Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/12


CHAPITRE XII.

De Mréra à Oujiji.


Nous dîmes adieu à Mréra le 17 octobre, pour continuer à marcher au nord-ouest. Le départ fut très-gai ; mes gens et moi, nous étions dans les meilleurs termes ; Bombay avait oublié notre querelle ; Asmani était prêt à se jeter dans mes bras, tant nos rapports étaient maintenant affectueux.

Plus d’inquiétudes ; la confiance était revenue ; car, disait Mabrak, « on sent d’ici le poisson du Tanganîka. » L’Ounyamouézi était loin ; on pouvait narguer Mirambo ; on se moquait de ses brigands et des prophètes de malheur ; on riait de « ce timide Ben Nasib ! »

Après les cultures recommençait la jungle ; nous y défilâmes joyeusement, riant à gorge déployée, nous vantant de nos prouesses. Tout le monde ce jour-là était brave.

Sortis de la jungle, nous entrâmes dans une forêt peu épaisse où de nombreuses fourmilières se dressaient comme autant de dunes. J’imagine qu’elles avaient été construites pendant une saison exceptionnellement pluvieuse, alors que la forêt pouvait être inondée. J’ai vu ailleurs des légions de fourmis élever leurs édifices sur un terrain soumis à l’inondation[1]. »

Quels merveilleux bâtiments construisent ces petits insectes. Un labyrinthe parfait : cellules, chambres, couloirs, salles et vestibules s’agençant et s’emboîtant les uns dans les autres ; une exhibition de talents d’ingénieurs et de capacité architecturale à vous stupéfier ; une cité modèle combinée de façon à offrir sécurité et confort.

Quittant la forêt après une heure de marche, nous trouvâmes, au débûché, un ruisseau murmurant et limpide qui fuyait au nord-ouest, et que nous saluâmes avec une joie dont les hommes, qui n’ont eu pendant longtemps d’autre breuvage qu’un liquide sans nom, puisé dans des trous fangeux, dans des salines, au fond de mares nauséabondes, peuvent seuls comprendre l’étendue.

Au delà de ce ruisseau est une chaîne escarpée et rocheuse. Elle fut gravie, et nos regards s’arrêtèrent sur un pays pittoresque et varié ; véritable fête pour nos yeux fatigués des bois, rassasiés de hautes tiges et de feuillage. Une foule de petits cônes et de monts détachés, à cime plate, s’éparpillaient dans une immense étendue, qui, de l’Oukonongo méridional, gagnait le territoire des Vouafipa, et allait rejoindre la plaine de Kikoua ; tandis qu’en face de nous se dressait la ligne de faîte qui sépare le Roungoua du Malagarazi, et qu’à peu près à vingt milles de cette chaîne, du côté de l’ouest, s’en déployait une autre qui se dirigeait du nord au sud.

Mais plus de charme pour la vue que d’agrément pour la marche. Notre camp fut établi dans la jungle, près d’un étroit ravin à fond vaseux, d’où ruissellent une partie des eaux qui forment les sources du Roungoua. Ce n’était là qu’un échantillon des nombreux bourbiers que nous aurions à franchir ; les uns de quelques pas seulement, les autres de plusieurs centaines de mètres ; bourbiers parfois recouverts de roseaux et de papyrus, ou offrant à leur surface des centaines de filets d’une eau rougeâtre et visqueuse, remplie d’animalcules.

À quelques milles au sud de la chaîne que j’ai appelée Kaséra, du nom de la contrée qu’elle divise en deux parties égales, ces lits fangeux, devenus convergents, débouchent dans l’Ousensé, large rivière marécageuse qui se traîne d’abord au sud-ouest, où, après avoir reçu des tributaires du nord et du nord-est, elle devient un cours d’eau d’une certaine importance, s’unit à une rivière qui descend de l’Ourori, et forme le Roungoua, qui se jette dans le Tanganîka à soixante milles de cette jonction.

Il m’a été dit que le Roungoua était considéré dans le pays comme ligne de démarcation entre l’Ousohoua, qui est au nord de son cours, et l’Oufipa, qui se trouve au sud.

Nous venions d’achever la palissade du camp, lorsque j’entendis mes hommes apostropher une petite bande d’indigènes qui se dirigeait vers nous, conduite par un individu que sa coiffure et son vêtement nous tirent reconnaître pour un Zanzibarite. Les salutations échangées, cet individu m’apprit qu’il venait de la part de Simba, chef du Kaséra, province méridionale de l’Ounyamouézi.

Simba, ou le Lion, était fils de Mkasihoua, chef de l’Ounyanyembé, et se trouvait alors en guerre avec les Vouazavira, contre lesquels on m’avait mis en garde. Il avait entendu parler de mon opulence en des termes si pompeux, qu’il était désolé de me voir prendre une autre route que la sienne, perdant ainsi l’occasion de me témoigner son amitié. Mais puisqu’il n’avait pas l’avantage de recevoir ma visite, il m’envoyait cette ambassade, dans l’espoir que je voudrais bien lui donner une marque d’affection, sous la forme d’un présent d’étoffe.

Bien que surpris de cette demande, je crus qu’il était sage de me faire un ami de ce chef puissant, avec lequel je pouvais avoir maille à partir lors de mon retour ; et puisque je devais lui faire un cadeau, il fallait que celui-ci fût royal. J’envoyai donc à Simba deux choukkas splendides ; plus, deux dotis de cotonnade, l’un de kaniki, l’autre de mérikani ; et, si je dois en croire l’ambassadeur chargé de ce riche présent, je me suis fait du Lion de Kaséra un ami pour toujours.

Le 18 octobre, ayant levé le camp à l’heure habituelle, nous continuâmes notre marche au nord-ouest par un sentier qui suivait la base des montagnes, et dont les zigzags nous conduisirent au milieu de difficultés sans nombre ; douze ravins marécageux, où les pas des éléphants ont creusé des puisards dans lesquels on a de l’eau jusqu’aux épaules ; une eau du Styx, noire et fétide. La décence m’empêchait d’ôter mes vêtements ; le soleil, d’ailleurs, m’aurait couvert d’ampoules, si j’avais été nu ; et comme dans l’un de ces trous j’en avais eu jusqu’au menton, il me fallut achever l’étape avec des habits mouillés et revêtus d’une couche de boue noire et gluante. J’aurais pu me faire porter ; mais il aurait été cruel d’imposer cette charge à mes hommes, qui avaient déjà assez de leurs fardeaux. Le seul parti à prendre était d’appeler à mon aide toute ma philosophie, et d’aller stoïquement jusqu’au bout ; mais c’était peu agréable, pour ne rien dire de plus.

Nous entrâmes bientôt dans le pays redouté des Vouazavira ; toutefois, pas un ennemi à craindre. Simba, dans ses différentes campagnes, avait balayé tout le nord de la province ; et la seule chose qui frappa nos regards fut une contrée désolée, naguère populeuse, à en juger par le nombre des villages en ruines et celui des cases que le feu avait détruites.

Une jungle naissante remplaçait les cultures, et promettait avant peu une nouvelle retraite aux animaux de la forêt.

Misonghi, l’un de ces villages malheureux, fournit à mes hommes un gîte qui n’était nullement à dédaigner. Je rapportai des environs trois pintades ; Oulimengo y tua une antilope, que mes gens appelèrent mbahouala et dont la chair inspire à certains Vouanyamouézi une aversion superstitieuse. Cette antilope, qui a trois pieds et demi de hauteur, la robe rougeâtre, la tête longue, les cornes brèves, une longue crinière dorsale, la queue touffue et courte, me parait être le nzoe découvert par le capitaine Speke dans l’Ouganda, et qui a reçu du docteur Schlater le nom scientifique de Tragelaphus Spekii[2].

Une longue marche de six heures, à l’ouest nord-ouest, au milieu d’une forêt, où l’antilope noire[3] fut aperçue, et qui d’ailleurs est très-giboyeuse, nous conduisit au bord d’un ruisseau qui passe auprès d’une montagne cônique, dont le versant était couvert d’un manteau de bambous d’une extrême légèreté. Notre camp fut établi entre le ruisseau et l’une de ses pentes.

Le lendemain, ayant escaladé un chaînon d’une faible hauteur, qui part du pied de la montagne, nous eûmes sous les yeux un nouveau paysage de cônes et d’escarpements, soulevés dans toutes les directions.

Cinq heures de marche dans cette contrée pittoresque nous firent gagner la Mpokoua, l’un des affluents du Roungoua. Près de la rivière se trouvait un village récemment abandonné, et tel que les habitants l’avaient laissé dans leur fuite : les cases intactes, les jardins remplis de légumes, et, sur les branches des arbres, les pénates et les lares représentés par de grands vases en terre, d’une excellente facture.

En quelques minutes, mes hommes prirent dans la rivière voisine, seulement avec la main, soixante poissons de la famille des silures. Une quantité d’oiseaux, aigles à tête blanche, martins-pêcheurs noirs, ibis, hirondelles, spatules d’un blanc de neige, planaient au-dessus de l’eau, ou se voyaient sur ses bords.

La Mpokoua descend d’un groupe de montagnes, situé à quelque huit milles au nord du village abandonné ; et, simple filet d’eau, serpente au milieu d’un fourré, où s’abritent des centaines de buffles et d’antilopes. Au sud du village, qui s’appelait également Mpokoua, la vallée s’élargit, les montagnes se détournent à l’est et à l’ouest ; et là commence le Rikoua, vaste plaine qui, dans la saison pluvieuse, est inondée, mais qui, pendant la sécheresse, offre le même aspect que toutes les terres de cette région, dont l’herbe a été blanchie par le soleil.

Le 21 octobre, suivant la rive droite de la Mpokoua, nous remontâmes jusqu’à la source de cette rivière qui s’échappe d’un profond défilé, situé entre de hautes montagnes. Le buffle et le mbahouata (tragélaphe de Speke) se virent en grand nombre pendant tout le trajet.

Le lendemain, après une étape de quatre heures et demie, nous arrivâmes au Mtambou, charmant ruisseau, à l’onde fraîche et douce, rapide et transparente, qui se dirige vers le nord. C’est là que nous vîmes pour la première fois la demeure du lion et du léopard. Écoutez ce qu’en a dit Freiligrath :

« Où l’impénétrable fouillis d’épines, de broussailles, de lianes, comble l’espace que laissent entre eux les arbres, où les branches enlacées ne permettent pas au jour d’éclairer le sol, là se retire le lion, le plus puissant des animaux, leur monarque. Là, son droit au rang suprême ne lui est pas contesté. Là il se couche et s’endort après avoir tué et s’être repu de chair et de sang. Là il se repose ou rampe à l’aventure, selon sa volonté souveraine… »

Le camp fut dressé à quelques pas de l’une de ces demeures royales. Tandis qu’on le fortifiait, l’homme qui était chargé de nos bêtes les conduisit à l’abreuvoir, et ne trouva pour gagner l’eau qu’un tunnel pratiqué dans la jungle, par les éléphants et les rhinocéros. À peine la petite bande entrait-elle dans ce passage ténébreux, qu’un léopard sauta à la gorge de l’un des ânes et s’y cramponna fortement. La douleur fit jeter à la victime des braiments effroyables, auxquels ceux des autres ânes se joignirent de telle sorte que l’agresseur lâcha prise et se sauva tout effaré. Les
Village abandonné.
blessures du baudet, affreuses à voir, étaient néanmoins peu dangereuses.

Pensant que je pourrais faire quelque rencontre intéressante dans cette lisière de haute futaie, dont le sous-bois offrait un si bon refuge aux bêtes féroces, je partis avec Kaloulou, mon petit servant d’armes, qui portait mon fusil de rechange et un supplément de munitions.

J’avançais lentement le long du fourré, jetant des regards attentifs dans les antres que révélaient des passes étroites, espérant y voir briller les yeux courroucés d’un lion, et me représentant le fier monarque dans toute la majesté de sa royale colère. Mais au bout d’une heure de cette marche prudente, n’apercevant rien, je devins brave et me glissai dans l’une des cavernes épineuses. Bientôt je m’arrêtai sous un dôme de feuillage que les tiges de superbes mvoulés élevaient à cent pieds au-dessus de ma tête.

Que l’on se figure une enceinte impénétrable, un tapis d’herbe rase, de splendides colonnes soutenant, à une immense hauteur, une voûte d’émeraude, d’où tombait une lueur mystérieuse. Enfin un ruisseau coulant dans ce demi-jour, et babillant tout bas avec une douceur appropriée au calme sacré du lieu.

