y échangeâmes une poignée de main ; des calculs soigneusement faits établirent leur position par de latitude méridionale.

Le sommet de notre îlot, d’où le regard embrassait une immense étendue, convenait à merveille comme observatoire ; nous en profitâmes pour relever différents points. De là se voyaient clairement les collines de Ramata, situées au nord-nord-est ; le cap Katanga au sud-est-quart-sud ; le cap Sentakeyi à l’est-sud-est, Magala à l’est-quart-nord ; enfin la pointe sud-ouest de Mouzimou, que nous avions au sud, et l’extrémité nord de cette île au sud-sud-est.

Au point du jour, nous nous préparâmes à nous remettre en route. La veille au soir, des pêcheurs s’étaient approchés du camp à deux reprises différentes ; mais notre vigilance avait empêché toute maraude. Il me sembla néanmoins qu’en face de nous, les gens du village, dont nos visiteurs faisaient partie, guettaient l’occasion de fondre sur notre canot, et de s’en emparer ainsi que de nos personnes. À en juger par l’extrême ardeur qu’ils mirent à s’éloigner, il est probable que nos gens partageaient mes soupçons.

Au Kabogi, commence le territoire des Vouasansi ; nous comprîmes que nous arrivions chez une tribu nouvelle en entendant une autre formule de salut, celle de mohoto, que nous adressa un groupe de pêcheurs. En pareille circonstance les Vouavira, ainsi que les gens de l’Ouroundi, de l’Ousigé et de l’Ouhha, emploient le mot vouaké.

Nous vîmes bientôt le cap Louvoumba, projection inclinée de la montagne, qui s’avance très-loin dans le lac. Menacés par la tempête, nous nous arrêtâmes près de cette grande pointe, au fond d’une crique paisible ; et traînant la pirogue sur la grève, nous nous y établîmes pour y passer la nuit. Il y avait bien un village en face ; mais les habitants avaient l’air doux et poli ; et rien ne nous fit supposer qu’ils pussent nous être hostiles. Après le déjeuner, j’allai faire ma sieste, ainsi que j’en avais l’habitude, quand rien ne s’y opposait.

J’étais plongé dans un profond sommeil, rêvant de toute autre chose que d’agression, lorsque je m’entendis appeler. « Maître ! maître ! criait-on auprès de moi, levez-vous bien vite, on va se battre. »

Je sautai sur mes revolvers et n’eus qu’à sortir de ma tente pour me trouver au milieu du tumulte. D’un côté un groupe d’indigènes furibonds, de l’autre notre propre bande. Sept ou huit de nos hommes, réfugiés derrière le canot, avaient leurs fusils braqués sur la foule, qui vociférait et grossissait de plus en plus ; mais nulle part je ne voyais Livingstone.

« Où est le docteur ? demandai-je.

— Il est parti pour aller dans la montagne, me dit Sélim.

— Est-ce qu’il est seul ?

— Non, maître ; Souzi et Chumah sont avec lui.

— Prenez deux hommes, dis-je à Bombay, et allez avertir le docteur ; vous le prierez de revenir en toute hâte. »

Comme je finissais de donner cet ordre, je vis Livingstone, avec ses deux noirs, au sommet d’une colline, d’où il regardait complaisamment la scène dont notre petit bassin lui offrait le curieux tableau ; car en dépit de sa gravité, l’affaire était sérioso-comique. Ce dernier élément y était représenté par un jeune homme entièrement nu et complètement ivre, qui, tout en roulant de côté et d’autre, battait le sol avec sa ceinture, et criait et jurait, par ceci et par cela, que pas un Mgouana, pas un Arabe ne séjournerait un instant sur le territoire sacré d’Ousansi. Son père, le sultan du lieu, n’était pas moins ivre que lui, bien qu’il montrât un peu moins de violence.

Sélim venait de me glisser ma carabine à seize coups, munie de toutes ses cartouches, lorsque arriva le docteur. Du ton le plus calme, Livingstone demanda quelle était la cause du rassemblement. Nos guides lui répondirent qu’un Béloutchi, du nom de Khamis, ayant assommé à Oujiji le fils aîné du sultan de Mouzimou, la grande île voisine, parce que ce jeune homme avait jeté un regard indiscret dans son harem, la paix était rompue entre les Vouasansi et les Arabes, et que par suite de cet état de choses, on avait enjoint à nos hommes de partir sur-le-champ. Comme ceux-ci allaient nous en prévenir, le jeune ivrogne avait adressé à l’un d’eux un coup de serpe. Le coup, mal dirigé, avait frappé dans le vide ; mais nos gens avaient vu là une déclaration de guerre, et avaient pris les armes.

Il aurait suffi d’une décharge de nos revolvers pour faire évacuer le terrain ; mais après en avoir conféré entre nous, le docteur pensa qu’il valait mieux s’entendre avec le chef et le calmer par un présent. On ne s’offense pas, dit-il, des folies d’un homme ivre.

Se tournant donc vers la foule, Livingstone releva sa manche, et dit à ces furieux : « Je ne suis ni un Arabe, ni un Mgouana, mais un homme blanc. Les Vouangouana et les Arabes n’ont pas la peau de cette couleur ; nous ne sommes pas de leur race ; et jamais un des vôtres n’a eu à se plaindre d’un homme à peau blanche. »

Ce discours produisit tant d’effet que les deux nobles ivrognes consentirent à s’asseoir et à parler avec calme. Cependant ils en revenaient toujours au fils de Kisésa, sultan de Mouzimou, à ce pauvre Mombo qu’on avait tué brutalement. « Oui, brutalement ! » s’écriaient-ils en montrant par une pantomime expressive comment l’infortuné avait péri.

