Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/05


CHAPITRE V

De Bagamoyo à Simbamouenni.


Avant d’aller plus loin, encore un mot d’excuse pour cet emploi de la première personne auquel je suis condamné. Ego est toujours en avant dans ce volume ; obligé de le mettre en évidence, j’exhibe celui qu’il représente tel qu’il était alors, non tel qui aurait dû être ; je dis ce qu’il a fait, non ce qu’il aurait dû faire. Je rapporte les choses comme elles se sont passées ; et, le faisant de mon mieux, je raconte littéralement ce qui est arrivé à l’Expédition. Quelle que soit du reste, à l’égard de ce livre, l’opinion des gens casaniers, amis de leur fauteuil et de leur coin du feu, les voyageurs qui me succéderont dans l’est de l’Afrique, donneront avec gratitude leurs éloges à ce fidèle récit de mes aventures, parce qu’il sera pour eux d’un utile enseignement.

Le 21 mars 1871, soixante-treize jours après mon arrivée à Zanzibar, ma cinquième caravane sortit de Bagamoyo, et se dirigea vers l’ouest avec ce mot d’ordre : Forward ! c’est-à-dire En avant !

Le drapeau fut déployé, celui des États-Unis. Les porteurs, les soldats, les animaux étaient en ligne ; le Kirangozi, comme on appelle le guide, se mit à leur tête. Je dis un long adieu à la vie civilisée, à ses loisirs ; adieu à l’Océan, à sa route largement ouverte, qui mène chez moi, adieu à la foule de bruns spectateurs qui saluaient notre départ de coups de feu répétés.

Quarante-six personnes composaient la bande ; on y comptait vingt-huit pagazis ou porte-balles, douze askaris ou soldats. Ces derniers étaient responsables de nos dix-sept ânes et de leurs charges ; Sélim conduisait la petite charrette, qui portait les munitions. Shaw, coiffé d’un liège en forme de barque renversée, chaussé de bottes fortes, et monté sur un âne, fermait la marche ; tandis que sur le beau cheval que lui avait donné M. Goodhue, le Bana Mkouba, c’est-à-dire le Grand-Maître, comme on l’appelait, moi enfin, reporter et chef de l’Expédition, j’étais à l’avant-garde.

Je les connaissais tous ; leur choix avait été l’objet de mes soins ; et je n’avais rien à leur reprocher. Toutefois il serait prématuré de décrire leurs caractères. Je me bornerai donc, quant à présent, à nommer les principaux d’entre eux, d’après le rang qu’ils occupaient. En voici la liste avec leurs qualités.

John William Shaw, mon contre-maître.
Mabrak Bombay, capitaine (chef de l’escorte).
Oulédi (valet de Speke), sergent.
Mabrouki (valet de Burton), chargé des tentes.
Mabrouki, dit Le Petit 
  
soldat.
Mabrouk Salem 
  
id.
Zaïdé 
  
id.
Kamma 
  
id.
Sarmian 
  
id.
Férajji (déserteur de la caravane de Speke) 
  
id.
Kingarou 
  
id.
Ambari 
  
id.
Sélim. natif de Jérusalem, interprète arabe.
Bander Salant, natif de Malabar 
  
cuisinier.
Abdoul-Kader 
  
id 
  
tailleur.
Hamadi, natif de Zanzibar 
  
kirangozi.
Sarboko 
  
id 
  
pagazi.
Jafouneh 
  
id 
  
id.
Farjallah 
  
id 
  
id.
Khamisi 
  
id 
  
id.
Asmani 
  
id 
  
id.
Chamba 
  
id 
  
id.
Choubari 
  
id 
  
id.
Makoriga 
  
id 
  
id.
Khamis 
  
id 
  
id.

Au total, l’Expédition, avons-nous dit, comptait cent quatre-vingt-douze membres, dont trois hommes de race blanche, vingt-trois soldats, quatre surnuméraires, quatre chefs de couleur, et cent cinquante-trois pagazis. Son chargement, réparti entre ces derniers, vingt-cinq ânes et une petite charrette, se composait de tous les objets d’échange qui formaient nos valeurs, du matériel de voyage : tentes et couvertures, munitions, bateaux, instruments, ustensiles de cuisine et autres ; enfin, des provisions nécessaires à celui qui s’embarque pour une longue traversée, tels que médicaments, savon, bougies, sucre, thé, café, pemmican, extrait de viande, épices, conserves, etc.

Notre armement était ainsi composé : deux raïfles à seize coups, l’un de Winchester, l’autre d’Henry ; trois carabines se chargeant par la culasse : deux de Starr, une de Jocelyn ; un raïfle pour éléphant, portant des balles de huit à la livre ; deux révolvers ; vingt-quatre mousquets à pierre ; six pistolets, une hache d’armes, deux sabres, deux poignards, (kammers persans, achetés par moi à Chiraz) ; un épieu, deux haches américaines de quatre livres chacune, deux douzaines de haches ordinaires, et vingt-quatre couteaux de boucher.

L’Expédition était en bonne voie ; rien ne lui manquait, rien n’avait été épargné. Si elle devait être arrêtée dans sa marche, ce serait par accident ou par des circonstances que nous ne pouvions pas prévoir.

Notre sortie de Bagamoyo fut très-brillante. La foule, avons nous dit, se pressait sur notre passage, et des salves de mousqueterie célébraient notre départ. Chacun de nous était plein d’ardeur ; les soldats chantaient, le Kirangozi poussait des rugissements sonores, et agitait le drapeau étoilé qui disait à tous les spectateurs : c’est la caravane d’un Mousoungou !

Je crois que mon cœur battait trop vite pour que mes traits eussent l’impassibilité qui convient à ceux d’un chef ; mais c’était plus fort que moi : l’enthousiasme de la jeunesse me possède toujours, en dépit de mes voyages. Mon sang courait dans mes veines avec toute l’ardeur d’une santé parfaite. Les soucis qui m’accablaient depuis deux mois étaient passés ; j’avais dit mon dernier mot à Sour Hadji Pallou, jeté mon dernier regard à la masse beuglante des métis, des Banians et des Béloutchis, fait mes adieux aux jésuites de la mission française. Devant moi s’ouvrait l’espace ; et l’horizon ensoleillé était plein de promesses.

Autour de nous, un pays charmant : des arbres étrangers, des champs fertiles, une végétation riante. J’écoulais la voix du grillon, celle du tringa, le sibilement des insectes ; tous semblaient me dire : « Enfin vous êtes parti ! » Que pouvais-je faire, sinon lever les yeux vers le ciel ; et jeter ce cri du fond de l’âme : Dieu soit loué !

Après une marche de trois milles et quart, nous nous arrêtâmes à Chamba Gonéra, il était alors une heure et demie. En somme, vu les circonstances, comme disent les Irlandais, tout s’était bien passé ; la petite charrette n’avait pas versé plus de trois fois ; l’âne de Zaïdé, qui portait une caisse de munitions et un sac renfermant une partie de mes effets, n’avait cédé qu’une fois à l’envie de se rouler, mais dans une flaque d’eau noire, ce qui nécessitait le blanchissage des vêtements ; quant à la caisse, elle était imperméable et n’avait pas d’avarie. Kamma, dans la joie du départ, avait oublié les difficultés qu’une pauvre bête d’espèce asinine peut avoir à combattre, telles qu’ignorance de la route, tentation irrésistible de s’égarer dans le manioc et d’y rester. Il avait fallu chercher le baudet, qui, à la vue d’un gourdin s’agitant devant lui, au lieu de comprendre ses torts, avait pris la fuite et galopé en sens contraire, jusqu’au moment où son fardeau, perdant l’équilibre, l’avait entraîné dans sa chute. Mais tout cela était peu de chose, et naturel à une première marche.

Si les ânes n’étaient pas parfaits, les bâts étaient d’une qualité au delà de toute espérance. Leur toile portait ses cent cinquante livres avec la force d’un cuir de bœuf, et leur agencement permettait de charger et de décharger telle ou telle partie du bagage, avec autant d’ordre que de prestesse.