Qui eût osé profaner ce sanctuaire, déranger cette harmonie solennelle, troubler cette solitude bénie ? Au moment où je me disais : Personne au monde, je vis tout en haut, sur une branche, un singe qui paraissait à la fois surpris et indigné de notre présence. J’éclatai de rire et continuai, jusqu’au moment où des cris affreux semblèrent me répondre : une troupe de singes, cachée dans cette voûte sublime, et brusquement réveillée par moi, s’enfuyait avec d’horribles clameurs.

J’avais quitté mon sanctuaire et me retrouvais en plein soleil, cherchant une proie quelconque. Tout à coup je vis dans la forêt un sanglier rougeâtre, aux défenses énormes, qui pâturait paisiblement. Laissant Kaloulou derrière un arbre, jetant mon casque de liège derrière un autre, je me mis à la rampée. À quarante pas de la bête, je visai avec soin, et tirai à l’épaule. Le sanglier fit un bond effrayant se hérissa, et releva la queue : un aspect formidable. Tandis qu’il écoutait, l’oreille dressée, et fouillant du regard les alentours, je lui logeai dans la poitrine une balle qui lui traversa le corps. Au lieu de tomber comme je m’y attendais, il chargea avec fureur dans la direction du coup, passa devant moi, et reçut une autre balle qui le traversa de nouveau. Il continua sa route et n’était plus qu’à cinq ou six mètres de l’arbre derrière lequel se tenait Kaloulou, quand il s’arrêta subitement et tomba. Mais comme j’arrivais, le couteau à la main, pour lui ouvrir la gorge, il se releva, aperçut le petit nègre, et en fut détourné par mon chapeau dont la blancheur attira son attention. Cet objet bizarre le bouleversai il n’en put supporter la vue ; car il poussa un grognement d’effroi et se jeta dans le fourré, où il était impossible de le rejoindre.

La nuit arrivait, j’étais à trois milles de mes hommes ; il fallait revenir ; et bien qu’il m’en coûtât de rentrer les mains vides, nous reprîmes le chemin du camp, sans plus nous attarder. Pendant ce trajet nous fûmes accompagnés, sur la gauche, par un animal de forte dimension, qui persistait à nous suivre. L’ombre croissante m’empêchait de distinguer sa forme ; une forme vague, peut-être le spectre de mon sanglier.

Ce soir-là, vers onze heures, nous fûmes réveillés par un lion qui rugissait à proximité du camp ; bientôt la voix d’un autre fit chorus, puis celle d’un troisième ; la nouveauté du fait m’empêcha de me rendormir. Je regardai à travers la porte de l’enceinte et ajustai avec mon Winchester, dont la précision était admirable ; mais les cartouches ! hélas ! comme si elles avaient été remplies de sciure de bois. Dans le dégoût que j’en éprouvai, je laissai les lions tranquilles, et je regagnai ma couche où leurs rugissements me servirent de berceuse.

Nous quittâmes le lendemain la vallée du Mtambou, ce paradis du chasseur, pour l’établissement que les Vouakahouendi appellent Imréra. Le village près duquel nous nous arrêtâmes porte le nom d’Itaga, il est situé dans le Rousahoua, district de l’Oukahouendi, province que les indigènes appellent ordinairement Kahouendi, et dans laquelle nous étions entrés en passant le Mtambou.

Les habitants du Rousahoua, population très-nombreuse, sont bons pour les étrangers. Ils en voient cependant bien rarement ; c’est tout au plus s’ils ont chaque année la visite d’un ou deux Vouasahouahili qui passent là en revenant du Pumbourou et de l’Ousohoua. L’ivoire qu’ils ont à vendre est si peu de chose, que cela ne suffit pas à faire braver la distance qui, sur cette route, sépare les établissements.

Les caravanes qui viennent ici ont pour objectif le Pumbourou, situé au sud-ouest, à un grand jour de marche d’Imréra, c’est-à-dire à une trentaine de milles ; ou bien, du Pumbourou, elles se dirigent vers le Tanganîka par le Katouma, l’Ouhyombeh, l’Ougarahouah et l’Ousohoua.

C’était également la ligne que nous voulions suivre ; mais au moment de nous y engager, nous apprîmes que Mapounda, sultan de l’Ousohoua, était en guerre avec les Vouazavira qui, chassés de Mpokoua et des environs, avaient osé se fixer entre ses États et ceux de Pumbourou.

Il fallait choisir une autre route, la prudence l’exigeait. Je proposai donc de nous rendre au Tanganîka sans autre guide que la boussole, d’aller droit au couchant en évitant les sentiers, et après cela de gagner l’Oujiji en côtoyant le lac.

Ce n’était pas seulement en vue de la guerre que j’avais formé ce plan ; je pensais à Livingstone ; si la nouvelle de mon arrivée devait lui faire prendre la fuite — cette idée m’obsédait — il fallait m’écarter des chemins battus, où une rencontre pouvait me trahir.

Toutefois, après mûre délibération, mes notables pensèrent qu’il valait mieux aller droit au nord et gagner le Malagarazi, affluent considérable du Tanganîka, où il arrive du levant. Mais personne de ma bande ne connaissait la route, et le chef d’Imréra ne voulut permettre à aucun de ses hommes de nous servir de guide.

Suivant les indigènes, le Malagarazi n’était qu’à deux étapes. Je crus cependant nécessaire de donner à mes hommes des rations pour trois jours.

Itaga est situé dans le creux d’une montagne où il possède des champs d’une grande étendue. Ses habitants cultivent le sorgho, la patate, les haricots et le manioc, dont ils font du tapioca. Mais pas moyen d’y acheter un poulet à n’importe quel prix ; et la seule chose que nous pûmes nous y procurer, en dehors du grain, fut une chèvre d’une extrême maigreur, importée de l’Ouvinza, à une époque lointaine.

Le lendemain, 25 octobre, ne me rappelle que de mauvais souvenirs ; à dater de ce jour les difficultés reparurent.

Nous prîmes d’abord au levant pour gagner le plateau qui borne la vallée d’Imréra à l’ouest et au nord.

Le pied du plateau fut gagné en deux heures et demie ; nous nous y arrêtâmes. Une série d’escarpements nous séparait de la plaine supérieure qui domine la vallée d’une hauteur de trois cents mètres : mais un défilé praticable devait nous conduire au sommet.

À peine le camp fut-il dressé, que mes hommes m’exprimèrent le désir d’y passer la journée suivante, afin de pouvoir s’informer de la nature du pays qui s’étendait entre nous et la rivière. Ni la demande, ni le prétexte ne pouvaient être admis ; on s’était reposé la veille, et l’un des motifs que les guides m’avaient donnés pour me faire prendre la route du Malagarazi, était précisément les informations qu’ils avaient, disaient-ils, obtenues sur la contrée.

Les paroles que le général Andrew Jackson disait à un jeune homme de ses amis : « Réfléchissez bien avant de commencer une chose ; mais une fois que vous avez résolu de l’entreprendre, allez en avant et faites-la sans regarder en arrière, » m’étaient restées dans la mémoire et me traçaient la conduite que j’avais à tenir.

Dans la soirée, l’un de mes hommes blessa un buffle ; cet incident fut une nouvelle cause de dissension. La bête s’était remisée dans la jungle où, d’après le chasseur, on la trouverait morte le
Sanglier blessé.
lendemain. Cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Il en résulta que mes gloutons me prièrent de ne pas partir, de m’arrêter au moins le temps nécessaire pour qu’ils pussent se donner de la force en mangeant de la viande. Ma réponse fut qu’on partirait au lever du soleil, et que je ne m’arrêterais pas une heure de plus. Un cri général de « posho ! » (nourriture) s’éleva immédiatement. « Vous en avez pour trois jours, répliquai-je, si cela ne suffit pas, voilà une choukka ; allez en chercher. »

Mis en demeure de se rendre au village, ils plaidèrent la fatigue. Puis ils reprirent leurs sollicitations : du moment que je leur disais d’acheter du grain, il faudrait le moudre ; c’était un jour de halte que j’étais forcé de leur accorder. L’argument fut longtemps soutenu par les adorateurs de leur panse ; mais je fus inexorable.

Toute la nuit se passa à chercher le texte d’une nouvelle requête. Néanmoins Bombay et Mabrouki ayant eu l’ordre formel de ne pas se charger de pareilles demandes, sous peine de recevoir une correction qui leur ferait sentir la vigueur de mon poing, et Bombay n’ayant pas oublié le châtiment que lui avait infligé Speke, l’affaire n’arriva pas jusqu’à moi.

Le lendemain, dès que le soleil fut levé, je commandai la marche, et le fis d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Toute la bande était maussade ; la mauvaise humeur frisait la révolte ; mais comme la rébellion n’avait pas de prétexte, chacun finit par céder, bien qu’avec répugnance. On partit ; quand nous atteignîmes la source du Rougoufou, — c’était là que nous devions camper, — mes gens avaient oublié leur buffle ; et tout le monde avait l’air content.

En gravissant l’arc montagneux qui borde le bassin d’Immréra, au nord et au couchant, nous avions embrassé du regard, au sud et à l’est, une perspective étendue. Le caractère du paysage qui, dans l’Oukahouendi est toujours accidenté, toujours pittoresque, n’avait néanmoins rien de sublime.

Nous trouvâmes dans les plis de cette chaîne plusieurs bomas en ruine, qui paraissaient avoir été construits en temps de guerre.

Le mbembou (la pêche sauvage) abondait sur la route ; et à chaque instant, je voyais quelques hommes se détacher de la file pour aller faire provision de ces fruits, qui par endroits jonchaient la terre.

Un peu avant de nous arrêter, j’avais blessé un léopard, ce qui ne l’avait pas empêché de s’enfuir en bondissant.

Le soir nous entendîmes rugir les lions, comme à notre camp du Mtambou.

La marche suivante, faite à l’ombre crépusculaire d’une haute futaie, nous conduisit à un boma récemment établi par des Arabes qui se dirigeaient vers l’Ounyanyembé, venant de l’Oujiji, et qui avaient rebroussé chemin par crainte de Mirambo.

Dans cette longue étape, nous avions suivi la rive droite du Rougoufou, large cours d’eau paresseux, encombré de papyrus et de matétés.

La bouse et les traces de buffle abondaient ; on voyait également des pas de rhinocéros. Au fond d’un massif de grands arbres, situé près de la rivière, se trouvait une colonie de singes barbus, et d’un aspect léonin.

Le matin du 28, comme nous allions partir, nous vîmes passer un troupeau de buffles. Immédiatement chacun de nous fit silence ; mais la troupe avait déjà reconnu le péril. Nous n’étions pas à la rampée, qu’un bruit de tonnerre, produit par le galop de toute la bande, nous annonça l’inutilité de nos efforts.

Le 28 octobre la route eut lieu sur d’immenses nappes de grès et de mine de fer. L’eau n’était pas seulement rare, mais exécrable, et la famine nous regardait en face ; nous avions marché pendant six heures sans apercevoir le moindre signe de culture.

Selon les renseignements que nous tenions des indigènes, nous aurions dû arriver ce jour-là au Malagarazi ; mais d’après la carte de Burton, ou plutôt de Speke, nous en étions encore à deux longues étapes.

Le lendemain, presqu’à la sortie du camp, nous eûmes sous les yeux l’une des plus belles scènes que j’aie rencontrées en Afrique. Une vue sublime, mais peu encourageante : d’un côté des ravins sauvages, déchirant le pays dans tous les sens, bien qu’en général leur direction fut nord-ouest ; de l’autre des masses de grès, masses énormes et quadrangulaires, ou formant des tours, des pyramides, des mamelons, des cônes tronqués, des cirques hérissés de pointes, bosselés de rocailles et entièrement nus. De végétation nulle part ; excepté dans quelques fissures, et à la base d’escarpements rougeâtres, où un peu de terrain avait glissé.

Une longue série de descentes, parmi des roches désagrégées, des blocs menaçants, nous amenèrent au fond d’un ravin, dont les falaises se dressaient à mille pieds au-dessus de nos têtes. Dans ses nombreux détours, la gorge s’élargit et se transforma en une plaine inclinée au couchant. Mais la route que nous suivions allait au nord, et s’engagea dans une petite chaîne, où des rochers sourcilleux portaient des villages déserts.

Un grand figuier-sycomore, qu’elle faisait paraître nain, s’élevait à côté d’une masse rocheuse de soixante-dix pieds de haut et de cent cinquante de diamètre ; ce fut là que nous nous arrêtâmes, après cinq heures et demie d’une marche rapide et continue.

