Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/09


CHAPITRE IX

Dans l’Ounyanyembé.


Kouikourou, capitale de l’Ounyanyembé, était la résidence de Mkasihoua, chef des Vouanyamouézi de cette province. Séid ben Sélim, gouverneur de la colonie arabe, l’habitait également et me pria de l’accompagner à sa demeure.

Sur notre passage, la foule était compacte. Les pagazis par centaines, les guerriers et leur chef, les enfants, noirs chérubins, entre les jambes de leurs parents, jusqu’aux bébés suspendus au dos de leurs mères, tous payaient de leurs regards fixes le tribut qui était dû à ma couleur. Mais l’ovation était muette : seuls, le vieux chef et les Arabes m’adressaient la parole.

La maison de Ben Sélim occupait l’angle nord-ouest d’un enclos situé dans le village, et protégé par une forte estacade. Le thé y fut servi dans une théière en argent, accompagnée d’une cloche de même métal, sous laquelle fumait une pile de crêpes. Je fus convié à en prendre ma part. Un homme qui a fait à jeun huit milles en plein soleil, et qui naturellement a bon appétit, est dans d’excellentes conditions pour faire honneur au repas qu’on lui offre. Je dois avoir surpris mon hôte par l’aisance avec laquelle j’avalai onze tasses de son breuvage aromatique — une infusion d’une herbe d’Assam — et par la dextérité que je mis à démolir sa pile de crêpes fumantes.

Le repas terminé, je remerciai le gouverneur avec toute l’effusion d’un estomac naguère aux abois, et qu’on vient de satisfaire. N’eussé-je rien dit, que mes regards reconnaissants auraient témoigné à ben Sélim tout ce dont je lui étais redevable.

Quand j’eus exprimé ma gratitude, je pris ma pipe et mon tabac.

« Ami cheik, veux-tu fumer ? dis-je à mon hôte.

— Merci ; les Arabes ne fument pas.

— Permettez-vous que, pour aider la digestion, je…

— Très-bien, maître ; faites donc. »

Et les questions commencèrent ; questions commerciales, politiques, curieuses, cancanières, futiles et graves. D’abord sur mon voyage.

« Comment est venu le maître ?

— Par le Mpouapoua.

— La Makata était-elle mauvaise ?

— Exécrable.

— Et les nouvelles de Zanzibar ?

— Elles sont bonnes : Saïd Tourki a pris possession de Mascate ; Azim ben Ghis a été tué dans la rue.

— Est-ce vrai, Ouallahi ! (par Allah !)

— Très-vrai.

— Heh ! heh !-h ! Voilà une nouvelle, dit-il en se frappant la barbe. Avez-vous entendu parler de Soliman ben Ali, maître ?

— Oui ; le gouverneur de Bombay l’a renvoyé à Zanzibar, par un vaisseau de guerre, et il est maintenant dans la gourayza (forteresse).

— Heh ! c’est une bonne chose. Avez-vous payé beaucoup de tributs aux Vouagogo ?

— Sept fois ; encore ai-je passé par Mouniéka. Hamed voulait me faire prendre l’autre chemin ; j’ai refusé net ; et il a pensé qu’il valait mieux me suivre que de braver seul le chef de Kihyoueh. Thani a fait de même.

— Qu’est devenu cet Hadji Abdallah que nous avons vu ici, il y a une douzaine d’années, avec Spiki ?

— Hadji Abdallah ? Je ne le connais pas. Ah ! si fait : nous l’appelons Burton. Il est maintenant consul à Damas, la ville que vous nommez El Cham.

— Heh-heh ! belyouz ! Heh-heh ! à El Cham ! N’est-ce pas auprès de Bétlem el Koudis ?

— Oui ; environ à quatre jours de marche.

— Et Spiki ?

— Il s’est tué à la chasse.

— Ouallah ! Spiki est mort ? Triste nouvelle. Mach Allah ! Un homme excellent ! excellent ! Ough ! Spiki est mort !

— Dites-moi, cheik Séid : où est Kazeh ?

— Kazeh ? je ne sais pas.

— Comment ! vous y étiez avec Burton, avec Speke, et plus tard avec Grant. Vous y avez passé avec eux plusieurs mois ; cela doit être près d’ici. N’est-ce pas chez Mousa-Mzouri qu’Hadji Abdallah et Spiki ont demeuré ?

— Oui, mais à Tabora.

— Alors où est Kazeh ? Je le demande à tout le monde, personne ne peut me le dire. C’est pourtant bien ainsi que les trois voyageurs ont nommé la place où vous les avez connus. Vous devez savoir où est Kazeh.

— Je n’ai jamais entendu ce nom-là. Mais, attendez : en kinyamouézi, Kazeh veut dire royaume ; peut-être ont-ils nommé ainsi l’endroit où ils se sont arrêtés en arrivant. Toujours est-il que je leur ai souvent rendu visite. Abdallah demeurait chez Snay ben Amir ; plus tard, Spiki et Grant occupèrent le tembé de Mousa Mzouri, et les maisons où je les ai vus sont toutes les deux à Tabora[1].

— Merci, cheik Séid. Maintenant je vous quitte ; il faut que j’aille retrouver mes hommes et que je leur fasse donner des vivres.

— Je vais avec vous, pour vous montrer votre demeure ; elle est à Kouihara ; et de chez vous à Tabora il n’y a qu’une heure de marche. »

Après avoir franchi une petite rampe, nous aperçûmes Kouihara entre deux rangées de collines ; celle du nord est flanquée d’une petite montagne ronde qui simule un fort détaché et qu’on appelle le Zimbili. Des torrents de lumière inondaient la vallée, dont l’éclat était froid. Sans doute effet d’automne, effet des herbes sèches, blanchies par le soleil ; mais une pâleur dont rien ne rompait la monotonie. Les chaumes, les collines, les maisons de terre, les huttes en paille, les estacades faites de bois écorcé, tout de la même nuance ; une blancheur roussâtre, sous un ciel presque blanc. De temps à autre, un vent froid et malsain, tombant de l’Ousagara, vous glaçait jusqu’à la moelle ; la clarté ne variait pas. Une vache noire, çà et là un arbre de haute venue saisissait l’œil un instant, mais sans détruire la première impression : celle d’un tableau incolore ou d’un aliment insapide. Leviez-vous la tête, le ciel à peine bleu était sans tache et d’une sérénité effrayante.

Comme nous approchions du tembé, nous fûmes rejoints par quelques Arabes de distinction. Devant la grand’porte, mes pagazis, à côté de leurs ballots, faisaient courir les paroles à toute vapeur, racontant leur voyage à ceux des autres bandes, qui, à leur tour, disaient ce qui leur était advenu ; récits ardents et sonores ; un bruit de voix sans pareil. Nulle autre chose ne valait la peine d’être dite ; en dehors de leur cercle, évidemment, ils ne se souciaient de rien.

