Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/06


CHAPITRE VI

De l’Oungérengéri au Marenga Mkhali.


La distance de Bagamoyo à Simbamouenni est de cent dix-neuf milles. Pour la franchir il nous avait fallu quatorze marches, qui, avec les haltes, nous avaient pris vingt-neuf jours. Quatre milles par jour en moyenne : c’était loin d’être une allure rapide. La masika y entrait bien pour quelque chose ; mais cette lenteur provenait surtout de Maganga, dont la paresse égalait l’avidité, et dont la bande, composée d’hommes faibles et syphilitiques, avait continuellement des malades. En temps sec, et avec des gens valides, je n’aurais pas mis plus d’une quinzaine pour gagner l’Oungérengéri ; des cinq ou six Arabes qui m’avaient précédé sur cette ligne, deux au moins avaient fait le trajet en huit jours. Dans tous les cas ce n’étaient pas les ânes qui avaient trompé ma confiance ; les pauvres bêtes, portant chacune cent cinquante livres, étaient arrivées à Simbamouenni en parfaite condition.

La contrée que nous venions de franchir, et qui forme la région maritime, est ainsi qu’on a pu le voir, d’une grande fertilité. Sous ce rapport, comme à l’égard de ses contours, de ses forêts, de ses prairies entourées de grands bois, de ses longues ondulations drapées de verdure, de ses cônes, de ses crêtes, je ne peux mieux la comparer qu’à l’État du Missouri. L’ayant traversée pendant la saison pluvieuse, nous l’avons naturellement vue sous son plus mauvais jour ; et malgré cela, malgré ses boues profondes, ses pluies désolantes, ses grandes herbes distillant une rosée glaciale, malgré ses jungles épaisses où vous attend la fièvre, je me la rappelle avec plaisir, à cause des richesses qu’elle promet au peuple civilisé qui en prendra possession.

Un chemin de fer de Bagamoyo à Simbamouenni serait bien moins coûteux, bien moins difficile à établir, que celui du Far-West ; et, après en avoir aménagé les eaux on habiterait cette région sans plus de danger que tout autre pays neuf. Je n’y ai pas vu, dans le jour, le thermomètre s’élever à plus de vingt-neuf degrés et demi, degrés centigrades. Les nuits, assez fraîches pour exiger deux couvertures, étaient agréables, et, jusqu’à Simbamouenni, sans un moustique, ce fléau des prairies du Kansas et de la Nébraska. La seule chose à redouter pour le colon serait la férocité des mouches que nous avons décrites, et qui rendrait difficile l’élève du bétail, jusqu’au moment où l’on aurait défriché les jungles et une portion des forêts.

Il nous fut impossible de repartir le troisième jour, ainsi que je l’avais résolu. L’Oungérengéri, peu important dans la saison sèche, acquiert un volume énorme pendant la masika. Il reçoit les eaux d’une vingtaine de pics et de deux longues chaînes de montagnes, dont il contourne la base, et dont les flancs rocailleux lui, versent tous les torrents qui les ravinent, toutes les cascades qui les font étinceler dès que le soleil brille. C’est alors un grave obstacle pour les caravanes qui ne sont pas outillées de manière à établir des ponts.

Ajoutez à cette rivière furieuse une pluie incessante, une de ces pluies qui empêchent de sortir et qui rendent les gens maussades, une pluie de Londres, bruine éternelle accompagnée de brouillard. Quand le soleil apparaissait, pâle image de lui-même, les vieux pagazis secouaient la tête, en disant que la pluie durerait encore trois semaines.

L’endroit que nous occupions, en deçà de la rivière, était un foyer de pestilence, affreux à la vue, odieux à la mémoire. Les ordures accumulées par des générations de porteurs, avaient réuni là des myriades d’êtres grouillants et rampants : fourmis noires, rouges et blanches qui infestaient le sol ; vers et centipèdes de toute couleur qui grimpaient sur toutes les tiges, se traînaient sur toutes les herbes ; guêpes à tête jaune, aussi venimeuses que le scorpion, et dont les nids pendaient à chaque broussaille ; énormes scarabées, de la taille d’une souris, qui faisaient et qui roulaient des boules de fumier ; vermine de toute grosseur, de toute nuance et de tout genre. Pas de collection d’entomologie qui, pour le nombre et pour la variété, pût rivaliser avec les parois de ma tente.

Le 23 avril, nous profitâmes d’une éclaircie pour franchir le bourbier qui nous séparait de la rivière ; et à cinq heures du matin on commença à transporter les bagages sur l’autre bord, au moyen d’un pont des plus rustiques. Il n’y a que des nègres, ou un acrobate de profession, pour se contenter de pareille chose, et pour s’en servir au-dessus d’une eau rapide et profonde. Nos Vouanyamouézi, au pied léger, n’étaient eux-mêmes rien moins qu’à l’aise en y passant.

Pour faire usage d’un pont africain, il faut d’abord sauter de la rive sur l’une des branches de l’arbre qui le constitue, branche qui est souvent dans l’eau., et toujours éloignée de vous ; puis, arrivé à l’extrémité, faire un nouveau bond pour regagner la terre. Avec soixante-dix livres sur les épaules, ce n’est pas toujours facile. Quelquefois on a pensé à tendre une liane d’un arbre à l’autre, en guise de parapet, ce qui vous est d’un grand secours ; mais il est rare que cette précaution ait été prise, les Vouashenzi la trouvant superflue.

Nos ânes déchargés, cela va sans dire, furent mis à l’eau et halés à travers le torrent, ce qui nécessita de vigoureux efforts. Le passage toutefois, eut lieu sans accident ; mais il exigea cinq grandes heures et une dépense d’énergie, de colère et de gros mots à défrayer toute une armée.

Les ânes rechargés, et nos habits tordus, nous nous dirigeâmes vers le nord, en laissant à notre gauche deux montagnes, qui nous cachèrent bientôt l’affreuse vallée, et le bord fangeux et fumant de la rivière.

Je me suis toujours trouvé plus à l’aise, plus léger de corps et d’esprit lorsque j’étais en marche que pendant ces interminables jours de balte, où, rongé d’impatience, je me révoltais contre des retards que nul effort ne pouvait éluder. Il serait donc possible que la joie d’être en route m’eût fait voir le pays sous des couleurs plus riantes que de raison. Dans tous les cas, la perspective qui s’offrait à nos regards me parut beaucoup plus agréable que la vallée de Simbamouenni, avec toute sa fertilité. C’était une série de clairières, séparant des bouquets de jeunes arbres, bornée au loin par des pics détachés. De temps à autre, quand nous avions gravi quelque hauteur, nous apercevions la ligne bleue des montagnes de l’Ousagara, qui fermait l’horizon à l’ouest et au nord, et qui dominait une vaste plaine.

Au pied d’un long coteau, sillonné d’eaux murmurantes, nous trouvâmes un Khambi[1], dont les huttes étaient bien faites, et que les indigènes appellent Simbo. Ce camp est à deux heures juste, au nord-ouest, c’est-à-dire à cinq milles du fameux pont de l’Oungérengéri. En cet endroit, le terrain se compose de débris quartzeux, charriés par des cours d’eau permanents. Au bord de ces derniers est une végétation puissante, où, parmi des bambous de deux pouces et demi de diamètre, on remarque le myombo, grand et bel arbre à l’écorce non moins unie que celle du frêne ; l’imbité aux feuilles charnues, le figuier-sycomore, le tamaris, une espèce de prunier, le bombax et le mgoungou, dont les branches, largement étalées, portent de petites feuilles réunies en bouquets.

Bien que de Simbo on n’aperçût pas de villages, il y en avait plusieurs dans les plis de la montagne. Ces bourgades étaient habitées par des Vouaségouhha, restés enclins au vol et au meurtre.

Comme nous allions partir, il se produisit un fait n’ayant d’abord nulle importance, et dont les suites nous causèrent de vives inquiétudes. Bander Salaam, mon cuisinier, un natif du Malabar, fut surpris pour la cinquième fois, détournant des vivres destinés à ma table. Je lui avais toujours pardonné ; mais ce jour-là, Shaw reçut l’ordre de lui administrer une douzaine de coups de fouet, sans trop de rigueur, et par-dessus ses vêtements, ce qui n’avait rien de bien sévère. J’ajoutai, il est vrai, que ne voulant pas avoir sous les yeux un voleur endurci, je le mettais à la porte du camp. Non pas que j’eusse l’intention de le renvoyer, et d’en faire la proie des bandits, toujours à l’affût des traînards ; je voulais seulement lui faire peur. Mais il prit la chose au sérieux ; et dès que ses mains furent déliées, oubliant son chapeau, son âne, ses effets, il courut vers la montagne. En vain Abdoul Kader et Bombay lui crièrent-ils de revenir, Bander ne voulut rien entendre. Pensant néanmoins qu’il se raviserait, je fis attacher sa bête à un arbre ; on mit ses bagages sur l’animal, et nous partîmes.

La grande plaine que nous avions vue des hauteurs était maintenant en face de nous ; cette plaine, qu’on nomme Vallée de la Makata, nous a laissé d’affreux souvenirs. Ce furent d’abord de larges ondulations, couvertes de bambous, de chamérops, de mgoungous, et de majestueux palmyras (Borassus flabelliformis). Bientôt ces ondulations se brisèrent, déchirées par des ravins, qui, à cette époque, étaient remplis d’eau, et où croissaient en épais fourrés d’énormes roseaux, et des plantes à larges feuilles. Vinrent ensuite de grandes savanes, encombrées de hautes herbes, dont, çà et là, un arbre isolé rompait la monotonie.

Dans toute cette étendue, il n’y avait qu’un seul village, qu’habitaient des Vouaségouhha, d’où résultait une grande abondance de gibier. Dès le point du jour, des zèbres, des caamas, des coudous[2] et d’autres antilopes, sortaient des fourrés, et venaient pâturer en lieu découvert. Le soir la cynhyène quittait sa retraite, jetait ses hideuses clameurs et se mettait à la recherche d’une proie endormie, homme ou bête.

Le sol fangeux de ces savanes, d’une ténacité singulière, rendait la marche horriblement fatigante : dix heures pour faire dix milles.