Il y avait alors vingt heures que mes gens avaient mangé leur dernier débris de viande, leur dernière poignée de grain. Je n’avais plus qu’une livre et demie de farine ; peu de chose pour quarante-cinq affamés.

Mais il me restait trente livres de thé et vingt livres de sucre. Je fis mettre les chaudrons sur le feu ; pendant que l’eau chauffait, des groupes, détachés de la bande, coururent à la recherche des fruits sauvages, et rapportèrent bientôt des panerées de tamarins et de mtembous, auxquels s’ajouta, pour chacun de mes hommes, un litre d’un excellent breuvage fortement sucré.

Le soir, dans une invocation faite à voix haute, nos musulmans prièrent Allah de leur envoyer des vivres.

Chacun se leva de bonne heure, et partit bien résolu à ne s’arrêter qu’à l’endroit où l’on pourrait acheter des provisions.

Les traces de rhinocéros abondaient, les buffles paraissaient nombreux ; mais pas un animal en vue.

Des pentes rapides et courtes furent gravies et descendues par vingtaines, nous faisant passer du sommet de petits escarpements au fond de ravins pierreux, d’où nous débouchâmes enfin dans une vallée, bornée d’un côté par une montagne de forme triangulaire, dont les flancs étaient à pic, et de l’autre par un groupe de trois collines d’un noble aspect.

Nous descendîmes cette vallée, que le soleil avait blanchie ; bientôt la verdure remplaça l’herbe sèche ; une forêt se vit au loin ; peu de temps après nous étions au milieu de champs de maïs.

Regardant de tous côtés, cherchant le village, nous l’aperçûmes au sommet de la masse triangulaire que nous avions à notre droite. Un cri d’allégresse salua cette découverte ; mes hommes jetèrent leurs fardeaux en réclamant des vivres.

« Qui veut prendre l’étoffe, aller acheter du grain à n’importe quel prix ? »

Trois ou quatre hommes partirent ; et nous nous laissâmes tomber à l’endroit même, n’en pouvant plus.

Au bout d’une heure, ou à peu près, nos pourvoyeurs revinrent, glorieusement chargés. Ils nous dirent que le village était plein de provisions ; qu’on l’appelait Ouelled Nzogéra (le fils de Nzogéra), ce qui nous fit connaître que nous étions dans l’Ouvinza, dont Nzogéra était le grand chef. Ils nous apprirent en outre que ce dernier était en guerre avec Lokanda-Mira au sujet de quelques salines, situées dans la vallée du Malagarazi, d’où il résultait qu’il serait difficile de gagner l’Oujiji par la route ordinaire. Mais te fils de Nzogéra, consentait, moyennant gratification, à nous fournir des guides ; et en prenant au nord, il n’y avait rien à craindre.

Tout paraissant aller au gré de nos désirs, nous nous préparâmes à faire honneur aux vivres qui nous arrivaient ; ce à quoi le transit des jungles et des forêts de l’Oukahouendi nous avait parfaitement disposés.

Commença alors une série d’entretiens diplomatiques au sujet du tribut que le fils de Nzogéra impose aux voyageurs ; quantité d’étoffe qu’il fallut débattre, ainsi que la qualité. La demande était de quarante mètres ; nous obtînmes une réduction d’un quart ; et nos trente mètres, payés en kaniki et en mérikani, non-seulement nous acquittèrent, mais nous firent avoir les guides dont nous avions besoin.

Je reviens à mon journal, sans lequel je ne pourrais pas relater les incidents des marches suivantes ; et qui les montrera d’une façon plus vive et plus exacte que je ne pourrais le faire aujourd’hui.

31 octobre 1872. Campés dans la jungle. Direction de la route nord-quart-nord-est. Temps de la marche, quatre heures et quart.

Après avoir quitté le pied de la montagne sur laquelle le fils de Nzogéra a construit sa citadelle, nous avons marché pendant longtemps à l’est-nord-est afin d’éviter une portion infranchissable du marais qui se trouvait entre nous et le Malagarazi. La vallée s’inclinait rapidement vers cette fondrière, dont le large sein recueille les eaux de trois chaînes considérables. Prenant ensuite au nord-ouest, nous nous sommes préparés à franchir le marais. Comme nous étions encore sur la rive orientale, les guides nous ont dit qu’un Arabe et sa caravane, composée de trente-cinq hommes, avaient enfoncé tout à coup dans la vase, et qu’on ne les avait jamais revus ; terrible catastrophe qui s’est produite à quelques pas de l’endroit où nous étions alors.

Ce marais, tel qu’il nous est apparu, offre une largeur de quelques centaines de mètres, recouverte d’un lacis d’herbe très-serré, auquel se mêle beaucoup de matière en décomposition. Au milieu de cette étendue, et voilé par la couche herbeuse, passe un large cours d’eau, profond et rapide, Les guides ouvraient la marche, suivis de mes hommes, qui n’avançaient qu’avec précaution. En arrivant au centre, nous avons commencé à voir le pont mouvant, dont la nature nous avait si curieusement dotés, surgir et s’affaisser en lourdes ondulations languissantes, pareilles au
Vue prise dans l’Ouvinza.
mouvement de la houle quand la mer s’endort après la tempête. Où passaient les ânes, la vague herbue s’élevait à plus d’un pied. Tout à coup la jambe de l’un d’eux a crevé ce pont mobile. La pauvre bête ne pouvant pas en sortir, le trou s'est creusé, s’est agrandi et promptement rempli d’eau. Toutefois avec le secours de dix hommes, je suis parvenu à l’enlever, et à le remettre sur une couche plus ferme, d’où nous lui avons fait lestement gagner la rive.

Le marais franchi sans autre accident, nous avons pris au nord, et nous nous sommes trouvés dans un pays délicieux, convenant de tout point à l’agriculteur. De grands rochers se voyaient çà et là ; mais dans leurs fissures croissaient des arbres de toute beauté, sous lesquels nichait une population nombreuse »

Les notables de ces villages nous ont paru très-avides de cotonnade ; toutefois la présence de nos guides, sujets du fils de Nzogéra, les a contraints à modérer leurs extorsions. Par contre on a chez eux des moutons et des chèvres, en bon état et presque pour rien. Nous en avons profité pour célébrer notre approche du Malagarazi en abattant huit chèvres, dont la viande a été distribuée à mes hommes.

1er  novembre. Ayant marché au nord-ouest, à partir du camp, et descendu la pente d’une montagne, nous avons enfin contemplé le Malagarazi ; une rivière étroite mais profonde, traversant une vallée encaissée entre de hautes falaises. Des oiseaux piscivores couvrent les arbres qui bordent ses rives. De nombreux villages s’éparpillent aux alentours. Les denrées abondent et sont à bas prix.

Après avoir suivi la rive gauche pendant quelques milles, nous sommes arrivés aux établissements, dont Kiala est gouverneur.

J’avais cru pouvoir traverser la rivière aujourd’hui ; mais des difficultés s’élèvent. On nous a dit de faire un camp avant d’entrer en négociations. Nous avons voulu discuter ; on nous a répondu que nous étions libres de passer la rivière, si tel était notre désir ; mais que pas un homme du pays ne nous viendrait en aide.

Obligé de subir cette halte, j’ai fait dresser ma tente au milieu d’un village, et serrer les ballots dans une case, où ils sont gardés par quatre de mes soldats.

Une ambassade est allée de ma part trouver Kiala, fils aîné du grand chef, et l’a prié d’autoriser notre caravane, toute pacifique, à passer la rivière.

« Il faut d’abord, a-t-il répondu, que l’homme blanc donne cinquante-six choukkas. »

Presque un ballot d’étoffe ! J’ai renvoyé Asmani et Bombay avec plein pouvoir de traiter, à condition de ne pas excéder vingt-cinq dotis.

Après un débat de sept heures, ils sont revenus demandant treize dotis pour Nzogéra et dix pour Kiala. Le pauvre Bombay était épuisé ; mais Asmani souriait toujours. J’ai accordé les quatre-vingt-douze mètres, en me félicitant de n’être pas volé davantage.

Trois heures après, nouvelle demande. Kiala a reçu la visite d’une couple de chefs soumis à son père ; et ces chefs, en apprenant qu’un Mousoungou veut passer l’eau, réclament chacun un fusil et un baril de poudre. À bout de patience j’ai déclaré que si l’on voulait avoir des fusils, il faudrait les prendre ; car je ne les donnerais pas.

Bombay, déjà très-enroué, est reparti avec Asmani ; ils ont parlementé jusqu’à onze heures du soir, discutant, se querellant, menaçant ; puis se sentant devenir fou, le pauvre capitaine, est revenu sans avoir terminé. Je lui ai dit de prendre deux choukkas, de les offrir aux deux chefs, et si on voulait davantage, de les rapporter ; qu’alors je me battrais.

Les négociations ont duré jusqu’à minuit. En fin de compte, les choukkas ont été acceptées,

2 novembre. Île d’Ihata, une heure et demie à l’ouest de Kiala.

Nous sommes arrivés en face de cette île à cinq heures de l’après-midi. Toute la matinée s’était perdue en vaines paroles avec le propriétaire du bac.

Finalement, conditions du passage de toute la caravane : huit mètres d’étoffe, plus quatre foundos, (quarante coudées) de perles rouges, dites de corail ou samé-samé. Il avait été convenu que je payerais d’avance, et je l’avais fait immédiatement.

Quatre hommes, avec leurs charges, entrent dans les petits canots ; de mauvaises pirogues, informes et avariées. On dépose mes gens sur l’autre rive.

Au lieu de revenir, les bateliers reçoivent l’ordre de rester là-bas ; et à ma grande surprise, on me fait une nouvelle demande. Le passeur prétend que mes rangs de perles n’avaient pas la mesure ; il ajoute que si je ne donne par deux autres foundos de samé-samé, notre contrat sera regardé comme nul et non avenu.

Les vingt rangs de perles furent accordés, mais après le déluge de paroles qui, dans ce pays, accompagne la moindre affaire.

Trois fois les canots allèrent d’un bord à l’autre. Au quatrième tour, nouvelle demande avec le même accompagnement de clameurs et de paroles furieuses : cinq colliers pour l’homme qui nous avait conduits au bac ; plus une choukka pour un bavard qui nous avait suivis, sous prétexte de rendre service à Djoumah, et qui ne faisait qu’ajouter au vacarme. Je donnai l’étoffe et les perles.

Le soleil allait se coucher ; il fallait passer nos bêtes. Simba, un âne sauvage de l’Ounyamouézi, un bel animal, fut lancé le premier, tenu par une corde. Il était au milieu de la rivière, quand nous le vîmes se débattre : un crocodile l’avait pris à la gorge. Pauvre Simba ! comme il se défendait ! Choupéreh tirait la corde de toutes ses forces, mais inutilement ; le pauvre âne enfonça, et nous ne l’avons pas revu. La rivière, en cet endroit, a quinze pieds de profondeur. J’avais bien aperçu dans le voisinage des têtes d’un brun clair, de petits yeux brillants, des échines écailleuses ; mais qui aurait jamais pensé que les monstres se seraient approchés des canots, au milieu du tumulte que présentait le bac ?

Nous nous sommes remis à l’œuvre, attristés par cette perte. À sept heures nous étions tous sur l’autre rive, excepté Bombay qui garde notre dernier âne ; il passera avec lui demain matin, lorsque les crocodiles auront quitté la rivière.

3 novembre. Que de discussions dans ces trois jours ! Que de tourments depuis que nous sommes dans l’Ouvinza ! Les habitants sont pires que les Vouagogo ; plus avides, plus insatiables.

Notre âne a passé l’eau ce matin avec l’assistance du mganga (l’homme aux talismans), qui, après avoir mâché quelques feuilles d’un arbre que l’on voit près de la rive, a craché cette pâte sur la bête.

Ce mganga m’a dit qu’après s’être frotté le corps avec ces feuilles mâchées, il traversait la rivière à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans avoir rien à craindre. Il paraît très-convaincu de l’efficacité du moyen.

Vers dix heures, est arrivée, de l’Oujiji, une caravane composée de quatre-vingts natifs de l’Ougouhha, province située au sud ouest du Tanganîka. J’ai demandé les nouvelles.

« Un Mousoungou est là-bas depuis trois semaines.

Cette réponse m’a fait tressaillir.

— Un homme blanc ? ai-je repris.

— Oui, un homme blanc.