Déjà les caractères commençaient à se révéler ; Bombay, bien que toujours sûr, paraissait avoir du penchant pour les haltes ; Oulédi faisait plus de bruit que de besogne ; tandis que Férajji, l’ancien déserteur, et Mabrouki le manchot, se montraient pleins de courage, portant des charges dont la vue aurait effrayé un porte-faix de Stamboul.

Les trois jours suivants furent employés à compléter nos préparatifs de départ, et à nous précautionner contre la masika, dont les signes précurseurs étaient de plus en plus marqués. Soldats et pagazis profitèrent de cette relâche pour aller retrouver leurs connaissances féminines ; mais je me suis interdit la chronique scandaleuse.

Chamba Gonéra, signifie Champ de Gonéra ; ce dernier mot est le nom d’une veuve hindoue, fort bien disposée à l’égard des blancs. C’est une femme riche, qui fait un commerce important avec les provinces lointaines du centre de l’Afrique, où elle envoie beaucoup de marchandises et d’où elle tire une grande quantité d’ivoire. Sa demeure, faite sur le plan des maisons de Bagamoyo, est un carré long, à grande toiture inclinée, dont le bord dépasse la muraille, de manière à couvrir une véranda, sous laquelle les porteurs ont du plaisir à paresser.

Devant la maison, qui est au midi, ainsi qu’à l’Orient, s’étendent de grandes cultures de sorgho, denrée fondamentale de cette partie de l’Afrique. Sur la gauche, c’est-à-dire à l’ouest, les champs sont remplis de maïs et de mouhogo, plante dont la racine blanchâtre, qui ressemble à l’igname, est quelquefois appelée manioc. Quand cette racine est sèche, elle est mise en poudre et convertie en galettes pareilles aux slap-jacks de notre armée[1].

Au nord, juste derrière les bâtiments, serpente une noire fondrière, domicile fangeux de l’hippopotame qui aime les rives fourrées de grandes herbes. Ce canal, plus ou moins profond, et qui, dans ses creux, a toujours de l’eau, est également fréquenté par une foule d’oiseaux aquatiques, pélicans et autres, auxquels ses bords couverts de mimosas, de palmiers nains et d’énormes roseaux, fournissent des retraites ombreuses. Après s’être dirigé au nord-est, le noir bourbier rejoint le Kingani, dont l’embouchure est à quatre milles de Gonéra.

En allant à l’ouest, vous traversez pendant un mille, des champs cultivés, puis vous rencontrez de longues ondulations couvertes de plantes de marais, d’herbe épaisse, de bois touffus, et couronnées de boababs, de manguiers et d’ébéniers[2]. Ces grandes lignes parallèles, formées par les anciennes dunes, marquent les différentes places où fut autrefois la côte.

« Safari, safari leo ! Pakia, pakia ! » Voyage, jour de voyage ! En marche, en marche ! crie fortement le Kirangozi, dont la voix joyeuse a pour écho celle du bon Sélim, mon tambour-major, mon serviteur, mon interprète, mon utile auxiliaire. Je presse le travail de mes hommes, je donne un coup de main énergique à ceux qui abattent les tentes, et je me dis en moi-même que si mes caravanes, parties d’avance, ne m’arrêtent pas, nous serons, avant trois mois dans l’Ounyanyembè.

À six heures, nous avions déjeuné ; les pagazis, les soldats et les ânes sortaient du camp de Gonéra. Même à cette heure matinale, et dans ces champs, il y avait des curieux accourus pour nous voir, tout un rassemblement, auquel nous envoyâmes le quahary (parole d’adieu), en toute sincérité.

Mon cheval bai était d’un prix inestimable pour un quartier-maître ayant à surveiller un convoi, ce qui réellement était ma fonction. Monté de la sorte, je pus voir partir le dernier âne, et avec un temps de galop, me mettre à la tête de la bande, laissant maître Shaw à l’arrière-garde.

La route, un simple sentier, se déroulait sur une terre qui, bien que sableuse, était d’une fertilité surprenante : cent pour un de la semence, et les légumes en proportion ; le tout semé et planté de la façon la moins habile. Hommes et femmes travaillaient dans les champs sans s’inquiéter de bien faire, et dans un costume auprès duquel Adam et Ève, avec leur feuille de figuier, auraient été en grande tenue. À notre approche, ils quittèrent leur ouvrage ; ces Vouasoungou vêtus de flanelle, chaussés de grandes bottes, coiffés de chapeaux brevetés contre le soleil, étaient pour eux de tels hybrides ! Mais quelle occasion pour les Vouasoungou d’étudier l’anatomie et la physiologie, s’ils en avaient eu le désir ! Nous passâmes devant eux d’un air grave, tandis qu’ils riaient et gambadaient en se montrant du doigt tout ce qu’il y avait de bizarre dans ces gens empaquetés.

Une demi-heure après, nous avions quitté le sorgho, le manioc, les pastèques, les concombres ; et, traversant un bourbier couvert de roseaux, nous entrions dans une forêt d’ébéniers et de boababs entièrement dénuée de broussailles. Le fauve abonde dans ses profondeurs, et les hippopotames y viennent pendant la nuit savourer l’herbe qui la tapisse.

Une heure de marche nous fit sortir du bois. La vallée du Kingani s’offrit alors à nos regards, et tellement différente de ce que je m’étais figuré, que j’en éprouvai un soulagement réel. J’avais sous les yeux une étendue de quatre milles de l’est à l’ouest, et de huit milles environ du nord au sud ; la terre la plus féconde, abandonnée aux herbes folles, et dont on ferait le meilleur pâturage pour l’élève du bétail ; large vallée, couverte au loin de forêts épaisses qui, de tous côtés, assombrissaient l’horizon. Au bruit de la caravane, des antilopes d’une teinte rutilante s’enfuirent à droite et à gauche, et les grenouilles cessèrent leurs coassements. Nous étions à découvert ; le soleil, qui brillait dans toute sa gloire, nous fit sentir son ardeur réellement africaine.

Vers la moitié du chemin, nous rencontrâmes une eau stagnante, qui s’extravasait en une mare fangeuse, précisément au milieu du sentier. Un pont jeté à la hâte, à une époque lointaine, par quelques Vouashenzi[3] secourables, nous aida à franchir cette bourbe. Non pas qu’il fût commode : des branches tortues et noueuses posées sur des fourches branlantes et qui, évidemment, avaient mis à l’épreuve la patience et l’adresse d’un grand nombre de pagazis, comme elles faisaient des nôtres. Les ânes furent déchargés, leurs fardeaux portés par les hommes, et sans nous causer beaucoup de retard. Chacun travailla lestement, sous l’active surveillance de Shaw.

Peu de temps après nous atteignions le Kingani, célèbre par ses hippopotames, et nous entrions dans la jungle qui borde sa rive droite. Tout à coup nous fûmes arrêtés par un canal rempli de fange noire et d’une profondeur inconnue. Bien que cette fondrière n’eût que huit pieds de large, cette fois la chose était grave ; les ânes, encore moins les chevaux, ne pouvaient pas franchir ce canal sur deux perches, comme nos bipèdes, ni entrer dans cette fange qui les aurait engloutis. Le seul moyen était de faire un pont, qui, dans ce pays conservateur, rappellerait aux générations futures l’œuvre des Vouasoungou.

Avec des haches américaines, les premières dont les coups eussent retenti dans cette partie du globe, construire un pont n’était pas difficile. Croyez bien que ce fut vite fait ; où se rencontre le blanc civilisé, l’obstacle doit s’évanouir. Six gros arbres furent jetés d’une rive à l’autre, quinze bâts de nos ânes, mis en travers sur cette charpente, furent revêtus d’une forte couche d’herbe, et le passage eut lieu sans accident. C’était le troisième canal que nous franchissions depuis le matin.