Un khambi fut établi dans ce désert. Il était près de minuit quand la charrette, accompagnée de quatre hommes exténués, y arriva. Bombay était avec eux et me raconta qu’ayant déposé sa charge, pour aider à retirer la voiture d’un bourbier, on la lui avait prise. Outre ses deux uniformes, ses chemises, sa cognée, son pistolet, ses munitions, sa charge contenait de l’étoffe, des grains de verre, une de nos tentes et une forte hache américaine. L’annonce de cette perte, en pleine nuit, après une journée pénible, m’exaspéra. Dans ma colère, je reprochai à Bombay toutes ses fautes : la chèvre qu’il avait perdue à Mouhalleh, la désertion de Khamisi, qui n’aurait pas eu lieu s’il avait été plus actif, sa négligence à l’égard des ânes, que souvent il laissait enfermer sans qu’on les eût fait boire ; son amour pour le feu, ses grasses matinées, et cette charge perdue : l’étoffe, la poudre, le pistolet, son oubli de mon cuisinier, pauvre garçon qu’il aurait dû ramener, sachant bien que je ne voulais pas que le malheureux allât se faire tuer par les Vouashenzi. Enfin je lui déclarai, que, puisqu’il n’était pas capable de les remplir, ses fonctions de capitaine seraient données à Mabrouki-Burton, qui valait à lui seul une douzaine de Bombays. Sur ce, je le congédiai, en lui ordonnant de se mettre, dès le lever du soleil, en quête des objets perdus.

Le lendemain était jour de halte. Tandis que Bombay allait à la recherche de son ballot, j’envoyai trois soldats à Simbamouenni avec ordre de s’informer du cuisinier, de le ramener s’ils le retrouvaient, et d’acheter pour trois dotis de grain, achat qui, dans cette solitude, nous était indispensable.

Trois jours s’écoulèrent sans que mes hommes revinssent ; c’étaient Kingarou et les deux Mabrouki. Les provisions baissaient ; la chasse était mauvaise ; le gibier se tenait trop loin : en deux fois je n’avais tué qu’un tétras, une caille et quelques pigeons.

Enfin reparut Bombay ; il n’avait rien retrouvé. Je lui enlevai son grade, et j’envoyai Shaw voir ce que devenaient les autres. Il revint le soir avec une forte fièvre, un accès de moukoungourou ; mais il ramenait les trois soldats, qu’il avait rencontrés & moitié chemin, et qui me firent le rapport suivant :

Arrivés à Simbo vers deux heures du matin, ils en avaient battu les environs, cherchant partout les pas du cuisinier, ainsi que les traces de l’âne. Ne trouvant rien, ils s’étaient rendus à l’Oungérengéri, et avaient demandé aux propriétaires du pont quels étaient les gens qui l’avaient traversé depuis le passage du Mousoungou. On leur avait répondu qu’un âne blanc, chargé de telle et telle façon, et qui effectivement faisait partie de ma caravane, avait repassé la rivière, conduit par deux indigènes, mais qu’on n’avait pas vu l’homme dont ils parlaient.

Ne doutant pas que Bander n’eût été assassiné, mes trois soldats avaient gagné Simbamouenni en toute hâte ; et, sans reprendre haleine, avaient dit aux guerriers de la porte de l’ouest, que deux Vouashenzi devaient avoir traversé leur ville avec un âne blanc, dont ils avaient tué le maître, un homme vêtu en Hindi, et appartenant au Mousoungou.

Conduits devant la souveraine, mes soldats avaient répété leur histoire ; et comme effectivement les gens du guet avaient vu passer les deux Vouashenzi, la dame avait expédié vingt de ses mousquetaires à la poursuite des voleurs, qu’on lui avait ramenés avec l’âne et avec les bagages.

Aux questions que leur avait adressées la sultane, les deux hommes avaient répondu qu’ils avaient trouvé l’âne attaché à un arbre avec sa charge ; que la bête se trouvait seule et qu’ils l’avaient prise, croyant y avoir droit, puisque personne n’était là pour la réclamer.

« Reconnaissez-vous la bête ? » avait demandé la sultane à mes hommes. Ceux-ci avaient non-seulement reconnu l’âne et les effets, mais en avaient réclamé le propriétaire comme étant à mon service. Sur quoi la sultane avait accusé les voleurs d’avoir tué le maître de l’âne. Les Vouashenzi avaient affirmé n’avoir jamais vu l’homme en question, ajoutant qu’ils en feraient serment si la sultane le désirait.

La souveraine ne voulant pas d’un faux serment, car elle était persuadée qu’ils mentaient, avaient dit aux coupables qu’elle les enverrait à Zanzibar, pour que le sultan se chargeât de les punir. Puis cette femme, qui, évidemment, possédait l’énergie et la cupidité de son père, avait demandé à mes hommes pourquoi je n’avais pas payé le tribut qu’elle avait envoyé chercher. Mes hommes, ne sachant rien de mes affaires, n’avaient pas pu répondre. La fille de Kisabengo leur avait alors signifié qu’elle se payerait elle-même, non-seulement en gardant l’âne et sa charge, mais en leur prenant leurs armes, qui formeraient sa part ; — les effets de l’Hindi seraient pour ses gens ; — qu’en outre ils seraient mis aux fers, eux, mes soldats, jusqu’à ce que leur maître vint les délivrer.

L’exécution avait suivi les paroles ; et mes trois hommes étaient enchaînés depuis seize heures sur la place du marché, exposés à tous les quolibets de la foule, quand un Arabe que j’avais rencontré à Kingarou, le cheik Thani, les avait reconnus. Après avoir écouté leur histoire, il s’était rendu près de la sultane et lui avait démontré son imprudence.

« Le Mousoungou, avait dit l’excellent homme, exagérant sans scrupule, le Mousoungou a deux fusils qui peuvent tirer quarante coups sans s’arrêter, et qui envoient leur plomb à une demi-heure de marche. Je ne parle pas d’autres fusils, dont la charge est effrayante. Il a des balles qui éclatent et qui mettent un homme en pièces. Du haut de la montagne, il exterminerait tous les gens de la ville, hommes, femmes, enfants et guerriers, avant que pas un de vos soldats ne pût arriver au sommet. Il viendra ; ce sera la guerre ; la route sera fermée. Le sultan de Zanzibar marchera contre vous ; les Vouadoé, les Vouakami prendront leur revanche ; et de la cité de votre père il ne restera rien. Délivrez les soldats du Mousoungou ; faites-leur donner le grain qu’ils demandent, et laissez-les partir avec tout ce qu’ils réclament ; car peut-être l’homme blanc est-il déjà en route pour vous attaquer. »

Ce tableau de ma puissance avait produit un bon effet, puisque mes soldats avaient été relâchés, et qu’on leur avait fourni assez de grain pour nourrir tous mes hommes pendant quatre jours ; mais des objets qu’on leur avait pris, ou qui appartenaient au cuisinier, on ne leur avait rendu, avec le baudet, qu’un fusil, le quart de leurs munitions, une paire de lunettes, un livre imprimé en caractères du Malabar, et un vieux chapeau, dont personne ne croyait plus revoir le propriétaire.

Dès que mes hommes avaient été libres, Thani, le bon Arabe, les avait emmenés à Simbo ; et c’était dans son camp, où ils étaient comblés de riz et de beurre fondu, que Shaw les avait retrouvés.

En écoutant cette longue histoire, je me sentis agité des émotions les plus diverses. D’abord je comptais sur le retour de Bander, n’imaginant pas qu’en si peu de temps il lui fût arrivé malheur ; et j’étais aux regrets de l’avoir puni. Quel que fût, à l’avenir, le vol dont je serais victime, je faisais vœu de ne pas exposer le voleur à être assassiné. Venait ensuite mon étonnement du procédé royal. Percevoir deux tributs du même chef était contraire à l’usage ; et, en supposant que notre amazone fût » au-dessus de la coutume, les quatre jours que nous avions passés au bord de l’Oungérengéri lui avaient donné le temps de faire rectifier l’erreur que j’avais commise, en n’accédant pas à sa demande. Il est certain que si elle avait insisté, j’aurais payé deux fois, plutôt que de compromettre la sûreté de la caravane.

En somme trois fusils m’étaient volés, et d’une façon odieuse, sans parler du reste.

Mon indignation n’avait pas de borne ; si j’avais été près de la dame, je m’en serais vengé sur ses faubourgs. Mais ces quatre jours d’attente m’avaient paru si longs, que dans ma joie de revoir mes trois soldats, ma colère ne put se soutenir ; et je me félicitai bientôt de ce que le mal n’avait pas été plus grand. Enfin le discours de l’Arabe était chose désopilante.

Le soir même j’écrivis le récit du fait à l’adresse du consul des États-Unis, afin que le sultan pût connaître les deux côtés de l’aventure, qui se rattachait à la disparition du cuisinier.

Pressé de quitter un endroit où nous avions eu tant d’inquiétude, nous levâmes le camp malgré une pluie torrentielle, qui en toute autre circonstance nous eût empêchés de partir.

La route se fit d’abord sur une terre rougeâtre et boisée que drainait une double pente, inclinée d’une part au levant, de l’autre au couchant, et où la marche n’avait rien de pénible ; mais au bout d’un mille nous rentrâmes dans la savane, dont le sol était alors mou et tenace comme du mortier ; au point de nous faire craindre le sort de ce voyageur, qui, en traversant un marais de l’Arkansas, en vint à n’avoir plus de visible que le fourneau de sa pipe.

Shaw était malade ; j’étais seul pour tout conduire. Les ânes plongeaient dans la vase et y prenaient racine. Quand à force de coups l’un était sorti, l’autre enfonçait, puis un autre, puis un autre, et toujours et toujours.

Deux heures de ce travail de Sisyphe, travail affolant avec des aides tels que Bombay et Oulédi, qui, pour sauver leur peau, n’auraient affronté ni l’orage ni la peine, deux heures de ce travail, sous une pluie battante, nous avaient fait avancer d’un mille et demi, ce dont je me réjouissais, lorsqu’un ravin, transformé en rivière, nous arrêta. Il fallut décharger les ânes, les traîner dans le torrent, les recharger sur l’autre bord ; une heure y fut employée.

Un bois est traversé, chacun s’y attardant. Ensuite nouvelle rivière, plus large et plus profonde. Le pont ayant disparu, nous passons à la nage, en faisant flotter les ballots ; ce qui demande une couple d’heures. Puis dans l’eau jusqu’à mi-jambe, parfois jusqu’au menton ; et pateaugeant, barbotant, ou chancelant dans la vase, au milieu des tiges de sorgho et des herbes trempées, nous suivons la rive gauche de la Makata proprement dite, jusqu’au moment où l’un de ses coudes nous empêche d’aller plus loin. Dix heures de route ; nous avions fait six milles.