— Comment est-il habillé ?

— Comme le maître (c’était moi qu’on désignait).

— Est-il jeune ?

— Non ; il est vieux ; il a du poil blanc sur la figure. Et puis il est malade.

— D’où vient-il ?

— D’un pays qui est de l’autre côté de l’Ougouhha, très-loin, très-loin, et qu’on appelle Manyéma.

— Vraiment ! Et il est bien à Oujiji ?

— Nous l’avons vu il n’y a pas huit jours.

— Pensez-vous qu’il y soit encore lorsque nous arriverons ?

— Je ne sais pas.

— Y est-il déjà venu ?

— Oui ; mais il y a longtemps.

Hourrah ! C’est Livingstone ! C’est Livingstone ! ce ne peut être que lui. Qui sait, cependant ? Cela peut être un autre, — un voyageur venu de la côte occidentale. Ou peut-être Baker ! Non ; Baker n’a pas la barbe grise. Mais il faut se hâter ; s’il allait savoir que j’arrive, et se sauver en l’apprenant !

J’ai dit à mes hommes que s’ils voulaient gagner l’Oujiji sans faire de halte, je leur donnerais à chacun huit mètres d’étoffe. Tous ont accepté ; leur joie était presque aussi grande que la mienne ; et j’étais d’une joie folle. Je voudrais être parti, résoudre cette question brûlante : « Est-ce bien Livingstone ? » Que Dieu me rende patient ! S’il y avait un chemin de fer, seulement des chevaux ! Avec un cheval je serais à Oujiji dans douze heures.

Nous avons quitté le Malagarazi, accompagnés de deux guides que nous a procurés Ousengé, le vieux passeur, qui, du moment où la rivière a été franchie, s’est montré plus aimable.

Une heure après nous arrivions au village d’Isinga. La marche avait eu lieu dans une plaine saline, qui, cependant, à mesure que nous avancions, devenait fertile et productive. Les gens du village nous ont avertis de n’avancer qu’avec prudence : une bande de Vouavinza, conduite par Makambi, l’un des principaux feudataires de Nzogéra, vient d’être victorieuse dans une expédition contre Lokanda-Mira ; et Makambi a pour habitude de ne rien laisser derrière lui quand il est vainqueur. Enivré par le succès, il attaque même sa propre tribu. Le résultat de sa campagne contre Lokanda se traduit par le meurtre de l’un des fils de celui-ci, par la destruction de deux villages, et le massacre de quelques hommes. La bande victorieuse en a perdu cinq, morts de soif dans la traversée d’un désert salin qui est au sud du Malagarazi.

4 novembre. Partis de bonne heure, avec précaution, et dans le plus profond silence. Les guides précédaient de loin la colonne, marchant à deux cents pas l’un de l’autre, afin de pouvoir nous prévenir à temps.

La première partie de la route s’est faite dans un bois d’arbres nains, bois d’une faible épaisseur, qui allant, toujours en s’éclaircissant, a fini par s’évanouir. Nous sommes alors entrés dans l’Ouhha, qui est un pays de plaines. Des villages de tous côtés, au milieu de grands chaumes de sorgho et de maïs ; villages de trois huttes, de cinq, de dix, de vingt cases en forme de ruche. On y vit dans une sécurité évidente, car pas un de ces hameaux n’est entouré de palissade.

Un étroit fossé n’ayant même pas d’eau, est la seule frontière qui sépare l’Ouhha de l’Ouvinza. Le fossé franchi, nous n’avions plus rien à craindre de Makambi et de ses lauriers.

Nous nous sommes arrêtés à Kahouanga. Sans perdre de temps, le chef nous a fait savoir qu’il était le grand moutouaré du Kiményi (division orientale de l’Ouhha), grand péager du roi Kiha, et le seul qui, dans la province, pût recevoir le tribut ; il nous engageait donc, dans notre intérêt même, à lui envoyer sur-le-champ douze dotis de belle étoffe, ce qui réglerait notre position une fois pour toutes, et lui serait fort agréable.

Connaissant le caractère africain, nous n’avons pas cru devoir agir avec cette promptitude ; il fallait d’abord essayer de faire diminuer la demande.

Après une discussion chaleureuse qui n’a pas duré moins de six heures, le moutouaré n’a rabattu que deux dotis. L’affaire a été réglée d’après ce chiffre ; mais il est bien entendu que, moyennant ces quarante mètres d’étoffe, nous pouvons traverser l’Ouhha, jusqu’au Rousougi, sans payer de nouvelle taxe.

5 novembre. Sortis de Kahouanga dès l’aurore, nous avons poursuivi notre marche dans la plaine sans limite, desséchée et blanchie par un soleil équatorial. Nous allions gaiement du côté de l’ouest, remplis de sécurité, nous disant avec joie que nous étions au bout de nos peines ; que rien ne nous arrêterait plus ; que dans cinq jours nous trouverions ce que j’étais venu chercher de si loin, à travers tant d’obstacles et de périls.

Des villages se voyaient à notre droite ; mais peu nous importait. Nous passions avec l’assurance de gens qui ne doivent rien, lorsque deux hommes, se détachant d’un groupe d’indigènes qui paraissaient nous observer, accoururent au-devant de la caravane.

Ma bande s’arrêta. Je m’avançai pour demander aux arrivants ce qu’ils nous voulaient. Ils m’adressèrent les yambo d’usage ; puis cette question me fut posée :

« Pourquoi l’homme blanc passe-t-il sans venir saluer le chef et sans payer le tribut ? L’homme blanc ignore-t-il qu’ici habile un roi de l’Ouhha, auquel les Arabes et les Vouangouana payent un droit de passage ?

— Nous avons remis le tribut hier au chef de Kahouanga, sur la demande de celui-ci, qui nous a dit être chargé de le percevoir.

— Combien avez-vous donné ?

— Dix dotis de belle étoffe.

— Est-ce bien sûr ?

— Très sûr ; le percepteur vous le dira lui-même.

— Fort bien, reprit l’autre ; un beau jeune homme à l’air intelligent ; mais notre devoir est de vous arrêter au nom du roi, jusqu’à ce que nous ayons la preuve du fait. Venez dans notre village ; vous vous assiérez à l’ombre de nos arbres jusqu’au retour des messagers que nous enverrons à Kahouanga.

— Non ; le soleil n’est haut que d’une heure et nous sommes pressés ; nous avons à marcher longtemps. Mais pour vous montrer que nous ne cherchons pas à éluder le tribut, nous resterons ici, et deux de nos soldats accompagneront vos gens, afin de leur indiquer le personnage qui a reçu notre étoffe.

Les messagers partirent. Le beau jeune homme — Il se trouva que c’était le neveu du roi — dit un mot à l’oreille d’un jeune gars qui s’éloigna avec la vitesse d’une antilope, et dans la direction des villages. Le résultat de la commission ne se fit pas attendre. Nous vîmes bientôt arriver cinquante guerriers, ayant à leur tête un grand et bel homme, vêtu d’un manteau de drap cramoisi, coiffé d’un calicot tout neuf, disposé en turban, et décoré d’un morceau d’ivoire poli, en forme de croissant, qui lui pendait au cou. Ainsi que les autres, il était armé d’une lance, d’un arc, d’une poignée de flèches. Toute la bande avançait d’un air délibéré qui témoignait de la confiance qu’elle avait en elle-même et dans la suite de l’aventure.

Nous étions alors sur la rive orientale du Pomboué, à peu de distance de Loukomo, village du Kiményi, province de l’Ouhha.

Ce chef, en manteau rouge, était vraiment d’une beauté remarquable : la figure ovale, les pommettes bien placées, de grands yeux, une belle arcade sourcilière, le front large et saillant, le nez bien fait, les lèvres d’une belle coupe, la taille élevée, des proportions parfaites.

Quand il fut près de nous : « Yambo, bana ? (Comment vous portez-vous, maître ?), me dit-il d’un ton cordial.

— Yambo, moutouaré ? » répondis-je, non moins cordialement.

Sa bande et la mienne, moi-même avec ses guerriers, nous échangeâmes des yambo ; et rien, dans ces premiers rapports, n’indiqua la moindre hostilité.

Le chef s’étant accroupi sur ses talons, posant à côté de lui son arc et ses flèches, tous ses gens l’imitèrent.

Je m’assis moi-même sur un ballot ; chacun de mes hommes en fit autant, prenant sa charge pour siège, et de manière à former, avec les autres, un demi cercle autour de moi.

Les indigènes étaient un peu plus nombreux ; mais au lieu des flèches, des lances, des massettes qui constituaient leur armement, nous avions des fusils, des carabines, des pistolets, des revolvers et des haches.

Pas un mot ; la plaine était d’un calme si profond, qu’on l’eut dite abandonnée de toute créature vivante. Au milieu de ce silence, le chef prit la parole.

« Je suis Mionvou, dit-il, le grand moutouaré du Kiményi, et le plus grand après le roi, dont vous voyez la demeure. » Il désignait un gros bourg, avoisinant des collines pelées, qui s’apercevaient au nord, à une dizaine de milles.

« Je suis venu pour parler à l’homme blanc, poursuivit le chef. Les Arabes et les Vouangouana, quand ils passent, ne manquent jamais de faire un présent au roi, c’est la coutume. Pourquoi l’homme blanc ne paye-t-il pas au roi ce qui lui est dû ? Pourquoi s’arrête-t-il sur la route ? Pourquoi ne vient-il pas à Loukomo, où il y a de la nourriture et de l’ombre, et où nous pourrions discuter la chose à notre aise ? L’homme blanc veut-il la guerre ? Il est plus fort que nous, je le sais. Il a des fusils et nous n’avons que des flèches et des lances ; mais l’Ouhha est une grande contrée et ses villages sont nombreux. Qu’il regarde autour de lui, partout c’est l’Ouhha, et bien plus loin que ses yeux ne peuvent voir, plus loin que ses pieds ne peuvent le conduire en un jour. Le roi de ce pays est très-fort ; mais il ne demande qu’à être l’ami des étrangers. Est-ce la paix ou la guerre que veut l’homme blanc ? »

Un murmure approbateur de la part des guerriers du chef accueillit ce discours, tandis que mes hommes faisaient entendre leur désapprobation, mêlée d’une certaine inquiétude.

Les paroles que j’avais entendu le général Sherman adresser aux chefs des Arapahoes et des Cheyennes, sur les rives de la Platte, en 1867, me revinrent à la mémoire, et quelque chose de leur esprit passa dans ma réponse.

« Mionvou, le grand moutouaré du Kiményi, me demande si je veux la guerre. Quand Mionvou a-t-il entendu dire que les hommes blancs se battaient contre les noirs ? Que Mionvou comprenne la différence qu’il y a entre les deux races. Les blancs ne quittent pas leur pays pour combattre les peuples qu’ils trouvent dans leurs voyages ; ils n’achètent pas d’ivoire, ils ne font pas d’esclaves. Ils viennent en amis pour regarder les rivières, les lacs, les montagnes ; pour connaître les nations, les eaux, les forêts, les roches, les animaux qu’il y a dans vos contrées, afin de pouvoir dire à tous les blancs ce qu’ils ont vu au pays des noirs. Ils ne ressemblent en rien aux Arabes ni aux Vouangouana. Ils savent toute chose et sont très-forts. Ils ont de grands canons qui font le bruit du tonnerre ; des canons dont les balles, grosses comme la tête, vont frapper au delà de ce que vous pourriez voir. Rien qu’avec ces petits objets (montrant mes revolvers), je tuerais dix hommes plus vite que vous ne les compteriez. Nous sommes plus forts que les Vouahha ; cependant nous ne voulons pas la guerre. Je pourrais tuer Mionvou, et je lui parle amicalement. Être son ami et celui des noirs, tel est mon grand désir. »

Tandis que ces paroles leur étaient traduites, imparfaitement, je supposerais d’une façon intelligible, les Vouahha témoignaient par leur physionomie de l’impression qu’ils en ressentaient. Une ou deux fois la crainte se peignit sur leurs visages ; mais l’assurance de mes intentions pacifiques effaça toute marque d’inquiétude.

« L’homme blanc se dit amical, reprit Mionvou. Pourquoi alors reste-t-il sur la route ? Qu’il vienne dans notre village. Le soleil brûle. Mionvou ne parlera plus ici. Que l’homme blanc, s’il est vraiment notre ami, nous suive et nous accompagne à Loukomo.

