Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/13


CHAPITRE XIII.

Chez Livingstone.



« S’il y a entre nous de l’affection, nos rapports auront une extrême douceur et nous seront profitables ; sinon notre temps sera perdu, et vous ne me donnerez qu’ennui et fatigue. Je vous paraîtrai stupide ; ma réputation vous semblera fausse. Tout ce que j’ai de bon est magnétique. Je n’enseigne pas avec des leçons, mais en faisant ce que j’ai à faire. »
Emerson, Representative men[1]


Je m’éveillai de bonne heure et demeurai stupéfait : j’étais dans une chambre, non dans ma tente. Ah ! oui, me rappelai-je, j’ai retrouvé Livingstone, et je suis dans sa maison. Je prêtai l’oreille pour que le fait me fût confirmé par le son de sa voix ; je n’entendis rien que le rugissement des vagues.

Je restai tranquillement dans mon lit. Dans mon lit ! N’était-ce pas un rêve ? Coucher primitif : quatre pièces de bois, des feuilles de palmier en guise de plume, un sac de crin sous ma tête, et pour draps ma peau d’ours ; néanmoins c’était un lit.

Afin de me rappeler à moi-même, je me soumis à un examen qui pût dissiper mes doutes.

« Pourquoi vous a-t-on envoyé en Afrique ?

— Pour chercher Livingstone.

— L’avez-vous trouvé ?

— Certainement ; ne suis-je pas chez lui ?

— À qui cette boussole que je vois là-bas, suspendue à cette cheville ? À qui ces habits, ces bottes, ces journaux épars, ces revues, ces numéros du Punch ?

— C’est bien à moi.

— Maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Je lui dirai ce matin qui m’a envoyé et pourquoi je suis venu ; car il ne s’en doute pas. Je lui demanderai ensuite d’écrire à M. Bennett, de lui apprendre ce qu’il voudra. Je ne viens pas ici pour lui voler ses découvertes. Il me suffit de l’avoir retrouvé. C’est un succès complet ; mais il serait bien plus grand si Livingstone écrivait à M. Bennett, et s’il constatait qu’il m’a vu.

— Pensez-vous qu’il le fasse ?

— Pourquoi pas ? Je suis ici pour l’obliger. Il n’a pas de marchandises, il n’a pas d’hommes ; tout ce que j’ai lui appartient. Si je l’oblige, pourquoi ne m’obligerait-il pas à son tour ? Que dit le poëte ?

« N’espère trouver un ami que dans celui qui en trouve un chez toi. C’est une acquisition ; peu de gens y mettent le prix. Voilà pourquoi sur terre les amis sont si rares. »

J’ai payé le prix en venant de si loin pour lui rendre service. D’ailleurs, autant que j’ai pu le voir, ce n’est pas le misanthrope dont on m’avait parlé. En dépit de la froideur de mon salut et du laconisme de sa réponse, c’est avec une profonde émotion qu’il m’a serré la main. Il ne s’est pas sauvé à mon approche, ainsi qu’on me l’avait fait craindre. Peut-être parce qu’il n’en a pas eu le temps ? Mais cette causerie d’hier ; mais cette chambre ! Si mon arrivée lui avait été désagréable, il ne m’aurait pas reçu comme il l’a fait. S’il avait voulu me fuir, au lieu de m’inviter à demeurer chez lui, il m’aurait prié d’aller à mes affaires et m’aurait tourné le dos. Ma nationalité ne lui fait rien. « Américains et Anglais, m’a-t-il dit, sont le même peuple. Nous parlons la même langue et nous avons les mêmes idées.

— Je suis de votre avis, docteur. Ici, du moins, Anglais et Américain seront frères ; tout ce que je pourrai faire pour vous, demandez-le-moi aussi librement que si j’étais la chair de votre chair, les os de vos os. »

Je m’habillai sans bruit avec l’intention d’aller flâner au bord du lac, en attendant le réveil de mon hôte. J’ouvris ma porte ; elle grinça horriblement. Je gagnai la véranda.

« Comment, docteur, déjà levé ?

— Bonjour, monsieur Stanley ; je suis content de vous voir ; j’espère que vous avez bien dormi ? Quant à moi, je me suis couché tard ; j’ai lu toutes mes lettres. Vous m’avez apporté de bonnes et de mauvaises nouvelles. Mais asseyez-vous. »

Il me fit une place à côté de lui.

« Oui, reprit-il, beaucoup de mes amis sont morts. Tom, l’aîné de mes fils, c’est-à-dire le second, a eu un grave accident. Mais son frère Oswald étudie la médecine, et l’on me dit qu’il travaille bien. Agnès, ma fille aînée, a fait avec la famille de sir Parafine Young une promenade sur l’eau qui a été pour elle un grand plaisir. Sir Roderick est en bonne santé, et me dit qu’il m’attend. Vous le voyez, je vous dois une masse de nouvelles. »

Ce n’était pas un rêve ; il était bien là, et ne paraissait pas vouloir partir. Je le regardais constamment pour bien m’en assurer. J’en avais eu si grand’peur pendant tout mon voyage !

« Maintenant, lui dis-je, vous vous demandez sans doute pourquoi je suis venu ?

— C’est vrai, répondit-il ; je ne me l’explique pas. Quand on m’a dit que vous aviez des bateaux, une foule de gens, des bagages en quantité, j’ai cru que vous étiez un officier français, envoyé par votre gouvernement pour remplacer le lieutenant Le Saint, qui est mort à quelques milles de Gondokoro. Je l’ai pensé jusqu’au moment où j’ai vu le drapeau des États-Unis. À vrai dire, j’ai été bien aise de m’être trompé ; car je n’aurais pas pu lui parler français, et s’il n’avait pas connu l’anglais, c’eût été bien triste : deux Européens se rencontrant dans l’Oujiji et ne pouvant se rien dire. Hier, je ne vous ai pas demandé ce qui vous amenait, — discrétion toute naturelle ; — car cela ne me regardait pas.

— Par amour pour vous, répliquai-je en riant, je suis heureux d’être Américain et non pas Français ; au moins nous pouvons nous entendre. J’ai vu que les Arabes en étaient fort surpris. Il n’y a pas besoin de leur dire que les Anglais et les Américains se sont fait la guerre ; qu’il y a entre eux certaines réclamations à propos de l’Alabama, et que nous avons parmi nous des fénians qui vous détestent. Mais sérieusement, docteur, — ne vous effrayez pas, — je courais après vous.

— Après moi ?

— Oui.

— Comment cela ?

— Connaissez-vous le New-York Herald ?

— Qui n’en a pas entendu parler ?

— Eh bien, sans le consentement de son père, sans lui en avoir rien dit, M. James Gordon Bennett, fils du propriétaire de l’Herald, m’a donné la mission de vous chercher, de rapporter, au sujet de vos découvertes, ce qu’il vous plaira de me dire ; et de vous aider de tout mon pouvoir, de toutes mes ressources ; de vous assister dans toute l’étendue de mes moyens.

— M. Bennett vous a dit de me chercher, de me trouver, de me secourir ? Je ne m’étonne plus de l’éloge que vous m’en avez fait hier.

— Certes, repris-je, il est tel que je vous l’ai dépeint : c’est un homme ardent, généreux, loyal ; je le répète avec orgueil.

— Je lui suis très-obligé, dit Livingstone ; je me sens fier de penser que vous autres, Américains, vous me portez un si vif intérêt. Vous êtes venu fort à propos ; ce Shérif m’a tout pris ; je me voyais à la mendicité. Je voudrais pouvoir exprimer ma gratitude à M. Bennett, lui dire ce que j’éprouve ; mais si les paroles me manquent, je vous en prie, ne m’en croyez pas moins reconnaissant.

— À présent que cette petite affaire est traitée, si nous déjeunions, docteur ? Permettez-vous que mon cuisinier se charge du repas ?

— Certainement. Vous m’avez rendu l’appétit, et ma pauvre Halimah n’a jamais pu distinguer le thé du café. »

Toujours exact, Férajji avait d’excellent thé et des gâteaux fumants à nous servir, des espèces de crêpes que le docteur appela dampers. Je n’ai jamais beaucoup aimé ce genre de galette frite. Mais Livingstone, réduit à vivre de maïs vert, pendant qu’il était dans le Londa, — pas de viande dans l’endroit où il se trouvait, — s’est ébranlé les incisives en arrachant les grains des épis, et les crêpes lui étaient agréables en raison de leur mollesse. Pour moi, je préférais les scones de Virginie, sorte de biscuit de maïs, qui me paraissait être ce que l’on pouvait avoir, dans cette région, de moins éloigné d’un pain mangeable.

« A la vue de cette immense cuvette que portait l’un de vos gens, me dit le docteur, j’avais bien pensé que vous étiez un homme luxueux ; mais je ne m’attendais pas à un pareil faste : des couteaux, des assiettes, de l’argenterie, des tasses avec leurs soucoupes, une théière en argent, tout cela sur un tapis de Perse, et des valets bien stylés ! »

Ainsi débuta notre vie commune. Jusqu’à mon arrivée, je ne ressentais pour lui nulle affection ; il n’était pour moi qu’un but, qu’un article de journal, un sujet à offrir aux affamés de nouvelles ; un homme que je cherchais par devoir, et contre lequel on m’avait mis en défiance. Je le vis et je l’écoutai. J’avais parcouru des champs de bataille, vu des révoltes, des guerres civiles, des massacres ; je m’étais tenu près des suppliciés pour rapporter leurs dernières convulsions, leurs derniers soupirs ; jamais rien ne m’avait ému autant que les misères, les déceptions, les angoisses dont j’entendais le récit. Je commençais à m’apercevoir que « d’en haut les dieux surveillent justement les affaires des hommes » et à reconnaître la main d’une Providence qui dirige tout avec bonté.

Ces faits sont dignes de réflexion. La pensée de chercher Livingstone vint à M. Bennett en octobre 1869. À cette époque nous étions prêts tous les deux : lui à donner l’argent, moi à faire le voyage. Mais observez que je n’allai pas immédiatement à cette recherche. Avant de l’entreprendre, j’avais à remplir des tâches nombreuses, à franchir des milliers de milles. Supposez que je sois allé directement à Zanzibar ; sept ou huit mois après, je pouvais être à Oujiji ; mais le grand voyageur était alors sur les rives du Loualaba. J’aurais été obligé de suivre sa trace dans les forêts du Manyéma, et le long des sinuosités de son fleuve. Le temps que je mis à remonter le Nil, à revenir à Jérusalem, à Constantinople, à traverser la Russie méridionale, le Caucase et la Perse, fut employé par Livingstone en découvertes fructueuses.

Remarquez en outre que je suis arrivé à Kouihara vers la fin de juin, et que j’ai dû à la guerre de passer trois mois dans l’Ounyanyembé, trois mois d’une vie maussade et irritante. Mais pendant que je m’exaspérais, Livingstone était obligé de reprendre le chemin du lac ; il venait à ma rencontre. Sa marche devait être de quatre mois ; et lorsque après avoir rompu ma chaîne, couru au sud, puis au nord, puis à l’ouest, franchissant l’Oukonongo, l’Oukahouendi et l’Ouvinza, je gagnai l’Oujiji, Livingstone y était seulement depuis trois semaines, se reposant sous sa véranda, les yeux tournés vers la route par laquelle j’arrivais. Fussé-je venu directement en Afrique, ou rien ne m’eût-il arrêté à Kouihara, je ne l’aurais pas trouvé[2].