Nous nous trouvâmes sur la rive droite du Kingani, qui, à cette place coule vers le nord. Un millier de pas dans cette direction, au milieu d’un fourré d’herbes gigantesques et de lianes extravagantes, nous conduisit à l’endroit où l’on passe la rivière.

Quand je vis cette eau profonde et bourbeuse, je souhaitai vivement de posséder la baguette de Moïse, ou mieux encore, l’anneau d’Aladin, qui nous eût mis sans peine sur l’autre rive ; mais n’ayant aucun de ces talismans, je fis décharger les ânes, et donnai les ordres nécessaires pour une traversée immédiate ; car il est mal de souhaiter des choses hors de notre atteinte en face des réalités de ce monde.

Kingouéré, le passeur, nous guettait de l’autre côté de l’eau ; il répondit civilement à notre appel ; et manœuvrant avec adresse l’énorme tronc d’arbre qui lui servait de bac, il le fit glisser au milieu des tourbillons et des remous, et arriva à la place où nous l’attendions.

Pendant que les uns mettaient les bagages dans la pirogue, les autres préparaient une longue corde, qui attachée au cou des ânes, devait permettre de les diriger et de leur faire gagner l’autre bord.

Après avoir mis la chose en train, j’allai m’asseoir sur un vieux canot, et je m’amusai à cingler le crâne épais des hippopotames avec mon fusil n° 12. Le raïfle de Winchester, calibre 44, un présent de l’honorable Edward Joy Morris, notre ministre à Constantinople, ne leur fit qu’une légère écorchure, pas beaucoup plus de mal que la fronde d’un gamin n’en ferait à un bœuf L’arme était d’une précision parfaite, car dix fois de suite, je frappai les têtes au sommet, juste entre les deux oreilles

Un vieux mâle, qui avait l’air d’un sage, fut touché près de l’oreille droite. Au lieu de plonger, comme avaient fait les autres, il tourna froidement les yeux vers moi, et parut me dire : « Pourquoi gaspiller de la sorte des cartouches précieuses ? » Je répondis à cette question pleine de sens, par une balle d’une once et quart, balle qui arracha au vieux sage un rugissement de douleur. Il disparut, revint sur l’eau, voulut se dresser et retomba en se débattant dans une horrible agonie. Ses gémissements étaient si douloureux, que je m’abstins d’un nouveau sacrifice ; et je laissai la horde tranquille.

Pendant les quelques minutes passées dans l’attente du bac, j’acquis sur ces lourds habitants des eaux d’Afrique de légères connaissances. Lorsque pas un bruit étranger ne les inquiète, ils se rassemblent dans une eau peu profonde, sur quelque banc de sable, où ils ont la moitié du corps exposée au soleil. Calmes et somnolents, ils ressemblent ainsi à une bande d’énormes cochons. Au moindre bruit qui révèle un intrus, ils plongent brusquement, fouettant l’eau jusqu’à la rendre écumeuse, et s’éparpillent dans la rivière. Puis quelques têtes reparaissent, chassent l’eau des narines par un souffle sonore, respirent largement, et jettent des regards prudents et scrutateurs autour d’eux[4]. Vous n’apercevez que leurs oreilles, leur front, leurs yeux, leurs narines, et comme ils replongent rapidement, il faut avoir la main prompte et sure pour les atteindre.

Des Arabes m’avaient dit, qu’à la nage, ces animaux avaient l’air de troncs d’arbres morts emportés par le courant ; d’autres personnes, qui avaient vu nager des cochons, les comparaient à ces derniers ; pour moi, je trouve qu’ils ressemblent beaucoup plus à des chevaux : leur encolure faisant la courbe, leurs oreilles pointues, leurs yeux largement ouverts, leurs naseaux dilatés font naître cette comparaison.

Le soir ils gagnent le rivage et vont, souvent à de grandes distances, se repaître des herbes luxuriantes dont le sol est chargé. On rencontre leurs empreintes à quatre milles de Bagamoyo, qui est à huit milles du Kingani. Si la voix humaine ne vient pas les repousser, ils entrent dans les champs de maïs, et y font, en quelques minutes, des ravages effrayants. Aussi ne fus-je pas étonné, pendant que le bac allait et venait, d’entendre les noirs propriétaires du pays jeter les mêmes clameurs, qu’en Angleterre, les enfants blancs et roses des fermiers adressent aux corneilles, à l’époque où le blé commence à poindre.

La caravane, pendant ce temps-là, avait passé la rivière : bêtes et gens, armes et bagages étaient sains et saufs. J’aurais voulu m’arrêter au bord de l’eau, y camper et chasser l’antilope, autant par nécessité que par plaisir, afin d’épargner mes chèvres qui constituaient mon fonds de réserve, mais la terreur que les hippopotames inspiraient à mes hommes, me força de gagner un petit village appelé Kikoka, situé à quatre milles du Kingani, et où la garnison de Bagamoyo a son dernier poste.

La rive occidentale, sur laquelle nous nous trouvions alors, était bien meilleure que l’autre. Plus de noires fondrières, plus de torrents de vase ni de grandes herbes, plus de fourrés pestilentiels ; un terrain uni comme une plage, allant par une montée insensible, rejoindre une côte au sommet arrondi, qui s’élevait en pente douce, à une distance d’un mille. Bref, la scénerie d’un parc anglais : une immense pelouse avec des bouquets d’arbres en quantité suffisante, et agréablement distribués,

Le chemin quitta cette pelouse, et nous fit entrer dans un petit bois de jeunes ébéniers, où je vis des pintades et des caamas[5]. Puis avec tout le caprice d’un sentier de chèvre, il serpenta sur une série d’ondulations, couronnées par le sombre feuillage du manguier, et par celui du boabab, à la fois moins épais et d’une teinte plus claire. Dans le fond de ces grandes vagues, se trouvaient des jungles, plus ou moins serrées, avec çà et là des éclaircies, rendues ombreuses, même au milieu du jour, par de minces bouquets d’arbres à haute tige.

À notre approche, des bandes de pigeons verts, des ibis, des tourterelles, des geais, des tétras, des cailles, des corneilles, des oiseaux de proie, des poules d’eau, s’enfuyaient avec terreur. De temps à autre un pélican prenait son vol ; des couples d’antilopes animaient la perspective, et des singes s’éloignaient en bondissant à la manière des kangourous ; ils étaient de belle taille, avaient la tête ronde comme une boule, la poitrine blanche et une grande queue, terminée par un bouquet de poils.

Vers cinq heures, après une marche de onze milles, pendant laquelle nous avions déchargé et rechargé quatre fois nos ânes, traversé un canal fangeux, une mare profonde, et une rivière, nous atteignions Kikoka. C’est une collection de maisonnettes, couvertes en chaume, et de cette forme bâtarde inventée par les colons de Zanzibar et de la Mrima[6], pour exclure le plus de soleil possible de leurs demeures. Un canal et quelques fontaines fournissent aux habitants une eau, qui, sans être désagréable au goût, n’est pas positivement salubre ni très-appétissante, en raison de la masse de détritus qu’y entraînent les pluies, et qu’on y laisse se corrompre.

Un faible effort a été fait pour mettre en culture un coin du voisinage ; mais au lieu d’arracher le bois et de défricher le fourré, les settlers ont mieux aimé prendre une clairière, qu’ils ont piochée à deux ou trois pouces de profondeur, après en avoir incendié l’herbe, et où ils jettent leurs graines sans plus de travail, sûrs du rendement qu’ils en obtiendront.

Afin d’engager le lecteur à jeter les yeux sur la carte que j’ai dressée, et qui accompagne ce volume, je lui ferai observer que la route que j’ai prise ne l’avait jamais été avant moi par aucun homme de race blanche. S’il veut bien regarder celles qu’ont suivies Burton et Speke[7], et plus tard Speke et Grant[8], il verra la différence qu’elles offrent avec la mienne.