À demi mort de fatigue, je n’en éprouvais pas moins une vive satisfaction : personne n’avait la fièvre ; c’était miraculeux. Si jamais endroit fut destiné à la faire naître, c’était ce désert maudit. Rien que la vue de ces bois ruisselants, enveloppés de brume, de ces rangées d’herbes couchées par l’inondation limoneuse, de ces monceaux d’arbres pourrissant dans des amas de roseaux, de cette rivière gonflée, de ce ciel en pleurs, suffisait pour donner la fièvre ; et le Khambi, avec ses tas d’ordures, pour créer le choléra.

La Makata, dont la largeur n’excède pas quarante pieds en temps de sécheresse, prend dans la saison pluvieuse l’étendue, la profondeur et l’impétuosité d’une rivière importante. Si la masika est exceptionelle, le ruisseau couvre la plaine d’un bord à l’autre, et se transforme en lac

À dix milles à peu près, et au nord-est, du point où nous étions, la Grande et la Petite-Makata, la Roudéhoua, ainsi qu’un petit cours d’eau innommé, se réunissent et forment le Vouami, qui se jette dans la mer entre Saddani et Vhouindé ; c’est le fleuve qui, dans tout l’Ousagara, porte le nom de Moukondokoua. Trois des rivières qui le composent, et dont la Makata est la plus forte, prennent leur source dans le croissant que les monts d’Ousagara décrivent au sud et au sud-ouest, tandis que laRoudéhoua descend de la partie nord de la même chaîne.

Si rapide était alors le courant de la Makata, si dangereux le pont vacillant et à demi submergé, que le transport des bagages d’une rive à l’autre demanda cinq grandes heures. À peine avions-nous déposé sur le bord tous ces ballots, dont pas un n’avait été mouillé, grâce à des soins excessifs, qu’une pluie torrentielle les trempa, comme s’ils fussent tombés dans la rivière.

Essayer de franchir le marais qu’avait formé ce déluge, était hors de question ; et il fallut camper dans un lieu où chaque heure apporta sa part d’ennuis.

Kingarou, l’un de nos soldats, profita de l’occasion pour s’enfuir avec l’équipement d’un camarade. Oulédi et Sarmian, tous deux armés de carabines se chargeant par la culasse, furent envoyés à sa poursuite, et partirent avec une célérité de bon augure. Effectivement, ils revinrent une heure après avec le fugitif. Ils l’avaient trouvé chez Kigondo, un chef de village qui demeurait de l’autre côté de la rivière, à une distance d’un mille, et qui arrivait avec mes trois hommes pour recevoir sa récompense.

Quand il fut assis, Kigondo raconta le fait de la manière suivante : « Nous étions, ma femme et moi, à veiller sur notre maïs, du haut de la petite hutte que nous avons établie dans notre champ pour y faire le guet. Je vis de loin un homme, qui était chargé d’un ballot et qui courait très-vite, d’où je reconnus que c’était un déserteur. Comme le sentier longe notre cabane, l’homme était obligé de passer prés de nous. Dès qu’il approcha : « Maître, que je lui criai, où allez-vous si vite ? Ne quittez-vous pas le Mousoungou ? car vous lui appartenez, je vous reconnais ; c’est vous qui nous avez acheté de la viande pour deux dotis. — Oui, dit-il, je me sauve ; je m’en vais à Simbamouenni ; si vous voulez me conduire, je vous donnerai deux choukkas. — Venez chez nous, que je lui dis ; nous causerons de cela tranquillement. »

« Quand il fut à la maison, dans une chambre intérieure, je fermai la porte ; et ma femme et moi nous retournâmes à notre maïs, mais non pas sans avoir recommandé aux voisines de veiller sur notre homme. Je savais que s’il vous plaisait de le ravoir vous enverriez des soldats après lui.

« Nous n’avions pas allumé notre pipe, ma femme et moi, que nous voyons deux hommes avec de petits fusils et pas de fardeau, qui venaient par la route, et qui de temps en temps regardaient la terre, comme des gens qui observent une piste.

C’étaient ceux que nous attendions. « Maîtres, que je leur criai donc, après les avoir hélés, qu’est-ce que vous cherchez comme cela ? — Nous cherchons, qu’ils me dirent, un homme qui a déserté notre maître ; voilà ses pas ; s’il y a longtemps que vous êtes là, vous avez dû le voir. Pourriez-vous nous dire où il est ? — Oui, que nous leur répondons ; il est chez nous ; si vous voulez venir, nous vous le rendrons ; mais votre maître nous récompensera pour l’avoir pris. »

Oulédi et Sarmian n’avaient eu dès lors qu’à suivre le couple, qui lui avait rendu le fugitif et les avait accompagnés. Mon déserteur fut mis aux fers, après avoir reçu vingt-quatre coups de fouet. Quant au bon chef, je lui donnai quatre mètres d’étoffe, et à sa femme cinq rangs de perles rouges, dites de corail ou samé samé.

L’averse que nous venions de subir devait clore la saison. La première avait eu lieu le 23 mars, nous étions au 30 avril. Ainsi la masika avait duré trente-neuf jours. C’était le chiffre que nous avaient annoncé les voyants de Bagamoyo. « Pendant quarante jours, nous avaient dit solennellement ces prophètes, l’eau tombera d’une manière incessante. »

En somme, il n’y avait eu que dix-huit jours de pluie. Néanmoins nous fûmes enchantés d’en être quittes. Nous étions las d’être obligés tous les soirs de sécher les bagages, de graisser les outils, les armes, tout ce qui était en fer, et de voir malgré cela tout se gâter rapidement.

Le 1er  mai nous rebarbotions dans l’eau et dans la fange ; tous plus ou moins malades, plus ou moins exténués. Shaw avait toujours la fièvre ; et, de plus en plus maussade, il exprimait les vœux les moins flatteurs à portée agaçante de notre oreille. Il devenait hypocondre, caractère qui, peu aimable en tout pays, est positivement odieux sous la pluie et dans les marais d’Afrique.

Zaïdé avait la petite vérole ; Bombay était pris de kichouma-chouma, littéralement les petits fers, qui lui tenaillaient la poitrine, et le rendaient le plus inutile des inutiles[3]. Mabrak, jeune et robuste gars, imitant Bombay, se couchait dans la vase en simulant des envies de vomir que de violents coups de longe firent disparaître. Abdoul Kader, un Hindi plein de mollesse, tailleur et aventurier, se plaignait de manquer de « force », comme il disait en français ; toujours malade pour l’ouvrage, et toujours affamé. « Si tous les autres lui ressemblaient, m’écriai-je, je n’aurais plus, ô mon Dieu ! qu’à rebrousser chemin, mais non sans en tirer vengeance. »

Ce jour-là mon tailleur sentit ce que valaient des coups de fouet ; et — puisse-t-il le dire à tous ses pareils ! — on peut être sûr qu’il ne fera plus partie de la caravane d’un blanc. Salomon avait sans doute la sagesse infuse ; à moi, elle vint par expérience, et me fit reconnaître qu’un bon fouet de chasse, solidement appliqué, rendait aux gens dont l’humidité a détruit l’énergie, une vigueur et une activité normales, parfois même extravagantes.

Sur un espace de trente milles, à partir du camp, la vallée n’était qu’un affreux marais : un pied d’eau en moyenne, avec çà et là des trous de quatre à cinq pieds de profondeur. Splache, splache, splache, splache était la seule chose qu’on entendit, depuis le moment du départ jusqu’à l’arrivée aux bomas, qui sont établis aux seuls endroits secs de la route.

Deux jours de ce barbotage, et nous atteignîmes la Roudéhoua, autre rivière puissante qui coulait à pleins bords. Comme nous sortions du fourré qui couvre la rive droite de l’une de ses branches, nous nous trouvâmes en face d’une immense nappe d’eau, où s’apercevaient les cimes d’arbres épars, de touffes d’herbes largement disséminées, et que bornaient les montagnes de l’Ousagara, éloignées de dix ou douze milles. Ce fut le comble de nos misères. Quand, avec les ânes et les soldats qui les conduisaient, nous rejoignîmes les porteurs, ceux-ci étaient groupés sur un tertre.

« Êtes-vous au camp ? leur demandai-je.

— Non.
Passage de la Makata.

— Pourquoi alors vous arrêtez-vous ?

— L’eau est trop grande, » 

L’un d’eux pour en indiquer la profondeur tira une ligne idéale autour de ses hanches ; un autre se mit la main en travers de la poitrine, un troisième à la gorge, un quatrième au-dessus de la tête, voulant dire qu’il faudrait nager.

Faire à la nage cinq milles dans un marais plein d’herbe, ce n’était pas possible ; mais il ne l’était pas davantage qu’une pareille divergence d’opinions exprimât la vérité. Je fis donc avancer les soldats et les ânes, que suivirent les pagazis ; et, après trois heures de barbotage dans quatre pieds d’eau, nous abordâmes sur une terre sèche.

De marais était franchi ; mais les horreurs de cette marche nous avaient laissé une impression durable. Personne ne pouvait en oublier les fatigues, ni les nausées. Impression douloureuse que la suite rendit encore plus vive. À dater de cette époque, nos ânes moururent par deux et trois chaque jour ; il n’en resta plus que cinq, entièrement épuisés. Soldats et pagazis eurent des maux sans nombre ; moi-même je fus mis aux portes du tombeau par une dyssenterie aiguë. Peut-être en aurais-je souffert moins longtemps, sans la confiance que m’inspirait la chlorodyne de Collis Brown, et qui retarda l’emploi judicieux de la poudre de Dover. Cette chlorodyne qui a reçu tant d’éloges, et dont j’ai usé trois flacons, ne m’a jamais donné aucun résultat, ni dans la dyssenterie, ni dans la diarrhée ; elle n’a même pas amoindri l’effet du mal.

Combien je regrettais d’être parti pendant la mauvaise saison ! Toutefois il n’y eut dans notre bande que deux victimes de cet affreux marais ; un pagazi et mon chien, mon pauvre Omar, qui m’accompagnait depuis mon départ de l’Inde.