Les jours coulaient paisiblement ; nous étions heureux sous les palmiers d’Oujiji. Mon compagnon reprenait des forces ; la vie lui revenait ; il retrouvait son enthousiasme pour la tâche qu’il avait entreprise ; et son ardeur au travail lui faisait vivement souhaiter d’agir. Mais que pouvait-il avec cinq hommes et soixante mètres d’étoffe ?

« Connaissez-vous la partie nord du lac, lui demandai-je un soir ?

— Non, dit-il, j’ai essayé de m’y rendre ; mais les Vouajiji ont voulu me traiter de la même façon que Burton et que Speke, c’est-à-dire m’écorcher ; et je n’étais pas riche. Si j’avais fait cette course, je n’aurais pas pu aller dans le Manyéma, ce qui était bien plus intéressant. La grande ligne de drainage du centre de l’Afrique, dans cette région, est le Loualaba. Comparée à l’étude de cette ligne, la question de savoir si le Tanganîka est uni à l’Albert N’Yanza par un cours d’eau n’est plus qu’insignifiante.

— La grande voie de l’écoulement central, est, dis-je, une rivière qui part du onzième degré de latitude sud et que j’ai suivie sur une étendue de sept degrés. Le Chambézi, ainsi qu’on nomme cette rivière dans sa partie supérieure, reçoit les eaux d’une vaste contrée, située au midi de la source la plus méridionale du lac Tanganîka ; c’est donc le point le plus important. D’après ma croyance, un cours d’eau sortant du lac que nous avons ici, et que j’appelle le Haut-Tanganîka, va rejoindre le lac de Baker, l’Albert N’Yanza, qui serait le Tanganîka-Inférieur. Cette opinion est fondée sur les rapports des Arabes, et sur l’observation que j’ai faite du courant, au moyen des plantes aquatiques. Mais cela demande plus de réflexion et d’étude.

« À votre place, repris-je, je ne voudrais pas quitter l’Oujiji, sans avoir levé mes doutes à cet égard ; il est possible qu’une fois parti, vous ne reveniez plus de ce côté. La Société géographique de Londres attache à cette question une grande importance, et déclare que vous seul êtes en position de la résoudre. Si je peux vous être utile à ce sujet, vous n’avez qu’un mot à dire. Bien que je ne sois pas venu en Afrique pour me livrer aux découvertes, je serais curieux d’avoir la solution du problème, et je vous accompagnerais volontiers. J’ai avec moi vingt hommes qui savent manier la rame. Nous avons des fusils, de l’étoffe, des perles en abondance ; si vous pouvez obtenir un canot des Arabes, l’affaire est arrangée.

— Nous en aurons un, répliqua le docteur, un de Séïd ben Médjid, qui a toujours été excellent pour moi, et qui, d’ailleurs, est un parfait gentleman.

— Ainsi nous partons, c’est entendu ?

— Quand vous voudrez,

— C’est moi qui suis à vos ordres. N’entendez-vous pas mes gens vous appeler le Grand-Maître et moi le Petit-Maître ? Donc à vous d’ordonner. »

À cette époque je savais parfaitement ce qu’était Livingstone. Il est impossible de passer quelque temps avec lui sans le connaître à fond ; car rien ne le déguise ; ce qu’il est en apparence il l’est bien réellement. Je le dépeins tel que je l’ai vu, non tel qu’il se représente, ou qu’on me l’avait décrit. Je ne voudrais blesser personne ; mais quant au portrait qu’on m’avait tracé, c’est tout autre chose que j’ai eu sous les yeux. Je ne l’ai pas quitté depuis le 10 novembre 1871, jusqu’au 14 mars 1872 ; rien de sa conduite ne m’a échappé, soit au camp, soit en marche ; et mon admiration pour lui n’a fait que grandir. Or de tous les endroits, le camp de voyage est le meilleur pour étudier un homme. S’il est égoïste, emporté, bizarre ou mauvais coucheur, c’est là qu’il fera voir son côté faible et qu’il montrera ses lubies dans tout leur jour.

Livingstone a environ soixante ans ; dès qu’il fut rétabli, on ne lui en aurait pas donné plus de cinquante. Ses cheveux, bien qu’ayant des raies grises sur les tempes, sont toujours châtains. Si la moustache et les favoris sont presque blancs, les yeux, qui sont d’un brun clair, ont une vivacité remarquable et la vue perçante du faucon. Ses dents, ébranlées par la dureté des aliments auxquels il a été réduit dans le Londa, ainsi que nous l’avons dit plus haut, sont la seule chose qu’il ait maintenant d’un vieillard. La taille est un peu au-dessus de la moyenne ; la charpente est robuste ; les épaules sont légèrement voûtées, aussi légèrement que possible. La marche est pesante, comme celle d’un homme qui a beaucoup fatigué, mais le pas est très-ferme.

Il a adopté pour coiffure une casquette d’officier de marine qui le fait reconnaître dans tous les endroits où il passe. Les vêtements qu’il portait, la première fois que je le vis, témoignaient de nombreux raccommodages, mais étaient d’une propreté scrupuleuse.

D’après certains rapports qui m’avaient été faits, je le croyais misanthrope, au moins d’un caractère morose. D’autres personnes m’avaient dit qu’il parlait sans cesse, qu’il tombait en démence, qu’il n’avait plus rien du Livingstone d’autrefois. Ses voyages n’offraient plus d’intérêt ; il ne prenait pas de notes, il ne recueillait aucune observation, ou n’en faisait que d’inintelligibles. Enfin on racontait qu’il s’était remarié avec une princesse africaine.

Qu’il me soit permis d’être d’une opinion toute différente. Il n’est pas un de ces dires qui, à mes yeux, puisse se justifier. Je veux bien qu’il ne soit pas un ange, mais il en approche autant qu’on peut le faire ici-bas. Loin de parler sans rime ni raison, il a infiniment de tact et de réserve ; ce qui ne l’empêche pas d’être plein d’abandon et de gaieté avec ses amis. Est-il besoin de dire qu’il a l’esprit sérieux ?

À l’égard de ses travaux, l’énorme journal que j’ai rapporté à sa fille répond à ceux qui l’accusent de ne pas prendre de notes, de ne pas recueillir d’observations. Plus de vingt feuillets y sont consacrés aux seuls relèvements qu’il a faits dans le Manyéma ; et nombre de pages y sont couvertes de chiffres soigneusement alignés. Une lettre volumineuse, dont j’ai été chargé pour sir Thomas Mac Lear, ancien directeur de l’observatoire du Cap, n’était remplie que d’observations astronomiques. Pour moi, pendant tout le temps que j’ai passé près de lui, je l’ai vu chaque soir relever ses notes avec la plus scrupuleuse attention ; et je lui connais une grande boite de fer blanc où sont des quantités de carnets, dont un jour il publiera le contenu. Enfin, ses cartes, faites avec beaucoup de soin, révèlent non moins de travail que d’habileté.

À propos de son mariage avec une Africaine, je dirai simplement : ce n’est pas vrai. Je crois inutile d’ajouter autre chose ; il est au-dessous d’un gentleman d’associer même l’idée d’un pareil acte au nom de David Livingstone.

Quant à son caractère, prenez-y le point que vous voudrez, analysez-le, et je vous défie d’y trouver rien à reprendre. J’ai souvent entendu nos serviteurs discuter nos mérites respectifs. « Votre maître, disaient mes gens aux siens, votre maître est bon ; il ne vous bat jamais ; car son cœur est doux ; mais le nôtre ! c’est de la poudre. »

Tout d’abord, les Arabes et les indigènes, suspectant ses visées, l’avaient tenu pour odieux, et lui avaient fait subir mille traverses. Sa droiture et sa bienveillance avaient triomphé des préventions et lui avaient gagné tous les cœurs. J’étais frappé chaque jour du respect dont je le voyais entouré ; les mahométans les plus rigides eux-mêmes ne passaient jamais devant sa porte sans venir le saluer et sans appeler sur lui les bénédictions d’Allah.

Que tout le monde ne lui convienne pas pour compagnon, c’est probable, et ce qui nous arrive à tous. Il est des gens dont l’humeur, trop différente de la nôtre, nous fait un devoir de nous éloigner. J’ai connu des hommes dont la société n’était pour moi qu’un pénible esclavage, et avec lesquels, par respect pour moi-même, je devais rompre dès que j’en trouvais le moyen. Dans tous les cas, s’il en a rencontré, Livingstone n’a gardé nulle amertume pour ces incompatibles, et n’en médit jamais.

On lui reproche de mal supporter le doute et la critique, d’être susceptible à cet égard ; mais c’est le fait d’un esprit fier, d’une nature chaleureuse. Quels sont d’ailleurs ceux qui lui opposent ces doutes irritants ? Des géographes de cabinet ; pas un des voyageurs, aux rudes travaux, dont les noms sont par centaine sur les tables de la Société géographique. Je ne l’ai vu démentir ni par les Burton, ni par les Winwood Reade. Et croyez-vous qu’il soit plaisant, pour un homme d’un pareil labeur, de voir altérer ses cartes et ses observations par le caprice de gens irresponsables, ou par ceux qui les faussent au gré de leurs théories ? Qu’il se trompe dans certaines de ses conclusions, c’est possible ; mais pour le contredire, ceux qui n’ont pas quitté leur fauteuil ont besoin d’attendre de nouvelles données, rapportées des lieux qu’il a visités lui-même.

Pas un érudit, fût-il armé de l’opinion de tous les savants, ne parviendrait à prouver que le Tanganîka est un mythe : quatre voyageurs l’ont vu. Pas un Francis Galton ou un docteur Beke ne prouverait au colonel Grant que le Nil-Victoria n’existe pas. Combien, cependant, le colonel a-t-il suivi de cette rivière ? Pas cinquante milles. Mais l’ayant vue couler au nord et au nord-ouest, il croit sincèrement, et en tout honneur, que c’est le même fleuve qu’il a vu passer en aval de Gondokoro.

Livingstone aussi, après avoir exploré sa rivière sur une étendue de sept degrés, la voyant couler au nord, où, d’après les indigènes, se trouve un grand lac, Livingstone aussi croit fermement que cette rivière est le Nil. Et quand il voit forger une chaîne de montagnes, que l’on développe sur trois degrés de latitude, simplement pour établir qu’il se bat la tête contre un mur, n’a-t-il pas le droit d’être vexé ? Avec toute sa connaissance des mystères africains, il ne saurait pas en faire autant. Il est trop simple de cœur pour suivre la méthode de certains géographes, et pour essayer de transformer la nature.

Toutes les critiques que j’ai vues sur ses découvertes sont empreintes de trop d’odium geographicum pour être acceptées avec le respect que l’on doit aux déclarations réfléchies d’hommes expérimentés, ou aux déductions logiques de la science.

Cependant sa douceur reste la même, rien ne le décourage. Nulle adversité, nulle souffrance ne le fait s’apitoyer sur lui et renoncer à son entreprise.

« Ne sentez-vous pas le besoin de repos ? lui demandai-je le lendemain de mon arrivée ; le besoin de retrouver ceux qui vous aiment ? Voilà six ans que vous avez quitté l’Europe. »

Sa réponse le peint tout entier.

« Oui, me dit-il, je serais bien heureux de revoir mon pays, d’embrasser mes enfants ; mais abandonner ma tâche au moment où elle va finir, je ne peux pas. Il ne me faut plus que cinq ou six mois pour rattacher à la branche de Petherick, ou au N’Yanza de Baker, la source que j’ai découverte. À quoi bon partir aujourd’hui pour revenir plus tard achever ce qui peut l’être maintenant ?