— L’heure est venue de s’arrêter, répliquai-je. Il est midi ; vous avez rompu notre marche ; nous vous suivrons et nous camperons chez vous »

En disant ces paroles, je me suis levé et j’ai fait signe à mes gens de reprendre leurs charges. Il n’y avait pas moyen de faire autrement ; les messagers n’étaient pas de retour.

Arrivé chez lui, Mionvou se jeta par terre, à l’ombre fort restreinte des quelques arbres du village.

Sur les deux heures, revinrent les messagers.

« Il est bien vrai, dirent-ils, que le chef de Kahouanga a reçu les dix dotis, mais pour son propre compte, non pour celui du roi. »

Mionvou, qui évidemment a l’esprit subtil, et qui savait fort bien ce qu’il voulait, n’eut pas l’air d’écouter le message ; mais il s’était réveillé et faisait de menus fagots avec de petits brins de canne. Je m’étonnai vivement de la conduite du péager ; pour toute réponse, Mionvou me présenta dix de ses bottes de roseaux.

« Autant de bâtons, dit-il, autant de dotis ; c’est pour le roi. » Chaque fagot était de dis brins ; total, cent dis dotis : quatre cents mètres d’étoffe.

Revenu de ma stupéfaction, qui était inexprimable, j’ai offert le dixième.

« Dix dotis au roi de l’Ouhha ! dix dotis ! Vous ne sortirez pas de Loukomo que vous n’ayez tout donné. »

Sans rien répondre, je me suis retiré dans la butte que l’on avait nettoyée pour moi, et j’ai fait venir Bombay, Asmani, Mabrouki et Ckoupéreh, afin de tenir conseil.

« Je me battrai, leur dis-je, et nous passerons. »

Ils furent terrifiés.

« Oh ! maître » pensez-y, ne faites pas la guerre, supplia Bombay. L’Ouhha est un pays de plaine ; on ne peut pas s’y cacher. Tous les villages se lèveront contre nous. Comment se défendre ? Quarante-cinq contre des milliers d’hommes ! Ils nous tueront en quelques minutes ; et si vous mourez, comment gagner l’Oujiji ? Non, cher maître, non ; ne donnez pas votre vie pour un lambeau d’étoffe.

— Mais, Bombay, c’est un vol ! Devons-nous céder à ce gredin ? lui donner tout ce qu’il demande ? nous soumettre à ce pillage ? Après l’étoffe, il prendra mes fusils. Le laisserons-nous faire sans combattre ? Je peux tuer ce Mionvou et ses notables ; vous vous chargerez de ceux qui hurleront ou dehors. Une fois débarrassés du chef et des autres, qui aurons-nous à craindre ? Nous retournerons au Malagarazi et nous irons droit au lac.

— Non, cher maître, non ; c’est impossible. Longer la rivière nous ferait traverser le Lokanda-Mira.

— Eh bien ! nous prendrons au nord.

— Encore plus impossible ; l’Ouhha s’étend loin de ce côté, et, après l’Ouhha, se trouvent les Vouatouta.

— Dites-moi alors ce qu’il faut faire ; car il faut agir et ne pas se laisser dépouiller.

— Donnez à Mionvou ce qu’il demande et partons, maître. C’est pour la dernière fois. Le moutouaré l’affirme : c’est notre dernier tribut ; payez, et dans quatre jours nous serons à Oujiji.

— Mionvou a dit que c’était la dernière taxe ? Vous l’a-t-il assuré ?

— Oui, maître, positivement.

— Voyons, Asmani, faut-il payer ou se battre ?

— J’ai peur qu’il ne nous faille payer, répondit le géant avec son éternel sourire ; mais c’est vraiment la dernière fois.

— Et vous, Choupéreh ?

— Payez, bana ; il vaut mieux s’en aller tranquillement. Si nous étions les plus forts, ce seraient eux qui nous payeraient tribut. Si nous avions seulement deux cents mousquets, ah ! comme tous ces Vouahha fuiraient devant nous !

— Qu’en pensez-vous, Mabrouki ?

— Ah ! maître, cher maître ; c’est bien dur ! Ces gens-là sont de grands voleurs ! Je voudrais leur couper la tête, les hacher tous. Mais vous ferez mieux de payer. C’est la dernière fois ; et qu’est-ce que c’est pour vous que cent dotis ?

— Allez donc, Asmani et Bombay ; offrez-en vingt d’abord. Si Mionvou les refuse, donnez-en trente. S’il le faut, ajoutez-en dix. Prodiguez les paroles ; montez lentement, doti par doti ; mais ne dépassez pas quatre-vingts. S’il en veut davantage, je me battrai, je tuerai Mionvou, je le jure. Partez, et soyez prudents. »

Bref, à neuf heures du soir, j’ai fait porter à Mionvou ce qui avait été convenu : soixante-quatre dotis pour le roi, six pour lui-même et cinq pour ses subordonnés. Total, soixante-quinze doubles choukkas, trois cents mètres d’étoffe, un ballot tout entier et le quart d’un autre.

À peine la livraison a-t-elle été faite, que ces rapaces se sont querellés au sujet du butin. J’ai espéré qu’ils se battraient, et que cette lutte, me fournissant un bon motif pour les quitter, je pourrais me jeter au sud, et me diriger tranquillement vers l’ouest, sous le couvert protecteur des jungles. Mais non ; le combat n’était qu’en paroles ; une guerre verbeuse, n’aboutissant qu’à de bruyantes clameurs.

6 novembre. Au point du jour, nous étions en marche, tristes et silencieux. Notre stock de cotonnade avait reçu là un terrible échec. Il nous restait encore neuf ballots ; ce qui, joint à nos grains de verre, était suffisant, en y mettant de l’économie, pour nous conduire jusqu’à l’Atlantique ; mais pour peu qu’un certain nombre de Mionvous se trouvassent sur notre chemin, nous n’aurions pas de quoi atteindre l’Oujiji. Si près que nous en fussions, Livingstone me paraissait aussi loin que jamais.

Nous avons passé le Pomboué et pris à travers une plaine mollement onduleuse, qui, à notre droite, s’élevait graduellement vers des montagnes, et, à notre gauche, s’inclinait vers la vallée du Malagarazi, rivière dont nous étions à une vingtaine de milles.

Un pays populeux ; des villages partout ; les vivres à bas prix ; le lait en abondance, le beurre de bonne qualité.

Après quatre heures de marche, nous avons traversé une rivière, qu’on appelle Kanengi, et nous sommes entrés dans le boma de Kahirigi, village fortifié, dont la population est composée de Vouatousi et de Vouahha.

On nous apprit immédiatement qu’un frère du roi de l’Ouhha demeurait dans ce village, dont il était le chef.

L’annonce fut mal accueillie ; je pressentis un nouveau guêpier.

Effectivement : il n’y avait pas deux heures que nous étions arrivés, lorsque deux Vouangouana entrèrent dans ma tente. Je reconnus deux esclaves de Tani ben Abdallah, notre Fleur des-pois de l’Ounyanyembé. Ces deux hommes venaient de la part du roi pour réclamer le tribut ; ils demandaient trente dotis ; un demi-ballot !

Si j’écrivais les pensées que roula mon esprit en entendant ces paroles, j’en serais choqué plus tard. J’étais d’une colère !… Colère n’est pas le mot ; c’était de la fureur, de la rage — une folie désespérée. Me battre et mourir, plutôt que de céder à ces misérables, Mais en vue de l’Oujiji ! À quatre jours de cet homme blanc, qui doit être Livingstone ! Car c’est lui, à moins qu’il ne se soit dédoublé. — Ciel miséricordieux ! Que faire ?

Plus de tribut, disait Mionvou ; plus de taxe dans l’Ouhha ; c’est une affaire réglée. Et voilà le frère du roi qui me fait sa demande. C’est la dernière, dit-on. Ils me l’ont dit deux fois ; les deux fois ils ont menti. Je ne veux plus être trompé.

D’après les deux Vouangouana, cinq autres chefs sont encore sur la route, à deux heures les uns des autres, et chacun prélève tribut, à l’instar des précédents.

Cette nouvelle m’a donné un certain calme ; il vaut mieux connaître le pire des choses. Savoir tout ce qui est à craindre est toujours un avantage.

Cinq chefs de plus, et nous sommes ruinés ; voilà qui est évident. En face de cette évidence, que nous reste-t-il à faire ? Comment rejoindre Livingstone sans être réduit à la mendicité ?

J’ai renvoyé les deux hommes ; puis j’ai appelé Bombay. Je lui ai dit d’aller, avec Asmani, débattre le honga, et de le régler au plus bas prix possible. Après cela j’ai pris ma pipe, et me coiffant du bonnet des sages, je me suis mis à réfléchir. Au bout d’une demi-heure, mon plan était fait. Cette nuit même il sera exécuté.

Dès que le tribut a été payé, ce dont chacun s’est montré joyeux, bien que toute la diplomatie de Bombay, toute sa casuistique n’ait pu en faire descendre le chiffre qu’à vingt-six dotis, j’ai fait revenir les deux Vouangouana, et leur ai demandé le moyen d’éviter les chefs qui devant nous imposent la taxe.

Étonnés de la question, ils ont d’abord déclaré que ce n’était pas possible. Mais finalement, après de longs discours, l’un d’eux a répondu qu’à minuit ou un peu plus tard, il nous servirait de guide, et nous ferait gagner la jungle qui se trouve entre l’Ouhha et l’Ouvinza. Nous traverserons le fourré dans la direction de l’ouest, et nous arriverons à Oukaranga, sans plus avoir d’ennuis. Le guide est certain du fait, pourvu que le départ soit nocturne et que j’obtienne de mes gens un silence complet, afin de ne réveiller personne. Il a demandé pour salaire quarante mètres d’étoffe. Mais plus d’impôt d’ici à Oujiji ; pas même une choukka. Inutile d’ajouter que j’ai consenti avec joie.

La chose arrangée, il nous restait beaucoup à faire. D’abord à nous procurer des vivres pour les quatre jours que nous allons passer dans la jungle. J’ai envoyé aussitôt des hommes, avec de l’étoffe, acheter du grain à n’importe quel prix. Avant huit heures nous en avions pour six jours. Décidément le sort nous est favorable.

7 novembre. Je ne me suis pas couché. Un peu avant minuit, la lune commençant à paraître, mes gens ont quitté le village, par petits groupes de quatre à la fois. À trois heures toute la bande était dehors, sans avoir causé la moindre alarme.

À notre coup de sifflet, le guide est arrivé.

Nous avons pris au sud, longeant la rive droite du Kanengi. Une heure de marche dans cette direction ; puis la caravane a tourné au couchant, à travers la plaine herbue, sans dévier de cette ligne, en dépit des obstacles. De temps à autre d’épais nuages répandaient leur ombre sur la plaine déserte ; et l’obscurité, se joignant au silence, donnait à la situation un caractère effrayant.

« Jusqu’au moment où la lune, se levant au sein des nuées, déchira ses voiles ; et, reine majestueuse, jeta sur l’ombre son manteau argenté, d’un éclat sans pareil. »

Tous mes hommes marchaient bravement, sans murmurer, bien qu’ensanglantés par les herbes tranchantes. Enfin l’aurore a paru dans toute sa grâce, dans tout son charme. Le ciel nous a été rendu avec ses heureux présages, avec ses sourires pleins de promesses.

Malgré leur fatigue, mes gens ont doublé le pas et marché jusqu’à huit heures.

Nous venions d’atteindre le Rousigi, dont le courant est rapide. Un bouquet de jungle était voisin ; nous y entrâmes pour déjeuner.

Des buffles, des antilopes, parmi lesquelles se trouvaient des élans[4], animaient les bords de la rivière ; mais si forte que fut la tentation, pas un ne fut abattu ; nous n’osions pas tirer. Un coup de feu aurait mis tout le pays en émoi.

Il y avait une heure que nous étions là, heureux de nous reposer, lorsque des hommes, chargés de sel des bords du Malagarazi, ont paru sur l’autre rive. Arrivés à la hauteur de notre cachette, ils nous ont découverts, ont jeté leur sel ; et, poussant des cris d’alarme, ils ont couru à toutes jambes vers des villages qui paraissaient être à une distance de quatre milles.

Mes porteurs ont repris immédiatement leurs charges, ont passé la rivière, et se sont précipités vers une jungle qui était en face de nous. À peine étions-nous dans le fourré, qu’une femme, l’épouse de l’un de nos soldats, une tête faible, jeta des cris perçants. La terreur fut au comble. Ces cris allaient attirer les Vouahha. Il était clair, cette fois, que nous éludions le tribut. En moins d’une demi-heure, des centaines de sauvages hurlants pouvaient envahir la jungle et se livrer à leur vengeance.