Sur la carte de Burton, dans les cinq degrés qui sont à l’ouest de Bagamoyo, il ne se trouve pas un village, pas un établissement ; sur la mienne, ce vide est rempli ; c’est ainsi que, peu à peu, l’Afrique se fait connaître.

Si minime que soit ma part de découvertes sur cette route, jusque-là ignorée des blancs, qu’on me permette de la réclamer. J’adresse cette requête, parce qu’un certain gentleman, ancien voyageur, qui est à Zanzibar depuis quelques années, a essayé de me faire prendre une autre voie, m’assurant que celle-ci n’offrait nul intérêt par la raison que tout le pays qu’elle traverse était connu. Je dois dire que le motif de son insistance était des plus généreux : il aurait désiré que je remontasse le Roufidji ; et cela pour que je me fisse un nom parmi les géographes. Moi aussi, je l’aurais souhaité, et de grand cœur ; mais les circonstances me le défendaient.

Une mission m’était confiée, qui n’était pas celle des découvertes ; et le moyen le plus rapide et le plus sûr d’accomplir mon devoir devait être ma seule étude. Si la route, qui, pour cela, me paraissait la meilleure était connue, c’était néanmoins celle que je devais choisir. Mais il s’est trouvé que personne encore n’avait décrit cette ligne, que pour les géographes, le pays était neuf, et j’en suis d’autant plus heureux.

J’ai donc pris la route qui traverse l’Oukouéré, l’Oukami, l’Oudoé, l’Ouségouhha, l’Ousagara et le nord de l’Ougogo ; le résultat et la durée de la marche ont prouvé que je ne pouvais pas mieux faire, cette ligne étant la plus directe.

Le lendemain de notre arrivée à Kikoka fut un jour de halte. J’y trouvai ma quatrième bande, composée uniquement de Vouanyamouézi, et qui devait être un obstacle à la rapidité du voyage. Son chef, Maganga, ne sut qu’inventer pour m’extorquer de nouvelle cotonnade, bien qu’il m’eût déjà coûté à lui seul plus que trois autres chefs réunis ; mais ses efforts n’obtinrent que la promesse d’une récompense, s’il arrivait avant moi dans l’Ounyanyembé, et de manière à nous laisser le chemin libre.

Il partit le 27, au point du jour, et nous levâmes le camp à sept heures du matin.

Toujours la même contrée : un parc superbe, attrayant dans tous ses détails. Je pris l’avance, afin de nous procurer de la viande, si l’occasion s’en présentait ; mais pas l’ombre de gibier ; ni poil, ni plume. Devant nous se déroulait une série de montées et de descentes, formant de grandes lignes parallèles, comme les sillons d’une terre labourée ; énormes vagues, ayant chacune à leur sommet une rangée d’arbres touffus, ou des carrés de broussailles. Puis les sillons se brisèrent en mamelons indépendants, revêtus d’une jungle épaisse.

Sur un de ces tertres, au milieu d’un fourré d’épines, fouillis impénétrable, est situé Rosako. Un autre village, également défendu par un hallier de mimosas, est à peu de distance, dans la direction du nord. Entre les deux bourgades, s’enfonce une vallée des plus fertiles, que traverse un ruisseau.

Kikoka est a l’extrémité nord-ouest de l’Ouzaramo ; Rosako est le village frontière de l’Oukéréhoué. Nous y entrâmes et notre camp fut installé au centre de l’établissement.

Une kitanda, légère couchette sans rideau ni frange, et qui pour être dépourvue de ces superfluités, n’en était pas moins confortable, me fut envoyée par le chef de l’endroit. Nos bêtes furent immédiatement déchargées, conduites au pâturage ; et tous nos hommes, du premier au dernier, s’employèrent à remiser les ballots, de peur de la pluie, qui, dans cette saison, est toujours imminente.

Au nombre des choses que je voulais expérimenter dans ce voyage étaient les services d’un bon chien de garde, destiné à me protéger contre les indiscrets, non moins que contre les voleurs. Je désirais surtout essayer l’effet de ses aboiements sur les Vouagogo, gens effrontés, qui, d’après ce que m’avaient dit les Arabes, entreraient dans ma tente, que je le voulusse ou non, riraient de la frayeur ou de l’ennui qu’ils pourraient me causer, et me diraient brutalement : « Hi, Hi ! Mousoungou, d’où viens-tu ? Je n’ai jamais vu ton pareil. Y en a-t-il beaucoup d’autres comme toi ? » Gens curieux, qui vous prennent votre montre, et vous demandent : « À quoi bon cette petite affaire ?  Vous répondez naturellement que la petite affaire marque les heures et les minutes ; ce qui vous attire cette réplique indignée : « Oh ! l’imbécile ! ou bien : l’affreux menteur ! » J’avais donc un beau chien de garde, que je m’étais procuré à Bombay, non-seulement comme fidèle compagnon, mais pour tenir à distance les susdits gentlemen. Or, à peine installé, j’appelai Omar, — ce nom lui avait été donné à cause de son origine turque. — Omar ne vint pas ; il avait quitté les soldats pendant une averse, et on ne l’avait pas revu. J’envoyai Mabrouki à sa recherche ; le brave serviteur ne reparut que le lendemain, au moment où nous allions quitter Rosako ; mais il ramenait mon chien, qu’il avait retrouvé à Kikoka.

Le jour suivant, à l’heure du départ, Maganga vint m’annoncer que trois de ses pagazis étaient malades. Je n’étais pas médecin et n’avais aucun rapport avec cette profession. Je possédais néanmoins une pharmacie bien montée, sans laquelle pas un blanc, voyageant en Afrique, ne pourrait vivre.

J’allai voir les trois hommes de Maganga ; l’un était pris de la moukongouru, (fièvre intermittente de cette région), le second avait une pneumonite, l’autre une maladie vénérienne. Ils se croyaient tous les trois à l’article de la mort, et appelaient leur mama ! mama ! comme des enfants, bien qu’ils fussent adultes. Évidemment la quatrième bande ne pouvait partir ; je la laissai à Rosako ; et après avoir dit à Maganga de nous suivre le plus tôt possible, je donnai des ordres pour que ma caravane se mit en marche.

Excepté aux environs des bourgades, il n’y avait pas trace de culture. Le pays, d’une station à l’autre, n’était qu’un désert non moins sauvage, non moins abandonné que le Sahara, mais d’un aspect bien autrement agréable. Notre premier père, s’éveillant dans cette partie de l’Afrique, et en découvrant les beautés, n’aurait pas eu de sujet de plainte. Les bosquets ombreux, semés comme des îles sur un océan de verdure, lui auraient donné un frais abri pendant la chaleur du jour, et un asile assuré à l’heure des ténèbres. Le matin, une promenade au sommet de la pente herbue l’eût fait jouir de la fraîcheur, et il aurait eu pour ses ablutions l’un des nombreux ruisseaux qui fuient au pied de la colline. La forêt lui eût fourni un verger suffisant, et, dans ses profondeurs, tous les animaux qu’il eût désirés. Parcourez ce pays dans toutes les directions, au nord, au sud au levant et au couchant, pendant des jours et des jours, et vous ne cesserez pas de contempler la même scène.

Si pressé que je fusse d’atteindre l’Ounyanyembé, j’avais une telle inquiétude au sujet de ma quatrième bande, que je m’arrêtai avant d’avoir fait neuf milles, et que je donnai l’ordre de camper. L’endroit choisi pour cela était au bord d’un lit de torrent, qui, pendant les pluies recueille les eaux de deux larges côtes, et où s’égrènent, en d’autres saisons, des mares plus ou moins longues. À peine eut-on fini de décharger, et d’entourer le camp d’une forte palissade, que nous nous aperçûmes de la prodigieuse quantité d’insectes qui nous entouraient, insectes qui devinrent pour moi une nouvelle source d’anxiété.