— Pourquoi, alors, n’avez-vous pas fini tout de suite, quand vous étiez si près du but ?

— Parce que j’y ai été contraint. Mes hommes ne voulaient plus avancer. Dans le cas où je persisterais à ne pas revenir, ils avaient résolu de soulever le pays et de profiter de la révolte pour me quitter. Ma mort dans ce cas-là était certaine. Ce fut un grand malheur pour moi. J’avais reconnu six cents milles de la ligne de faite, suivi les principales rivières qui se déchargent dans le lit central, et je n’avais plus que cent milles à explorer, quand la défaillance de mes gens m’a brusquement arrêté. D’ailleurs j’étais à court d’étoffe. Je suis revenu ici, faisant sept cents milles pour y prendre les marchandises qui devaient y être, et pour former une nouvelle caravane. Mais je n’ai rien trouvé ; et je suis resté sans ressources, malade d’esprit et de corps ; bien malade, à la porte du tombeau. »

Ici je fais une pause pour demander aux lecteurs comment ils auraient agi en pareille circonstance.

Beaucoup d’entre eux auraient saisi l’occasion de revenir en Angleterre, et l’auraient fait avec joie. L’œuvre accomplie était assez importante, elle avait assez avancé la question, prouvé assez d’énergie, de persévérance, de dévouement scientifique pour satisfaire une ambition peu commune.

Supposez qu’imitant d’autres voyageurs, Livingstone fût revenu, après la découverte de son premier lac, pour en apporter la nouvelle au monde géographique ; il lui aurait fallu retourner pour en découvrir un autre. Il serait revenu et reparti une seconde fois, puis une troisième, perdant ainsi, en voyages stériles, le temps qu’il a consacré à des études fructueuses. Chaque fois il est vrai, il se serait reposé ; il aurait joui de sa famille et de ses amis, aurait fait un volume sur chacune de ses découvertes, et gagné beaucoup d’argent.

Mais ce n’est pas le récit de quelques mois de recherches qui forme ses livres. Les Explorations dans l’intérieur de l’Afrique[3] embrassent une période de seize années ; celles du Zambèse et de ses affluents en ont duré cinq[4] ; et si le grand voyageur nous revient, son troisième ouvrage contiendra la substance d’un travail de neuf ans.

Ainsi la découverte de trois lacs, reliés entre eux par le même cours d’eau, ne le satisfaisait pas ; il voulait aller jusqu’au bout, et ne revenir qu’après avoir accompli la tâche qu’il avait acceptée. À l’accomplissement de cette tâche, qu’il regardait comme un devoir, à lui seul, il sacrifiait les joies de la famille, son repos, ses aises, les plaisirs, les raffinements de la vie civilisée.

L’héroïsme du Spartiate et l’inflexibilité du Romain se joignent chez lui à la persévérance de l’Anglo-saxon. Ne pas abandonner son œuvre, bien qu’il soupire ardemment après la vue de ceux qu’il aime ; ne pas renoncer à ses obligations tant qu’elles ne seront pas remplies ; ne pas revenir tant qu’il n’aura pas écrit le mot fin, telle est sa résolution quel que soit le sacrifice qu’elle exige.

Mais son principe est de bien faire ; et la conscience qu’il a d’y mettre tous ses efforts, tous ses soins, le rend heureux dans une certaine mesure. Pour la plupart des hommes, un long séjour au milieu de ces tribus sauvages serait quelque chose d’horrible. Livingstone y trouve du plaisir et des sujets d’études philosophiques. L’étrangeté du pays, l’étonnement que produit cette nature vierge, les immenses forêts, les montagnes, les cours d’eau et les sources, les grands lacs, les merveilles de la terre, les splendeurs du ciel, tout cela est une manne pour un esprit comme le sien, à la fois éclairé et plein de philanthropie.

Les noirs enfants de cette terre africaine ne lui déplaisent pas ; leur simplicité primitive a pour lui du charme. Il a une foi robuste dans leurs capacités, dans leur avenir ; il découvre chez eux des vertus où d’autres ne verraient que sauvagerie ; et, partout, il s’est appliqué à élever ce peuple qui semblait oublié de Dieu et des hommes.

Il a du reste un fond de gaieté inépuisable. J’ai cru d’abord que c’était l’effet du moment, une crise joyeuse due à mon arrivée ; mais comme cette bonne humeur s’est maintenue jusqu’à la fin, je dois penser qu’elle lui est naturelle. Sa gaieté est sympathique. Son rire est contagieux ; dès qu’il éclate vous l’imitez forcément ; tout chez lui s’en mêle ; il rit de la tête aux pieds. S’il raconte une histoire, un trait plaisant, il le fait de telle façon que vous êtes convaincu de la vérité du fait. Sa figure s’épanouit, elle s’éclaire de toute la finesse que va contenir le récit, et vous êtes sûr d’avance que cela vaut la peine d’être écouté.

Sous l’extérieur usé que je lui avais trouvé d’abord, il y avait un esprit d’une vigueur, d’une vivacité remarquables. L’enveloppe, ridée par la fatigue et par la maladie, plutôt que par les années, recouvrait une âme pleine de jeunesse et d’une sève exubérante. Sa verve ne tarissait pas ; c’étaient chaque jour des bons mots, des anecdotes sans nombre, des histoires de chasse merveilleuses, dans lesquelles ses anciens amis Vardon, Cumming, Webb, Oswell, jouaient les principaux rôles.

Une autre chose dont j’étais singulièrement frappé, c’était de sa prodigieuse mémoire ; il me récitait des poèmes entiers de Byron, de Burns, de Tennyson, de Longfellow, d’autres encore, et après tant d’années passées en Afrique et sans livres !

Peut-être cela tient-il à ce qu’il a presque toujours vécu seul. « L’esprit, dit Zimmerman, un grand observateur de la nature humaine, l’esprit que rien ne détourne se rappelle tout ce qu’il a lu, tout ce qui a charmé son regard, ravi son oreille ; et méditant sur chaque idée que fait naître en lui l’observation, l’expérience ou la parole, acquiert sans cesse de nouvelles connaissances.[5] »

Livingstone ne fait que passer au milieu des gens qui l’entourent ; c’est en lui-même que s’agite le monde dans lequel il vit réellement ; il n’en sort que pour subvenir aux nécessités pratiques et immédiates de l’existence, soit à son propre égard, soit à celui des autres, et revient bien vite à ce monde intérieur qu’il a peuplé de ses amis, de ses relations, de ses souvenirs, rempli de ses lectures et de ses pensées ; monde qui lui appartient en propre, et qui a plus d’attrait pour son esprit cultivé que ne pourraient en avoir les circonstances au milieu desquelles il se trouve.

Étudier Livingstone en laissant dans l’ombre le côté religieux serait faire une étude incomplète. Il est missionnaire ; mais sa religion n’est pas du genre théorique ; elle parle peu et n’a pas le verbe haut ; c’est une pratique sérieuse et de tous les instants. Elle n’a rien d’agressif, elle ne s’annonce pas ; elle se manifeste par une action bienfaisante et continue. La piété prend chez lui ses traits les plus aimables ; elle règle sa conduite non-seulement envers ses serviteurs, mais à l’égard des indigènes, des musulmans, en un mot de tous ceux qui l’approchent ; elle a adouci, affiné cette nature ardente, cette volonté inflexible, et fait de cet homme, d’une effrayante énergie, le maître le plus indulgent, le compagnon le plus sociable.

Tous les dimanches il réunit son petit troupeau, lui fait la lecture des prières, ainsi que d’un chapitre de la Bible ; puis, du ton le moins affecté, il prononce une courte allocution ayant rapport au texte qu’il vient de lire. Ces quelques paroles, dites en Kisahouahili, sont écoutées par la petite bande avec un visible intérêt.

Enfin, chez Livingstone, un dernier point dont se réjouiront tous ses amis, tous ceux qui ont du goût pour les études géographiques, c’est la force de résistance qu’il oppose à l’effroyable climat de cette région ; et, par suite, l’énergie avec laquelle il peut poursuivre ses travaux. Cette énergie est dans sa nature, elle appartient à sa race ; mais la manière dont il résiste aux pernicieux effets du climat n’est pas due seulement à son heureuse constitution ; elle tient à la vie strictement régulière qu’il a toujours menée. L’ivrognerie et la débauche sont mortelles dans cette partie de l’Afrique.

Un soir je pris mon livre de notes ; et, le questionnant sur son voyage, je me mis en devoir d’écrire ce qui tomberait de ses lèvres. Sans hésiter à me répondre, il me raconta ce qu’il avait fait et enduré depuis six ans ; épreuves et travaux dont voici le résumé.

Le Docteur Livingstone a quitté Zanzibar en mars 1866. Le 7 du mois suivant il partait de la baie de Minkindiny pour l’intérieur de l’Afrique. Il était accompagné de douze cipahis, de neuf Anjouhannais, de sept affranchis et de deux indigènes des bords du Zambèse. Six chameaux, trois buffles, deux mules et trois ânes faisaient partie de la caravane.

Les douze cipahis, qui formaient l’escorte de la bande, étaient pour la plupart munis de carabines d’Enfield que le gouvernement de Bombay avait données au docteur.

Outre les dix balles d’étoffe et les deux sacs de verroterie qui devaient défrayer l’expédition, les porteurs étaient chargés de caisses remplies d’effets, de médicaments, d’instruments de toute espèce, tels que sextant, baromètres, thermomètres, chronomètres, horizon artificiel.

La caravane suivit d’abord la rive gauche de la Rovouma, l’une des routes les plus difficiles qui existent : un sentier errant au travers d’un fourré, dont il cherche les passes les moins impénétrables, sans s’inquiéter de la direction dans laquelle il s’égare ; sentier qu’il fallait élargir. Les porteurs y marchaient sans trop de peine ; mais les chameaux n’y pouvaient faire un pas sans que la cognée leur eût ouvert le chemin. Ce mode de voyage, très-lent par lui-même, le devint d’autant plus que les cipahis et les Anjouhannais s’arrêtaient fréquemment et refusaient de travailler. Peu de temps après le départ, ils avaient commencé à se plaindre, et leur mauvais vouloir, qui se traduisait à chaque instant, eut bientôt recours aux moyens hostiles. Dans l’espérance d’arrêter le voyageur et de le contraindre à revenir sur ses pas, ils traitèrent les animaux avec tant de cruauté que peu de jours après il n’en restait pas un seul. L’expédient n’ayant pas réussi au gré de leurs désirs, ils essayèrent de soulever les indigènes contre l’homme blanc, en l’accusant de pratiques étranges frisant la sorcellerie. Comme l’accusation était dangereuse et qu’elle menaçait d’aboutir, Livingstone jugea convenable de renvoyer les cipahis, ce qu’il fit sans retard, en leur donnant toutefois les ressources nécessaires pour regagner la côte.

Ces gens-là étaient si peu respectables que les indigènes les prenaient pour des esclaves. Un de leurs péchés mignons, celui que le docteur leur reprochait le plus, était l’habitude qu’ils avaient prise de saisir la première femme ou le premier enfant qu’ils rencontraient, et, soit par des menaces, soit par des promesses illusoires, de les contraindre à porter leurs armes et leurs munitions.