La femme criait toujours ; sans nul motif, par affolement. Des porteurs effarés jetèrent leurs ballots et se cachèrent çà et là, « Faites-la taire, ou nous sommes perdus, » vint me dire le guide. Je lui posai la main sur la bouche ; elle n’en cria que plus fort. Le mari, livide de colère, tira son sabre et me demanda la permission de la tuer. Un signe de ma part, elle était morte. Je n’avais plus qu’à user de violence. Je pris mon fouet. « Vous tairez-vous ? — Non ! » Je frappai sévèrement ; même question, même réponse. Ses cris augmentèrent ; nouveau coup. « Taisez-vous donc ! — Non, non, non ! » Je frappai de nouveau. Elle cria plus fort. Les coups tombèrent plus vigoureux, plus pressés. Voyant enfin que je ne céderais pas, la folle s’arrêta ; je l’avais frappée neuf fois. Un morceau de cotonnade lui fut mis sur la bouche, noué derrière la tête ; on lui attacha les mains. Les fuyards revinrent ; et la caravane partit au plus vite.

En avant ! en avant ! d’un pas ferme et rapide jusqu’à une heure de l’après-midi, où, n’en pouvant plus, nous atteignîmes le petit lac de Mousounya. L’étape avait été de neuf heures.

Le Mousounya est l’un des nombreux bassins circulaires que renferme cette partie de l’Ouhha ; ces bassins y forment un vérritable groupe. À vrai dire, ce sont d’énormes étangs plutôt que des lacs. Pendant la masika, le Mousounya doit avoir trois ou quatre milles de long sur deux de large. Il est rempli d’hippopotames, et la grosse bête abonde sur ses rives.

Rien de plus calme que notre bivac ; chacun s’y tient tranquille. Pas de cabanes, pas de feu ; la tente n’a pas été déployée, afin qua la moindre alerte nous puissions partir immédiatement. Mon winchester, présent d’un ami, présent inestimable en pareille circonstance, est à côté de moi, avec toutes ses balles ; et dans le sac, que je porte en bandoulière, se trouvent deux cents cartouches. Mes soldats ont le fusil sous la main, fusil chargé, prêt à faire feu. Nous pouvons dormir en toute sécurité.

8 novembre. Mis en marche longtemps avant le jour. Au moment où le soleil a paru, nous sortions du fourré de bambous, où nous avait jetés la venue des porteurs de sel, et nous nous retrouvions en plaine découverte : une longue perspective d’un terrain ondulé, avec ça et là un groupe d’arbres caractéristiques ; rompant la nudité générale.

Les heures se sont écoulées l’une après l’autre : nous allions toujours, franchissant les grandes vagues de terre, sous un soleil d’une force tout africaine, mais dont l’ardeur était modérée par des brises bienfaisantes, chargées de la senteur des jeunes herbes, et du parfum des fleurs inconnues, qui émaillaient de leurs couleurs diverses la nappe d’un vert pâle déployée sous nos yeux.

Passé de nouveau près de grands étangs pareils à ceux d’hier.

Nous avons de la sorte gagné le Rougoufou ; non pas celui d’Oukahouendi ; mais une rivière du même nom, qui se trouve plus au nord, et qui se jette dans le Malagarazi. Large cours d’eau, peu profond, le Rougoufou que nous venions d’atteindre, se traîne au sud-ouest par un mouvement presque insensible.

Tandis que nous nous reposions dans un bouquet de junpar situé près de la rive droite, un roulement lointain a monpéglef oreille. « Est-ce le tonnerre ? » ai-je demandé. On m’a dit que c’était le Kabogo. Nouvelle question de ma part. « Le Kabogo, m’a-t-on répondu, est une haute montagne située sur la rive occidentale du Tanganîka, et trouée de cavernes profondes. Lorsqu’il vente sur le lac, il se fait dans ces grands trous un bruit pareil à celui du tonnerre. Beaucoup de bateaux ont péri en cet endroit ; et les indigènes, même les Arabes, ont la coutume d’y jeter de l’étoffe, mérikani et kaniki, ainsi que des perles, surtout des perles blanches, pour apaiser le mouloungou (le dieu) du lac. Ceux qui jettent des perles n’ont presque rien à craindre ; ils passent en général sans difficulté ; mais les gens qui ne le font pas sont chavirés et se noient toujours. Oh ! c’est un endroit terrible ! » Cette réponse m’a été faite par Asmani, toujours souriant, et m’a été confirmée par plusieurs de mes hommes, qui ont également navigué sur le lac.

Le Rougoufou, à la place où nous étions alors, est au moins à quarante-six milles de l’Oujiji ; de ce dernier point au Kabogo, situé, dit-on, près de l’Ougouhha, il y a plus de soixante milles. Ainsi le bruit des vagues, que nous entendions distinctement, nous est arrivé d’une distance de plus de cent milles.

Remis en route, nous avons marché pendant trois nouvelles heures, à travers des bois peu fournis, sur de grandes nappes d’une roche primitive, parmi des champs de rocaille, où se pressaient de gros blocs détachés ; puis, franchissant une fondrière, dont le terrain mouvant paraissait tourbeux, nous nous sommes arrêtés au bord du Sounouzzi.

Des bandes nombreuses de girafes, de buffles, de zèbres ont été rencontrées.

Notre bivac n’est pas à plus d’un mille d’un grand établissement de Vouahha. Mais la forêt nous enveloppe ; il n’y a dans le voisinage aucun sentier ; nous ne faisons pas le moindre bruit ; tout le monde garde le silence ; nous n’avons pas de feu. Soyons tranquilles ; personne ne viendra nous troubler.

Demain matin nous sortirons de l’Ouhha, le kirangozi l’affirme ; et si, dans la journée, nous pouvons aller jusqu’à Niamtaga, le lendemain nous serons à Oujiji.

Patience, mon âme ! Dans quelques heures nous saurons la fin de tout cela. Dans quelques heures je serai en face de cet homme blanc, qui a la barbe grise.

9 novembre. Nous avons quitté notre retraite deux heures avant le jour, et traversé la forêt dans la direction du nord-ouest. Nos chèvres avaient été muselées, de peur que leurs bêlements ne vinssent à nous trahir.

Une méprise a failli nous perdre. Au moment où le ciel commençait à blanchir, nous sortîmes de la jungle, et nous nous trouvâmes sur le grand chemin : un sentier battu. Le guide, se croyant hors de l’Ouhha, jeta un cri de joie que tous nos hommes répétèrent. Chacun de presser le pas, d’avancer avec plus de vigueur, quand tout à coup nous nous sommes trouvés aux abords d’un village, dont les habitants se réveillaient.

Le silence fut réclamé et la bande s’arrêta. J’allai rejoindre le guide. Il ne savait comment faire. Pas le temps de réfléchir. J’ordonnai de tuer les chèvres, de les laisser sur la route, d’égorger les poulets ; et je dis au guide de traverser hardiment le village.

La caravane passa rapidement et en silence, avec ordre de se jeter dans la jungle qui se voyait au midi de la route. J’attendis, la carabine au poing, que le dernier homme eut disparu. Prenant alors mes petits servants d’armes, qui étaient restés avec moi, je passai à mon tour. Comme nous sortions du village, un homme sauta hors de sa case, et poussa un cri d’alarme, auquel répondit un bruit de voix ; on aurait dit une dispute. Mais nous fûmes bientôt dans la jungle, nous hâtant de fuir la route, prenant au sud et inclinant à l’ouest.

Je crus un moment que nous étions poursuivis. Je me plaçai derrière un arbre pour arrêter ceux qui allaient paraître ; mais personne n’arriva.

Après une demi-heure de cette marche, nous reprîmes la direction du couchant. Il était grand jour ; nos yeux ravis contemplaient de petites vallées pittoresques, vallées charmantes, séparées les unes des autres, pleines d’arbres à fruit, de fleurs rares, de ruisseaux transparents. L’un de ces ruisselets fut passé ; une eau limpide, dont je pris le doux murmure pour un souhait de bienvenue : la frontière de l’Ouhha était franchie ; nous étions dans l’Oukaranga. Des cris d’une joie folle saluèrent cet événement.

Nous trouvâmes alors un chemin facile, une route unie, que chacun de nous foula d’un pas élastique ; pressant la marche et ne sentant plus de fatigue.

Qu’importent les obstacles que nous avons rencontrés, forêts et montagnes, fourrés épineux, marais profonds, herbes tranchantes ? Qu’importent les rugissements, les cris sinistres, toutes ces clameurs du monde sauvage, dont nous avons été le triste auditoire ?

Demain ! Ah ! le grand jour est venu ; nous pouvons rire et chanter, et prendre ces accents de triomphe. Nous avons eu de cruelles souffrances, des instants de colère, les uns contre les autres, quand l’épreuve nous avait aigris ; mais qui se le rappelle ? Tous les visages sont radieux ; pas un qui n’exprime le bonheur que nous avons tous mérité.

Nous nous sommes arrêtés à midi pour collationner et pour prendre un instant de repos. On m’a montré les collines d’où l’on aperçoit le Tanganîka ; elles bornent, au levant, la vallée du Liouké. À cette vue, je n’ai pas pu me contenir. Même cette courte halte m’agaçait ; j’étais agité et mécontent. Remis en route, j’ai éperonné mes hommes en leur disant que demain viendrait la récompense. Ils auront du poisson et de la bière tant qu’ils pourront en avaler.

Notre passage à la hauteur d’un groupe de bourgades a mis tous les gens en émoi. J’ai envoyé de mes hommes pour les rassurer. Ils sont alors venus à notre rencontre, et nous ont souhaité la bienvenue. Cet accueil si nouveau, si différent de celui des Vouavinza et des affreux Vouahha, exacteurs de tribut, nous a profondément touchés ; mais nous n’avions pas le temps de nous livrer à cette joie. Une force irrésistible m’entraîne ; une pensée me domine : Est-il encore là ? Sait-il que j’arrive ? Va-t-il s’enfuir ?

Quel beau pays que l’Oukaranga ! Des pentes tapissées de verdure, surmontées de huttes coniques, avec de grands toits de chaume. Des collines aux flancs variés ; ici, mis en culture ou en pâturage ; là-bas, revêtus de grands arbres ; ailleurs couverts de hameaux. La contrée ressemble un peu au Maryland.

Nous passons le Mkouti, un charmant ruisseau ; la berge est escaladée, et nous arpentons la forêt comme des gens qui ont fait un exploit dont ils sont fiers. Il y a neuf heures que nous marchons ; le soleil décline rapidement ; et nous ne paraissons pas fatigués.

Nous voici tout près de Niamtaga ; on y bat le tambour. Les habitants se sauvent dans les bois ; ils nous prennent pour des Rouga-Rouga, les brigands de Mirambo, qui, après avoir vaincu les Arabes de l’Ounyanyembé, vont attaquer ceux de l’Oujiji. Le roi lui-même s’enfuit, et tout le monde, hommes, femmes et enfants, le suivent épouvantés. Nous entrons dans le village, dont nous prenons possession. J’y fais dresser ma tente, chacun de nous s’y établit. Enfin le bruit se répand que nous sommes des Vouangouana arrivant de l’Ounyanyembé ; et les habitants reparaissent.

« Mirambo est donc mort ? s’écrient-ils.

— Non, malheureusement.

— Comment avez-vous fait pour passer ?

— Nous avons pris par l’Oukonongo, l’Oukahouendi et l’Ouhha.

— Oh-hi-li ! »

Tous se mettent à rire de leur frayeur et nous font leurs excuses. Le chef m’est présenté ; si d’abord il s’est retiré dans les bois, c’était, me dit-il, pour combiner son plan d’attaque ; il allait revenir, et, si nous avions été des Rouga-Rouga, il nous exterminait tous. Le pauvre homme ignorait que nous le savions ; mais il avait eu si grand’peur, que si nous avions été des Rouga-Rouga il ne serait pas du tout revenu.

Toutefois nous n’étions pas d’humeur à le chicaner sur sa fuite, pas plus qu’au sujet d’un idiotisme, qui paraissait lui être habituel, et dont nous aurions pu nous formaliser ; bien au contraire, nous lui avons serré la main, en lui disant que nous étions « si heureux de le voir ! » Il a partagé ce bonheur, et nous a immédiatement envoyé trois moutons gras, de la farine, des pots de bière et du miel, dont il nous a fait don. J’ai à mon tour augmenté son allégresse en lui offrant deux choukkas de ma plus belle étoffe. Un pacte amical a été ainsi conclu entre nous.