Toutefois, à notre arrivée, les langues s’arrêtèrent. Les chefs, ainsi que les guides, vinrent m’appeler leur maître et me saluer comme ami. L’un d’eux, le fidèle Barati, se jeta à mes pieds ; les autres déchargèrent leurs mousquets ; la frénésie devint générale, et un cri de bienvenue s’éleva de toutes parts.

« Veuillez entrer, me dit Ben Sélim ; cette demeure est la vôtre. Voici le quartier de vos hommes ; voici les magasins, la prison, la cuisine. Ici vous recevrez les Arabes. Cet appartement est celui de votre compagnon. Cet autre est pour vous : chambre à coucher, salle de bain, soute aux poudres, arsenal, etc. »

Très-confortable, sur l’honneur, cette maison africaine. Elle eût fait vibrer notre corde poétique, si nous avions eu le temps d’avoir de ces transports ambitieux ; mais, pour le quart d’heure, il fallait serrer les marchandises et solder les pagazis, dont l’engagement expirait.

Bombay reçut l’ordre d’ouvrir le magasin, fermé d’une porte solide. Les balles d’étoffe furent mises en lignes régulières, celles de verroterie sur plusieurs rangs, et le fil métallique dans un endroit séparé. La toile, les bateaux et les caisses furent placés hors de l’atteinte des fourmis blanches ; enfin, la poudre et les munitions, dans la pièce qui devait les recevoir, à l’abri de tout danger.

Un dernier ballot fut ouvert ; et chaque porteur, payé selon ses mérites, le fut de telle sorte que, rentré chez lui, il pût dire à sa famille et à ses voisins, combien le Mousoungou agissait mieux que les Arabes.

Tout cela pour la bande que j’avais dirigée moi-même. Vinrent après, les chefs des trois autres caravanes, qui nous rendirent leurs comptes, chacun séparément, et qui nous firent ensuite leurs rapports sur les événements de la route.

La première de ces bandes, ainsi que nous l’avaient dit les gens de Kiriroumo, avait pris part à la guerre qui se faisait alors dans le district de Djihoué la Singa : cette part avait été glorieuse, et la bande arrivait sans perte d’aucun genre.

La seconde caravane avait tué un voleur dans la forêt qui est entre Pembira Péreh et Kididimo. La quatrième avait perdu un ballot dans le Marenga Mkali, ballot dont le porteur avait été presque assommé par l’un des bandits qui infestent les jungles, sur la frontière de l’Ougogo. Je fus heureux d’apprendre que leurs mésaventures se bornaient à cette perte ; et en témoignage de ma satisfaction, les trois chefs reçurent chacun deux mètres de belle étoffe et vingt de mérikani.

Au moment où l’appétit commençait à me revenir, une procession d’esclaves m’apporta une foule de choses de la part des Arabes ; d’abord un énorme plat de riz, accompagné d’un poulet au cari ; douze énormes galettes de froment ; puis une friture de gâteaux ; puis des citrons, des papaies, des grenades.

Comme je finissais de manger, d’autres esclaves arrivèrent, m’amenant cinq bœufs gras, huit moutons et dix chèvres, tandis que je recevais d’autre part douze poulets et une douzaine, d’œufs.

C’était là une hospitalité à la fois splendide et pratique qui prit ma reconnaissance d’assaut.

Mes hommes, réduits à vingt-cinq, ne furent pas moins touchés que moi de ce présent généreux ; et comme je vis s’allumer leurs regards à la savoureuse pensée des festins que promettaient ces richesses, j’ordonnai de tuer un bœuf qui leur fut distribué.

Le second jour de notre arrivée dans cet endroit, que je regardais comme une terre classique, Burton, Speke et Grant l’ayant visité et décrit, les hauts personnages de Tabora vinrent m’apporter leurs félicitations.

Tabora est l’établissement le plus considérable que les traitants de Mascate et de Zanzibar aient au centre de l’Afrique. Il renfermait à cette époque plus de mille demeures, et l’on pouvait sans crainte porter à cinq mille le nombre de ses habitants : Arabes, Zanzibarites et indigènes. Entre ce gros bourg et Kouihara, s’élèvent deux chaînettes de collines rocailleuses, séparées, l’une de l’autre par un col en forme de selle, d’où l’on découvre Tabora.

Une belle réunion que celle de mes visiteurs ; des hommes pleins de noblesse et d’élégance. La plupart étaient de l’Oman ; quelques-uns du Sahouahil. Chacun d’eux avait une suite nombreuse. Ils vivaient tous dans une grande abondance, on pourrait dire avec luxe. La plaine de Tabora, bien que dépourvue d’arbres, est d’une extrême fertilité ; partout se voyaient des troupeaux, des champs de riz, de patates, d’ignames, de sorgho, de maïs, de millet, de manioc, de sésame, de gesce comestible ; cultures dont
Vallée de Kouihara.
les produits, qu’on pouvait se procurer en toute saison, n’étaient pas chers.

Les notables de l’endroit se trouvaient ainsi largement approvisionnés de lait, de crème et de beurre. En outre, mes Arabes qui, dans leur genre, étaient évidemment des gourmets, faisaient cultiver le froment autour de leurs tembés, et avaient fait planter des manguiers, des orangers, des citronniers et d’autres arbres à fruit qui prospéraient à merveille.

L’oignon, l’ail, le piment, le brinjall, la tomate, le concombre venaient également bien dans leurs jardins. Ils recevaient de la côte, au moins une fois par an, leurs provisions de thé, de sucre, de café, d’épices, de conserves de toute sorte, de confitures, de vins et de liqueurs, de biscuit, de sardines, de saumon ; et tous les objets dont ils avaient besoin : fines étoffes, parfumerie, etc.

Ils étaient riches en tapis de Perse, avaient une literie luxueuse ; des services complets pour le thé et pour le café ; des plats de cuivre étamé, et d’énormes cuvettes d’airain, d’une ciselure admirable. Presque tous avaient des montres et des chaînes d’or ; et de même que dans tous les pays musulmans, le harem faisait partie essentielle de leur maison. Chacun d’eux, selon ses moyens, nourrissait une bande plus ou moins nombreuse d’odalisques, afin que l’animalité de sa nature pût se satisfaire à Tabora comme à Stamboul. L’œil qui, d’abord, méprisait la figure peu classique d’une noire Africaine, a bientôt perdu le sentiment de la ligne et de la couleur, et ne tarde pas à errer voluptueusement parmi les courbes inharmonieuses de ces formes pesantes, à s’arrêter sur cette large face, dépourvue d’intelligence, et à se plonger dans ces yeux d’un noir de jais, mais privés de l’étincelle qui ennoblit notre pauvre humanité.