Le seul arbre important de la vallée de la Makata est le palmyra (borassus flabelliformis) ; il y croit, à certaines places, en nombre suffisant pour former des massifs qu’on peut appeler des bois. Au moment de notre passage, le fruit n’en était pas mûr, nous l’avons regretté ; c’eût été pour nous du fruit nouveau dans toute la force du terme. On ne voit ensuite, dans cette plaine, que des arbres épineux d’espèces diverses, arbres très-secondaires, et un mimosa parasol, dont la cime gracieuse est toujours verte.

Le 4 mai, après avoir monté une faible pente, nous nous arrêtâmes à Réhennéko, premier village de l’Ousagara, où nous avons campé. C’est un gros bourg, placé au pied de la montagne, bien situé, en bel et bon air, et qui nous promettait à la fois santé et confort. D’épaisses murailles, bâties en argile et formant un carré, enferment ses huttes coniques, peuplées d’un millier d’âmes. Aux environs sont d’autres villages riches et populeux, dont les habitants ont dans les manières une certaine indépendance qui n’a rien de désagréable. Des ruisseaux limpides, babillant sur du gravier et sur des cailloux, y font une musique délicieuse à l’oreille du voyageur.

Le bambou atteint dans le voisinage assez de volume pour qu’on en fasse des perches solides, à l’usage des tentes et des camps, et en assez grand nombre pour approvisionner toute une armée. Enfin les montagnes sont garnies de beaux arbres qui fourniraient d’excellent bois de charpente.

Nous passâmes quatre jours dans cet agréable endroit pour nous remettre un peu, avant de tenter l’escalade des monts de l’Ousagara ; puis malgré leur faiblesse, bêtes et gens gravirent les flancs abrupts des premiers degrés de la chaîne.

Arrivés au sommet, nous vîmes se déployer, comme en un tableau de maître, la vallée de la Makata, avec ses cours d’eau, semblables à des câbles d’argent que le soleil faisait étinceler ; avec ses bois de palmiers, qui lui prêtaient leurs charmes ; avec ses grandes lignes allant jusqu’aux monts de l’Ourougouru et de l’Ousouapanga, qui bleuissaient au loin et formaient un dernier plan, digne de cette vaste étendue. Toutes ses misères étaient effacées, nous ne voyions plus que sa grandeur.

Nos visages se tournèrent à l’ouest ; et nous nous trouvâmes dans un océan de cônes, de crêtes, de pics surgissant les uns derrière les autres, se heurtant et se dépassant à l’envi. Au nord, au sud, au couchant roulaient des flots de cimes, comme autant de vagues énormes. Pas un point dénudé, une place aride : sur toutes les pentes, dans tous les fonds, à tous les faîtes, partout la forêt et son manteau de verdure. Le diorama n’a pas de changements plus soudains, de contrastes plus frappants.

Après tant de plaines inondées, tant de fondrières, ce tableau nous ravissait ; mais pour nos ânes affaiblis et chargés, l’escalade fut une cruelle épreuve : À la halte du soir, il nous en manquait deux, morts dans le trajet, qui cependant n’avait été que de sept milles ; c’était le premier à-compte de ce que nous devions à la Makata.

Dans les gorges des montagnes, une eau abondante et limpide coulait, tantôt sur un fond granitique, tantôt sur un lit de grès
Mont Kiboué et vallée de la Moukondokoua.
quartzeux, rouge et fertile, dont la substance perméable se laissait délayer, et qui, entraînée par le courant, allait enrichir les terrains inférieurs. En d’autres endroits, l’eau bondissait de rocher en rocher, sur des blocs de quartz et de granit, et par ses grondements emplissait le ravin d’un tonnerre en miniature.

Le 9, après une succession de montées et de descentes, qui, de la croupe d’un mont, nous faisait passer à des profondeurs crépusculaires, nous retrouvâmes brusquement la Moukondokoua (notre Grande-Makata) dans une étroite vallée couverte de roseaux et de buissons épineux. Parmi les broussailles le tamaris luttait contre d’énormes convolvulus, dont les replis l’étreignaient avec tant de force qu’il ne semblait vivre que pour être leur support.

D’une largeur d’un mille au maximum, cette vallée, qui n’offrait par endroit que le quart de cette étendue, suivait toutes les inflexions de la rivière, et déroulait ses courbes, aussi variées que celles d’un serpent, entre des flancs à pic, revêtus de mimosas, d’acacias et de tamaris.

Peu de temps après nous atteignions la route que Burton et Speke ont suivie en 1857, et nous la croisions entre Mboumi et Kadétamaré[4] ; ce dernier point doit être appelé Misonghi, Kadétatamaré n’étant que le nom d’un chef[5]. Nous longeâmes pendant une heure la rive gauche de la Moukondokoua, route onduleuse, qui nous fit aller au sud-est, à l’ouest, au nord et au nord-est, pour arriver à l’endroit où l’on passe la rivière.

Une demi-heure de marche, à partir du gué, nous conduisit à Kiora, sale bourgade, pavée de crottes de chèvre, ayant un nombre extraordinaire d’enfants pour un hameau de vingt maisons, un soleil qui l’inondait avec une furie de cinquante-trois degrés, et des légions de mouches et de tous les insectes connus et inconnus.

Je devais retrouver là, ainsi qu’on me l’avait annoncé, ma troisième bande qui, sous la conduite de Farquhar, était partie de Bagamoyo si bien équipée, si largement pourvue de toutes choses.

Pendant ma dyssenterie, j’avais prié Shaw d’écrire à Farquhar pour lui demander des nouvelles de sa caravane, qui, d’après les renseignements qu’on m’avait donnés, se trouvait dans une situation déplorable ; et Shaw s’était mis en frais de l’épître suivante :

« Mon cher Farquhar,

« À la requête de M. Stanley, je vous écrit pour assavoir ce qu’il en ait de vos infortunes ; quel quantitée d’étorfe vous avez dépensé et combien il vous en reste. Combien d’ânes est mort et en un mot tout le détail de vos afaire. Combien vous avé renvoyé de pagazis et combien vous en avé toujour. Qu’est-ce que vous avé fait de tout le bagage que les âne avait en premier ; et qui est à c’te heure votre karangazery. Comment est-ce que vous allé ? comment va Jacko ainsi que les ânes comment est-ce qu’ils von tous. Quel sorte de bagage est-ce que vous avez. Renvoyez Jarmian demain matin en retour avec Willimingo et Baricka et la réponce tout au long aux question ci-dessus. Dans deux jour nous seron avec vous, »

Si étonnante que fut cette lettre par sa forme et par son orthographe, elle me surprit beaucoup moins que celle de Farquhar, dont la réponse était ainsi conçue :

« Cher Monsieur Stanley,

« Tout va bien ; mais il m’a fallu pas mal de cotonnade pour solder les pagazis ; un ballot y a complétement passé. Le kirangozi était un gredin, je lui ai pris son étoffe et l’ai chassé ; il m’a dit qu’il vous porterait ses plaintes. Je l’ai remplacé par Kiranga, auquel j’ai donné, à cette occasion, dix dotis.

Ici les denrées sont très-chères : une choukka[6] pour deux poulets, cinq dotis pour une chèvre, et je ne peux pas m’en aller.

« J’ai loué hier six porteurs que j’ai fait partir avec Ourédi. Jouma disait qu’il mourait de faim ; je lui ai donné deux ballots de mérikani ; il vous attendra dans l’Ougogo. Jacko a été malade, je ne sais pas de quelle affection ; mais il ne m’a rendu aucun service. Willymingoe est maintenant mon cuisinier. Pouvez-vous m’envoyer du sucre ? Si vous avez besoin de secours, je vous enverrai mes pagazis ; ils pourront vous être utiles ; car c’est entre Réhennéko et Kiora que j’ai perdu neuf ânes ; il ne m’en reste plus qu’un. Tout le kaniki est dépensé ; mais j’ai encore un peu de mérikani.

« Mes respects à M. Shaw et à Sélim,
« Votre bien dévoué
« W.-L. Farqurar, »

Telle était la réponse qui m’était faite, et que je ne pouvais comprendre. Plus de kaniki, plus de guide, plus qu’un âne, et tout allait bien ! Sur la demande d’un simple soldat, il avait envoyé deux charges de mérikani, valant cent cinquante dollars en numéraire ; six cents mètres d’étoffe ! de quoi nourrir cinquante hommes de Bagamoyo à l’Ounyanyembé. Évidemment il était fou. J’allais le savoir, d’ailleurs, en arrivant à Kiora, où je vis de loin sa tente, perchée sur un tas de fumier.

Dès qu’il entendit ma voix, Farquhar se traina hors de sa demeure, ce qu’il n’avait pas fait depuis quinze jours. Je n’aurais jamais reconnu mon joyeux marin dans cet homme pâle et bouffi, aux jambes éléphantines ; il était parti de Bagamoyo si alerte et si pimpant !

Une colline aérée dominait le village ; j’y fis établir notre boma ; et, lorsque ma tente fut dressée, j’y fis porter le malade.

Interrogé sur son état, Farquhar me dit qu’il ne savait pas d’où cela lui était venu et qu’il n’éprouvait aucune douleur.

« Vous ne souffrez pas dans le côté droit ? lui demandai-je.

— Si, du moins je le crois ; mais je n’en sais rien.

— Il ne vous arrive pas quelquefois de sentir au-dessus de la mamelle gauche un élancement, accompagné de suffocation.

— Oui ; quelquefois j’ai l’haleine courte. »

Toujours des réponses ambiguës. La seule chose qu’il accusât nettement, c’était le mauvais état de ses jambes, horriblement gonflées, « Il avait un appétit de cheval, et n’en était pas moins faible. »

À l’aide de ce peu d’informations je découvris dans mon petit livre de médecine, « que l’enflure des jambes, et celle du corps, pouvaient résulter d’une maladie du foie, du cœur ou des reins. » Mais tous les symptômes ne s’accordaient pas. Ainsi nulle paresse des intestins ; bien au contraire. Quel était ce genre d’hydropisie ? À moins que ce ne fût l’éléphantiasis, si fréquent à Zanzibar[7]. Comment d’ailleurs traiter un homme qui ne peut pas vous dire s’il a mal dans la tête ou dans le dos, aux pieds ou à la poitrine ?