Fatigués au bout d’une heure de marche, ils se couchaient sur la route, s’y lamentaient sur leur triste sort, et cherchaient le moyen d’entraver les projets de leur maître. Le soir on les voyait arriver au camp, n’en pouvant plus, se traînant comme des moribonds. De pareils soldats formaient une pauvre escorte ; et si quelque tribu, quelque bande d’indigènes un peu nombreuse eût assailli le voyageur, il n’aurait pas eu d’autre alternative que de se rendre et de se laisser dépouiller.

Le 8 juillet la petite caravane, diminuée de ses douze cipahis, arrivait dans un village de Vouahihyou, situé à huit jours de marche de la Rovouma, au sud de cette rivière ; village d’où l’on domine la ligne de faite qui, de ce côté, porte ses eaux dans le Nyassa. Entre la Rovouma et cette bourgade est un pays inhabité, où la petite bande souffrit beaucoup de la faim, et s’amoindrit encore par suite de désertions.

Au commencement d’août, elle arriva chez Mponda qui demeurait près du lac. Une nouvelle désertion lui avait enlevé deux hommes. Pendant que ceux-ci prenaient la fuite, un protégé du docteur, nommé Vouikotani, insista pour être délié de son engagement, sous prétexte qu’il avait retrouvé son frère, un homme très-riche, que sa famille habitait de ce côté-ci du Nyassa, enfin que l’épouse favorite de Mponda était sa propre sœur.

Rien de tout cela n’était vrai ; Livingstone le sut plus tard. Mais ne voyant alors qu’une chose, le désir que Vouikotani éprouvait de ne pas aller plus loin, il le conduisit à Mponda, qui, par parenthèse, n’avait jamais entendu parler de ce garçon ; et donnant à l’ingrat une provision d’étoffe et de perles suffisante pour attendre que son frère le fit appeler, le docteur le laissa avec le chef. Il lui remit également du papier à lettre, afin qu’il pût donner de ses nouvelles à M. Waller ou à lui-même, s’il en avait l’intention ; Vouikotani sachant lire et écrire, ce qu’il avait appris à Bombay, où il avait été mis à l’école.

Après lui avoir enjoint de ne se mêler à aucune des razzias d’esclaves que ses compatriotes font chez leurs voisins, le docteur se sépara de son protégé. Celui-ci, voyant le succès qu’avait obtenu sa requête, s’efforça de persuader à Chumah, son compagnon, son chum, un autre protégé du docteur, de solliciter également son congé, et de venir avec lui chez ce frère si riche, qui leur donnerait des femmes et du pombé autant qu’ils en voudraient.

Chumah alla parler de cette affaire à son maître, qui lui conseilla de ne pas partir ; car le docteur soupçonnait Vouikotani de n’avoir pas d’autre but que de s’emparer de l’autre, et d’en faire son esclave. Chumah écouta ce conseil, et eut la sagesse de rompre avec le tentateur.

De Mponda, Livingstone se rendit à l’extrémité nord du Nyassa, dans un village qui avait pour chef un Babisa[6]. Ce chef, qui était affligé d’une maladie de la peau, demanda au voyageur un médicament qui pût le guérir. Avec sa bonté ordinaire, Livingstone s’arrêta pour soigner le malade.

Sur ces entrefaites arriva dans le village un métis arabe, qui venait de la rive occidentale, et qui se disait avoir été pillé par une bande de Mazitous, dans un endroit que le docteur plaçait à une distance d’au moins cent cinquante milles au nord-nord-ouest du bourg où il se trouvait alors. Mousa, le chef des Anjouhannais, savait parfaitement que ce chiffre était exact, et qu’il n’y avait rien à craindre. Il n’en prêta pas moins une oreille avide au récit du métis, et parut y ajouter une entière confiance. Pénétré de ces affreux détails, il vint trouver le docteur et les lui transmit dans toute leur étendue.

Après avoir écouté patiemment ce racontar qui ne perdait rien de sa noirceur dans la bouche de Mousa, Livingstone demanda à ce dernier s’il croyait aux paroles du métis.

« Si j’y crois, répondit Alousa, c’est la pure vérité ; il n’y a pas là un mot qui ne soit vrai ; cet homme l’affirme, et j’en suis sûr, sûr, sûr. »

Le docteur reprit que cela ne pouvait pas être ; que si les Mazious avaient attaqué l’Arabe, ils ne se seraient pas contentés de le piller, et qu’ils l’auraient tué. Néanmoins, pour rassurer son Anjouhannais, il lui proposa d’aller avec lui trouver le chef du village, qui était un homme plein de sens, et de lui demander son opinion à l’égard du fait.

Ils se rendirent ensemble auprès du chef, qui, au dernier mot du rapport, déclara sans hésiter que l’Arabe était un menteur, et que son histoire n’avait pas le moindre fondement, attendu que si les Mazitous avaient paru dans le voisinage, il l’aurait su tout de suite.

Cela n’empêcha pas Mousa de s’écrier :

« Non, non, docteur, non, je n’irai pas plus loin ; je ne veux pas être tué par les Mazitous ; je veux revoir mon père, revoir ma mère et mon enfant, qui sont à Johanna ; je ne veux pas rencontrer ces bandits.

— Moi non plus, répondit le docteur, je ne veux pas être tué par les Mazitous ; mais ils ne sont pas à craindre. Cependant, puisqu’ils vous effrayent, je m’engage à marcher droit à l’ouest, jusqu’au moment où nous serons éloignés de leur parcours. »

Mousa ne fut pas satisfait de la réponse et continua à gémir.

« S’il y avait deux cents fusils avec nous, dit-il, j’irais bien ; mais nous sommes trop peu de monde ; ils nous attaqueront pendant la nuit, et nous tueront jusqu’au dernier. »

Livingstone répéta sa promesse d’aller droit au couchant et de s’éloigner des Mazitous.

Vint le jour du départ, on se mit en marche ; un instant après tous les Anjouhannais avaient pris la fuite[7].

En me parlant de cette affaire, le docteur me dit qu’il avait failli tuer Mousa, ainsi qu’un autre instigateur du complot. La tentation avait été vive ; mais il se réjouissait de n’avoir pas souillé ses mains du sang de ces misérables.

Un ou deux jours après leur fuite, un autre homme de la bande, appelé Siméon Price, vint trouver le docteur et lui exprima les mêmes craintes. Obligé désormais de réprimer toute tentative de désertion, le docteur lui imposa silence, et lui défendit sévèrement de parler des Mazitous[8].

S’il n’avait pas eu l’assistance des indigènes, Livingstone aurait désespéré de pouvoir continuer sa route.  « Heureusement, me dit-il avec émotion, en quittant les bords du Nyassa, j’entrais dans une région où le marchand d’esclaves n’avait pas encore pénétré ; et, comme toujours en pareil cas, j’y trouvai des gens réellement hospitaliers, qui me traitèrent du mieux qu’il leur fut possible, et qui, pour une faible rétribution, me portèrent mes bagages de bourgade en bourgade. »

En sortant de cette région hospitalière, ce qui eut lieu au commencement de décembre, le voyageur entra dans une province où les Mazitous avaient exercé leurs rapines. Tout le bétail, toutes les provisions avaient été enlevées, et les habitants avaient émigré au delà des atteintes de ces féroces maraudeurs. L’expédition fut de nouveau assiégée par la faim, n’ayant pour vivre que les fruits sauvages, recueillis çà et là. De nouveaux déserteurs, dont quelques-uns emportèrent le linge et les effets du maître, rendirent la position d’autant plus pénible.

Au milieu de difficultés qui se renouvelaient sans cesse, le docteur traversa le Babisa, le Bobemba, le Baroungou, le Ba-Ouloungou et le Londa.

C’est dans cette dernière province que demeure le fameux Cazembé, dont l’Europe a entendu parler pour la première fois par le docteur Lacerda, voyageur portugais[9].

Cazembé est un homme robuste et de grande taille, surtout un prince des plus intelligents. Il reçut Livingstone avec pompe : vêtu d’une singulière jupe, en étoffe cramoisie[10], à grands ramages, qui parait être son costume d’apparat, et entouré de ses dignitaires et de ses gardes du corps.

Un chef, qui avait reçu du roi, et des Anciens, l’ordre de prendre sur le voyageur le plus de renseignements possibles, assistait à la réception, et prononça d’une voix sonore le résultat de son enquête. Il avait entendu dire que l’homme blanc était venu dans le pays pour en étudier les ruisseaux, les rivières et les lacs. Bien qu’il ne sût deviner quel intérêt pouvait avoir l’homme blanc à connaître des eaux qui lui étaient étrangères, il ne doutait pas que ce ne fût dans une louable intention.

Cazembé demanda alors au voyageur quel était son but, et à quel endroit il avait le projet de se rendre. Livingstone répondit que son désir était d’aller au sud, ayant appris qu’il y avait dans cette direction des lacs et des rivières.

« Vous n’avez pas besoin d’aller au midi pour cela, reprit Cazembé. Nous avons de l’eau ici ; elle abonde dans le voisinage. »

Toutefois, avant de lever la séance, il donna des ordres pour que l’homme blanc pût circuler dans tous ses États sans être inquiété en aucune façon. « C’est, dit-il, le premier Anglais que je vois, et il a mon amitié. »

Dès le commencement de la visite, la reine avait fait son entrée à la cour, suivie d’une quantité de lances, portées par des amazones. Jeune et jolie, et de grande taille, elle comptait évidemment sur ses charmes pour impressionner l’homme blanc ; car elle s’était parée de ses atours les plus royaux, et tenait en main une énorme lance. Mais son aspect imprévu, ses frais de toilette d’une bizarrerie inimaginable, provoquèrent chez Livingstone un rire qui détruisit l’effet rêvé ; car le rire du docteur, ce rire si contagieux, gagna bientôt la dame, puis ses amazones, puis tous les courtisans. Très-déconcertée de ce joyeux succès, la reine s’enfuit avec sa garde féminine ; sortie des moins majestueuses, comparée surtout à la marche solennelle qui l’avait précédée.

Le docteur a sur cette reine intéressante, sur ce roi, sur toute cette cour, infiniment à dire ; mais qui mieux que lui peut raconter ces bonnes histoires ? d’ailleurs elles lui appartiennent, et je ne veux pas les déflorer.

Peu de temps après son entrée dans le Londa, ou Lunda, et avant d’atteindre la province de Cazembé, Livingstone avait traversé une rivière importante qu’on appelait le Chambési. La ressemblance de nom avec celui du grand fleuve dont le souvenir est à jamais lié au sien, lui avait fait supposer que cette rivière était le cours supérieur du Zambèse, et que par conséquent elle n’avait pas de rapport avec le Nil, dont il cherchait les sources. Il le croyait d’autant mieux que les Portugais, qu’il avait vus dans le Mozambique, ne lui avaient jamais parlé du Chambési sans lui dire : « C’est notre propre rivière. Quand on va du Nyassa chez Cazembé, on traverse notre Zambèse. »

Non-seulement ils le lui avaient dit, mais les livres et les cartes de leurs voyageurs lui confirmaient leurs paroles. Cette assertion erronée a causé à Livingstone bien des pas et des fatigues. Du commencement de 1867, époque de son arrivée chez Cazembé, à la mi-mars 1869, où il gagna l’Oujiji, il employa presque tout son temps à rectifier cette erreur.