Les Arabes qui se trouvaient alors devant la porte de ma demeure, étaient ceux qui, la veille, m’avaient fait ce magnifique envoi. Je saluai d’abord, ainsi qu’il était dû, le cheik Séid ; puis le cheik Ben Nasib, consul de Sa Hautesse dans le Karagouah ; ensuite Thamis ben Abdallah, le plus noble de tous, noble d’esprit et de manières, noble par le courage, par les actes virils ; puis le jeune Amram ben Massoud qui, maintenant (1872), fait la guerre au sultan d’Ourori ; puis le bel et valeureux Saoud, fils de Séid ben Medjid ; puis la fleur des pois de la province : l’élégant Thani ; puis Massoud ben Abdallah, et son cousin Abdallah ben Massoud, qui possédait les maisons ou pour mieux dire la place où logèrent Burton et Speke ; enfin Séid ben Séif, puis le vieux Soliman Dohoua, et le vieil hetman de Tabora ; le cheik Sultan ben Ali.

La visite de ces notables, dont l’étranger ne saurait décliner la protection, étant simple affaire d’étiquette, il est inutile de rapporter les propos qui s’y échangèrent ; propos sur ma santé et sur la richesse du pays ; assurances d’amitié et de dévouement de la part des uns ; de mon côté, expressions de gratitude.

Lorsque nous eûmes épuisé réciproquement tout notre fonds de politesses et de paroles vides de sens, mes Arabes me quittèrent, en m’exprimant le désir de me voir à Tabora, où j’étais prié d’accepter un grand repas qui se préparait en mon honneur.

Trois jours après, suivi de dix-huit de mes hommes, galamment habillés, je sortis à mon tour pour faire mes visites, et pour me rendre au festin qu’on voulait bien m’offrir. Arrivé au point culminant de la petite passe que traverse la route, j’eus sous les yeux la plaine qu’habitaient mes Arabes : un vaste pâturage, alors de couleur brune, et qui, du pied de la colline que j’avais à ma gauche, s’étend jusqu’au bord du Gombé septentrional, un grand noullah qui passe à quelques milles de Tabora, entre des collines vêtues de pourpre et des cônes voilés de bleu.

Moins de trois quarts d’heure après j’étais sous la véranda de Sultan ben Ali, dont l’établissement renfermait tout un village de tembés et de cases en forme de ruches, et qui devait à son âge, à sa fortune, à sa position de colonel dans l’armée de Sa Hautesse, d’être choisi pour conseil et pour arbitre par tous ses compatriotes.

La tasse de moka et le sorbet qu’on nous avait servis étant dégustés, nous nous dirigeâmes vers la demeure de Khamis ben Abdallah, où nous attendait une société nombreuse.

Ce groupe d’hommes majestueux, vêtus de longues robes blanches, coiffés de légères calottes, également d’un blanc de neige, et qui se réunissaient pour me souhaiter la bien venue, fit sur moi une vive impression.

J’arrivais juste au moment où allait se tenir un conseil de guerre ; je fus invité à y prendre part, accompagné de Sélim, mon interprète.

Khamis ben Abdallah, homme brave et entreprenant, toujours prêt à soutenir les droits des Arabes et à défendre leurs privilèges, est celui qui, dans la guerre de 1860, tua le vieux Maoula, et qui, après avoir chassé Manoua Séra pendant cinq ans à travers l’Ougogo et l’Ounyamouézi, l’atteignit dans l’Oukonongo, et eut la satisfaction de lui trancher la tête[2]. Cette fois il cherchait à soulever les Arabes contre un certain Mirambo, et à leur faire prendre l’offensive dans une guerre qui semblait imminente.

Ce Mirambo paraissait être en état d’hostilités chronique avec tous les chefs du voisinage. De simple pagazi, il était parvenu au rang suprême avec cette habileté des coquins sans âme à qui tous les moyens sont bons pour s’emparer du pouvoir. Il commandait une bande de voleurs qui infestaient les bois de Vouilyankourou, lorsqu’il avait appris la mort du chef de l’Ouhyohoueh. Immédiatement il s’était rendu dans cette province ; et moitié par force, moitié par la terreur qu’il inspirait, il s’y était imposé en qualité de souverain. Quelques entreprises audacieuses, dans lesquelles ses partisans s’étaient enrichis, avaient affermi son autorité ; depuis lors son audace n’avait plus connu de bornes. Il avait porté la guerre dans l’Ougara et dans l’Ousagozi jusqu’à l’Ouvinza et à l’Oukonongo ; puis, ayant exterminé les habitants sur trois degrés de latitude, il avait cherché querelle à Mkasihoua, chef de l’Ounyanembé ; et il faisait un grief aux Arabes de ce qu’ils refusaient de le soutenir contre leur vieil ami.

En raison de ce grief, une caravane qui se rendait à Oujiji s’était vu taxer par le despote à cinq barils de poudre, cinq fusils et cinq balles d’étoffe. Après de vifs débats, qui avaient duré plusieurs jours, ce tribut exorbitant avait été payé ; mais la bande n’en avait pas moins reçu l’ordre de rebrousser chemin ; et Mirambo avait déclaré que, désormais, nulle caravane ne franchirait ses États, à moins de lui passer sur le corps.

Revenu dans l’Ounyanyembé, le chef qui avait subi cette avanie avait porté plainte devant Séid ben Sélim, gouverneur de la colonie arabe. Le vieux Séid, dont l’humeur était pacifique, avait tout mis en œuvre pour fléchir le tyran ; mais celui-ci n’avait rien voulu entendre, et répétait que le seul moyen de regagner ses bonnes grâces était de le soutenir dans la guerre qu’il préparait contre Mkasihoua.

« Telle est la situation, dit Abdallah au conseil. Mirambo n’en fait pas mystère : après avoir vaincu les Vouashenzi, il veut nous vaincre à notre tour. Il ne s’arrêtera qu’après avoir chassé les Arabes, écrasé Mkasihoua et pris l’Ounyanyembé. En sera-t-il ainsi, enfants de l’Oman ? Réponds, Sélim, fils de Séif ; devons-nous battre ce païen, ou retourner dans notre île ? »

Un murmure approbateur suivit cette apostrophe. La majorité du conseil était composée d’hommes jeunes, impatients de châtier l’audace de Mirambo. Sélim, fils de Séif, vieux patriarche à la voix grave et lente, essaya vainement de calmer ces rejetons de l’aristocratie de Mascate, de Mattrah et des Arabes du désert ; la véhémence de Khamis les avait remués trop vivement.

Saoud, le beau jeune homme ; (ils de Séid, prit la parole : « Mon père, dit-il, se souvient des jours où les Arabes allaient de Bagamoyo plan de tabora de kouihara et de kouikourou.
à Oujiji, et de Quiloa au Londa, sans autres armes que leurs bâtons de voyage. Ces jours sont passés ; nous subissons l’insulte des Vouagogo ; Souarourou, de l’Ousouhi, nous prend tout ce qui lui manque. Voici Mirambo qui nous ferme la route. Renoncerez-vous à l’ivoire de l’Oujiji, de l’Ouroundi, du Karagoueh, de l’Ouganda à cause de cet homme ? Non ; la guerre, la guerre ! jusqu’au moment où nous tiendrons sa barbe sous nos pieds, jusqu’au jour où ses États seront détruits, et où nous passerons sans crainte, n’ayant à la main que nos seuls bâtons de voyage. »

D’après l’assentiment qu’obtint ce discours, il était hors de doute qu’on allait se battre. Je pensais à Livingstone : que lui arriverait-il si, en marche pour l’Ounyanyembé, il tombait en pleine guerre ?