Le docteur Kirk, avec tout le dogmatisme d’un homme huché sur un dada, m’avait prédit que mes chevaux seraient tués par la tsétsé, qui, d’après lui, était commune à l’ouest de Bagamoyo. Depuis deux mois que j’étais en Afrique, je n’avais pas encore vu cette mouche terrible ; mes deux chevaux, loin de maigrir, ce qui est un symptôme de la fatale piqûre, étaient en bien meilleure condition que précédemment.

Mais parmi les insectes qui nous assiégeaient, se remarquaient trois espèces de mouches, dont quelques-unes avaient cherché un abri dans ma tente, où elles bourdonnaient en chœur, et sans repos ni trêve. L’une avait une basse-taille, l’autre un ténor, la troisième un faible contralte.

La frayeur que m’inspirait l’assertion de mister Kirk me fit organiser une chasse active, dans le but de me procurer plusieurs de ces mouches, afin de reconnaître si la tsétsé de Livingstone et de Cumming, la glossita morsitans des savants était parmi elles. La première que j’examinai fut la basse-taille. Je lui permis de s’arrêter sur le pantalon de flanelle que je portais au camp. Aussitôt qu’elle fut posée, elle releva l’abdomen, baissa la tête, fit sortir de leur gaine les armes que renfermait sa trompe, et qui étaient formées de quatre stylets, fins comme des cheveux. Immédiatement je sentis la même douleur que si j’avais reçu un coup de lancette, ou la piqûre profonde d’une aiguille.

Bien que ma patience fût cruellement éprouvée, l’intérêt l’emporta ; je laissai la mouche se gorger à son aise, distendre son abdomen, à mesure que le repas devenait plus copieux, et finalement tripler de volume. Ainsi repue, la mouche s’envola d’elle-même. Je relevai ma flanelle et découvris un peu au-dessus du genou gauche, une perle rouge posée sur l’incision. La perle essuyée, je vis la blessure ; elle était pareille à celle qu’aurait produite une fine aiguille, profondément enfoncée ; quant à la douleur, elle avait cessé ; avec le départ de l’insecte.,

Je pris alors une mouche de même espèce, afin de la comparer à la description de la tsétsé, telle que l’a donnée Livingstone. D’après le docteur, celle-ci « n’est pas beaucoup plus grande que la mouche domestique ; elle est à peu près de la même couleur que l’abeille, avec des raies jaunes sur les derniers anneaux. Elle a un bourdonnement particulier, qu’on n’oublie pas, et sa piqûre, mortelle pour le cheval, le bœuf, le mouton et le chien, est inoffensive pour les animaux sauvages, ainsi que pour l’homme. Posée sur la main, sa trompe se divise en trois filets ; celui du milieu s’insère dans la peau, se retire un peu, et rougit pendant que les mandibules, qui se sont mises à l’œuvre, agissent vivement. Il reste après la blessure une légère démangeaison[9] »

La mouche que j’étudiais alors est appelée mabounga par les indigènes. Elle est beaucoup plus grande que la mouche commune, sa taille (deux centimètres et demi) est d’un grand tiers plus forte que celle de l’abeille, et sa couleur est plus tranchée ; elle a la tête noire, à reflets verdâtres. Sur l’abdomen est une raie blanche, longitudinale, ayant de chaque côté deux autres raies, l’une d’un rouge cramoisi, l’autre d’un brun clair. Quant au bourdonnement, qui est celui d’une abeille, il n’a rien de particulier. Lorsque la mabounga est saisie, elle fait des efforts désespérés pour s’enfuir, mais ne cherche pas à vous piquer.

Cette mouche, ainsi que beaucoup d’autres, avait attaqué mon cheval gris aux jambes avec tant de cruauté que le malheureux paraissait avoir pris un bain de sang. Il est possible que voyant cela, j’aie apporté dans l’examen des lancettes du petit vampire un peu plus de rudesse que ne l’exigeait le besoin de la cause. Toujours est-il que j’ai longuement examiné l’appareil, et tout ce qui l’environne.

Je dirai donc que la tête du mabounga est une miniature de celle de l’éléphant, la trompe qui la termine et qui est noire, s’allongeant au milieu d’une paire d’antennes cornées[10], dont la couleur et la courbe reproduisent les défenses du colosse. Néanmoins la trompe est simplement un étui, dans lequel sont renfermées quatre lancettes rougeâtres. Vus au microscope, ces quatre fils n’ont pas la même grosseur. Il y en a deux relativement très-épais ; le troisième est beaucoup plus mince, et le quatrième d’une couleur d’opale et presque transparent, est d’une extrême finesse ; ce dernier doit être le suçoir. Au moment où la piqûre va se produire, les antennes cornées embrassent la partie qui recevra l’aiguillon, les quatre filets sortent du fourreau et le coup est porté. Je considère cette mouche comme le taon africain.

La seconde de ces mouches sanguinaires, celle qui avait le ténor, répondait mieux à la description de la tsétsé. Elle était si alerte qu’il fallut près d’une heure à trois de mes hommes pour m’en procurer un échantillon. Dès qu’on l’eut prise, elle piqua la main avec rage et ne cessa ses attaques que lorsqu’elle fut embrochée avec une épingle. Elle avait sur l’abdomen trois ou quatre lignes blanches traversâtes, qui disparurent après la mort.

Ici, l’appareil buccal était différent ; il se composait de deux antennes noires[11], et d’un stylet, de nuance opaline, replié sous la gorge. Pour fonctionner, l’aiguillon se relevait et les deux antennes l’embrassaient fortement. Je n’ai trouvé dans notre camp, ce jour-là, qu’une seule mouche de cette espèce.

La troisième, qui dans le pays s’appelle tchoufoua, donnait un son faible et grave, allant crescendo. Elle était plus grosse d’un tiers que la mouche domestique, avait de grandes ailes, faisait moins de bruit que les autres, mais plus de besogne ; c’était assurément la plus terrible. Les chevaux et les ânes ruaient et se cabraient sous sa piqûre, qui faisait ruisseler le sang. Vorace au point de se laisser prendre plutôt que de fuir avant d’être gorgée, elle était facilement détruite ; mais on avait beau en écraser, le nombre allait toujours croissant. J’ai reconnu plus tard que cette dernière était la tsétsé.

D’après les indigènes, les trois espèces que nous venons de décrire seraient fatales aux bêtes bovines ; ce qui expliquerait l’absence de gros bétail dans ce pays si riche en pâturages, et ou les habitants n’ont que des chèvres.

Le lendemain, au lieu de partir, je crus devoir attendre ma quatrième caravane. Burton, qui, sur la promesse qu’on lui avait faite d’un envoi à bref délai, avait quitté Kaolé et n’avait reçu qu’au bout de onze mois les articles promis, devait me servir d’exemple. Être retenu dans l’Ounyanyembé un pareil laps de temps, aurait été pour l’Expédition une véritable ruine. Ma quatrième bande devait marcher devant nous, la prudence l’exigeait.

En attendant, je songeai aux plaisirs de la chasse. Bien que j’eusse abattu quelque peu de gibier en Amérique et en Perse, j’étais novice, je l’avoue, dans cette partie du sport. Je me regardais néanmoins comme bon tireur ; et dans un pays giboyeux, à belle portée de l’animal, je ne doutais pas d’un certain succès.

Après avoir fait un mille dans les grandes herbes de la plaine, je gagnai une série de clairières, placées entre des jungles.

Tous les coins avaient été fouillés, les remises battues les unes après les autres ; je n’avais rien aperçu, lorsque je tombai sur une piste, où les empreintes d’une petite antilope se mêlaient à celles du caama. Ces traces, que je suivis naturellement, entrèrent dans un fourré, et me conduisirent au bord d’un ruisseau qui traversait la jungle. Pendant une heure les empreintes furent plus ou moins visibles ; puis elles s’effacèrent ; je voulus retourner sur mes pas, et je m’égarai.