Rentré dans ma tente pour écrire les faits du jour. En prenant la plume, j’ai dit à Sélim : « Tirez de la caisse mes habits neufs, graissez mes bottes, passez au blanc mon casque de liège, mettez-lui une écharpe neuve, afin que je paraisse en tenue convenable devant l’homme que nous verrons demain, et devant les Arabes d’Oujiji ; car les épines ne m’ont laissé que des haillons. »

Bonsoir. Plus qu’une nuit à passer, et nous verrons l’homme à barbe grise.

10 novembre 1871, deux cent trente-sixième jour à compter de notre départ de Bagamayo, cinquante et unième de celui de l’Ounyanyembé.

Direction générale delà route, pour gagner Oujiji, ouest quart sud-ouest ; six heures de marche.

Un temps superbe, une matinée radieuse ; l’air est frais, le ciel est souriant ; les bois profonds ont un feuillage du plus beau vert. L’eau du Moukti, se précipitant sous la frange d’émeraude qui borde ses rives, semble nous défier à la course par son bruyant murmure.

L’enceinte du village est passée. Chacun de nous est aussi pimpant, aussi heureux que le jour où nous avons quitté Zanzibar, et qui nous paraît vieux d’un siècle : nous avons subi et vu tant de choses !

« En avant, camarades !

— Oui, par Allah ! maître. »

Et les braves s’en vont allègrement, d’un pas rapide ; d’abord sur une colline fourrée de bambous ; ensuite au fond d’un ravin où gronde un petit torrent tumultueux. Puis une autre colline ; puis un sentier au flanc d’une rampe, où nous avançons comme seuls peuvent le faire des gens pressés, dont la conscience est légère.

Encore deux heures de ce pas alerte, et du haut de cet escarpement qui nous cache l’horizon — le guide m’en avertit — nous verrons le lac. Je me retiens pour ne pas crier. Mais attendons, il faut voir d’abord.

Nous pressons le pas. La rude montée est gravie sans reprendre haleine, de peur que cette grande vue ne nous échappe. Le sommet est gagné : ce n’est pas encore là. Toujours plus loin !

Enfin, là-bas, une lueur, un miroitement entre les arbres. En face de nous, la chaîne de l’Oukoma et de l’Oukaramba, une muraille d’un noir lavé d’azur. Puis l’immense nappe d’argent bruni, sous un vaste dais d’un bleu limpide ; pour draperies, de hautes montagnes ; pour crépines, des forêts de palmiers. Hourrah ! Tanganîka ! Toute la bande répète ce cri de joie de l’Anglo-Saxon ; des hourrahs de stentors ; et forêts et collines partagent notre triomphe.

« Est-ce de là que Burton et Speke l’ont découvert ? demandé-je à Bombay.

— Je ne me rappelle pas, maître ; dans tous les cas, c’est aux environs. »

Pauvres éprouvés ! L’un était à demi paralysé, l’autre à peu près aveugle, quand ils arrivèrent.

Et moi ? — J’étais si heureux, qu’aveugle et paralysé tout à fait, je crois qu’à ce moment suprême j’aurais recouvré la vue, pris mon lit et marché.

Mais je me porte à merveille ; je n’ai pas été malade un jour depuis que j’ai quitté l’Ounyanyembé. Que ne donnerait pas John Shaw pour être maintenant à ma place ? Quel est le plus heureux ?

Est-ce lui, malgré l’abondance qui l’entoure, bon gîte et bonne table ; ou moi, debout sur ce rocher, regardant le Tanganîka, les yeux ravis, le cœur fier ?

Hourrah, Tanganîka !

Nous descendîmes l’escarpement, ayant devant nous la vallée du Liouké. Vers onze heures nous avions gagné l’épais ruban de matétés qui borde la rive. Le gué fut traversé, — une eau transparente, — puis la seconde bordure, et nous nous trouvâmes au milieu des jardins de l’Oujiji, vraies merveilles de végétation. Trop ému pour saisir les détails, j’ai vu seulement de gracieux palmiers, des terrains bien tenus, encombrés de légumes ; et de petits villages avec de frêles palissades de roseaux.

La nouvelle de notre arrivée gagnera-t-elle Oujiji avant que nous soyons aperçus ? Cette inquiétude nous fait doubler le pas.

Nous reprenons haleine au bord d’un petit ruisseau ; et nous escaladons le versant d’une chaîne, dont le roc est nu, — la dernière des myriades de ses pareilles que nous avons eu à gravir, — chaînette qui nous empêchait de voir le lac dans son immensité.

Nous voilà au sommet ; nous gagnons la pente occidentale. Arrêtons-nous : le port d’Oujiji est à moins de cinq cents mètres, dans un bouquet de verdure.

La distance, les forêts, les montagnes sans nombre, les épines qui nous ont mis en sang, les plaines arides qui ont brûlé nos pieds, le ciel en feu, les marais, les déserts, la faim, la soif, la fièvre, ont été vaincus. Notre rêve est réalisé !

« Déployez les drapeaux et chargez les armes.

— Aï, Ouallah ! aï Ouallah bana ! répondent des voix ardentes.

— Un, deux, trois !… »

Près de cinquante fusils rugissent. Leur tonnerre, pareil à celui du canon, produit son effet dans le village.

« Kirangozi, portez haut la bannière de l’homme blanc. Qu’à l’arrière-garde flotte le drapeau de Zanzibar. Serrez la file, et que les décharges continuent jusque devant la maison du vieux Mousoungou.

« Vous m’avez souvent dit que vous flairiez le poisson du Tanganîka ; aujourd’hui je le sens moi-même. Le poisson, la bière et un long repos vous attendent. En marche ! »

Nous n’avions pas fait deux cents mètres que la foule se pressait à notre rencontre. La vue de nos drapeaux faisait comprendre qu’il s’agissait d’une caravane ; mais la bannière étoilée qu’agitait fièrement Asmani, dont le visage n’était qu’un immense sourire, produisit dans la foule un moment d’incertitude : c’était la première fois qu’elle paraissait dans le pays. Néanmoins, parmi les spectateurs, ceux qui avaient été à Zanzibar l’avaient vue flotter sur le consulat et sur plusieurs navires ; ils la reconnurent, et les cris de Bindera Kisoungou ! (la bannière d’un blanc !) Bindera mérikani ! (la bannière américaine !) dissipèrent tous les doutes.

Gens de dix provinces, Zanzibarites, indigènes et Arabes nous entourent et nous assourdissent de leurs Yambo bana ! yambo, yambo bana ! adressés à chacun de nous.

Trois cents mètres nous séparent encore du village. La foule augmente ; on se presse autour de moi. Tout à coup, au milieu des yambo, j’entends dire à ma droite :

« Good morning, sir ! »

Je tourne vivement la tête, cherchant qui a proféré ces paroles ; et je vois une figure du plus beau noir, celle d’un homme tout joyeux, portant une longue robe blanche, et coiffé d’un turban de calicot, un morceau de mérikani, autour de sa tête laineuse.

« Qui diable êtes-vous ? demandé-je.

— Je m’appelle Souzi ; le domestique du docteur Livingstone, dit-il avec un sourire qui découvrit une double rangée de dents éclatantes.

— Le docteur est ici ?

— Oui, monsieur.

— Dans le village ?

— Oui, monsieur.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Très-sûr ; je le quitte à l’instant même.

— Good morning, sir, dit une autre voix.

— Encore un ! m’écriai-je.

— Oui, monsieur.

— Votre nom !

— Chumah.

— L’ami de Vouikotani ?

— Oui, monsieur.

— Le docteur va bien ?

— Non, monsieur.

— Où a-t-il été pendant si longtemps ?

— Dans le Manyéma.

— Souzi, allez prévenir le docteur.

— Oui, monsieur. » Et il partit comme une flèche.

Nous étions encore à deux cents pas ; la multitude nous empêchait d’avancer. Des Arabes et des Vouangouana écartaient les indigènes pour venir me saluer, car d’après eux j’étais un des leurs. « Mais comment avez-vous pu passer ? » C’était là leur surprise.

Souzi revint bientôt, toujours courant, me prier de lui dire comment on m’appelait. Le docteur, ne voulant pas le croire, lui avait demandé mon nom ; et il n’avait su que répondre.

Mais pendant les courses de Souzi la nouvelle que cette caravane, dont les fusils brûlaient tant de poudre, était bien celle d’un blanc, avait pris de la consistance. Les plus marquants des Arabes du village, Mohammed ben Séli, Séid ben Médjid, Mohammed ben Ghérib, d’autres encore, s’étaient réunis devant la demeure de Livingstone ; et ce dernier était venu les rejoindre pour causer de l’événement.

Sur ces entrefaites la caravane s’arrêta, le kirangozi en tête, portant sa bannière aussi haut que possible.

« Je vois le docteur, monsieur, me dit Sélim. Comme il est vieux ! »

Que n’aurais-je pas donné pour avoir un petit coin de désert où, sans être vu, j’aurais pu me livrer à quelque folie : me mordre les mains, faire une culbute, fouetter les arbres ; enfin donner cours à la joie qui m’étouffait ! Mon cœur battait à se rompre ; mais je ne laissais pas mon visage trahir mon émotion, de peur de nuire à la dignité de ma race.

Prenant alors le parti qui me parut le plus digne, j’écartai la foule, et me dirigeai, entre deux haies de curieux, vers le demi-cercle d’Arabes, devant lequel se tenait l’homme à barbe grise.

Tandis que j’avançais lentement, je remarquais sa pâleur et son air de fatigue. Il avait un pantalon gris, un veston rouge et une casquette bleue, à galon d’or fané. J’aurais voulu courir à lui ; mais j’étais lâche en présence de cette foule. J’aurais voulu l’embrasser ; mais il était Anglais, et je ne savais pas comment je serais accueilli[5].

Je fis donc ce que m’inspiraient la couardise et le faux orgueil : j’approchai d’un pas délibéré, et dis en ôtant mon chapeau :

« Le docteur Livingstone, je présume ?

— Oui, » répondit-il en soulevant sa casquette, et avec un bienveillant sourire.

Nos têtes furent recouvertes, et nos mains se serrèrent.

« Je remercie Dieu, repris-je, de ce qu’il m’a permis de vous rencontrer.

— Je suis heureux, dit-il, d’être ici pour vous recevoir. »

Je me tournai ensuite vers les Arabes, qui m’adressaient leurs yambos, et que le docteur me présenta, chacun par son nom. Puis oubliant la foule, oubliant ceux qui avaient partagé mes périls, je suivis Livingstone.

Il me fit entrer sous sa véranda — simple prolongation de la toiture — et m’invita de la main à prendre le siège dont son expérience du climat d’Afrique lui avait suggéré l’idée : un paillasson posé sur la banquette de terre qui représentait le divan ; une peau de chèvre sur le paillasson ; et pour dossier, une autre peau de chèvre, clouée à la muraille, afin de se préserver du froid contact du pisé. Je protestai contre l’invitation ; mais il ne voulut pas céder ; et il fallut obéir.

Nous étions assis tous les deux. Les Arabes se placèrent à notre gauche. En face de nous plus de mille indigènes se pressaient pour nous voir, et commentaient ce fait bizarre de deux hommes blancs se rencontrant à Oujiji, l’un arrivant du Manyéma, ou du couchant ; l’autre de l’Ounyanyembé, ce qui était venir de l’est.

L’entretien commença. Quelles furent nos paroles ? Je déclare n’en rien savoir. Des questions réciproques, sans aucun doute.

« Quel chemin avez-vous pris ?

— Où avez vous été depuis vos dernières lettres ? »

Oui, ce fut notre début, je me le rappelle ; mais je ne saurais dire ni mes réponses, ni les siennes ; j’étais trop absorbé. Je me surprenais regardant cet homme merveilleux, le regardant fixement, l’étudiant et l’apprenant par cœur. Chacun des poils de sa barbe grise, chacune de ses rides, la pâleur de ses traits, son air fatigué, empreint d’un léger ennui, m’enseignaient ce que j’avais soif de connaître, depuis le jour où l’on m’avait dit de le retrouver. Que de choses dans ces muets témoignages, que d’intérêt dans cette lecture !