L’Ouhyohoueh n’est pas à plus de quatre jours de Tabora. En une quinzaine l’affaire serait terminée ; du moins on le prétendait. J’offris mon concours et celui de mes hommes ; leurs charges seraient déposées à Mfouto, sous la garde de quelques-uns d’entre eux ; le reste de la bande viendrait avec moi. Lorsqu’on aurait battu Mirambo et ses Rouga-Rouga, le passage serait libre ; je continuerais ma route. Les Arabes ne doutaient pas du succès et je partageais leur enthousiasme.

La séance à peine levée, on apporta un énorme plat de riz, où les amandes, le cari, le citron, le raisin, les groseilles avaient été prodigués ; et ce fut merveille de voir avec quelle promptitude notre ardeur belliqueuse fit place à l’intérêt qu’excita ce mets royal.

N’étant pas musulman, je fus servi à part de ce même plat de riz, suivi d’autres plats chargés de poulet rôti, de kabok[3], de ris de veau, de crêpes, de galettes, de fruits, de sorbets, de limonade, de friandises venues de l’Oman, telles que raisin sec, boules de gomme, noix et prunes confites. Un diner qui prouvait que, si notre hôte avait l’âme guerrière, il n’en cultivait pas moins les goûts raffinés qu’il avait acquis à l’ombre des manguiers que son père possédait à Zanzibar.

Gorgés de tous ces mets d’une délicatesse peu commune, nous nous rendîmes, quelques Arabes et moi, chez Massoud ben Abdallah, qui nous montra la place où avait été la maison de Burton et de Speke, et où maintenant s’élevaient ses bureaux. La demeure de Snay ben Amir avait de même été abattue, et se trouvait remplacée par un tembé à la mode, avec solives aux fines sculptures, portes également sculptées, marteaux de bronze, chambres spacieuses, murailles épaisses : une maison bâtie à la fois en vue de la défense et du confort.

L’habitation la plus remarquable de l’Ounyanyembé appartenait à Amram ben Massoud, à qui elle avait coûté soixante frasilahs, ou deux mille cent livres d’ivoire, représentant plus de trois mille dollars. Il faut savoir, que dans le pays, avec la moitié ou même avec le tiers de la dite somme, on a une fort belle maison.

Celle d’Amram, qui s’appelait Bahrein (les Deux-Mers), avait cent pieds de long sur vingt pieds de haut. Un crépissage fait avec soin (argile et mortier) en couvrait les murailles, qui n’offraient pas moins de quatre pieds d’épaisseur. La grand’porte, exécutée dans le pays, était une merveille de sculpture pour des artistes de l’Ounyanyembé. À l’intérieur, chaque solive était également sculptée avec beaucoup d’art ; il y avait là de charmants dessins.

Devant la maison était une jeune plantation de grenadiers qui prospéraient aussi bien que dans leur pays natal. Enfin, l’eau dont on se servait pour arroser les jardins, était montée par un saki, tel qu’on en voit sur les bords du Nil.

Vers le soir je repris le chemin de Kouihara, très-satisfait de ce que j’avais vu dans le jour. Mes hommes ramenaient une couple de bœufs et rapportaient trois sacs de riz, d’une qualité supérieure ; bêtes et grain dont Khamis ben Abdallah m’avait fait présent.

On se rappelle la caravane que le Dr Kirk avait formée pour Livingstone, et qui était partie brusquement à la simple annonce de la visite du consul. Je l’avais retrouvée en arrivant. Ainsi que les autres, elle était arrêtée dans l’Ounyanyembé par suite de la fermeture de la route. Pensant que la guerre lui ferait courir de grands risques, j’insinuai au gouverneur qu’il serait bon que les hommes qui la composaient vinssent loger avec les miens, afin que je pusse veiller sur leur cargaison. M. Kirk ne m’ayant donné aucun mandat à l’égard de ces marchandises, ne me les ayant pas même recommandées, je n’avais rien à dire à ceux qui en avaient la charge. Mais ben Sélim, heureusement, partagea mes craintes ; et porteurs et ballots furent envoyés chez moi.

Un jour Asmani, qui était maintenant chef de cette caravane, le premier étant mort de la petite vérole, Asmani me montra un paquet scellé dont l’enveloppe portait ces mots :

« Au docteur Livingstone,
« Oujiji.xxxxxxx
« Lettres enregistrées.
« Ier novembre 1870. »

Il était évident que ces lettres avaient été mises dans le paquet à la date mentionnée. C’était donc cent jours, — du premier novembre 1870 au 10 février 1871, — cent jours que cette misérable caravane avait perdus sur la côte. Si elle fût partie en temps voulu, si au lieu d’atteindre l’Ounyanyembé au mois de mai, quelques jours avant la fermeture du passage, elle y fût arrivée en mars, même en avril, elle aurait été dans l’Oujiji avant l’époque où je la revoyais à Kouihara. Pauvre Livingstone ! Qui pouvait savoir ce que lui faisait souffrir le manque de ces ballots, dont personne alors ne pouvait activer le départ ?

« Quand avez-vous vu M. Kirk pour la dernière fois ? demandai-je à Asmani. — cinq ou sis semaines avant le Ramadan.

— À quelle époque ce paquet de lettres vous a-t-il été remis ?

— La veille du jour ou nous avons quitté Zanzibar.

— N’avez-vous pas vu le consul lorsqu’il est venu chasser au bord du Kingani ?

— Non ; nous avons appris qu’il arrivait ; et nous sommes partis. À deux jours de Kikoka, nous avons fait halte pendant une semaine pour attendre quatre hommes de l’escorte, qui étaient restés à Bagamoyo ; et nous nous sommes remis en marche sans avoir vu le bélyouz. »

Le 7 juillet, vers deux heures de l’après-midi, j’étais, comme à l’ordinaire, assis dans le vestibule ; mais je me sentais faible et distrait. Une somnolence étrange m’envahit peu à peu ; je n’aurais pas pu faire un mouvement ; il me semblait avoir perdu la faculté de remuer. Cependant je ne dormais pas ; toute ma vie se déroulait devant moi avec une netteté singulière. Quand la scène était gaie, j’étais pris d’un fou rire ; si elle devenait sérieuse, j’avais l’air grave ; si elle était triste, j’éclatais en sanglots. Réminiscences du premier âge, souvenirs de jeunesse, scènes lointaines ou récentes, tout surgissait et se succédait rapidement : batailles enfantines, luttes scolaires, chagrins, plaisirs, joies et périls, haines et amours, amitiés et relations indifférentes.