Avec ma boussole, je n’avais rien à craindre ; j’étais certain de débucher dans la plaine à peu de distance du camp. Mais c’est un travail terriblement rude que de sortir de ces halliers d’Afrique, ruineux pour les habits, cruel pour l’épiderme. Afin de marcher plus lestement, j’avais gardé mon pantalon de flanelle et mes souliers de toile. À peine étais-je plongé dans le fouillis épineux, qu’une branche d’acacia horrida, l’une des cent espèces de grappins que j’allais rencontrer, saisit ma jambière droite au genou, et arracha le morceau presqu’entièrement ; vint ensuite le tronc d’un kolqual, un grand euphorbe hérissé d’aiguilles, qui me prit à l’épaule, d’où résulta une nouvelle déchirure. Puis un aloès accrocha mon autre jambière et la fendit du haut en bas ; pendant ce temps-là un convolvulus, fort comme un câble, m’empêtra dans ses replis, et je fus lancé tout de mon long sur un lit d’épines.

C’était à quatre pattes, le nez à terre, comme un limier flairant la piste, que j’étais forcé de marcher ; mon pauvre casque, breveté contre le soleil, devenant à chaque minute moins sortable, moins solide, et mes vêtements de plus en plus déguenillés. En outre, il y avait là une plante aux émanations fortes et âcres, dont les brins me fouettaient le visage et y produisaient une brûlure analogue à celle que le piment fait dans la bouche. Enfin l’air étouffé de cette jungle, un air moite et chaud, me suffoquait ; la sueur me coulait de tous les pores, trempant mes lambeaux de flanelle autant qu’aurait pu le faire une averse. Quand je fus dehors et que j’eus largement respiré, je me fis le serment de ne jamais retraverser le mur de ces fouillis d’épines, à moins de nécessité absolue.

Toutefois en regardant la scène qui se déployait devant moi, une vaste plaine, aux ondulations charmantes sous leur tapis de verdure, parsemée de bosquets, et entourée de bois majestueux, je ne pus m’empêcher, malgré mes plaies et mes haillons, de lui accorder le tribut d’éloges qu’elle méritait.

Chaque jour le pays grandissait dans mon estime. Tout d’abord je ne faisais qu’obéir à un ordre. Si désolante que fut la perspective, mon devoir était d’avancer ; j’avais la ferme intention de le remplir, mais sans regarder la route, persuadé que j’étais de n’y trouver qu’horreur et misères. À l’impression maladive que j’avais reçue du Voyage aux Grands Lacs, s’étaient joints les rapports de la colonie de Zanzibar ; et, pour moi, l’intérieur de l’Afrique n’était qu’un immense marécage, hanté par la fièvre, une sorte de fièvre jaune, qui, si elle ne me tuait pas, m’affaiblirait d’esprit et de corps jusqu’à l’idiotisme. Dans cette fondrière, que je voyais se dérouler sur un espace de deux cents milles, s’ébattaient des crocodiles et des hippopotames, des tortues, des lézards, des crapauds sans nombre. De ce chaos bourbeux, sortaient des miasmes empoisonnés, formant dans l’air un voile aussi lourd, aussi lugubre que le triste brouillard de Londres, inspirateur du suicide. Et au premier plan de ce sombre tableau, je voyais sans cesse Burton et Speke, en proie à la moukoungourou. Mais depuis que je marchais sur la terre africaine, le suaire dont je l’avais couverte avait disparu, l’horizon devenait de plus en plus brillant. Loin d’avoir à nous plaindre, mes compagnons et moi nous étions mieux en chair qu’au départ, et notre appétit continuait à être de premier ordre.

Le troisième jour, n’ayant pas de nouvelles de ma quatrième bande, j’envoyai Shaw et Bombay la chercher, avec mission de la presser le plus possible. Ils revinrent le lendemain, suivis des retardataires. Maganga me donna pour excuse la faiblesse de ses trois malades ; il ajouta qu’il leur fallait encore un jour de repos, que je ferais bien de partir et de l’attendre à la station voisine. D’après ce conseil, je levai le camp et me dirigeai vers Kingarou, qui n’était pas à plus de cinq milles.

Ce fut dans cette marche que la caravane rencontra la première jungle qu’il lui fallut traverser ; malgré le sentier que nous y trouvâmes, on eut beaucoup de peine à en faire sortir la charrette.

Le pays était plus accidenté. Un calcaire pisolithique, se montrant par blocs détachés et par nappes, me fit présumer que nous approchions des highlands, où l’air serait plus salubre. Cette pensée m’était confirmée par les cônes bleuis d’Oudoé, qui s’apercevaient au nord et au nord-ouest, et que dominait le pic Dilima, dont la hauteur est d’environ quinze cents pieds au-dessus de l’Océan. Mais bientôt, plongeant dans un bassin où verdoyait le maïs, la route dévia légèrement à l’ouest et n’offrit plus à nos regards que les ondulations habituelles.

Kingarou est situé dans le creux de l’un de ces plis de terrain, et a des environs qui me firent songer à la fièvre. Peut-être le ciel pesamment couvert, les crêtes surplombantes, chargées d’épaisses forêts assombries par les nuées, le rendaient-ils plus maussade que l’ordinaire ; mais l’impression que me produisit ce trou fangeux, entouré de bois lugubres, et contenant un fossé où dormaient des flaques d’eau putride, ne me fut nullement agréable.

Les tentes n’étaient pas encore dressées que l’avant-coureur de la masika fondait sur nous en averse suffisante pour éteindre l’amour naissant que je ressentais pour l’Afrique. Le camp lut achevé en toute hâte, les ballots furent mis à couvert et nous pûmes regarder avec résignation les énormes gouttes d’eau qui, battant le sol, en faisaient une boue singulièrement tenace, et nous entouraient de lacs et de rivières.

Dans la soirée, après avoir atteint le comble du désagrément, la pluie cessa ; et les indigènes, sortant des hameaux cachés dans les bois, accoururent pour nous vendre des provisions. À leur tête le chef de Kingarou, celui du district, portait pompeusement trois mesures de sorgho et une demi-mesure de riz, qu’avec de paternels sourires, il me pria d’accepter. Mais derrière ce masque patelin, au front ridé, aux paupières chassieuses, perçait un fourbe de la pire espèce.

« Le chef de Kingarou m’appelle un riche sultan, lui dis-je, avec le même sourire, pourquoi ne vient-il pas avec un présent digne de ma richesse, et qui lui en vaudrait un d’égale valeur ?

— Il n’y a pas de sorgho dans le village, répondit l’affreux homme, toujours souriant ; Kingarou est pauvre.

— Dans ce cas-là, repris-je, voici une demi-choukka (un mètre de cotonnade) ; c’est le prix de ce que vous m’apportez. Si vous aimez mieux designer votre petite corbeillée de grain sous le nom de présent, j’appellerai mon étoffe un cadeau. »

Ma logique parut le satisfaire, et il prit volontiers le mètre d’étoffe.

Le même soir mon cheval arabe me parut souffrant ; le lendemain il était mort. J’en fis l’autopsie : nous lui trouvâmes dans l’estomac, en surplus d’une masse d’herbe et de sorgho non digérés, vingt-cinq vers blancs gros et courts, attachés comme des sangsues aux parois de l’organe, et dans les intestins une quantité prodigieuse de lombrics. Il n’y a pas de créature, homme ou bête, qui puisse résister à un semblable parasitisme.

Pour ne pas rendre pire le mauvais air de l’endroit, je fis enterrer le pauvre animal à vingt mètres du camp. Là-dessus grand courroux du chef qui réunit ses collègues des bourgades voisines ; — chacun de ces hameaux pouvait bien avoir deux douzaines de huttes en clayonnage.

Le conseil délibère, et finit par déclarer que le fait d’avoir enterré un cheval mort sur le territoire de Kingarou, et de l’avoir fait sans permission, est une injure grave, passible d’une amende.