Ne sachant que faire, et la maladie n’exigeant pas des soins immédiats, je m’occupai de résoudre le problème contenu dans la lettre que j’avais reçue à Réhennéko. Mais si peu intelligible que fut cette dernière, les informations verbales que me donna son auteur furent dix fois plus énigmatiques. Pas un fil de cette histoire qui pût se démêler de façon à satisfaire un esprit droit. Ce qu’il avait fait et ce qu’il n’avait pas fait, ce qu’il n’avait plus et ce qu’il avait encore, s’embrouillaient tellement, qu’à vouloir mettre de l’ordre dans ce chaos, je sentais ma raison m’échapper. La seule manière d’en finir était d’examiner ce qui restait, de prendre mes comptes et de faire la soustraction.

On se rappelle qu’avant de partir, chacune de mes caravanes avait reçu la cotonnade et la verroterie nécessaires pour se nourrir pendant quatre mois, indépendamment de l’étoffe qui devait servir à payer le tribut, et de celle qui était due aux pagazis.

La bande de Farquhar n’avait pas reçu moins que les autres ; au contraire : elle avait été favorisée, en considération de l’Européen qui la commandait. Elle se composait, au départ, de vingt-trois hommes et de dix ânes, qui, pour les frais de nourriture, emportaient cent vingt dotis de cotonnade et trente-cinq livres de perles diverses. Comme il y a deux cent quarante choukkas dans cent vingt dotis, et que pour une choukka on a vingt-cinq koubabas de grain, dont chacune forme la ration quotidienne d’un homme[8], les deux cent quarante choukkas devaient fournir du grain à la caravane pendant huit mois. Mais le voyage, jusqu’à l’Ounyanyembé n’étant pas de cent vingt jours, plus de la moitié des choukkas était laissée au chef, ainsi que les trente-cinq livres de rassade, afin qu’il pût se donner quelques douceurs, telles que de la volaille et des œufs, voire une chèvre de temps en temps.

Ce compte une fois établi, je me fis représenter l’actif de la caravane.

Déballer, peser et réempaqueter, ce fut l’affaire d’une heure ; après quoi le chiffre des pertes causées à l’Expédition par
cet homme d’un esprit faible et d’une panse avide, me fut exactement connu.

En soixante-treize jours, il avait consommé les deux cent quarante choukkas, douze dotis d’étoffes de couleur, réservées au tribut, et quatre-vingt-deux autres, pris dans les bagages. De l’étoffe qui lui avait été confiée, il ne restait que deux ballots. Tout le surplus, à l’exception de ce qu’il avait payé à de nouveaux pagazis, les bêtes de somme étant mortes, axait été dépensé en mangeaille pour sa table, ou follement gaspillé : achetant les complaisances de ses hommes par le don quotidien d’une chèvre, alors que les chèvres coûtaient cinq dotis ; et variant ses générosités par des présents de volaille.

Je fis ensuite le relevé des frais de ma caravane, dont le personnel était de quarante-trois individus ; et je trouvai que, pour cinquante jours, nous avions dépensé quatre-vingt-six choukkas ; d’où il résultait que le chef de la troisième bande n’avait pas d’excuse. « Mettez un mendiant à cheval, dit le proverbe, et il courra au diable. » Farquhar en était la preuve. Je lui avais acheté un âne de Zanzibar, âne de selle de premier ordre ; il l’avait surmené, écorché par une équitation d’homme ivre, une navette qui avait scié le dos de la pauvre bête ; il l’avait monté quand même, sans jamais descendre, quelle que fût l’étape ; et l’âne n’avait pas tardé à mourir.

Si Farquhar fût allé jusqu’à l’Ounyanyembé, il ne m’aurait laissé ni une choukka, ni une perle. Il était fort heureux que je l’eusse trouvé en route ; mais qu’en faire ? Je ne pouvais pas le laisser à Kiora ; il y serait mort avant peu ; et comment l’emmener ? Depuis notre épreuve de la Makata, la petite charrette n’allait plus : les ânes manquaient. Je lui donnai le mien et nous partîmes.

Le 11 mai, la troisième et la cinquième bandes, actuellement réunies, suivaient la rive droite de la Moukondakoua, à travers des champs de sorgho, et voyaient s’élever les montagnes de plus en plus, à mesure que nous avancions vers l’ouest.

Nous laissâmes Mounyi Ousagara à notre droite. Peu de temps après nous trouvâmes le chemin barré par des éperons de la chaîne qu’il nous fallut gravir.

Une marche de huit milles, à partir du gué de Misonghi, nous fit gagner un autre gué de la Moukondakoua, où nous dîmes un long adieu à la route de Burton, route qui franchit la passe de Goma, et qui gravit les escarpements du Roubého. La nôtre se déroula dans un milieu absolument contraire à celui que nous venions de quitter. Plus de végétation exubérante, aux effluves suffocants ; plus de vallées fécondes ; un sol aride et la flore du désert ; aloès, cactus, euphorbes arborescents, arbustes épineux. Plus de forêts sur les hauteurs : des roches pelées, blanchies par le soleil.

Pendant que nous montions la côte prolongée, et d’un gris brunâtre, qui se trouve sur la gauche après la Moukondokoua, nous avions à notre droite le pic de Ngourou, le plus élevé des cônes de l’Ousagara.

À deux milles de notre dernier gué, nous trouvâmes un khambi fait avec soin, et placé près de la rivière, qui, en cet endroit, se brise en un rapide furieux, le premier qu’elle ait offert à nos regards.

Le lendemain, comme nous allions partir, j’appris que le Petit-maître, ainsi qu’on appelait Shaw, et les hommes qui étaient chargés de la voiture n’étaient pas arrivés. La veille, au soir, j’avais envoyé deux ânes à maître Shaw : un pour lui, qui se disait malade, et un autre pour le fardeau qui était dans la charrette ; puis j’étais allé me coucher, pensant que les retardataires seraient bientôt rendus. Le matin, en apprenant leur absence, je supposai que mon contre-maître ignorait que nous avions à faire cinq étapes dans une contrée déserte ; je lui envoyai donc Choupéreh, un de mes soldats, avec le billet suivant :

« À la réception de cet ordre, jetez dans la rivière, dans un fossé, dans le ravin le plus proche, la voiture, ainsi que les bâts que vous avez de trop, et, pour l’amour de Dieu, mettez-vous en route. Si nous restons ici, nous mourrons de faim. »

Quatre heures s’écoulèrent ; à bout de patience — nous avions en perspective une longue marche — j’allai au-devant des traînards. À un quart de mille, — ô charrons, écoutez bien — je vis Choupéreh, ayant la voiture sur la tête, y compris les roues, les brancards, les essieux. Il avait trouvé plus commode de la porter que de la traîner.

Ce transport, en contradiction formelle avec l’ordre que j’avais donné, m’exaspéra ; et la charrette alla rouler dans les grandes herbes, où elle fut enfin laissée.

Au milieu de la bande, était John Shaw, monté sur son âne ; il me serait impossible de dire qui, de la monture ou du cavalier, était le plus endormi.

« Vite donc ! m’écriai-je, il y a longtemps que je devrais être en route. »

Sur ce, d’une voix particulière qu’il prenait quand il était de
Marche de Shaw.
mauvaise humeur, Shaw me répondit qu’il était venu en toute hâte. Je ne l’en priai pas moins de changer d’allure, ou, s’il ne le pouvait pas, de mettre pied à terre, afin qu’on prît son âne pour le charger. Ce fut l’occasion d’une petite scène ; mais le voyageur, quoi qu’il arrive, doit souper avec le compagnon qu’il s’est choisi.

Nous arrivâmes à quatre heures à Madété ; deux ânes étaient morts pendant le trajet.

Une heure avant nous avions repassé la Moukondokoua. En relevant la direction, j’avais acquis la certitude que cette rivière prend sa source dans un groupe de montagnes situé à peu près à quarante milles au nord-ouest du pic de Ngourou. La route que nous suivions courait à l’ouest-nord-ouest ; à Madété, elle s’éloigna définitivement de la rivière.

Le 14, la marche eut lieu tout entière sur des collines, où, çà et là surgissaient le grès et le granit, et dont l’aspect rigide semblait se refléter dans chaque buisson, dans chaque plante. Cette marche de sept milles nous fit arriver à une hauteur d’environ deux cent cinquante mètres au-dessus de la Moukondokoua. Nous vîmes alors à nos pieds une nappe d’eau de couleur grise. La vue n’en était pas belle, mais rafraîchissante ; elle reposait de l’aridité voisine.

Rien dans les alentours qui pût éveiller l’enthousiasme : ni sommets pittoresques, ni riants paysages. À l’extrémité occidentale, un pic d’un brun sombre, pic de trois cents mètre de hauteur, qui s’appelle l’Ougombo, et qui donne son nom au lac. Une petite chaîne, irrégulière et basse, du même brun foncé, courait au nord, à un mille de distance, parallèlement à la rive ; enfin, au couchant, une grande plaine allait se perdre au loin vers les montagnes de Mpouapoua et vers le Marenga Mkhali ; et nos yeux, se détournant de cette brune étendue, s’arrêtaient avec plaisir sur l’eau grise et tranquille.

La forme du lac ressemblait, pour moi, à celle qu’aurait une carte d’Angleterre, dont on aurait retranché le pays de Galles. L’extrémité du côté de l’ouest, où des hippopotames jouaient en grand nombre, me représentait le Northumberland d’une façon très-exacte. Le rivage anglais, qui regarde la mer du Nord, avec ses grandes courbes et ses larges estuaires, m’était rappelé, en miniature, paf la rive septentrionale ; tandis que le bord très-allongé du côté de l’est, me paraissait copié sur la grande ligne qui va du Kent à la Cornouailles.

Quittant le haut du chaînon, qui, à l’orient, borne la nappe d’eau sur une longueur de quatre cents pieds, je suivis le côté nord du lac. Pour aller d’une extrémité à l’autre, il me fallut une heure et demie ; d’où je conclus, cette ligne étant la plus grande, que l’Ougombo a trois milles de long sur deux de large, à l’endroit où il est le plus développé.

Sa rive, jusqu’à seize mètres au moins du bord de l’eau, est un marais infranchissable, rempli de joncs et de grandes herbes, où l’hippopotame s’ouvre un passage et creuse des canaux qui sont les traces de ses excursions nocturnes. Ici viennent s’abreuver la girafe, le buffle, le zèbre, le sanglier, l’hyrax et de nombreuses antilopes. Des myriades d’oiseaux, d’une variété surprenante, tels qu’ibis, canards, cygnes noirs, grues et pélicans, animent la surface de l’onde. Des rapaces, aigles-pêcheurs et autres, planent au-dessus d’eux, choisissant leur proie, tandis qu’aux alentours retentissent le cri de la pintade, celui du toucan, la plainte du pigeon, le houloulement du hibou, et, dans les herbes voisines, l’appel du florican, de la bécasse et du tétras.