Lorsqu’il s’aperçut de la différence qu’il y avait entre les témoignages précédents et ce qu’il avait sous les yeux, il revint sur ses pas. Craignant de se tromper, et voulant arriver à la certitude, il reparcourut dans tous les sens les pays où se déroulent les rivières de ce système compliqué ; allant et venant sans cesse, comme une âme en peine ; faisant partout les mêmes questions, les adressant à tout le monde, jusqu’au moment où il craignit d’entendre dire : « Cet homme est fou ; les eaux lui ont tourné la tête. »

Mais ces courses à travers le Londa et les contrées voisines ont levé tous ses doutes : le Chambési est totalement distinct du Zambèse. Lacerda et Gamitto, qui, en le traversant, ont cru sur la foi du nom que c’était leur rivière du Mozambique, n’en ont pas demandé davantage, et lui ont donné sur leurs cartes une direction toute contraire à la sienne.

Pendant ces recherches, si fécondes en découvertes, Livingstone arriva au bord d’un lac situé au nord-est de Cazembé, et que les indigènes appelaient Liemba, du territoire de ce nom qui le borde à l’est et au sud. Le voyageur suivit la rive du lac, en se dirigeant au nord ; et il se trouva que c’était le Tanganika, dont la partie méridionale a, sur la carte du docteur, une forme qui ressemble beaucoup à celle de l’Italie. L’extrémité sud est environ par de latitude méridionale ; ce qui donne à cette nappe d’eau une étendue de plus de trois cents milles géographiques du midi au nord.

S’éloignant du Tanganika, Livingstone traversa le Maroungou et atteignit le lac Moéro, dont la longueur est d’environ soixante milles. À l’extrémité méridionale du Moéro, qu’il n’avait pas cessé de côtoyer, il trouva l’embouchure d’une rivière venant du sud, et nommée Louapoula. Le docteur remonta cette rivière et la vit sortir du Bangouéolo, grand lac dont la superficie égale à peu près celle du Tanganika.

En étudiant les affluents de ce nouveau lac, Livingstone acquit la certitude que le Chambési en était le plus considérable, et de beaucoup. Ainsi donc, après avoir suivi le Chambési depuis sa source, placée vers le onzième parallèle, jusqu’au lac Bangouéolo, il le retrouvait s’échappant de l’extrémité nord de celui-ci, et allant, sous le nom de Louapoula, se jeter dans le Moéro.

Il revint alors chez Cazembé sachant, cette fois, que la rivière qu’il avait vue se diriger au nord sur trois degrés de latitude, ne pouvait pas être le Zambèse et n’avait rien de commun avec celui-ci, malgré la ressemblance du nom.

Chez Cazembé, le voyageur rencontra un vieillard appelé Mohammed ben Séli, métis arabe que le roi gardait prisonnier sur parole, en raison de ses allures suspectes et de certaines circonstances qui avaient accompagné sa venue. Livingstone, usant de son influence sur le roi, fit rendre la liberté à ce Mohammed ; et comme ils prenaient tous les deux la même route, il crut pouvoir accepter l’offre que lui faisait celui-ci de voyager de conserve. Le vieux métis, un monstre d’ingratitude, débuta par corrompre les gens de son bienfaiteur, leur vendant les faveurs de ses concubines, de façon à se les attacher par un odieux servage. Si bien qu’il ne resta plus au docteur que deux hommes. Tous l’abandonnèrent ; même Souzi et Chumah qui cédèrent à la séduction. Tout confus de ce moment d’oubli, ces derniers vinrent retrouver leur maître et lui jurer un attachement qui ne devait plus se démentir. Mais l’affreux Mohammed persévéra dans sa conduite à l’égard du docteur, et l’abreuva d’amertumes jusqu’à leur arrivée à Oujiji.

Ce fut de ce dernier endroit, où il s’arrêta en mars 1869, que Livingstone écrivit les lettres qui démentirent le bruit de sa mort, répandu, comme nous l’avons dit précédemment, par Mousa et par ses Anjouhannais pour couvrir leur désertion.

Le docteur passa trois mois à Oujiji. Pendant ce séjour, il voulut explorer la partie nord du lac, ayant la pensée qu’un affluent s’en échappait et se dirigeait vers le Nil. Ceux qui ont présente à la mémoire l’altitude que Speke a donnée au Tanganika : dix-huit cent quarante-quatre pieds, s’étonneront de cette pensée du docteur ; mais ce dernier attribue à un lapsus calami le chiffre de Speke ; et il porte le niveau du lac à une élévation beaucoup plus grande. Ses calculs lui ont fourni, par l’eau bouillante, deux mille huit cents pieds, et trois mille par son baromètre. Il est possible que cet instrument ait été dérangé pendant le voyage ; mais le chiffre dû à l’ébullition de l’eau suffit pour justifier l’hypothèse.

Les exigences des Arabes et des indigènes, on se le rappelle, forcèrent Livingstone d’abandonner ce projet. L’ayant remis à plus tard, si faire était possible, le voyageur traversa le Tanganika pour se rendre à Ougouhha, situé sur l’autre rive.

À l’époque où Burton et Speke se trouvaient à Oujiji, la contrée vers laquelle le docteur portait ses pas n’était connue, même des Arabes, que par de vagues récits, dont les deux Européens ne paraissent pas avoir eu connaissance. Les plus intrépides dans la recherche de l’ivoire s’arrêtaient sur la frontière du Roua, grande province que le capitaine Speke a désignée sur sa carte sous le nom d’Ourouha, et qu’il a placée dans la direction que lui ont indiquée les Arabes.

Livingstone quitta la rive occidentale du lac à la fin de juin 1869, et se dirigea vers le Roua en compagnie d’un certain nombre de traitants. Quinze jours de marche, presque directement à l’ouest, l’amenèrent à Bambarri, premier entrepôt d’ivoire du Manyéma ou Manyouéma, ainsi que prononcent les indigènes. Il y fut retenu pendant six mois par des ulcérations graves qu’il avait aux pieds, et d’où s’échappait une sérosité sanguinolente dès qu’il voulait marcher.

Sitôt qu’il fut guéri, le voyageur partit dans la direction du nord. Quelques jours après il rencontra une rivière lacustre, d’une largeur d’un à trois milles, et qui se traînait au nord, à l’ouest, parfois au sud, de la manière la plus confuse. À force de persistance, il parvint à suivre cette rivière dans son cours erratique, et la vit entrer, par environ de latitude méridionale, dans un lac de forme étroite et longue, appelé le Kamolondo.

Il remonta cette rivière, continua à marcher au sud, et se trouva au point où il avait vu la Louapoula entrer dans le Moéro, dont elle sortait sous le nom de Loualaba.

Il faut entendre Livingstone décrire les beautés du Moéro, dépeindre cette magnifique scénerie où de hautes montagnes enferment le lac de toute part, et déploient jusqu’au bord de l’eau même le splendide manteau dont les couvre la riche végétation des tropiques. Une profonde déchirure de l’enceinte laisse échapper le trop plein du lac ; l’eau impétueuse se jette en rugissant dans cette gorge étroite, y roule avec le fracas du tonnerre ; et, la passe franchie, s’étend calme et paresseuse dans le vaste lit du Loualaba.

Pour distinguer cette dernière partie de la rivière d’autres cours d’eau, qui dans te pays, portent le même nom, le docteur l’a nommée Rivière de Webb, en l’honneur du propriétaire de Newstead Abbey, qui est l’un des amis les plus anciens et les plus sûrs de Livingstone.

Au sud-ouest du Kamolondo, que va rejoindre le Webb, est un autre grand lac qui se décharge dans cette rivière par un cours d’eau important nommé Loéki ou Lomami. Ce grand lac, appelé Chéboungo par les naturels, a reçu de Livingstone le nom de Lincoln, en mémoire de celui qui a émancipé quatre millions d’Africains, brisé à jamais l’esclavage en Amérique, et dont le souvenir, entre tous, doit être cher à la race nègre. À cet homme, qui s’est acquis l’approbation de tous les amis de l’humanité, le grand voyageur a élevé de la sorte un monument plus durable que la pierre ou l’airain.

Un peu au nord de sa sortie du Kamolondo, le Webb reçoit la Loufira, grande rivière qui vient du sud-sud-ouest. Quant aux autres affluents du Webb, le nombre en est tellement considérable que la carte du docteur n’aurait pu les contenir ; les plus importants y ont seuls trouvé place.

Continuant à marcher vers l’équateur, et suivant toujours les crochets sans nombre du Webb-Loualaba, Livingstone arriva au quatrième degré de latitude, où il entendit parler d’un autre lac situé au nord et dans lequel se jetait sa rivière…

C’est là qu’il fut brusquement arrêté.

Si brève, si incomplète, qu’elle soit, nous espérons que cette esquisse des travaux de Livingstone fera comprendre au lecteur superficiel, non moins qu’au géographe, ce grand système lacustre, dont les nappes d’eau sont reliées par le Webb.

Que l’on jette un coup d’œil sur la carte qui accompagne ce volume, on verra ce qu’a fait le grand voyageur pendant ces dernières années, et ce qu’ont ajouté ses découvertes aux études géographiques.

Livingstone est persuadé que cette rivière qui, sous différents noms, coule d’un lac à un autre, en se dirigeant au nord par de nombreux détours, est la partie supérieure du Nil, du véritable Nil. Les sinuosités, les courbes profondes que cette longue artère décrit à l’ouest, voire au sud-ouest, lui avaient, au début, inspiré des doutes qu’il a gardés pendant longtemps. Il avait d’abord présumé que c’était le Congo ; mais plus tard il a découvert que ce dernier avait pour origine le Kassaï et le Kouango, deux rivières dont la source est au versant occidental de la ligne de faîte qui sépare les deux bassins, à peu près sous la même latitude que le lac Bangouéolo. À ces deux rivières, le docteur ajouterait le Loubilash, qui, lui a-t-on dit, vient du nord et se dirige au couchant.

Pour Livingstone, la rivière de Webb ne peut pas être le Congo ; et cela en raison de sa longueur et de son volume, enfin de son cours décidément septentrional, dans une vallée flanquée de hautes montagnes sur les deux rives[11].

Donc, après avoir suivi ce long cours d’eau depuis la source du Chambési, par onze degrés de latitude, jusque sous le quatrième parallèle, le voyageur en est arrivé à conclure que sa rivière ne pouvait être que la partie supérieure du fleuve d’Égypte, donnant de la sorte à ce dernier une longueur de quarante-deux degrés de latitude, — plus de deux mille cinq cents milles géographiques à vol d’oiseau, — ce qui en ferait, après le Mississipi, la plus longue rivière du globe.

Baker place, il est vrai, l’Albert-N’Yanza à deux mille sept cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan, tandis que le point où s’est arrêté Livingstone n’aurait qu’un peu plus de deux mille pieds d’altitude.

Mais le Bahr-el-Ghazal, par lequel la branche de Pétherick se rend dans le Nil, n’est également qu’à deux mille pieds au-dessus de la mer, d’où la possibilité que le Loualaba ne soit autre chose que la branche de Pétherick[12]. On sait que des stations commerciales, pour la traite de l’ivoire, ont été fondées à cinq cents milles en amont du Djour.

Nous devons rappeler que Gondokoro, situé par quatre degrés de latitude nord[13], a aussi la même altitude que le point d’arrêt de Livingstone, situé par quatre degrés de latitude australe ; et ce fait d’une rivière conservant le même niveau sur une longueur de huit degrés peut sembler étonnant. Mais il faut considérer que le puissant Loualaba est une rivière lacustre, plus large que le Mississipi ; qu’il s’épanche à diverses reprises en nappe d’une vaste étendue, qu’il s’y endort, reprend son cours, et forme, dit-on, un nouveau lac en aval de l’endroit ou Livingstone l’a quitté.