Toutes les phases de ma vie étaient reproduites ; les lignes qu’ont tracées mes pas errants, lignes sinueuses, prolongées ou interrompues, se dessinaient dans mon esprit. Si l’empreinte s’en fût marquée sur mon tapis de sable, quel problème pour ceux qui m’entouraient ; pour moi, quelle histoire intelligible, quel récit plein de clarté !

Parmi les traits aimés, que me rendaient ces tableaux, les plus doux à mes yeux étaient ceux d’un homme, plein de loyauté et de noblesse, qui m’appelait son enfant. De tous mes souvenirs, les plus vifs se rapportaient au Missouri et à l’Arkansas, aux jours passés à rêver sous les arbres des bords de l’Ouachita, grands pins dont j’entendais les soupirs. Le défrichement nouveau, la maison dans la ville naissante, notre vieux nègre dévoué, les daims de la forêt, la vie exubérante que j’avais à cette époque, rien n’était oublié.

Puis je me rappelai qu’une fois, nous demeurions alors près duMississipi, je descendis la grande rivière longtemps, longtemps, — des centaines de milles — avec des géants osseux, rudes bateliers du fleuve, et qu’un vieillard chéri salua mon retour comme une résurrection.

Puis des voyages à pied à travers la France et l’Espagne. Chez les Kourdes, des aventures sans nombre. Puis en Amérique : des champs de bataille, la guerre des buissons, la lutte rampante ; les raines d’or, la Prairie, les Indiens, les terres du Far-West ; le coup douloureux lorsque en revenant d’un pays sauvage je ne revis plus l’homme affectueux que j’appelais mon père ; et la vie ardente, agitée qui suivit.

Tout s’arrêta. « Miséricorde ! sommes-nous au 21 ?

— Oui, reprit Shaw ; voilà quinze jours que vous avez le délire.

Les autres l’affirmaient avec lui, et je datai mon journal du 21 juillet. C’était le 14 ; je n’avais été malade que huit jours ; tous mes gens se trompaient d’une semaine. L’erreur ne fut rectifiée que dans l’Oujiji, par l’examen que je fis avec Livingstone de l’almanach nautique. Le docteur, lui-même, était hors de date ; son journal se trouvait de trois semaines en avance.

Que Shaw eût perdu le quantième n’avait rien qui pût surprendre ; sa mémoire et jusqu’à sa raison, minées par la fièvre, s’éteignaient rapidement.

Sélim, que, tout d’abord, j’avais eu soin de mettre au courant de notre pharmacie et de l’usage des drogues, m’avait traité d’après les instructions écrites que je lui avais données, prévoyant le cas où la raison m’abandonnerait. Il me dit qu’il m’avait soutenu avec du thé dans lequel il mettait un peu d’eau-de-vie. En outre Shaw m’avait fait prendre trois ou quatre fois du gruau de sagou.

Toujours est-il que, deux jours après, j’avais recouvré mes forces, et que je les employais à soigner Shaw, qui, à son tour, était malade. Quand il fut rétabli, Sélim prit la fièvre et délira pendant quatre jours. Mais, le 28, chacun était debout et ranimé par la perspective d’un prochain combat avec Mirambo.

Le 29, au matin, j’avais cinquante hommes chargés d’étoffe, de grains de verre et de fil métallique, destinés à être portés dans l’Oujiji.

Au moment de sortir du tembê un homme manqua à l’appel, un seul : mais c’était le capitaine. Pendant qu’on allait le chercher, d’autres partirent pour échanger un dernier regard, une dernière accolade avec leurs noires Dalilas.

Bombay ne fut ramené qu’à deux heures. Son visage exprimait fidèlement le chagrin auquel il était en proie. Quitter les marmites pleines, quitter sa Dulcinée ! Renoncer à de telles jouissances, pour n’avoir en perspective qu’une marche pénible, de longues étapes menant au combat, peut-être à la mort !

Sous l’influence de pareils sentiments, il était naturel que Bombay se montrât rétif à l’ordre que je lui donnai d’aller prendre sa place. De mon côté, les six heures d’attente qu’il m’avait fait subir m’avaient mis d’une humeur exécrable. Il n’y eut de sa part qu’un mot, un simple coup d’œil ; et ma canne voltigea sur ses épaules comme s’il avait dû être anéanti. J’imagine que la violence du procédé était ce qu’il y avait de meilleur pour vaincre son endurcissement ; car le douzième coup n’était pas porté qu’il demandait pardon : c’était la première fois. À ce mot, qu’il n’avait jamais dit, ma canne s’arrêta ; Bombay était enfin dompté.

« En marche ! » Et le guide entraîna la colonne, régulièrement formée de quarante-neuf de ses pareils, qui portaient, chacun, en surcroît d’un lourd ballot de monnaie d’Afrique, un fusil, une hache, un sac de munitions et une marmite.

Le départ s’était fait tristement ; nos hommes gardaient un morne silence. Mais lorsqu’ils furent sur la route, enseignes déployées, sentant flotter derrière eux leurs manteaux rouges, que fouettait un vent furieux du nord-ouest, ils eurent conscience du spectacle imposant que présentait leur colonne, et ils prirent une allure plus martiale ; le géant Maganga se donna des airs de Goliath, allant seul défier Mirambo et ses mille guerriers. Khamisi, le fringant, imita le pas du lion ; Oulimengo, toujours railleur, se mit à singer l’allure cauteleuse du chat.

Une fois la vanité en jeu, le silence ne pouvait pas durer. Il était impossible que leur gravité, ou leur mécontentement, résistât plus d’une demi-heure à la vue de ces manteaux rouges qui leur dansaient devant les yeux. Oulimengo fut le premier à s’en départir. Il avait pris de lui-même les fonctions de guide, et en même temps celle de porte-étendard, qui en est la conséquence. Il était persuadé, comme tous les autres, que le drapeau des États-Unis devait frapper l’ennemi de terreur. Il agita la noble bannière ; la confiance le gagna, puis le courage, puis l’enthousiasme ; et se tournant tout à coup vers ses quarante-neuf hommes, il leur cria : « Hoê ! Hoê !

— Hoê ! Hoê ! répondit toute la bande.

— Hoê ! Hoê !

— Hoê ! Hoê !

— Hoê ! Hoê ! » Trois fois le même cri, répété chaque fois par le chœur.

— Où allez-vous ? demanda le guide.

— À la guerre, répondirent les autres.

— Contre qui ?

— Contre Miramho.

— Quel est votre maître.

— Le Mousoungou.

— Aough ! Aough !

— Aough ! Aough !

— Hyah ! Hyah !

— Hyah ! Hyah !

— Où allez-vous ainsi ? »

Et ce chant stupide dura jusqu’au soir, sans changer ni de ton, ni de paroles, et sans interruption.

Nous nous arrêtâmes au village de Bombona, situé à un mille au sud-ouest du Zimbili, cette colline qui ressemble à un fort détaché.