Je restai là pendant deux jours ; un de mes hommes, un Hindi, appelé Jako, tonnelier de son état, avait déserté avec l’une de mes carabines ; j’avais envoyé à sa recherche ; il fallait bien l’attendre. J’en profitai pour explorer les bords du lac. Au pied rocheux d’une colline arrondie et peu élevée, située sur la rive nord, à quinze pieds environ au-dessus du niveau actuel de l’eau, se voyait distinctement l’action des vagues ; et de la base de cette colline, jusqu’à la lisière du marais, des lignes étroites de coquilles brisées étaient marquées aussi nettement que celles qu’on trouve sur la plage à marée basse. Il n’est pas douteux qu’un géologue habile n’eût suivi beaucoup plus haut les traces des vagues sur le grès. Pour moi, les marques les plus apparentes devaient seules être visibles ; toutefois elles m’ont frappé ; et l’examen des environs, surtout de la plaine occidentale, m’a persuadé que l’Ougombo n’est que le reste d’un lac dont l’étendue fut jadis celle du Tanganika. Une crue de douze pieds lui donnerait, encore aujourd’hui, trente milles de long sur dix de large ; une de trente pieds porterait sa longueur à cent milles, et sa largeur à cinquante. L’exploration que je fis, pendant ces deux jours, de la grande plaine déprimée qui se développe au couchant ne me laisse aucun doute à cet égard. Enfin les eaux du lac partagent quelque peu la nature saumâtre du Matamombo, noullah[9], dont elles se trouvent maintenant à une quinzaine de milles, et rappellent, bien qu’à un faible degré, celle du Marenga Mkhali, situé à quarante milles de distance.

Jako me fut ramené vers la fin du second jour ; il expliqua sa disparition en disant qu’un excès de fatigue l’avait fait s’endormir dans les broussailles, à quelques pas de la route. Mais cette halte en pays de famine, halte forcée dont il
Lac et pic d’Ougombo.
était cause, ne m’avait pas disposé à la clémence ; et pour prévenir chez lui toute velléité de récidive, je fis ajouter Jako à la chaîne des déserteurs.

Nous perdîmes encore deux ânes, dont l’un fut tué par le poids énorme et par le balancement continu de Farquhar. Celui-ci devenait la risée de la caravane par son complet abandon de lui-même et par ses exigences. Il voulait toujours avoir près de lui cinq ou six personnes qu’il invoquait sans cesse en pleurant, comme un enfant malade. S’il n’était pas compris, ce qui lui arrivait presque toujours, car il ne parlait qu’anglais, il lançait aux malheureux nègres une volée d’injures profanes, très-blessantes pour l’oreille d’un chrétien. Jako avait été son cuisinier ; il l’avait rendu stupide à force de le battre ; et mes soldats craignaient tellement sa violence, qu’ils n’osaient pas approcher de lui. Il en résultait que sa voix, qui n’avait jamais été harmonieuse, s’entendait nuit et jour, montée au diapason le plus aigu de la plainte discordante.

Je supportai cette musique pendant une semaine. Si les ânes ne m’avaient pas manqué, je l’aurais supportée plus longtemps ; mais avec le petit nombre de mes baudets, avec leur affaiblissement et un pareil cavalier, c’eut été la ruine de l’Expédition que de continuer ainsi. Je pensai donc qu’il valait mieux pour nous tous, et pour lui-même, que Farquhar fût laissé à quelque bon chef de village avec de l’étoffe et des grains de verre pour six mois, pendant lesquels il se remettrait plus facilement qu’en route.

En attendant, il mangeait à ma table ainsi que maître Shaw. Le 15 mai, lorsque mes deux convives furent appelés pour déjeuner, ils arrivèrent avec des figures qui ne présageaient rien de bon. Ni l’un ni l’autre ne répondit au « Good morning » que je leur adressai, et leurs visages se détournèrent pour éviter mon regard. L’idée me vint que la conversation qu’ils venaient d’avoir entre eux, et dont j’avais entendu le bruit, avait roulé sur moi.

Néanmoins je les priai de s’asseoir, et je dis à Sélim d’apporter le déjeuner. Le menu se composait d’un quartier de chèvre rôti, d’un foie à l’étuvée, d’une demi-douzaine de patates, d’une assiettée de crêpes et d’une tasse de café.

« Veuillez découper le rôti et servir Farquhar, dis-je à maitre Shaw.

— Cette viande là ? bonne pour les chiens ! s’écria celui-ci, avec la dernière insolence.

— Que dites-vous ? lui demandai-je.

— Je dis que c’est une honte, monsieur, répondit-il en se tournant vers moi, une véritable honte que la manière dont vous nous traitez. Je dis que vous m’écrasez de fatigue, que nous pensions avoir des ânes et des serviteurs, et qu’au lieu de cela vous me faites marcher tous les jours, en plein soleil, jusqu’à me faire sentir que j’aimerais mieux être en enfer que dans cette expédition damnée ; et je voudrais que tous ceux qui en font partie, fussent au diable. Voilà ce que je dis, monsieur[10].

— Écoutez-moi Shaw, et vous aussi, Farquhar. Depuis notre départ jusqu’au moment où nous les avons perdus, vous avez eu des ânes. Les serviteurs ne vous ont pas manqué : on a dressé vos tentes, fait votre cuisine, porté vos bagages. Mes repas ont été les vôtres ; à cet égard, pas de différence entre vous et moi. Aujourd’hui, les ânes nous manquent ; tous ceux de Farquhar sont morts ; j’en ai perdu sept, et les autres faiblissent. Il m’a fallu jeter divers objets qui faisaient partie de leur charge. Bientôt il ne m’en restera plus ; il faudra les remplacer, louer de nouveaux pagazis — une dépense énorme. Et c’est en face d’un pareil état de choses que vous osez vous plaindre, vous emporter, me maudire à ma propre table ! Rappelez-vous donc le pays où vous êtes, et votre qualité de serviteur ; je ne suis pas votre compagnon.

— Au diable le… »

Avant qu’il eût fini sa phrase, maître Shaw était par terre.

« Faut-il continuer la leçon ? lui demandai-je.

— Monsieur, répondit Shaw en se relevant, permettez-moi de vous dire : le mieux est que je m’en aille. J’en ai assez et je n’irai pas plus loin. Veuillez me donner mon congé.

— Oh ! certainement. »

J’appelai Bombay :

« Cet homme veut partir, lui dis-je. Pliez sa tente, apportez-moi ses armes ; prenez ses effets, et conduisez-le à deux cents mètres du camp, où vous le laisserez avec ses bagages. »

Peu de temps après, Bombay avait exécuté mes ordres et revenait avec quatre soldats.

« Maintenant, monsieur, dis-je à mon contre-maître, vous pouvez partir ; vous êtes libre. »

Il se leva et sortit avec l’escorte.

Après le déjeuner, je démontrai à Farquhar la nécessité d’une marche rapide, et le besoin, pour moi, de n’avoir pas d’entraves. Nous allions franchir un désert où l’on ne fait pas de halte ; que deviendrait-il, si je n’avais pas de monture à lui donner ? Sa maladie pouvait durer longtemps. Ne serait-il pas plus sage de le laisser dans un endroit paisible, sous la protection d’un bon chef, qui, moyennant un prix quelconque, veillerait sur lui jusqu’au moment où il pourrait regagner la côte, avec les gens d’un Arabe ? Il en convint et approuva cette résolution.

L’entretien n’était pas fini, lorsque Bombay reparut en me disant que maître Shaw désirait me parler.

Je me rendis à l’entrée du camp, où je trouvai Shaw, qui, d’un air confus et plein de repentir, me demanda pardon et me supplia de le reprendre, en m’assurant que désormais je n’aurais aucun reproche à lui faire.

Je lui tendis la main. « Cher camarade, lui dis-je, ne parlons plus de tout cela. Il n’est pas de famille qui n’ait ses querelles ; dès que vous m’offrez vos excuses, tout est fini ; soyez-en convaincu. »

Le soir, au moment où je commençais à dormir, j’entendis un coup de feu, et le sifflement d’une balle qui traversait ma tente à quelques pouces de moi. Je saisis mes revolvers et me précipitai au dehors.

« Qui vient de tirer ? » demandai-je aux sentinelles.

Tout le monde était debout, chacun plus ou moins ému. L’un des hommes répondit : « C’est Bana Mdogo, le Petit-Maître. »

J’allumai une bougie et me dirigeai vers la tente du Bana.

« Est-ce vous qui avez tiré, Shaw ? »

Pas de réponse ; il paraissait dormir et affectait de ronfler.

« Shaw ! Shaw ! Est-ce vous qui avez tiré ce coup de feu ?

— Moi ? dit-il en s’éveillant ; moi ? Un coup de feu ? Je dormais. »

Mes yeux tombèrent sur son fusil qui était à côté de lui. Je pris cette arme : le canon était chaud ; j’y introduisis le petit doigt et l’en retirai noirci par la poudre.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? demandai-je au dormeur. Le fusil est chaud, et les hommes disent que c’est vous qui avez tiré.

— Ah !… oui, répondit-il. Je me rappelle ; j’ai rêvé qu’un voleur passait ma porte ; et j’ai tiré ; c’est vrai, je l’avais oublié. J’ai tiré, mais après ? De quoi s’agit-il ?

— De rien, répliquai-je. Seulement, je vous conseille à l’avenir, pour éviter les soupçons, de ne pas tirer dans ma tente ou dans mon voisinage ; je pourrais être blessé ; dans ce cas-là, de mauvais rapports ne manqueraient pas de se faire ; et vous en devinez les conséquences. Bonsoir. »

Il ne fut plus question de l’incident ; la première fois que j’en ouvris la bouche, ce fut pour le raconter à Livingstone. « Il voulait vous tuer ! » s’écria celui-ci, donnant un corps à mes soupçons.

Mais quelle stupidité que ce meurtre ! Assurément, s’il m’avait tué, mes hommes l’en auraient puni à l’instant même ; et s’il voulait se défaire de moi, il en aurait eu, pendant la marche, des occasions cent fois meilleures. Je ne peux m’expliquer le fait que par un accès de folie.