Paraissant donc fort indigné de cette injure impardonnable, Kingarou m’envoya quatre de ses sujets, porteurs du message suivant : « Vous avez mis votre cheval dans ma terre ; je veux bien qu’il y reste ; mais pour cela vous me payerez deux dotis (huit mètres) de mérikani. »

Je répondis aux messagers que cette affaire ayant besoin d’explication, je tenais à la traiter avec le chef lui-même ; et que je priais celui-ci de vouloir bien venir me trouver. Comme le village n’était qu’à un jet de pierre, le chef arriva quelques minutes après, suivi de la moitié de son peuple.

Le dialogue qui s’établit entre nous, et qu’on va lire, montrera la nature des gens auxquels j’allais avoir affaire pendant près d’une année.

« Êtes-vous le grand chef du Kingarou ?

— Heuh-euh… Oui.

— Le chef suprême ?

— Heuh-euh… Oui.

— Combien avez-vous de soldats ?

— Comment ?

— Combien avez-vous de guerriers ?

— Aucun.

— Oh ! je pensais que vous en aviez mille, pour oser mettre à l’amende un Mousoungou, un homme qui a des masses de fusils et de soldats.

— (D’un air légèrement perplexe.) Non, je n’ai pas de soldats ; j’ai seulement quelques jeunes gens.

— Pourquoi alors venez-vous faire tout ce tapage ?

— Ce n’est pas moi ; ce sont mes frères qui m’ont dit : « Allons, Kingarou, allons ! Voyez ce qu’a fait l’homme blanc ! Il a pris possession de votre terre en y mettant son cheval, sans que vous l’ayez permis. » Allez le trouver ; et demandez-lui de quel droit il a fait cela. Je suis donc venu, et je demande qui vous a permis de prendre mon terrain pour un cimetière ?

— Je n’ai pas besoin de permission pour faire une chose qui est bonne, répondis-je. Mon cheval est mort ; si je l’avais laissé à découvert, la maladie se serait abattue dans le village, les eaux seraient devenues malsaines. Au lieu de s’arrêter chez vous, les caravanes se seraient détournées, en disant : l’endroit est mauvais. Mais assez de paroles ; je croyais bien faire, je vous ai déplu ; l’erreur est facile à réparer. Bombay ! m’écriai-je, appeler des soldats et faites leur prendre des houes ; qu’ils aillent tout de suite déterrer le cheval. Quand ils l’auront sorti de la fosse, ils le traîneront à la place où il est mort ; j’entends qu’il y reste. Puis vous annoncerez la marche : nous partons demain matin.

— Akouna, akouna, Bana ! Non, non, maître, cria bien plus fort que moi le vieux Kingarou, dont la tête branlait d’émotion. Ne vous fâchez pas, Mousoungou ; le cheval est mort ; il est enterré ; c’est bien ; qu’on n’y touche pas, et soyons bons amis ! »

Nous échangeâmes un « quahary » amical, et je restai seul à ruminer sur la perte que j’avais faite.

Il n’y avait pas une demi-heure que le chef m’avait quitté, lorsqu’au milieu du silence — il était neuf heures du soir — j’entendis se plaindre profondément. C’était mon second cheval que la douleur faisait gémir. Je pris une lanterne et j’allai le voir.

Quelle pouvait être sa maladie ? L’estomac semblait en être le siège ; il avait une diarrhée abondante, mais dont la couleur n’offrait rien de particulier. Évidemment il souffrait d’une manière cruelle. Ses plaintes faisaient mal à entendre, et il se débattait avec une extrême violence. Je restai debout toute la nuit, espérant que ce n’était qu’une indigestion, l’effet temporaire de quelque plante nuisible ; mais il mourut dès le matin, juste quinze heures après son compagnon.

À l’autopsie, nous vîmes que la mort avait été causée par la rupture d’un cancer, qui affectait plus de la moitié de la paroi interne de l’estomac, et qui s’étendait jusque dans le pharynx. Un flux jaune et visqueux, échappé de la tumeur, inondait l’estomac et les intestins.

Quelque lumière que, dans les deux cas, l’autopsie ait jetée sur la nature du mal, je n’ose pas, avec mon peu de savoir, contredire l’assertion du docteur Kirk, et prétendre que les chevaux peuvent gagner l’Ounyanyembé, ou voyager aisément dans cette partie de l’Afrique. Mais si jamais je devais y revenir, je n’hésiterais pas à emmener quatre chevaux, après m’être assuré qu’ils sont parfaitement sains ; et je dis au voyageur qui aurait à prendre cette route : essayez d’un bon cheval ; et que mon exemple ne vous décourage pas.

À cette double perte, s’ajoutait l’ennui que me donnait ma quatrième caravane. Le Ier, le 2, le 3 avril s’étaient écoulés depuis l’époque où elle devait me rejoindre, et je l’attendais toujours. Un porteur en avait profité pour s’enfuir avec sa charge : une partie de la charpente de l’un des bateaux.

Outre le temps perdu, cette halte nous était funeste. La fièvre avait d’abord attaqué Sélim ; puis le cuisinier, puis le tailleur, puis un autre. Bombay était pris de rhumatismes, Oulédi avait la gorge enflée : Zaïdé avait la dysenterie ; Khamisi une faiblesse dans les reins : Farjalla une fièvre bilieuse ; bref, sur vingt-cinq hommes, il y avait dix malades. Mon pressentiment des calamités que nous vaudrait Kingarou s’était réalisé.

Enfin, le 4 avril, les sons d’une trompe, joints au bruit des mousquets, nous annoncèrent l’arrivée d’une caravane, et Maganga apparut, suivi de toute la bande. Ses malades allaient beaucoup mieux ; cependant un jour de repos leur était nécessaire. Dans l’après-midi, Maganga fit le siège de ma générosité en me racontant les filouteries dont Sour Hadji Pallou, digne jeune homme ! l’avait rendu victime. Je lui donnai à mon tour cette information que, depuis notre départ de Bagamoyo, je n’avais plus le moyen d’être généreux ; que nous étions maintenant dans un pays où la cotonnade avait une grande valeur, que je n’en possédais que la quantité nécessaire pour défrayer mes hommes, que lui et sa bande m’avaient déjà coûté le prix de trois caravanes, ce qui était réel, et ce qui lui ferma la bouche. Mais je lui promis, en même temps, que s’il atteignait rapidement l’Ounyanyembé, il aurait lieu d’être satisfait.

Il se remit en marche le 5 avril, prenant cette fois l’avance, et m’affirmant que je ne le rejoindrais pas, quelle que fût la hâte que je pourrais déployer.

Le lendemain matin, voulant tirer mes gens de leur torpeur, je battis un joyeux rappel sur la poêle avec une cuiller de fer, et j’annonçai le départ. L’appel fut d’un excellent effet, car on y répondit avec empressement. Au lever du soleil nous étions en route ; et les gens du village se précipitaient dans le camp avec une activité de vautours pour recueillir tous les restes, haillons et débris, que nous avions pu laisser.

Quinze milles nous séparaient d’Imbiki. Cette longue marche prouva combien le séjour de Kingarou avait affaibli et démoralisé ma bande, soldats et porteurs. Quelques-uns d’entre eux seulement eurent la force de gagner la station avant la nuit. Les autres n’arrivèrent que le lendemain, et dans un état pitoyable d’esprit et de corps. Khamisi, l’homme qui se plaignait d’une faiblesse dans les reins, avait déserté emmenant deux chèvres, emportant la toile de ma tente, et la fortune personnelle d’Oulédi, composée de dix livres de perles, de plusieurs coupons de fine étoffe, et de son habit d’apparat : une longue tunique, à la mode arabe. Dans un accès de bonté, Oulédi, touché des plaintes de cet indigne, lui avait pris son fardeau, et en échange lui avait confié son avoir, beaucoup moins lourd. Une pareille action n’était pas tolérable ; il fallait saisir le voleur, au moins l’essayer. J’envoyai donc Oulédi et Férajji à sa poursuite, la bande devant séjourner à Imhiki, afin de réparer ses forces.