Bombay, tout à fait remis de sa flagellation, avait banni le ressentiment qui avait éveillé ma colère ; et toute la bande s’étant si bien comportée, une cruche de bière de vingt et quelques litres fut distribuée à mes hommes pour entretenir la vaillance que chacun d’eux se flattait d’avoir.

Le lendemain nous atteignîmes Massangi. À peine étions-nous campés, que je reçus la visite de Saoud, fils de Séid ben Medjid. Il venait me dire que les Arabes m’attendaient pour sortir de Mfouto.

Le jour suivant, une étape de six heures nous fit gagner le Mfouto-Oriental.

Shaw n’en pouvait plus ; il se laissa tomber sur la route, en disant qu’il allait mourir. Cette nouvelle me fut apportée vers quatre heures par l’un des derniers traînards. Bien que chacun fût exténué, il fallait cependant envoyer chercher le malade. La promesse d’une récompense détermina six de mes hommes à retourner dans la forêt pour retrouver Shaw, qui, d’après celui qui l’avait vu, était bien à une distance de sept milles.

Il était environ deux heures du matin lorsqu’ils revinrent. Shaw s’était fait porter tout le temps. Je l’examinai avec soin ; il n’avait pas de fièvre. À mes questions, il répondit qu’il était d’une extrême faiblesse, et complètement incapable de marcher, même de se tenir sur un âne. Je lui fis prendre un verre de Porto, dans un bol de sagou, et tous les deux nous allâmes dormir.

Le lendemain nous étions de bonne heure à Mfouto, lieu de rendez-vous des Arabes. Une halte fut commandée pour le jour suivant, afin que l’armée pût rétablir ses forces en mangeant les bœufs qu’on avait tués pour elle, et dont chaque homme eut une large part.

Voici quel était le personnel de la troupe :

Séid ben Sélim avait amené 
  
0025 métis.
Khamis ben Abdallah 
  
0250 esclaves.
Thani ben Abdallah 
  
0080eses.
Massoud ben Abdallah 
  
0075eses.
Abdallah ben Massoud 
  
0080eses.
Ali, fils de Séid ben Nasib 
  
0250eses.
Nésar ben Massoud 
  
0050eses.
Hamed Kimiani 
  
0070eses.
Cheik Hamdan 
  
0030eses.
Séid ben Habib 
  
0050eses.
Sélim ben Séif 
  
0100eses.
Soungarou 
  
0025eses.
Sarboko 
  
0025eses.
Saoud, fils de Séid ben Medjid 
  
0050eses.
Mohammed ben Massoud 
  
0030eses.
Séid ben Hamed 
  
0090eses.
L’Expédition de l’Herald 
  
0050 soldats.
Le fils de Mkasihoua 
  
0800eses.
Métis et Vouangouana 
  
0125eses.
Chefs indépendants 
  
0300eses.
xxxxxxxxxTotal 
  

Ces chiffres m’ont été donnés par Thani ben Abdallah, et confirmés par un Béloutchi de la suite de Ben Nasib.

De ces deux mille et tant d’hommes, quinze cents avaient des armes à feu : mousquets à pierre et à deux coups, venus de France et d’Allemagne ; quelques-uns avaient des fusils d’Angleterre ou d’Amérique, fusils d’Enfield et de Springfield. Outre leurs mousquets, ils portaient pour la plupart, non-seulement des lances, mais de grands couteaux qui devaient leur servir à décapiter les morts et à les mutiler. Enfin les munitions étaient copieuses ; certains hommes en avaient pour cent coups ; tous les miens pour soixante.

Le 3 août, nous partîmes de Mfouto, où je laissais toutes mes marchandises. Quel que fût le sort de la guerre, elles s’y trouvaient en sûreté ; et, que nous fussions vainqueurs ou non, j’avais la certitude d’être en mesure de continuer ma route.

L’armée, pleine de courage, se mit en marche au son des trompes, au roulement de cinquante gomas ou grosses caisses, avec autant de bannières qu’elle avait de chefs, accompagnée des bénédictions des mollahs, et comblée d’heureux augures de la part des magiciens, des astrologues et des divinateurs du Coran, qui étaient loin de prévoir qu’avant la fin de la semaine cette armée bénie rentrerait dans Mfouto le cœur sur les lèvres.

Oumanda, le village où nous devions camper, était à six heures de marche ; longtemps avant d’y arriver, j’étais dans mon hamac, aux prises avec un violent accès de fièvre, qui ne devait finir qu’à une heure avancée de la nuit.

Le lendemain matin, mes guerriers se barbouillaient d’un onguent magique, fait à leur intention par les sages du lieu, et composé de farine de sorgho, mêlée aux sucs d’une herbe précieuse, dont les devins indigènes connaissent seuls les vertus.

Vers six heures, tout le monde étant prêt, le discours suivant fut prononcé :

« Paroles ! Paroles ! Paroles ! Écoutez fils de Mkasihoua, enfants de l’Ounyamouézi ! La route est devant vous ; les voleurs de la forêt vous attendent. Oui, ce sont des voleurs ! Ils arrêtent vos caravanes et les pillent ; ils prennent votre ivoire, ils tuent vos femmes. Mais regardez ! vous avez les Arabes avec vous. Avec vous est le Vouali du grand sultan d’Oungoudja[4] ; avec vous est l’homme blanc ; avec vous est le fils de Mkasihoua ! Allez et combattez ! Tuez l’ennemi, prenez ses esclaves, prenez son étoffe, prenez son bétail ! Tuez et mangez ! Tuez et remplissez-vous ! Partez ! »

Un cri sauvage accueillit cette fière harangue ; les portes de l’enceinte furent ouvertes, et les guerriers, drapés de bleu, de rouge ou de blanc, s’échappèrent en bondissant comme des gymnastes, répétant les coups de feu pour se donner du cœur, et pour
Attaque de Zimbiso.
frapper d’effroi ceux qui les attendaient derrière l’estacade de Zimbiso, place forte de l’un des feudataires de Mirambo.

Zimbiso n’étant qu’à cinq heures de marche d’Oumanda, l’armée était à onze heures en vue de ses fortifications. Elle s’arrêta à la lisière des champs cultivés qui entourent le village et les bourgades voisines, ce qui nous laissa à l’ombre de la forêt. Des ordres sévères avaient été donnés par les différents chefs pour qu’on ne tirât pas un coup de feu avant d’être à belle portée de l’enceinte.

Khamis ben Abdallah, rampant sous bois, alla se placer avec les siens à l’ouest du village. Les Vouanyamouézi, appuyés à droite par Saoud, à gauche par le fils d’Habib, prirent position devant l’entrée principale, tandis qu’Abdallah, Massoud et moi, nous devions attaquer la porte du levant. Excepté vers le nord, Zimbizo allait être complètement cerné.

Comme nous débuchions pour aller gagner notre poste, une décharge vigoureuse nous assaillit. Nos hommes répliquèrent immédiatement par un feu splendide ; mes soldats brûlaient même les cartouches beaucoup plus vite que je ne l’aurais souhaité.