Le 16 nous traversions la plaine qui est à l’ouest de l’Ougombo, rasant de temps à autre une chaîne rocailleuse et basse, formée de trapp, dont une violente secousse avait déplacé d’énormes blocs. Des baobabs, des tamariniers gigantesques et une variété d’arbres épineux, croissaient dans cette plaine. Au flanc des rochers se trouvaient des euphorbes arborescents, d’une taille que je n’avais pas vue à ceux d’Abyssinie[11].

Nous marchions depuis cinq heures, lorsque nous vîmes les montagnes s’infléchir au nord-est.

La ligne que nous suivions se dirigeait au nord-ouest et nous faisait de la sorte éviter le Roubého, que nous laissions à notre gauche, où il s’élevait jusqu’aux nues. Au lieu de cette passe « terrible, » ainsi que l’a qualifiée Burton, nous n’avions à rencontrer qu’une vaste plaine, dont la pente s’inclinait doucement vers l’Ougogo.

Après une marche de quinze milles nous nous arrêtâmes au bord du Matamombo, dont le lit desséché est connu pour renfermer des étangs d’une eau amère et de couleur rouge. Les singes et les rhinocéros étaient nombreux dans le voisinage, ainsi que différentes antilopes parmi lesquelles se remarquaient les steinboks[12] et les coudous. C’est là que je perdis mon pauvre Omar, presque à l’entrée de l’Ougogo, où sa vigilance m’eût été si précieuse. Il mourut d’une inflammation d’entrailles, contractée dans le marais de la Makata.

La marche suivante fut également de quinze milles, et dans une interminable jungle, formée de bois épineux. Vers la fin du trajet — un peu moins de deux milles avant d’atteindre le camp — la route suivit le fond d’une petite rivière, alors à sec ; et, large comme une avenue, elle arriva au camp de Mpouapoua, qui a dans ses environs une quantité de ruisseaux des plus limpides.

Exténués par ces longues marches, nous étions parfaitement disposés à jouir des produits du Mpouapoua, comme le sont d’ailleurs toutes les caravanes qui sortent de l’Ouségounha et de l’Oudoé, ces terres infestées par les mouches. Là nous trouvâmes le cheik Thani, le bon Arabe dont l’éloquence nous avait rendu si grand service. Il était campé sous un énorme figuier, où, depuis deux jours, il se régalait de mouton gras, de laitage, de bosse de bœuf ; et il comptait bien prolonger cette bombance quelque temps encore, avant d’affronter les privations et les tirikézas du Marenga Mkhali[13].

« Non, me dit-il vivement, ne partez pas ; donnez à vos gens et à vos bêtes deux ou trois jours de repos. Engagez de nouveaux porteurs, rassasiez-vous de toutes les bonnes choses que vous trouverez ici ; puis nous ferons route ensemble, et sans nous arrêter. L’Ougogo est riche en laitage et en miel, en farine, en légumes, en denrées de toute espèce ; et Inch Allah ! nous y serons avant huit jours. »

D’après tout ce qu’on m’en avait dit, l’Ougogo m’apparaissait comme une terre promise, et j’avais hâte d’y arriver pour guérir mon estomac de ses défaillances. Mais quand je sus que l’endroit où je me trouvais n’était pas moins riche en denrées de toute sorte, je cédai aux conseils de mon vénérable ami.

Toute la matinée suivante fut occupée à obtenir des naturels les vivres qu’ils ne se pressaient pas de m’accorder ; et lorsqu’enfin j’eus des œufs, du mouton, du lait, du miel, de la farine, des haricots, du beurre fondu en quantité suffisante pour un repas respectable, je mis tous mes soins et tout mon art à transformer ces aliments en un déjeuner qui pût satisfaire un estomac comme le mien, à la fois délicat et affamé.

La bonne digestion qui suivit ce régal prouva que mes efforts avaient pleinement réussi ; je trouve dans mes notes, à cette date mémorable : « Dieu soit loué ! après avoir vécu pendant cinquante-sept jours de bouillie de sorgho et de chèvre coriace, j’ai savouré avec une onctueuse satisfaction un déjeuner réel, et un véritable dîner. »

Ce fut dans l’un des nombreux villages de cet heureux district que je trouvai un asile pour Farquhar. La nourriture n’y était pas moins variée qu’abondante et s’y vendait beaucoup moins cher que les mauvaises denrées que nous achetions depuis longtemps. Le chef, qui se nommait Leucolé, un petit vieillard dont l’œil était doux, la figure agréable, ne demandait pas mieux que de veiller sur le malade ; mais il exigeait que celui-ci eût un de mes hommes pour le servir.

Tout d’abord je m’étais dit qu’on m’imposerait cette charge ; puis j’avais espéré qu’il n’en serait rien, et, que moyennant une gratification, le malade serait pris tout seul. Mais la persistance que mettait Farquhar à demander en anglais jusqu’aux moindres choses, et la fureur qu’il éprouvait de n’être pas compris, fureur d’où il ne sortait que pour se plonger dans un farouche silence, tirent que rien au monde ne put décider Leucolé à le garder sans interprète.

Déplorer la faute que j’avais commise en grevant l’expédition d’un pareil homme, ne servait à rien. Il était malade, et « quelle que fût son humeur, le devoir m’imposait de le faire soigner. J’appelai donc Bombay et lui demandai quel était celui de nos soldats que nous pouvions laisser à Farquhar avec le moins de désavantage pour nous. Mais Bombay de s’écrier : « Oh ! maître, est-ce pour nous jeter sur la route que vous nous avez conduits en Afrique ? Nous n’avons pas signé de contrat pour rester en arrière. C’est à vous suivre que nous nous sommes engagés, à vous suivre partout ; nous n’avons pas d’autre devoir. Le soldat que vous désignerez, fera semblant de vous obéir et s’enfuira dès que vous serez parti. Non maître, non, c’est impossible. »

Malgré l’assertion de Bombay, je demandai à chaque homme en particulier s’il voulait rester avec le malade. Chacun me répondit négativement et de la manière la plus formelle, donnant pour raison la violence du Mousoungou, et le traitement qu’il avait infligé aux soldats de sa caravane. Tous en avaient peur ; Oulimengo, répétant ses jurons, l’imitait de la façon la plus risible ; et je comprenais que personne ne voulût supporter ces malédictions perpétuelles. Cependant comme il fallait en finir, j’usai d’autorité ; Jako, le seul de la bande qui, avec Bombay et Sélim, parlât anglais, Jako fut désigné, malgré ses prières, et Leucolé fut satisfait.

Des perles blanches, du kaniki et du merikani pour vivre largement pendant six mois ; plus huit mètres de drap de qualité supérieure, qui devaient être offerts au chef après la guérison du malade, furent portés à celui-ci, auquel je fis remettre en même temps une carabine de Starr, des munitions pour trois cents coups, des ustensiles de cuisine et trois livres de thé.

Abdallah ben Nasib était alors campé dans notre voisinage avec cinq cents porteurs et une suite nombreuse, composée d’Arabes et de Vouasahouahili, qui gravitaient dans le cercle où les retenait son importance. Il vint me trouver — c’était un homme de grande taille, d’une cinquantaine d’années, et plein de vigueur — il vint me trouver, dis-je, accompagné de ses satellites, et me demanda si, par hasard, je n’avais pas besoin d’acheter des ânes. Tous les miens étaient malades ou moribonds ; je répondis affirmativement. Il me dit alors avec la plus grande affabilité qu’il me vendrait tous ceux qui pourraient m’être nécessaires, et qu’il recevrait en payement une traite sur Zanzibar.

Enchanté de ce noble Arabe, trouvant qu’il justifiait complètement les éloges que lui avait donnés Burton, j’eus pour lui tous les égards dus à un homme d’un si haut rang et d’une si touchante bonté. Le lendemain matin, sans me prévenir, sans m’envoyer le moindre mot d’adieu, Abdallah ben Nasib ou Kisésa, ainsi que l’appellent les Vouanyamouézi, prenait la route de Bagamoyo avec ses satellites, ses pagazis et tous ses ânes, me traitant à peu près comme Ben Soulayyam avait traité le capitaine Speke[14].

On rencontre ici généralement de dix à trente porteurs disposés à suivre les caravanes remontantes. Je fus assez heureux pour louer une douzaine de ces braves gens, qui, arrivés dans l’Ounyanyembé, se réengagèrent tous et m’accompagnèrent jusqu’à Oujiji. En face des tirikézas qui nous attendaient, je me félicitai d’autant plus de cette bonne fortune, qu’il ne me restait que dix ânes dont quatre pouvaient à peine se traîner.

Le Mpouapoua, ainsi que prononcent les Arabes, est le Mbamboua des Vousagara. C’est une chaîne de montagnes, s’élevant à plus de six mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Elle limite au nord, ainsi que nous l’avons dit, la grande plaine située à l’ouest de l’Ougombo, et celle du Marenga Mkhali, qui s’étend au delà des frontières de l’Ouhoumba. En face du Mpouapoua, à une distance d’environ trente milles, se dresse l’Anak, grand pic du Roubého, ainsi que d’autres monts ambitieux, dont les sommets forment une crête aux longues rangées d’escarpements, qui surgissent de la plaine, escarpements rectilignes, non moins réguliers que si les matériaux en avaient été façonnés et disposés de main d’homme.

Séduit par la vue de ses pentes admirablement boisées, par la pureté de ses ruisseaux, bordés de massifs buissonnants, de gracieux mimosas, d’énormes sycomores, par ses grands cônes, derrière lesquels je me représentais de riantes perspectives, je bravai la fatigue d’une escalade.

Mon amour du pittoresque ne fut pas désappointé. Du sommet, j’eus sous les yeux une étendue de plaines et de montagnes, allant du pic d’Ougombo à l’Ougogo, et du Roubébo jusqu’aux terrains des féroces Vouahoumba : une aire de plusieurs centaines de milles carrés. Dans la plaine, des collines que la nature semblait avoir semées au hasard, en un jour de hâte, apparaissaient comme autant d’îles sur un océan tigré de vert et de brun. Où le sol était dénudé, se montraient de larges espaces d’un roux blanchâtre, que, de temps à autre, assombrissaient les nuages.