Supposons maintenant que cette nappe inconnue, ce dernier lac, ait une longueur de six degrés ; il pourra être celui que Piaggia a découvert, et d’où s’échappe, à travers des marais, la branche du Nil de Pétherick, dont le point de départ est au sud de Gondokoro. De cette manière l’égalité de niveau entre les deux stations n’aurait plus rien de surprenant.

Toutefois, avant de discuter ce problème, nous devons attendre que l’altitude des divers points en question ait été rigoureusement déterminée. Les instruments qu’a employés Livingstone pour établir ses calculs ont pu être dérangés dans le cours du voyage (ce qui est très-probable), et seraient ainsi devenus une cause d’erreur.[14]

Les Portugais les plus intelligents, traitants ou voyageurs, tiennent le Kassaï, le Kouango et le Loubilash pour les sources du Congo ; pas un n’a encore émis la supposition que le Loualaba des indigènes, la rivière de Webb, ait le moindre rapport avec le fleuve qui débouche à l’ouest.

Dans tous les cas, Livingstone est reparti pour éclaircir le fait ; s’il est dans l’erreur, quant à ses conclusions, il sera le premier à le reconnaître. Malgré la certitude qu’il paraissait avoir à l’égard du Loualaba, il admettait que le problème des sources du Nil n’était pas encore résolu, et cela par deux motifs

1° On lui avait signalé quatre fontaines dont les eaux se déversaient moitié au nord, dans le Loualaba, autrement dit dans le Webb, et moitié dans une rivière coulant au sud, c’est-à-dire dans le Zambèse. Les indigènes lui avaient parlé de ces fontaines à diverses reprises. Plusieurs fois il n’en avait pas été à plus de cent milles ; toujours quelque chose l’avait empêché de les atteindre.

D’après ceux qui les avaient vues, ces quatre fontaines sortaient d’une légère éminence, complètement terreuse, que certains individus appelaient une fourmilière. L’un de ces bassins était si large, disaient les mêmes témoins, que du bord on ne distinguait pas l’autre rive.

Le docteur ne suppose pas que ces fontaines soient plus méridionales que les sources du lac Bangouéolo. Dans la lettre qu’il a écrite au New-York Herald, il fait observer que ces quatre bassins, où l’eau surgit et donne naissance à quatre grandes rivières, partant du même endroit, répondent jusqu’à un certain point à la description des sources du Nil que rapporte Hérodote, et que le père des voyageurs avait reçue dans la ville de Saïs, de la bouche du trésorier de Minerve[15].

Il faut, me disait Livingstone, que ces fontaines soient découvertes et qu’on en prenne la position.

2° La rivière de Webb doit être suivie jusqu’à sa réunion avec une partie quelconque du vieux Nil. Quand ces deux choses seront accomplies, mais seulement alors, le mystère des sources pourra être expliqué.

La vallée transéquatoriale où se déroule le Webb, vallée flanquée de montagnes énormes, et qui dans la pensée du docteur deviendrait celle du Haut-Nil, reçoit du couchant d’importantes rivières, telles, que la Loufira et le Lomami ; du côté de l’est, le Lindi et le Louamo, et, toujours d’après le docteur, n’aurait aucun rapport avec le Kassaï, le Kouango et le Loubilash qui vont former le Congo.

Les deux provinces, que dans cette vallée, traverse le Webb et où il s’épanche en différents lacs, sont le Roua — l’Ourouha de Speke — et le Manyéma.

Entre le Tanganika, dont le Roua est voisin, et les sources présumées du Congo, limitrophes du Manyéma, se trouvent des millions d’hommes qui ne se doutaient pas de l’existence des blancs, malgré tout le bruit que font ceux-ci en dehors de l’Afrique, et dont les blancs n’avaient jamais entendu parler avant l’arrivée du docteur dans ces régions lointaines.

Ces deux vastes contrées, — le Roua n’a pas moins de six degrés de latitude et sa longueur est inconnue, — ces deux vastes contrées, peuplées de véritables païens, ne sont pas organisées en royaume comme l’Ouroundi, l’Ougounda et le Karagoueh. Chaque village y est soumis à un chef indépendant, et n’a rien de commun avec la bourgade voisine. Le plus intelligent de ces petits chefs ne sait nullement ce qui existe à trente milles de sa frontière. À cette distance du Loualaba, peu d’individus avaient entendu parler de ce fleuve remarquable. Une telle ignorance des habitants sur leur propre pays a rendu la tâche du docteur infiniment plus pénible. Sous ce rapport, les peuplades que Livingstone avait trouvées dans les autres parties de l’Afrique, semblaient
Armes des Vouamanyèma.
civilisées en comparaison de ces dernières ; cependant, comme industrie, les gens du Manyéma sont de beaucoup supérieurs à tous les indigènes qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Au lieu de se contenter de peaux de bêtes, jetées négligemment sur les épaules, ainsi que font d’autres nations primitives, ils fabriquent, avec une herbe très-fine, des tissus qui valent au moins les plus beaux de ceux de ceux qu’on fait dans l’Inde avec la même matière. Ils connaissent également l’art de les teindre de différentes couleurs, telles qu’en noir, en jaune, ou en bleu foncé. Les Zanzibarites, frappés de la beauté de ces étoffes, les échangent avec empressement contre leur cotonnade. Presque tous les indigènes du Manyéma que j’ai eu l’occasion de voir portaient de petites jaquettes élégantes confectionnées avec le tissu de leur pays. Enfin les gens de cette province sont des armuriers des plus habiles, ainsi que le prouve la gravure ci-jointe, où sont représentés leurs dagues et leurs fers de lance.

Ces contrées sont fort riches en ivoire ; et la fièvre qui pousse là-bas les traitants pour y acheter les précieuses défenses est la même que celle qui entraîne en Californie, au Colorado, en Australie, au Cap et en autres lieux, les chercheurs de diamants et de pépites.

Il n’y a pas plus de quatre ans qu’un Arabe a fait cette découverte ; c’était le premier qui fût allé dans le Manyéma ; il en revint avec une telle quantité d’ivoire, et fit un rapport tellement prodigieux du nombre de dents qui s’y trouvaient, que depuis cette époque les anciennes routes du Karagoueh, de l’Ouganda, de l’Oufipa et du Maroungou furent presque abandonnées.

Les gens du pays ne connaissant pas la valeur du précieux article, bâtissaient leurs cases sur des étançons d’ivoire. Les charpentes, les piliers d’ivoire étaient chose commune dans toute la province ; et, à entendre les récits courants, il n’y avait plus à s’étonner du palais d’ivoire de Salomon.

L’arrivée des Arabes avait ouvert les yeux aux naïfs possesseurs de ce trésor ; le prix des défenses s’était rapidement élevé, ce qui n’empêchait pas ces dernières d’être toujours d’un bon marché fabuleux. La livre d’ivoire se payait à Zanzibar de sept francs à huit francs soixante centimes, suivant la qualité. Dans l’Ounyanyembé elle se vendait encore cinq francs cinquante ; dans le Manyéma on avait le premier choix pour six ou sept centimes.

Mais les traitants gâtent rapidement la place par leur avidité ; et les mauvais d’entre eux, c’est-à-dire le grand nombre, gâtent le pays par leurs cruelles manœuvres. Dans tous les lieux où ils pénètrent, les Arabes ne tardent pas à se faire exécrer ; non pas à cause de leur race ou de leur nature, mais en raison de leur odieux trafic. Tant que la vente de l’homme aura lieu à Zanzibar, les Arabes s’attireront la même haine[16].

Ils ont trouvé dans le Manyéma une population nombreuse, à la fois active et sociable, qui les a d’abord parfaitement accueillis. Mais les esclaves du Manyéma se vendent plus cher que les autres, en raison de leur beauté et de leur douceur. Les femmes surtout sont généralement fort jolies. Excepté leur chevelure, elles n’ont rien du type nègre ; leur couleur est très-claire ; dans le nord de la contrée leur teinte n’est pas plus brune que celle des Portugaises ou des quarteronnes de la Louisiane. Elles ont le nez bien fait, des yeux superbes ; les lèvres bien dessinées, bien marquées, sans être grosses, et il est rare qu’elles aient les dents saillantes. Très-alertes, elles sont habiles plongeuses et vont cueillir les huîtres au fond du Webb, où ces mollusques abondent.

Ces jolies femmes, avec cela très-intelligentes, sont avidement recherchées par les métis de la côte, qui en font leurs épouses ; les Omanis eux-mêmes ne dédaignent pas de les prendre en mariage. De là de monstrueux bénéfices, qui, au transport de l’ivoire, font joindre les cargaisons vivantes ; seulement l’un s’achète, les autres se prennent. Les rapaces qui les veulent ne reculent devant rien. Qui d’ailleurs les arrêterait ? Ils sont invincibles pour ces peuplades qui n’ont jamais vu d’armes à feu, et qui, à la première décharge, sont frappées de terreur. Elles s’imaginent que ces étrangers ont dérobé la foudre, et qu’un arc et des flèches sont impuissants contre eux.

Ce n’est pas qu’elles manquent de courage ; n’étaient ces armes surnaturelles, dans tous les cas fort inégales, leur pays serait fermé aux traitants, dont leurs guerriers ne craindraient pas le sabre ou la lance. Aujourd’hui elles ne savent que trembler et subir.

Livingstone m’a raconté à ce propos des faits horribles ; un entre autres qui s’est passé au bord du Webb et dont il a été spectateur malgré lui.

Ainsi que la plupart des Africains, les Vouamanyéma ont pour le commerce un goût très-vif ; le marchandage qui nous révolte est pour eux chose attrayante ; faire rabattre le prix d’un objet ou le maintenir, gagner une perle à cette lutte de paroles est une joie qui les enivre. Les femmes surtout aiment ce jeu avec passion ; elles y excellent ; et comme elles sont d’autant plus belles que le débat les anime, le marché attire beaucoup d’hommes.

Ce fut au milieu d’une pareille scène, toute paisible, toute joyeuse, qu’un métis arabe du nom de Tagamoyo fondit avec sa bande et fit tirer sur la foule. Au premier coup de feu, les pauvres gens se sauvèrent. Ils étaient là deux mille, courant à leurs canots et s’empêchant les uns les autres. Les décharges continuaient, volée sur volée au milieu de cette foule compacte. Quelques heureux s’éloignèrent à force de rame ; beaucoup d’autres sautèrent dans le fleuve, où les attendaient de nombreux crocodiles ; mais la plupart de ceux qui périrent furent tués par les mousquets. Le docteur estime à quatre cents le nombre des morts : hommes, femmes et enfants ; celui des captifs ne fut pas moins considérable.

Cet affreux attentat n’est qu’un spécimen de tant d’autres que Livingstone a vu commettre. Il est facile après cela de comprendre en quelle exécration le nom des Arabes est tenu dans ces contrées, naguère si tranquilles, et dont le morcellement accroît l’audace et les chances des ravisseurs.

Partout les traitants ont fait de même ; si actuellement, de Bagamoyo à Oujiji, leur conduite est différente, c’est qu’ils ont été contraints d’en changer. Les tribus se rassurent ; à leur tour elles ont des mousquets, et les représailles commencent. Les Arabes menacent actuellement de leur vengeance ceux qui donneraient des armes à feu aux indigènes. Mais la faute est commise ; il est maintenant trop tard. Comment n’ont-ils pas vu la folie qu’ils faisaient en armant les peuplades les plus belliqueuses ? Elles leur ont d’abord servi d’auxiliaires, et l’ont fait avec ardeur ; elles y gagnaient d’être à l’abri du rapt et d’étendre leurs conquêtes. Puis une fois leur domination établie, une fois le sol balayé des timides dont le territoire, les biens, les personnes étaient l’objet des convoitises, les pourvoyeurs ont tourné leurs fusils contre les imprudents qui les leur avaient donnés.