Rien de plus risible que la vue de ces tirailleurs sautant de côté et d’autre, en avant, en arrière, avec une agilité de grenouilles. Le combat néanmoins était sérieux ; et le feu de l’ennemi s’étant modéré, nous nous précipitâmes vers la forteresse, de tous les côtés à la fois, au levant, au couchant, au sud, enfonçant les portes, escaladant la palissade, tandis que les pauvres habitants fuyaient vers la montagne, poursuivis par nos coureurs les plus rapides, et par les balles des carabines et des mousquets.

Le village avait réellement de bonnes fortifications ; on n’y trouva pas plus de vingt morts, tant les assiégés avaient été bien défendus par leur enceinte contre le feu de nos troupes.

Des forces suffisantes furent laissées dans Zimbiso ; et l’on se remit en marche. Une heure après, deux autres villages étaient en notre pouvoir, mis à sac et incendiés. Quelques dents d’éléphant, une cinquantaine d’esclaves et du grain en abondance, composèrent le butin des Arabes.

Le lendemain sept cents hommes parcoururent le pays, portant la dévastation jusqu’à Vouilyankourou. Saoud ben Séid et vingt autres jeunes Arabes partirent le jour suivant avec cinq cents hommes pour attaquer ce dernier bourg, où l’on supposait que devait être Mirambo. Une autre bande se dirigea vers les collines boisées qui s’élèvent au nord de Zimbiso, à peu de distance du village. Elle trouva sur sa route un jeune brigand endormi, et lui coupa la tête ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une chèvre ou d’un mouton.

Pendant ce temps-là, un troisième corps, prenant au sud, rencontra un parti de batteurs de bois qu’il défit complètement. On le sut à Zimbiso vers le milieu du jour.

Dès le matin, j’étais allé trouver Ben Sélim pour lui représenter combien il était urgent de mettre le feu aux grandes herbes de la forêt, dans lesquelles l’ennemi pouvait se dissimuler. Mais en rentrant je fus repris de la fièvre, et le malheur voulut qu’on négligeât mon avis. De même, avant de me blottir sous mes couvertures, j’avais recommandé à Shaw et à Bombay de ne permettre à aucun de mes hommes de sortir du camp. Je sus plus tard que les deux tiers de la bande étaient partis pour Vouilyankourou.

À six heures, une nouvelle écrasante arriva à Zimbiso : tous les Arabes qui étaient avec Saoud, et plus de la moitié de leurs soldats, avaient été tués. Mes hommes rentrèrent, et j’appris que cinq de leurs camarades, parmi lesquels se trouvaient Barati, Oulédi, l’ancien serviteur de Grant, et le petit Mabrouki, étaient au nombre des morts.

Voici comment l’affaire avait eu lieu : les Arabes s’étaient promptement emparés de Vouilyankourou, qui avait fait peu de résistance. Cependant Mirambo et son fils étaient là ; mais loin de soutenir le siège, ils avaient abandonné la place aux vainqueurs ; et ceux-ci revenaient avec plus de cent dents d’éléphant, deux ou trois cents esclaves et soixante paquets d’étoffe, lorsque Mirambo et ses guerriers, cachés dans l’herbe de chaque côté de la route, s’étaient relevés brusquement et avaient frappé tous ces gens empêchés par le butin. Le brave Saoud avait tué deux hommes de ses deux balles ; il rechargeait son fusil, lorsqu’une asségaye l’avait traversé de part en part. Tous ses amis avaient eu le même sort.

Cette soudaine attaque d’un ennemi qu’ils croyaient avoir vaincu avait tellement effrayé nos hommes, que, jetant leurs trésors, ils s’étaient dispersés dans les bois, et n’avaient regagné Zimbiso qu’en faisant de longs détours.

L’effet de cette nouvelle fut indescriptible. Il n’y eut pas moyen de dormir, tant les femmes pleuraient bruyamment leurs époux. Toute la nuit elles hurlèrent des lamentations auxquelles se mêlaient, de temps à autre, les gémissements des blessés qui, sans être vus de l’ennemi, avaient pu se traîner dans l’herbe. Jusqu’au matin arrivèrent des fugitifs ; mais on ne vit reparaître aucun des hommes qui manquaient parmi les miens.

Le jour suivant, au lieu de s’entendre pour réparer leur échec, les Arabes s’accusèrent mutuellement d’avoir poussé à la guerre, quand tout moyen diplomatique n’était pas épuisé. Le conseil tint plusieurs séances, dans lesquelles on parla de retraite. Khamis ben Abdallah, indigné de la lâcheté de ses compatriotes, protesta avec la véhémence d’un monarque insulté. Mais son éloquent délire n’empêcha pas les plans de retraite de gagner des voix. Le bruit de ces propositions se répandit au dehors, et acheva de démoraliser les troupes.

J’envoyai dire aux Arabes que c’était inviter Mirambo à les suivre, à porter la guerre dans l’Ounyanyembé ; qu’il fallait continuer la campagne, que nos forces étaient encore suffisantes ; et je retombai accablé par la fièvre.

Je dormais pesamment, lorsque à une heure et demie, Sélim me réveilla : « Levez-vous, maître, me dit-il, levez-vous ; ils s’enfuient tous. »

Aidé par Sélim, je m’habillai ; et, gagnant la porte en chancelant, je vis Thani ben Abdallah qui se jetait sa veste sur le dos, et qui, les yeux sortis de la tête, me cria : « Vite donc ! Mirambo arrive ! »

Khamis s’en allait également ; lui, le dernier qui dût partir. Deux de mes hommes étaient en train de le suivre. J’ordonnai à Sélim de les ramener, le revolver au poing.

Shaw avait pris ma selle et la mettait sur son âne, se disposant à me planter là, sans s’inquiéter de ce que je pourrais devenir. Il ne me restait plus que Bombay, Mabrouki Speke, Chanda, qui dînait tranquillement, et quatre autres : sept hommes sur cinquante ! Cinq étaient morts ; Sélim en ramenait deux ; le reste avait pris la fuite.

J’ordonnai à Sélim de préparer ma bête ; à Bombay d’aider maître Shaw à seller la sienne. L’instant d’après, nous étions en route, mes gens regardant sans cesse derrière eux pour voir si l’ennemi n’arrivait pas, et faisant prendre à nos ânes un trot désordonné.

Je souffrais tant que parfois j’aurais voulu mourir ; mais au fond la vie m’était douce : je n’avais pas perdu tout espoir au sujet de ma mission ; il fallait vivre au moins jusqu’à ce qu’elle fût remplie.

Que de pensées, que de projets s’agitèrent dans ma tête enfiévrée pendant les heures si longues de ce trajet nocturne !

Shaw tomba sur la route. Malgré mes supplications, il ne voulut pas se relever. Toutefois, repoussant le désespoir pour moi-même, je n’entendais pas qu’il s’y abandonnât ; je le fis remettre sur sa bête ; un homme le soutint de chaque côté, et nous poursuivîmes notre coursé à travers les ténèbres.