Pour le chasseur, il y avait un paradis dans cette plaine, dont les retraites abritent une venaison abondante ; pour moi, qui savais ne trouver dans ses plis qu’une eau amère, l’aspect m’en était moins agréable ; c’était le triste côté du tableau. Mais au pied des monts, la jungle avait des éclaircies, les bois se déchiraient, et l’on apercevait des champs de maïs, de sorgho, de millet, avec çà et là quelque tembé[15]. Puis, toujours plus près de moi, couraient des bandes étroites d’herbe nouvelle, et se déployait une prairie alluviale entourée de grands arbres.

Des filets d’eau, contenus dans un grand lit de rivière, distribuaient à ces champs altérés l’élément vivifiant, si rare et si précieux dans cette partie de l’Ousagara. Sur la pente qui rejoignait ce ruisseau, gisaient de gros blocs de basalte, et des quartiers de roche tombés d’un escarpement supérieur ; énorme rocaille portant de grands euphorbes, solidement fixés à la pierre, et qui trouvaient à se nourrir où pas une autre plante n’aurait pu végéter. Ailleurs, le versant était paré d’un manteau de mimosas atteignant presque au sommet. Enfin, doux spectacle pour moi qui en étais privé depuis si longtemps, des troupeaux de vaches paissaient dans les plis de la montagne, dont ils animaient la solitude, et m’offraient en perspective des flots de lait, des masses de beurre.

Mais où l’on avait la plus belle vue, c’était au nord, du côté du massif montagneux qui arc-boute la chaîne, en face du Roubého ; massif compact, d’où les vents, dont il est le séjour, roulent du faîte des pentes abruptes et des pics solitaires, se grossissent dans le Marenga Mkhali, hurlent à travers l’Ougogo, et s’abattent dans l’Ounyamouézi avec la puissance de l’ouragan. C’est aussi la demeure des nuées, sources des eaux cristallines qui vont égayer de leurs murmures les vallons feuillus, et enrichir le district populeux du Mpouapoua.

On se sent renaître sur ces hauteurs rafraîchies par la brise ; on redevient fort en buvant cet air pur, en se repaissant de la vue de ces plateaux, non moins verts que des pelouses, de ces sommets arrondis, de ces vallées dont les retraites séduiraient un ermite ; de ces ravins profonds, de ces gorges imposantes, où règne une lueur crépusculaire, de ces abîmes aux parois déchirées, de ces roches pittoresques, de cet ensemble dont les grandes lignes enserrent tout ce que la nature a de sauvage et de poétique.

Je rapportai de ma course une faim dévorante, et je fus heureux de trouver les bonnes choses que produit la localité. Néanmoins, si le laitage du Mpouapoua reste dans notre souvenir reconnaissant, il ne nous fait pas oublier que ce district est odieusement infesté de perce-oreilles. C’étaient par milliers qu’ils se comptaient dans ma tente ; mon lit en renfermait des centaines, mes vêtements des cinquantaines, et ils étaient par vingtaines sur ma tête et sur mon cou. La plaie des sauterelles, celle des poux et des puces, ne sont rien en comparaison de ces perce-oreilles maudits. Non pas qu’ils mordent ou qu’ils irritent la peau ; mais leur aspect et leur nombre est quelque chose de si horrible que c’est à devenir fou, rien que d’y penser. Qui ne se rappelle l’affreuse aventure de Speke[16] ? Une vigilance continue m’a seule préservé, je le crois, d’une pareille calamité.

Après les perce-oreilles, venaient comme importance, et comme nombre, les fourmis blanches, dont le pouvoir destructeur est tout simplement terrifiant. Porte-manteaux, nattes, vêtements, étoffe ; bref, tout ce que j’avais semblait devoir disparaître ; je craignais que ma tente ne fût dévorée pendant mon sommeil. Jusque-là cette engeance n’avait pas été un sujet d’inquiétude ; ailleurs, c’étaient les fourmis noires et les fourmis rouges qui avaient absorbé notre attention ; mais ici les noires étaient rares et je n’en vis pas une rouge.

Après trois jours de halte, je me décidai à reprendre la marche, qui devait continuer sans interruption jusqu’à Mvoumi, village de l’Ougogo, où je serais initié à l’art de débattre le honga[17].

La première étape, de Mpouapoua à Kisokoueh, fut très-brève : quatre mille seulement, afin que le Cheik Thani, le Cheik Hamed, et cinq ou six caravanes de Vouasahouahili, pussent me rejoindre ainsi qu’il était convenu, et se rendre avec moi à Kounyo, sur les confins du Marenga Mkhali.

  1. Boma ou camp fortifié ; sorte de Kraai entouré d’épines.
  2. Coudou ou condoma, tragélaphe strepsicère, grande antilope, ayant à peu près la taille du caama : de sept à neuf pieds de longueur, de quatre à cinq pieds au garrot (mesure anglaise), mais bien plus élégante que l’autre. Armé de cornes puissantes de trois pieds en ligne droite, cornes à trois courbures en spirale, couchées sur le dos, quand la bête, qui est amie des fourrés, court sous bois. « D’un port majestueux, d’une robe superbe, dit le capitaine Harris, en peut nommer le coudou le roi de sa tribu. » Même récit de ta part de Cumming, de Baldwin, d’Osweld, etc. qui, tour à tour, ont donné la palme à l’oryx et au blackbuck (égocère noir), mais sans affaiblir leur témoignage de la beauté du coudou. (Note du traducteur.)
  3. Burton écrit Kichyoma-chyoma. Ce sont des spasmes affreux, d’horribles crampes. « Une troisième attaque eut toute l’apparence d’un accès d’hydrophobie, » dit Burton en décrivant ce mal atroce, dont le capitaine Speke était frappé. « La légion infernale était revenue, ajoute le narrateur ; le malade se croyait en proie à des monstres armés de griffes, qui lui arrachaient les nerfs depuis la ceinture jusqu’à là cheville. » (Voir l’entière description, Voyages aux Grands Lacs, p. 550. Librairie Hachette, 1862.) Cette effroyable maladie arrivait au capitaine « en surcroît de la surdité, du mal d’yeux, et de l’enflure du visage, qui lui étaient habituels, » et qu’il avait contractés en Afrique, sans parler d’accès de fièvre terribles. Quand on pense qu’une pareille agonie a été affrontée de nouveau ; qu’à peine remis de ces tortures, le voyageur est retourné au-devant d’elles, dans l’espoir d’élargir notre horizon, quelle admiration reconnaissante ne devons nous pas à ceux qui nous donnent de telles preuves d’oubli de soi-même, de dévouement à la science, d’enthousiasme pour la recherche du vrai ! (Note du traducteur.)
  4. Voir Burton, Voyage aux Grande lacs, page 169.
  5. En Afrique il en est souvent ainsi ; rien de moins stable que les routes et les villages, rien de plus vague que les appellations. Tantôt c’est le territoire qui désigne la bourgade, souvent des hameaux épars ; tantôt c’est le chef qui donne son nom à sa résidence, ou qui prend celui de l’endroit qu’il habite, comme on l’a vu pour Kisabengo et pour sa fille. (Note du traducteur.)
  6. La choukka, braça des Portugais du Mozambique, est un morceau d’étoffe, en général de calicot écru, mis autour des hanches en guise de jupon ; elle se porte également d’autre manière. Sa largeur varie d’après celle de l’étoffe qui la compose ; mais sa longueur est toujours de quatre coudées. En 1857, elle valait communément à Zanzibar, soixante-quinze centimes, prise en gros ; sur la côte environ un franc trente, et dans l’intérieur un dollar, et plus. Deux choukkas font un doti. (Note du traducteur, d’après Burton.)
  7. C’était la maladie de Bright, résultat d’une vie débauchée.
  8. La Koubaba, unité de mesure employée ici pour le grain, pèse d’une livre et quart à une livre et demie. Toutefois rien de plus arbitraire ; elle se divise en grande et petite koubaba, et généralement est représentée par une gourde, dont la capacité est loin d’être fixe. (Note du traducteur.)
  9. Mot consacré par Burton, qui l’a emprunté aux Hindous. C’est un lit de rivière torrentielle, généralement profond et d’une largeur médiocre, infranchissable à gué à l’époque des pluies, et complètement à sec, ou ne renfermant que des citernes plus ou moins grandes pendant le reste de l’année. Il se distingue du lit de torrent, qui est un ravin de montagne à fond rocheux, en ce qu’il est creusé dans la plaine, en terrain friable. Mais il peut être la suite d’un torrent proprement dit ; nous le verrons s’ouvrir dans la pierre, et s’encombrer de rocailles. Le noullab de Burton est le mtoni des indigènes.(Note du traducteur.)
  10. On sait combien les mots d’enfer, de damnation et de tout ce qui s’y rapporte blessent une oreille anglaise ou américaine. Ces énormités ne sont indiquées dans le texte que par leurs initiales.(Note du traducteur.)
  11. D’après Burton, l’euphorbe atteint dans cette région de douze à treize mètres de hauteur ; sa tige ligneuse et dure, porte une masse de rameaux nus, en forme de cloche, impénétrable aux rayons du soleil. (Note du traducteur.)
  12. Tragulus rupestris, antilope dama, antilope ibex, de la taille d’une chèvre ; recherche les lieux élevés, les pays arides ; il vit solitaire ou par couple. A été fort nombreux dans le midi de l’Afrique. (Note du traducteur.)
  13. Dans le langage du Sahouahit, dit Burton, Kou tirikza ou tilikeza est l’infinitif d’un verbe neutre qui veut dire être en marche après midi. Les Arabes en ont fait un substantif désignant une marche forcée, reprise dans le milieu du jour. C’est pour l’Africain la plus rude de toutes les épreuves. En sortant de l’ombre, où la halte s’est faite, on entre dans une fournaise dont l’ardeur vous saisit ; le ciel est en flammes, le sol fume ou étincelle, l’air vous sèche les yeux. La tirikéza est toujours d’une longueur exceptionnelle. Souvent la lune brille avant que les pagazis atteignent le Kraal, où ils arrivent la face déchirée par les épines, les pieds lacérés par les cailloux et par les souches.(Note du traducteur.)
  14. Voir Burton, Voyage aux Grands Lacs, page 435.
  15. Village carré, de nature particulière, dont on verra plus loin la description.(Note du traducteur.)
  16. Voir Burton, Voyage aux Grands Lacs, page 435.
  17. Du verbe Ku honga : donner l’argent du passage, pris substantivement par les Arabes, pour désigner le tribut, qui, d’après son nom même, n’est qu’un droit de transit. Voir Burton, Voyage aux Grands lacs, page 223. (Note du traducteur.)