Autrefois les Arabes ne prenaient que leur bâton de voyage et allaient partout, suivis seulement de quelques mousquets. Maintenant, en dépit de leur escorte, toujours plus nombreuse, ils ne marchent plus sans crainte. À chaque pas est un péril : les Vouagogo les exploitent, les Vouaségouhha les arrêtent ; le chemin du Karagoueh est plein de difficultés ; Mirambo les tient en échec, il les attaque, il les bat ; et derrière lui Souarourou leur réclame le tribut le fusil à la main.

Ils ont semé le danger, et l’ont semé pour tout le monde : pour ceux d’une autre race comme pour les bons d’entre eux. Malgré l’estime dont Livingstone fut entouré dans le Manyéma, comme partout, dès qu’il y fut connu, il manqua plus d’une fois d’y être assassiné par suite de l’erreur qui le faisait assimiler aux Arabes.

Ainsi l’ivoire abonde dans ces provinces nouvellement découvertes, et dont la population, active et industrieuse, est amie du commerce.

Le Roua possède en outre des mines de cuivre d’une grande richesse ; celles de Katanga, exploitées depuis des siècles, sont toujours fécondes.

Enfin, dans le lit d’un de ses cours d’eau, on a trouvé un sable aurifère, dont les paillettes sont de la dimension qu’aurait le disque d’un pois, et dont les pépites ont la forme de bâtonnets. Deux Arabes en avaient entrepris le lavage ; mais leurs procédés, fort insuffisants, ne leur permettaient guère d’obtenir des résultats fructueux.

C’est au milieu de ces découvertes d’une si haute importance, alors que ses travaux touchaient à leur terme, que Livingstone, voyant ses hommes refuser de marcher, s’ils n’étaient soutenus par une force imposante, et, ne pouvant pas trouver d’escorte, se vit obligé de revenir à Oujiji.

Long voyage, qui ne lui offrait plus que fatigues et dangers. Sept cents milles qui l’avaient conduit près du but et qui allaient maintenant l’en séparer, peut-être pour toujours. Au lieu de cette ardeur, de cet espoir de la marche en avant, au lieu de cet entraînement de la découverte, une route sans intérêt, l’attente déçue, l’accablement du retour après une défaite. Quoi d’étonnant à ce que le vieux voyageur ait vu son énergie près de s’éteindre, et ses forces succomber ?

Il gagna Oujiji le 16 octobre ; il était presque mourant. Pendant la marche il tâchait de se remonter : « Ce n’est qu’un retard, se disait-il ; cinq ou six mois au plus, ce n’est pas là une affaire. Je trouve mes bagages, je loue des hommes et je repars aussitôt. » Qu’on imagine ce qu’il a ressenti en apprenant que celui qui devait lui remettre ses valeurs en avait disposé. Le soir de son retour, il vit Chumah et Souzi, ses deux fidèles, — qui pleuraient amèrement, et leur en demanda la cause.

« Nous n’avons plus rien, monsieur, répondirent-ils ; plus d’étoffe, Shérif a tout vendu ! »

Un instant après, Shérif se présenta et eut l’audace de tendre la main à Livingstone. Celui-ci le repoussa en lui disant qu’il ne serrait pas la main d’un voleur ; sur quoi cet homme lui donna pour excuse qu’il avait consulté le Coran. Le livre sacré lui avait dit que le docteur était mort ; et l’étoffe n’ayant plus de maître, il l’avait troquée pour de l’ivoire. À son tour l’ivoire avait été vendu, le prix dépensé ; et le voyageur était sans ressources : bien juste de quoi vivre pendant un mois ; après cela il aurait été dans l’obligation de tendre la main aux Arabes.

Le docteur se plaignait vivement de ce que ses objets d’échange avaient été confiés à des esclaves, malgré les fréquentes prières qu’il avait adressées à Zanzibar pour que rien ne lui fût envoyé que par des hommes libres. En répétant dans chacune de ses lettres que ces derniers seuls méritaient confiance, et qu’il ne fallait pas compter sur les autres, Livingstone n’écrivait rien de neuf. Il y a trois mille ans qu’Eumée disait à Ulysse :

« Jupiter a établi cette règle invariable : que le jour, quel qu’il soit, où un homme est réduit en esclavage, cet homme perd la moitié de ce qu’il vaut. »

Le docteur le savait mieux que personne ; de là son insistance pour que l’on n’employât pas d’esclaves ; et l’on conçoit qu’après tant de prières, dont l’oubli le mettait dans une situation désespérée, il se soit plaint avec une certaine amertume du peu de cas que l’on avait fait de ses paroles. Les amis du docteur Kirk, aussi bien que les siens, auront toujours à regretter que ses recommandations n’aient pas été mieux comprises.

Il y a encore un point au sujet duquel je demande à dire quelques mots ; je veux parler des lettres que Livingstone a envoyées à Londres, et de la manière dont on les a traitées[17].

Lorsque du centre de l’Afrique un voyageur annonce une découverte quelconque et tire certaines conclusions de sa découverte, la nouvelle ne peut manquer de faire grand bruit dans le monde géographique, où ses paroles ont nécessairement beaucoup de poids. Néanmoins les raisons qui l’ont amené aux conclusions qu’il présente sont parfois trop nombreuses, toujours trop longues à dire pour être exposées dans une lettre. Si étendue que soit la dépêche, elle ne saurait faire voir le nouvel horizon sous tous les aspects qu’il offre à celui qui le contemple, et les discussions qui s’élèvent à cet égard ne peuvent être le plus souvent qu’erronées ; mais en l’absence de renseignements précis, renseignements conservés par l’auteur pour être développés dans son livre, ces discussions prématurées sont réduites au rôle d’hypothèses et n’ont plus rien de dangereux.

Livingstone s’est donc abstenu de toute correspondance officielle avec la Société de Géographie de Londres, et s’est contenté d’écrire à son ami sir Roderick Murchison, président de cette Société, sachant bien que ses lettres seraient communiquées à l’auguste corps, dont Murchison était le chef. Si maintenant il n’a pas donné plus de détails sur le résultat de ses travaux, c’était dans la crainte de les voir altérer au profit de certains systèmes ; maints critiques oubliant qu’ils n’ont pu connaître les faits en question que par les recherches persévérantes de celui qui les a découverts.

C’est vraiment une chose lamentable que les explorateurs ne puissent pas articuler ce dont ils ont la preuve, sans être exposés à se voir traiter de partisans d’une clique organisée dans le but d’ébranler les théories des géographes, ou à s’entendre accuser « de dénaturer des faits bien connus. »

Si, d’après les rapports d’un Arabe, le savant M. Cooley a pu dessiner un grand lac dont l’étendue, embrassant le Nyassa, le Tanganika et le N’Yanza, occupe tout le centre de l’Afrique, pourquoi ne reconnaît-il pas son erreur quand Burton, Livingstone, Speke, Grant, Wakefield, New, Rosher, Von der Decken et Baker lui prouvent que cette même étendue renferme plusieurs nappes d’eau largement séparées, et désignées chacune par un nom différent ? Il ne faut pas beaucoup plus de travail pour indiquer une demi-douzaine de lacs que pour en esquisser un seul, et le témoignage d’un pareil groupe de voyageurs devrait avoir plus de poids que le ouï-dire d’un Arabe. Cependant M. Cooley m’accuse d’aveuglement ou de méprise quand j’affirme que le Tanganika est un lac indépendant, et il ne pardonne pas à Burton d’en avoir fait la découverte. Avec toute son érudition, en matière géographique, il n’a pas le courage d’avouer qu’il a pu être induit en erreur.

Malheureusement il n’est pas le seul du genre ; c’est le type d’une espèce. Le cooléyisme est évidemment contagieux, même en dépit de l’expérience, du savoir et du mérite ; la preuve, c’est que M. Galton, avec un large sourire et les manières les plus exquises, a qualifié ma défense de Livingstone « d’histoire à sensation » ; pendant que M. Beke déclarait formellement, avec toute la persistance d’un homme à dada, que le docteur Livingstone n’a pas découvert une source du Nil. Cette déclaration emphatique, au moins prématurée, ne peut être que le résultat d’une fatuité déplorable.

Aucun des susdits gentlemen n’a plus d’autorité sur ce point que le grand explorateur, dont les notes ont été prises sur les lieux, par de latitude sud et de longitude ouest

Méprisant donc l’intolérance, l’entêtement, la petitesse d’esprit que résume le mot cooléyisme, Livingstone gardera ses notes ; il le déclare ; et, selon moi, il fait bien.

La Société de Géographie a été instituée pour répandre et pour faire avancer la science dont elle s’occupe ; mais si, obéissant au cooléyisme, elle ferme résolûment l’oreille aux révélations des explorateurs, comment pourra-t-elle accomplir son mandat ? Si les membres qui la dirigent se laissent dominer par d’infimes jalousies, par des idées préconçues, des théories immuables, les voyageurs seront-ils encouragés ? Qui voudra dépenser des milliers de dollars pour dévoiler au monde les mystères des régions inconnues, si la découverte doit en être sacrifiée à certaines hypothèses ?

Je me garderais bien, quant à moi, de me prononcer à cet égard, n’ambitionnant pas d’être plus vilipendé que je ne l’ai été déjà. Je suis mis au ban de la Société par ces messieurs pour avoir fait ce qu’ils auraient voulu qu’un des leurs eût accompli.

Néanmoins, laissez-moi vous le demander, géographes, éditeurs, critiques, revuevistes, détracteurs quotidiens : pendant vos débats, vos luttes, vos théories, vos conjectures. — Bonté divine ! entre vous tous, gentlemen, que serait devenu Livingstone, l’illustre voyageur, si quelqu’un ne lui avait porté aide et consolation, rendu la santé et le confort ?

Il n’a pas cru devoir envoyer de dépêches à la Société géographique sans avoir la garantie que les renseignements contenus dans ses lettres ne deviendraient pas l’objet d’un profit pécuniaire. Prêt à donner à ses collègues, pour eux-mêmes, toutes les informations qu’il a pu acquérir, il n’entend pas que ses découvertes soient à la disposition de quiconque veut s’enrichir à ses dépens. Un jour il adressa à ladite Société une carte, faite à la hâte pour montrer la route qu’il avait suivie et dont il parlait dans sa dépêche. L’un des membres de l’auguste Compagnie en fit usage comme d’une chose lui appartenant. À son retour Livingstone exprima le désir de corriger cette carte, d’après les rectifications qui avaient eu lieu dans ses calculs. Le géographe lui tourna le dos, et finalement lui répondit, qu’ayant travaillé à sa carte pendant cinq ou six mois, il n’en ferait une autre que si on lui comptait — c’est-à-dire Livingstone — deux cents livres (cinq mille francs) pour sa peine.