Je l’écoutais en même temps. Ah ! si vous aviez pu le voir et l’entendre ! Ses lèvres, qui n’ont jamais menti, me donnaient des
Rencontre de Livingstone.
détails. Je ne peux pas répéter ses paroles, j’étais trop ému pour les sténographier. Il avait tant de choses à dire qu’il commençait par la fin, oubliant qu’il avait à rendre compte de cinq ou six années. Mais le récit débordait, s’élargissant toujours, et devenait une merveilleuse histoire.

Les Arabes se levèrent, comprenant, avec une délicatesse dont je leur sus gré, que nous avions besoin d’être seuls. Je leur envoyai Bombay pour leur dire les nouvelles, qui malheureusement les touchaient de trop près. Séid ben Médjid, l’un d’eux, était le père du vaillant Saoud, qui s’était battu à côté de moi à Zimbiso, et que les gens de Mirambo avaient tué le lendemain dans les bois de Vouilyankourou. Tous avaient des intérêts dans l’Ounyanyembé, tous y avaient des amis ; ils devaient être impatients d’apprendre ce qui les concernait.

Je donnai des ordres pour que mes gens fussent approvisionnés ; puis je fis appeler Kéif Halek, et le présentai au docteur en lui disant que c’était l’un des soldats de sa caravane, restée à Kouihara, soldat que j’avais amené pour qu’il remît en mains propres les dépêches dont il était chargé. C’était le fameux sac, daté du 1er  novembre 1870, et qui arrivait trois cent soixante-cinq jours après sa remise au porteur. Combien de temps serait-il resté dans l’Ounyanyembé, si je n’avais pas été envoyé en Afrique ?

Livingstone ouvrit le sac, regarda les lettres qui s’y trouvaient, en prit deux qui étaient de ses enfants, et son visage s’illumina.

Puis il me demanda les nouvelles.

« D’abord vos lettres, docteur ; vous devez être impatient de les lire.

— Ah ! dit-il, j’ai attendu des lettres pendant des années ; j’ai maintenant de la patience ; quelques heures de plus ne sont rien. Dites-moi les nouvelles générales ; que se passe-t-il dans le monde ?

— Vous êtes sans doute au courant de certains faits, vous savez, par exemple, que le canal de Suez est ouvert, et que le transit y est régulier entre l’Europe et l’Asie ?

— J’ignorais qu’il fût achevé. C’est une grande nouvelle. Après ? »

Et me voilà transformé en annuaire du Globe, sans avoir besoin ni d’exagération, ni de remplissage à deux sous la ligne ; le monde a vu tant de choses, et tant de choses surprenantes dans ces dernières années ! Le chemin de fer du Pacifique, Grant président des États-Unis, l’Égypte inondée de savants, la révolte des Crétois, Isabelle chassée du trône, Prim assassiné, la liberté des cultes en Espagne, le Danemark démembré, l’armée prussienne à Paris, l’homme de la Destinée à Wilhemshöhe, la reine de la mode en fuite, l’enfant impérial à jamais découronné, la dynastie des Napoléon éteinte par Bismark et par de Moltke, la France vaincue…

Quelle avalanche de faits pour un homme qui sort des forêts vierges du Manyéma ! En écoutant ce récit, l’un des plus émouvants que l’histoire ait jamais permis de faire, le docteur s’était animé ; le reflet de la lumière éblouissante que jette la civilisation éclairait son visage.

Combien les petits actes des États barbares pâlissaient devant ceux-là ! Et qui pouvait dire sous quelles nouvelles phases s’agitait l’Europe, tandis que, isolés de tous, deux de ses enfants s’entretenaient de ses dernières gloires, de ses derniers malheurs ? Plus digne de les raconter, peut-être, eut été un Démodocus ; mais, en l’absence du poète, le reporter s’en acquitta de son mieux et le plus fidèlement possible.

Peu de temps après leur départ, les Arabes nous avaient envoyé leurs présents, sous forme de nourriture ; Séid ben Médjid, des gâteaux de viande hachée, espèces de rissoles ; Mohammed, un poulet au cari ; Moéni, une étuvée de riz et de chèvre. Les dons se succédaient ; et, à mesure qu’ils étaient apportés, nous les attaquions énergiquement.

J’ai des facultés digestives de premier ordre, que l’exercice avait fortement aiguisées, il n’était pas étonnant que j’en fisse usage. Mais Livingstone, qui se plaignait d’avoir perdu l’appétit, de ne pouvoir digérer au plus qu’une tasse de thé, de loin en loin, Livingstone mangeait aussi, mangeait comme moi, en homme affamé, en estomac vigoureux ; et tout en démolissant les gâteaux de viande, il répétait : « Vous m’avez rendu la vie, vous m’avez rendu la vie. »

« Oh ! par George, quel oubli ! m’écriai-je. Vite Sélim, allez chercher la bouteille ; vous savez bien. Vous prendrez les gobelets d’argent. » Sélim revint bientôt avec une bouteille de Sillery que j’avais apportée pour la circonstance ; précaution qui m’avait souvent paru superflue. J’emplis jusqu’au bord la timbale de Livingstone, et versai dans la mienne un peu du vin égayant.

« À votre santé, docteur.

— À la vôtre, monsieur Stanley. »

Et le Champagne que j’avais précieusement gardé pour cette heureuse rencontre, fut bu, accompagné des vœux les plus cordiaux, les plus sincères.

Nous parlions, nous parlions toujours ; les mets ne cessaient pas de venir, toute l’après-midi il en fut ainsi ; et chaque fois l’attaque recommençait.

Halimah, la ménagère du docteur, n’en revenait pas. Sa tête, à chaque instant, sortait de la cuisine pour s’assurer de ce fait, qu’il y avait bien là deux hommes blancs, sous cette véranda, où elle n’en voyait qu’un d’habitude, un qui n’avalait rien. Était-ce donc possible ? Elle qui avait eu peur que son maître n’appréciât jamais ses talents culinaires, faute de le pouvoir ! Et le voilà qui mangeait, mangeait, mangeait encore ! Son ravissement tenait du délire.

Nous entendions sa langue courir à toute vapeur, rouler et claquer, pour transmettre à la foule le fait incroyable dont elle l’ébahissait.

Bonne et fidèle créature ! Tandis qu’elle épanchait son ivresse, le docteur me racontait ses loyaux services ; sa terrible anxiété lorsqu’elle avait appris que la caravane qui arrivait était celle d’un blanc ; comment elle était venue le trouver, l’accablant de questions, le quittant pour s’assurer du fait ; et son désespoir de la misère du garde-manger, et ses efforts pour créer au moins l’ombre d’un repas, sauver les apparences. « Car enfin, maître, c’est un des nôtres ? » Puis sa joie en voyant mes porteurs. « Un homme riche, monsieur ! De l’étoffe et des perles, tout plein, tout plein ! Parlez-moi encore des Arabes ! Qu’est-ce que c’est auprès des blancs ? Les Arabes, grand’chose, en vérité ! »

J’étais arrivé à une entière replétion ; et Livingstone finit par convenir qu’il avait assez mangé. Nous continuâmes à parler de choses et d’autres, principalement de la déception qu’il avait éprouvée lorsque, en arrivant à Oujiji, il s’était vu sans ressources. Du stock de marchandises que lui envoyait le consul, et que devait lui remettre un métis appelé Shérif, tailleur de profession, un ivrogne qui se l’était approprié, il n’avait pas reçu un doti. En outre, une dyssenterie fort grave l’avait mis dans un état déplorable ; et depuis trois semaines qu’il était là, c’était à peine si le mieux était sensible. Toutefois il avait bien mangé, et se trouvait déjà plus fort.

Comme tous les autres, cet heureux jour finit par s’éteindre. Nous regardions, tout en causant, l’ombre envahir les palmiers, ramper au flanc des montagnes que j’avais franchies le matin, et qui s’effaçaient rapidement. Pleins de gratitude pour Celui qui dispense tout bonheur, nous écoutions le roulement des vagues et tous les bruits du soir.

Des heures passèrent ; nous étions toujours là, l’esprit occupé des événements du jour. Tout à coup je me rappelai ses dépêches, qu’il n’avait pas lues.

« Docteur, lui dis-je, et vos lettres ? Je ne vous retiens pas plus longtemps.

— Oui, répondit-il, je vais les lire. Il est tard ; bonsoir, et que Dieu vous comble de ses bénédictions.

— Bonne nuit, docteur ; permettez-moi d’espérer que les nouvelles que vous allez apprendre seront au gré de vos désirs. »

Et maintenant, lecteur, que vous savez comment j’ai retrouvé Livingstone, à vous aussi je souhaite le bonsoir.

  1. Suffering from inundation. Il est toutefois certain que l’inondation avait cessé au moment où s’érigeait l’édifice. Que le sol détrempé ait été mis en œuvre par les fourmis, cela n’a rien d’étonnant ; mais il ne faudrait pas croire que ces petites maçonnes aient absolument besoin d’une terre mouillée pour construire leurs murailles ; elles savent très-bien faire leur mortier dans les endroits secs ; de même qu’elles assainissent parfaitement les lieux humides. (Note du traducteur.)
  2. Le Nzoé que le capitaine Speke rapproche du léché, est une antilope aquatique dont les roseaux, les grandes herbes des marais forment l’habitat. Il est surtout caractérisé par des pieds d’une longueur exceptionnelle, de véritables raquettes, lui permettant de courir sur la vase, et qui lui rendent très-difficile la marche sur un terrain sec ; il fuit en bondissant et a bien vite gagné l’eau, dont il ne s’éloigne guère. Sa robe, également appropriée au milieu qu’il habite, a le poil long et rude, d’une solidité remarquable. (Voir les Sources du Nil, Hachette, 1864, p. 193.) Nous ne comprendrions pas que ces traits, d’autant plus frappants qu’ils sont opposés à ceux de la famille, eussent échappé à l’auteur ; il nous paraît plus probable qu’ils ne se trouvent pas chez le mbahouala, dont les cornes brèves, la longue crinière, la queue touffue paraissent seuls avoir appelé l’attention de Stanley. Le Nzoé de Speke a bien été rencontré par le capitaine pour la première fois au bord du Nyanza, mais il avait été découvert sur les rives du Chobé, en 1850, par Livingstone, qui l’a décrit sous le nom de Nakong. On a prétexté de quelques zébrures de la robe du spécimen rapporté par Speke, pour faire du Nzoé un nouveau tragélaphe ; mais ces zébrures, peut-être accidentelles, d’autant plus qu’elles se trouvaient chez un jeune, ne motivaient pas cette nouveauté scientifique. Le nakong et le léché, sont eux-mêmes de proches parents du waterbok (Egoceros ellipsiprymnus).
    (Note du traducteur.)
  3. Harrisbuck, égocère noir. Dispute à l’Oryx et au Coudou la palme de la beauté, disent Cumming, Harris, Méthuen, Baldwin, tous ceux qui l’ont vu dans son milieu pittoresque. Les montagnes nues, les précipices, les escarpements, les ravins boisés, les ruisseaux limpides, caractérisent les lieux qu’il préfère. Quelquefois il va par petits groupes ; mais généralement on le voit seul, « marchant avec lenteur, d’un air majestueux, comme s’il avait conscience de sa noblesse native. » (Note du traducteur.)
  4. Canna, bovélaphe oréas : la plus grande des antilopes : six pieds six pouces au garrot, douze de longueur, et jusqu’à deux mille livres pesant, dit Harris. C’est à ces dimensions qu’il doit le nom d’élan du Cap, bien qu’il n’appartienne pas aux plénicornes.(Note du traducteur.)
  5. « Cet Anglais (un officier, je l’ai su plus tard) revenait de l’Inde ; j’arrivais directement d’Angleterre, dit Kinglake ; nous nous trouvions alors dans le désert de Syrie, à peu près à moitié chemin de nos points de départ respectifs. Comme nous approchions l’un de l’autre, je me demandai si nous nous parlerions ; je me dis que probablement il m’accosterait ; et, dans le cas où il en serait ainsi, j’étais prêt à me montrer aussi aimable, aussi causeur qu’il m’est possible de l’être avec ma nature. Mais, en même temps je pensai que je n’avais rien à lui dire. Entre civilisés, n’avoir rien à dire n’est certainement pas une excuse pour ne pas parler ; mais je suis timide, je suis indolent, je n’avais pas envie de m’arrêter et d’échanger, comme en visite, des phrases banales au milieu de ces grandes solitudes. De son côté, le voyageur a peut-être pensé de même ; car excepté un léger salut, nous avons passé l’un auprès de l’autre comme nous l’aurions fait dans Bond Street. » (Kinglake, Eothen.)