Il était minuit quand nous atteignîmes Mfouto. À notre voix, les portes s’ouvrirent ; et nous fûmes de nouveau en sûreté dans ce village, d’où nous étions sortis d’une allure si vaillante, et où nous rentrions si lâchement.

J’y retrouvai mes fuyards ; qui tous y étaient arrivés avant la fin du jour.

Oulimengo, notre bouillant Kirangozi, si fier de ses armes, si confiant dans nos forces, si certain de la victoire, n’avait mis que six heures pour faire cette longue marche, qui, en temps ordinaire, lui en eût demandé onze. Choupéreh, que j’avais cru le plus ferme de la bande, était arrivé qu’une demi-heure après le guide. Le sémillant Khamisi, l’homme épris de toilette, le beau diseur, ce dandy plaignant ses pas était arrivé le troisième ; et les serviteurs de Speke n’avaient pas été moins lâches que le dernier des esclaves. Un seul, l’Arabe de Jérusalem, mon Sélim, un adolescent, avait été fidèle et brave. Shaw, bien que de race européenne, avait montré une âme aussi basse, sinon plus vile, que celle des nègres qu’il méprisait si fort.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé mourir, en vous sauvant comme les autres ? demandai-je à Sélim.

— Oh ! monsieur, me répondit-il naïvement, j’aurais eu peur d’être battu par vous. »

  1. Ce n’était pas chez Snay ben Amir que logeait Burton, mais chez Ben Soliman, qui alors était en voyage, et dont la maison se trouvait à un jet de pierre de celle du premier de ces Arabes. L’erreur est insignifiante ; nous ne l’aurions pas relevée si elle n’indiquait chez Ben Sélim un défaut de mémoire par suite duquel il a pu oublier le nom de Kazeh. Que ce nom ait appartenu à l’endroit où ont demeuré Burton et Speke, cela ne fait aucun doute ; il ne s’agit pas là d’un lieu traversé à la hâte, mais d’une localité où ces voyageurs ont passé d’abord cinq semaines, où ils ont de nouveau séjourné à leur retour du lac : Burton pendant trois mois. C’est donc à bon escient qu’ils ont employé le nom de Kazeh ; pour eux l’erreur était impossible. D’autre part, le récit de Stanley n’est pas moins positif. Voici, pour nous, comment s’expliquerait le fait. La colonie arabe, dont nous parlons, ne date que de 1852. À cette époque Snay et Mousa vinrent s’établir à l’endroit qu’elle occupe, et qui alors était désert. Il se trouvait là une fontaine autour de laquelle ils élevèrent leurs demeures et leurs magasins ; cette fontaine s’appelait Kazeh ; son nom aura été celui du village naissant. Lorsque, cinq ans après, Burton et Speke arrivèrent, l’établissement ne comptait pas plus de cinq ou six tembés, dont les maîtres étaient absents pour la plupart. C’était un lieu de transît, qui pouvait avoir changé de nom, mais qui, pour Snay ben Amir et pour Mousa, devait conserver celui qu’ils lui avaient donné, et qui, peut-être, désignait simplement le groupe primitif formé par leurs résidences. Ces deux hommes considérables offrirent aux deux Européens l’hospitalité la plus généreuse, et ce fut avec eux seuls que nos voyageurs eurent des rapports suivis. Tous les détails que Burton a recueillis sur l’établissement des Arabes dans la Terre de la Lune lui ont été fournis par Snay ben Amir, d’où l’emploi qu’il fait du nom de Kazeh. En 1860, lors du second voyage de Speke, ce nom était tombé en désuétude dans le pays, mais consacré en Europe, ce qui a dû le faire garder par le capitaine et adopter par Grant. Tous les deux savaient du resté fort bien le sens du mot qu’ils employaient : « Kazeh, dit le capitaine Speke, est à proprement parler le nom d’une fontaine située au centre du village de Tabora. » Onze ans s’étaient écoulés depuis le dernier passage du capitaine, quand arriva Stanley. Le tembé de Snay ben Amir et celui de Mousa n’existaient plus ; la fontaine avait pu disparaître, ce n’était probablement d’ailleurs qu’une citerne ; dans tous les cas, il n’en était plus question. L’Ounyanyembé n’est pas une colonie où l’Arabe s’établit définitivement ; c’est un comptoir d’où il s’en va quand les affaires sont achevées, n’y laissant ni famille, ni serviteurs. Les Indigènes ont eux-mêmes une vie errante ; et il n’est pas étonnant que Stanley, ayant demandé le village de Kazeh, n’ait trouvé personne qui pût lui répondre. La note de Speke, en lui faisant modifier sa question, lui eût sans doute fait trouver les renseignements qu’il cherchait. Il eût d’ailleurs pu savoir à quoi s’en tenir, la carte du Voyage aux sources du Nil portant : Kazeh ou Tabora. (Voir, pour l’origine de cet établissement et pour sa situation en 1858, le Voyage aux grands lacs, pages 282 et suivantes ; et pour Mousa Mzouri, pages 543-545, et 548.) Si nous avons donné cette longue explication d’un fait, qui tout d’abord parait bizarre, c’est que persuadée que nous sommes de la profonde sincérité des voyageurs (nous parlons des hommes sérieux qui sacrifient leur repos, leur fortune, leur santé, souvent leur vie, au désir de connaître, c’est-à-dire à la passion du vrai), convaincue, disons-nous, de leur sincérité, il nous serait pénible de voir l’oubli du nom de Kazeh servir d’argument à ceux qui doutent de la parole des gens qui viennent de loin. Dans notre longue étude des relations de voyage, nous avons trouvé plus d’une fois, entre les écrits des hommes qui avaient passé aux mêmes lieux, des contradictions flagrantes ; elles nous ont toujours été expliquées, soit par des erreurs inévitables, au moins permises, soit par l’emploi d’un terme générique trop largement appliqué, soit par d’autres causes dont nous ne pouvons donner ici le détail ; et la véracité des voyageurs est toujours sortie victorieuse de nos recherches. Cette véracité, arrivée au scrupule, devient même une source d’erreur. « Je crains tellement d’exagérer, dit Livingstone, que je reste au-dessous du réel ; plus d’une fois j’en ai eu la preuve. » (Note du traducteur.)
  2. Voir dans le journal du capitaine Speke (Les Sources du Nil, librairie Hachette, 1864), de la page 76 à la page 85, et pages 105 et 109, les détails de cette guerre odieuse. (Note du traducteur.)
  3. Sorte de pudding fait avec de la viande hachée menue et de la farine de froment, de riz ou de sorgho ; cette pâte, que les Arabes nomment Harisah, et qui dans cette région est leur plat de résistance, se mange, d’après Burton, avec du miel ou du sucre. (Note du traducteur.)
  4. Zanzibar.