En présence de pareils faits, le vieux voyageur a certes le droit d’user de prudence. Pour la Société, prise en masse, il professe le plus profond respect ; il ne se plaint que d’un petit nombre d’individus, qu’il accuse d’avoir dogmatisé contre lui et falsifié ses dépêches et ses cartes, au gré de leurs propres systèmes. Ces membres-là sont peu nombreux, mais trop influents pour rester inaperçus.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis mon arrivée à Oujiji, d’heureux jours ; mais il fallait songer à notre course sur le Tanganika. Livingstone allait de mieux en mieux ; ses forces augmentaient graduellement sous l’influence du régime que je lui faisais suivre, avec l’aide de mon cuisinier. Je ne pouvais lui donner aucun des produits que Jupiter et Mercure trouvèrent chez Philémon et Baucis ; pas de cerises, pas de figues, pas de raisin, ni de pommes odorantes ; pas de radis, pas de laitue ; mais nous avions du fromage et du beurre, que je fabriquais moi-même ; des œufs frais, de la volaille, du mouton grillé ou rôti, du poisson sortant du lac, des aubergines, des haricots, des patates, des concombres, de la crème, des arachides, du miel blanc de l’Oukaranga, une sorte de prune juteuse des forêts de l’Oujiji, du vin de palme ; enfin des crêpes et des galettes de maïs en guise de pain.

Nous passions le milieu du jour sous la véranda, causant de nos projets et les discutant, revenant sur les dernières années et anticipant sur l’avenir. Matin et soir nous nous promenions sur la grève, afin de respirer la brise, qui était toujours assez fraîche pour rider la surface de l’eau et pour chasser sur le sable l’onde inquiète.

Le temps était délicieux ; nous étions dans la saison sèche ; et, malgré la pureté du ciel, le thermomètre ne dépassa jamais, à l’ombre, 26°5.

On avait de la grève une scène intéressante. Le marché, dont la place dominait le lac, nous fournissait à la fois une distraction et un sujet d’étude. Il y avait là journellement des spécimens de toutes les tribus voisines : agriculteurs et pâtres de l’Oujiji avec leurs produits et leurs troupeaux ; marchands d’huile de palme de l’Oujiji et de l’Ouroundi, vendant leur huile rougeâtre, et de la consistance du beurre, dans de grands vases contenant vingt et quelques litres ; pêcheurs d’Oukaranda et de Kaolé, voire de l’Ouroundi, avec leur blanquette qu’ils appellent dogara, leurs perches, leurs silures et autres poissons ; marchands de sel des plaines de l’Ouvinza et de l’Ouhha ; marchands d’ivoire de l’Ouvira et de l’Ousohoua ; constructeurs de pirogues de l’Ougoma et de l’Ouroundi ; colporteurs de Zanzibar, offrant de minces cotonnades imprimées ; et brocanteurs échangeant des perles bleues contre des perles rouges, dont la séduction est si grande qu’on les a nommées ravageuses-de-villes et qui-met-fin-aux-repas : ou contre des soungomazi, grains de porcelaine de deux couleurs et de la taille d’un œuf de pigeon ; ou bien pour des sofis, qui ressemblent à des fragments de tuyaux de pipe, et qui étaient alors en grande vogue dans l’Oujiji. Quand Burton y arriva, les perles bleues faisaient fureur et valaient trois fois les perles rouges.

Il y avait là des Vouagouhha, des Vouamanyéma, des gens de dix provinces plus ou moins voisines, plus ou moins éloignées : Vouavira, Vouavinza, Vouaroundi, Vouakahouendi, Vouasohoua ; puis des Arabes, des Vouangouana, des hommes de la côte, tous engagés dans de bruyantes affaires.

Têtes nues, et corps à peu près de même, les jeunes gens y faisaient la cour à de brunes Philis qui ne savaient pas rougir, comme leurs sœurs à peau blanche, sous les regards brûlants qui leur étaient adressés.

Des matrones faisaient là des commérages, comme partout font les vieilles femmes. Des enfants y babillaient, jouaient, riaient et se colletaient comme font les enfants de tous les pays ; et des vieillards, appuyés sur leurs arcs ou sur des lances, n’y étaient pas moins jaseurs que ceux des autres climats.

  1. Les Représentants de l’humanité, recueil de conférences faites en Angleterre, et publiées en 1849.(Note du traducteur.)
  2. S’il n’y avait eu à ces retards, qui ont permis la rencontre, d’autres motifs que les détours du chemin ou ses difficultés, nous comprendrions la réflexion précédente. Si même il ne s’agissait que de la fièvre et des maux personnels de l’auteur, nous trouverions naturel que dans sa joie, et avec l’abnégation qui le caractérise, il se félicitât de les avoir subis. Mais ces délais providentiels ont eu pour cause, d’une part, la triste guerre, où, comme toujours, l’élite du pays a disparu ; de l’autre, cette longue série de « déceptions et d’angoisses » plus émouvantes que l’agonie des suppliciés. Ce qui a forcé Livingstone à reprendre le chemin du lac, c’est la misère, créée parle naufrage et par la désertion ; ce qui l’a retenu à Oujiji, c’est le vol de Shérif, le dépouillant de tout son avoir ; nous ne parlons pas de sa maladie, prévue peut-être avec la même bonté. Que dirait-on si, voulant faire réussir un projet, quelque puissant de la terre suscitait, comme moyen, le fer et la flamme, le manque de foi, la cupidité et le vol ? Et dans quel but ? Le grand fait de ce voyage, ce n’est pas la satisfaction donnée à la curiosité publique ; c’est le secours porté si vaillamment ; c’est la consolation, le salut de Livingstone, la faculté pour lui de continuer son œuvre ; or sans toutes les causes qui ont permis de le secourir, l’assistance n’eût pas été nécessaire. Au lieu de reprendre la route du lac, il gagnait l’Égypte, et arrivait en Europe le jour ou, par la générosité de Bennett et par le dévouement de Stanley, dont nous sommes profondément touchée, il est reparti pour le Manyéma. (Note du traducteur.)
  3. Explorations dans l’intérieur de l’Afrique australe, et voyage à travers le continent, de Saint-Paul de Loanda à l’embouchure du Zambèse, 1840-1856. Paris, librairie Hachette, 1859.
  4. Explorations du Zambèse et de tes affluents, et découverte des lacs Chiroua et Nyassa, 1858-1864. Paris, librairie Hachette, 1866.
  5. C’en bien en vivant seul, mais dans l’abstraction, non dans la solitude que Livingstone a développé ce don merveilleux. La faculté de s’abstraire date chez lui de son enfance, alors que, rattacheur dans la filature de Blantyre, où il restait depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, il faisait ses études, mettant son livre sur le métier, de manière à saisir les phrases, l’une après l’autre, tout en marchant pour faire sa besogne. « J’apprenais ainsi constamment, dit-il, sans être dérangé par le bruit des machines. C’est à cela que je dois la faculté de pouvoir lire et écrire tout à mon aise au milieu d’enfants qui jouent, ou d’une réunion de sauvages qui dansent et qui hurlent. » (Explorations dans l’Afrique australe, p. 6.)(Note du traducteur.)
  6. Babisa ou Abisa, tribu située à l’ouest du lac Nyassa, et généralement adonnée au commerce. Voir Livingstone, Explorations du Zanbèse et de ses affluents, librairie Hachette, 1866, p. 464 et 506, (Note du traducteur.)
  7. Ce furent ces Anjouhannais, qui, revenus à Zanzibar, inventèrent la mort de Livingstone pour expliquer leur retour.(Note du traducteur.)
  8. Les Mazitous ou Mazités, habitent au nord et au nord-ouest du lac Nyassa. C’est une tribu guerrière, de la même race que les Landines, les Zoulous, les Matébélés. (Voir Livingstone, Explorations du Zambèse et de ses affluents, p. 354, 463, 466.)(Note du traducteur.)
  9. Cazembé est à la fois le nom d’une contrée et l’appellation du chef qui la gouverne. Il va sans dire que le Cazembé de Livingstone n’est pas celui du docteur. Lacerda, visité par ce dernier en 1799, mais son arrière-petit-fils. Bien que très-puissant, Cazembé n’est que le feudataire du Mouata, chef suprême de tout le Londa, connu sous le nom de Matiamvo (Mouata-ya Nro). Ce dernier titre, également héréditaire, désigne non-seulement le grand chef, mais encore tout le royaume. La transmission de ces deux noms pendant une longue période prouve la stabilité du Londa, et partant sa puissance. S’il faut en croire les rapports qui ont été faits à cet égard, l’établissement du premier Cazembé remonterait à près de trois siècles. (Note du traducteur.)
  10. Crimson print, dit le texte. Print, qui signifie imprimé, s’applique ordinairement aux cotonnades. Printry est l’établissement où l’on imprime cottons, dit Bartlett (Dictionnaire des américanismes). Le mot littéral serait donc celui d’indienne ; mais d’après les Arabes, Cazembé aurait une cotte de soie ; et nous avons prudemment employé le mot d’étoffe, qui s’applique à tous les tissus. (Note du traducteur.)
  11. La dernière raison peut être invoquée ; mais la longueur du Webb ne fait rien à la chose, et son volume serait précisément en faveur du Congo, qui route une quantité d’eau bien supérieure à celle du Nil.(Note du traducteur.)
  12. Que deviendrait, en ce cas, l’objection du volume d’eau roulé par le Loualaba ? C’est surtout à propos du Djour et du Bahr-el-Ghazal que nous comprendrions qu’elle eût été faite. Ajoutons que la source du Djour est placée par Schweinfurth dans la partie orientale du pays des Niam-Niams ou il l’a vue, dit-il, sortir du Mont Baginze, par de latitude nord. On en connaît une autre ; il peut y en avoir une troisième, mais qui serait d’autant moins considérable. (Note du traducteur.)
  13. Il doit y avoir ici une faute d’impression ; Gondokoro est à peu près sous le cinquième parallèle : ou . (Note du traducteur.)
  14. Le chiffre obtenu par l’ébullition de l’eau n’est lui-même qu’approximatif. Il peut donner jusqu’à trois cents pieds de différence, et ne se rectifie que par des observations répétées. Les altitudes citées plus haut sont donc loin d’être précises ; et, comme le dit Stanley, ne peuvent servir de fondement à la discussion du problème. Ainsi, d’après Baker, le lac Albert n’aurait qu’une élévation de 2448 pieds. Gondokoro, qu’il avait placé d’abord à 1592, a été mis par Dunktin à 1636 ; par le docteur Beke à 1911, et par l’observatoire de Kew à 1999 ; tandis que Pétherick l’avait fait descendre à 1428. Dans tous les cas, l’hypothèse du dernier lac s’épanchant dans le Nil par le Djour n’empêcherait pas qu’un autre affluent, même plus considérable, allât rejoindre le Congo. Ce partage entre les deuX bassins n’aurait rien d’anormal dans le système des eaux de l’Afrique transéquatoriale, ou parfois les rivières s’anastomosent (le terme est de Livingstone) et forment, avec les îles contenues dans leurs mailles plus ou moins larges, des sortes d’archipels continentaux. (Note du traducteur.)
  15. Voir Hérodote, traduction de Giguet, librairie Hachette, 1864, livre II, § 28, p. 94. (Note du traducteur.)
  16. On sait que par suite d’un traité conclu entre l’Angleterre et Sa Hautesse, le marché de Zanzibar vient d’être fermé à l’odieux trafic (juin 1873).(Note du traducteur.)
  17. Ces paroles font allusion au peu d’importance que l’on a reproché aux dépêches du grand voyageur, reproche que dans notre humble sphère nous avons eu l’occasion de combattre, et sur lequel on s’est fondé pour établir que le Livingstone actuel n’avait plus rien de celui d’autrefois. (Note du traducteur.)