Livingstone continuait à leur parler avec douceur, et leurs protestations véhémentes contre la cruauté des Arabes avaient fini par s’éteindre, lorsque le vieux chef, repris d’ivresse, se leva brusquement, parcourut la place à grands pas, et se frappant à la jambe d’un coup de lance, cria que les Vouangouana l’avaient blessé.

À ce cri la moitié de l’auditoire prit la fuite ; mais une vieille femme qui avait à la main une grande canne, dont un lézard sculpté formait la pomme, se mit à injurier le sultan avec une volubilité incomparable, et l’accusa de vouloir faire exterminer son peuple. Les autres femmes, se joignant à elle, conseillèrent au chef de rester tranquille et d’accepter le présent que l’homme à peau blanche voulait bien lui offrir.

Néanmoins ce fut Livingstone, qui, toujours calme et doux, persuada à tout le monde de s’abstenir de répandre le sang, et qui finit par triompher du vieux chef. Un instant après, l’affaire était réglée, et le sultan et son fils s’éloignaient tout joyeux.

Pendant que le docteur les apaisait, j’avais fait plier la tente, lancer la pirogue, arrimer les bagages, et dès que Livingstone fut libre, je le priai de sauter dans le canot, la paix qu’il venait de conclure n’étant qu’une accalmie au sein de la tempête. Il était certain d’ailleurs que parmi nos gens, il y avait trois ou quatre lâches qui, au premier semblant d’un retour d’hostilités, nous fausseraient compagnie, ce qu’il fallait nécessairement prévenir.

Nous quittâmes le cap Louvoumba vers quatre heures et demie. À huit heures nous étions au large du cap Panza, qui est à l’extrémité nord du l’île de Mouzimou. À six heures du matin, nous nous trouvions au sud de Bikari, nageant vers Moukangou (dans l’Ouroundi), où nous arrivâmes à dix heures. Pour traverser le lac, il nous avait fallu dix-sept heures et demie, ce qui, à raison de deux milles par heure, donne trente-cinq milles de large ; et un peu plus de quarante-cinq depuis le cap Louvoumba.

Le 11 décembre, après sept heures de route, nous nous retrouvâmes au village pittoresque de Zassi. Le 12 nous, étions à la charmante baie de Niasanga ; enfin le même jour, à onze heures, ayant passé l’île de Bangoué, nous eûmes devant nous le port d’Oujiji.

Nous y entrâmes paisiblement, sans tirer les salves habituelles, nous trouvant à court de munitions. Les Arabes, ainsi que nos soldats, n’en vinrent pas moins nous recevoir au bord de l’eau.

Mabrouki avait beaucoup de choses à nous dire. C’était lui qui, pendant notre absence, avait eu la garde de la maison et le commandement des hommes. Fidèle entre tous, il avait parfaitement agi ; Marora ayant blessé un de nos ânes, avait été mis aux fers ; et Bilali, le bourreau des cœurs, flagellé d’importance, pour avoir provoqué un soulèvement par ses allures conquérantes.

Mon petit Kaloulou s’était échaudé, et avait sur la poitrine une affreuse brûlure. Mais une joie m’attendait : une lettre de M. Webb, datée du 11 juin ; une bonne lettre, contenant des télégrammes de Paris, du 22 avril. « Et rien pour moi ! » s’écria le pauvre docteur. Quelle excellente chose que d’avoir un ami sincère et dévoué !

Notre excursion avait duré vingt-huit jours, pendant lesquels nous avions fait plus de trois cents milles.

  1. Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, page 442. (Note du traducteur.)
  2. « L’endroit où l’on aborde sur la côte orientale, dit Burton en parlant d’Oubouari, s’appelle Mzimou. C’est là qu’on fait échouer les pirogues, et que les insulaires se pressent en foule pour troquer leur ivoire, leurs esclaves, leurs provisions, contre du sel, de l’étoffe, des grains de verre, du fil de métal. » Ce nom aura été donné à l’île entière depuis que ces parages sont plus fréquentés par les traitants.(Note du traducteur.)
  3. On doit, croyons-nous, prononcer Mtésé ; Baker, en employant cette dernière orthographe, a eu soin de mettre l’accent aigu sur ses deux voyelles, ce qui prouve son intention de leur donner le son français. Si j’ai écrit Mtésa, c’est parce que le traducteur de Speke l’a fait ainsi (le livre de Baker n’était pas encore publié quand la traduction a été faite), et que l’on pourrait ne pas reconnaître le roi d’Ouganda sous l’autre nom.(Note du traducteur.)
  4. Ces quatorze affluents sont le Kagounissi, le Kahouran, le Mohira, le Nyamagana, le Nyakagounda, le Rouviro, le Rofoubou, le Kavimvira, le Myovê, le Roubouha, le Moukindou, le Sangé, le Roubirïzi, et le Kiriba.
  5. Le lac Kivo n’aurait-il pas été compris par Baker dans l’étendue qu’il à donnée à l’Albert N’Yanza, d’après les renseignements qu’il a obtenus des indigènes ? Sur sa carte, l’Outoumbi est placé au sud-est du grand lac, et au nord de l’Ouroundi ; situation qui, pour la première de ces provinces, deviendrait le nord-est du lac Kivo, et qui, en effet, mettrait la seconde au levant de celui-ci. (Note du traducteur.)
  6. Si vraiment cette province est l’Outoumbi de Speke et de Baker, il est certain que Rouhinga aurait eu connaissance du lac, dont son pays natal eût formé une portion de la rive. (Note du traducteur.)
  7. Non-seulement des deux voyageurs, mais encore des Arabes de cette époque, c’était, en 1858, l’ultime Thule des traitants.(Note du traducteur.)