Nous partîmes le 8 pour Msouhoua ; une marche de dix milles, tout simplement, mais qui est restée dans notre souvenir comme l’une des plus pénibles que nous ayons jamais faites : tout entière dans une jungle, n’ayant que trois éclaircies où l’on put reprendre haleine.

Quel travail, et quel endroit ! Les miasmes, les effluves des plantes en décomposition étaient d’une âcreté si pénétrante, que je m’attendais à chaque instant à nous voir foudroyés par la fièvre. Heureusement qu’il n’en fut rien ; mais on ne se figure pas ce que c’est que de faire passer dix-sept ânes chargés, conduits par sept hommes seulement, dans un sentier d’un pied de large, qui serpente au milieu d’un fourré inextricable, entre deux murs épineux, dont les grappins s’avancent et accrochent tout ce qui est à plus de quatre pieds du sol ; juste la hauteur à laquelle se trouvent les ballots, qu’il faut sans cesse décharger et recharger. Les hommes n’en pouvaient plus, et dans leur découragement, ne reprenaient leur tâche qu’après avoir essuyé des flots de paroles acerbes.

Lorsque j’atteignis Msouhoua, qui est à la sortie du hallier, j’étais seul avec les dix ânes dont j’avais pris la conduite, et avec le petit Mabrouk, qui passait pour un être stupide, et qui avait agi en homme de cœur.

Oulédi et Bombay étaient bien loin derrière nous. Shaw, qui menait la voiture, n’arriva qu’à deux heures du matin, après avoir épuisé toutes les imprécations du vocabulaire des matelots, augmenté de celles qu’il improvisa. Y a-t-il un saint, — je ne le crois pas, — qui ayant à subir ce travail de Sisyphe, dans un pareil milieu, puisse ne pas maudire la folie qui l’a poussé là ? Comme alors je regrettais mon ancienne vie, le doux repos de Madrid, et mon trop doux fauteuil ! L’homme qui, le premier, a dit que voyager était le paradis des fous, a certainement jeté ce cri sous le coup d’une pareille journée.

Il fallut s’arrêter à Msouhoua ; bêtes et gens étaient exténués. Le chef du village, un vrai blanc, sauf la couleur, m’envoya le plus gras de ses moutons, et cinq mesures de sorgho. Ce mouton à large queue était parfait, incomparable[12]. Jamais présent ne fut plus opportun. Je le reconnus par huit mètres d’étoffe et j’amusai le bon chef en lui montrant mes revolvers, et l’étonnant mécanisme du raïfle à seize coups. Très-intelligent, ainsi que les hommes de sa suite, il comprit fort bien la puissance de pareilles armes ; et, avec une pantomime significative, il exprima l’avantage qu’elles donneraient à un seul individu sur tout un peuple n’ayant que des flèches.

« Que les Vouasoungou sont donc savants ! s’écriait-il. Quelle tête que la leur ! Quelles merveilleuses choses ils font ! Voyez leurs tentes, leurs armes, leurs étoffes, leurs montres ; et cette petite machine roulante qui porte plus que cinq hommes[13]. »

Remis de l’extrême fatigue de la dernière marche, nous quittâmes Msouhoua le 10 avril, escortés des gens du village, qui nous accompagnèrent jusqu’à leur estocade, en nous adressant des quaharys unanimes.

La route promettait d’être moins rude que la précédente. Elle nous fit passer d’abord dans une charmante plaine que traverse un mtoni, canal torrentiel, qui se trouvait alors à sec, puis entre des champs, dont les cultivateurs nous regardèrent bouche béante et les yeux fixes, comme des gens fascinés.

Peu de temps après, nous rencontrâmes — chose commune dans cette partie du monde — une bande d’esclaves qu’on dirigeait vers la côte. Les pauvres gens n’avaient pas l’air abattu, au contraire ; ils semblaient imbus de la gaieté philosophique du serviteur de Martin Chuzzlewit. Sans les fers dont ils étaient chargés, il eût été difficile de les distinguer de leurs maîtres ; visages et physionomies étaient les mêmes, et nous fûmes regardés par tous avec une égale bénignité. Leurs chaînes étaient lourdes à entraver des éléphants ; mais ils ne portaient pas autre chose, et il était possible que leur fardeau n’excédât pas celui des pagazis.

Après une marche de onze milles, nous nous arrêtâmes à Kisémo, bourgade située dans un district populeux. Pas moins de cinq villages aux alentours, ayant chacun leur estacade, fortifiée par un abattis d’épines ; villages aussi jaloux de leur indépendance, que si leurs petits seigneurs avaient été des Percys et des Douglas ; tous bravement perchés sur un tertre, ou à la crête d’un sillon, avec cet air de défi que prend un coq sur son propre tas de fumier.

Entre ces humbles éminences, serpentent d’étroites vallées où l’on cultive le sorgho et le maïs. Derrière Kisémo passe l’Oungérengéri, petite rivière limpide, profondément encaissée, qui, pendant la saison pluvieuse, n’en couvre pas moins ses bords, et qui est le principal affluent du Kingani. En cet endroit, l’Oungérengéri coule au sud-ouest, puis il se dirige à l’orient.

Les belles Kisémènes sont citées pour leur élégance, pour la variété de leurs coiffures et pour la quantité de fil de cuivre dont elles décorent leurs poignets et leurs chevilles ; folies de toilette, auxquelles les merveilleuses ajoutent de longues rivières de perles de différentes couleurs, ruisselant sur leur peau noire. Par contre, les maris n’ont pour ornements qu’un sale guenillon d’étoffe, et les oreilles fendues, montrant par là combien est vaste l’empire d’Asmodée sur notre planète.

Mais ce qui surtout à nos yeux distingue les beautés de Kisémo, c’est leur énorme développement postérieur. Il est rare de voir rien de plus risible que ces élégantes broyant le grain de la famille. L’appareil qui leur sert de moulin est composé de deux parties : un mortier en bois de trois pieds de hauteur, et un gros pilon, d’un bois très-dur, énorme perche qui peut avoir six pieds et qui est très-lourde. À chaque effort de la travailleuse, les exhubérances postérieures et pectorales se lèvent et s’abaissent, alternant avec le pilon en un rhythme très-drôle, et si vigoureusement que je craignais pour la muraille près de laquelle je voyais faire ce travail.

Comme il finissait de planter sa tente, Shaw détourna une petite pierre plate qui se trouvait à l’endroit où il voulait mettre un piquet. Le chef du village, qui était là, se précipita avec tous les signes de la plus vive émotion ; il replaça la dalle et mit le pied dessus, en témoignant, par son attitude, de l’extrême importance qu’il y avait à ce que cette pierre ne fût pas dérangée. Explication du fait ayant été demandée, le chef montra du doigt le point en question, et d’un ton solennel répondit : « Ouganga[14] ! » Je le priai de me laisser voir ce qu’il y avait sous la pierre. Il y consentit de bonne grâce, ôtant lui-même la dalle, et je vis un insecte, cloué dans une petite fosse par une épingle de bois, méchante bestiole qui avait causé l’avortement d’une jeune femme du village.

Dans le courant de la journée, Oulédi et Férajji, les hommes que j’avais envoyés à la recherche de Khamisi, revinrent avec le fugitif et avec tous les objets manquants.

À peine noire déserteur avait-il eu gagné la jungle, que des brigands indigènes, à l’affût des
Femme kisémène broyant le grain.
trainards, l’avaient mené dans leur village et lié fortement à un arbre,

« pourquoi m’attachez-vous ? leur avait demandé Khamisi.

— Pour te faire mourir, lui avait-on répondu ; tu es un Mgouana, et c’est notre coutume de tuer tes pareils, dès que nous les avons pris. »

Arrivés sur ces entrefaites, Oulédi et Férajji avaient réclamé le prisonnier et la totalité de sa charge, comme appartenant à la caravane du Mousoungou.

Les voyant tous les deux bien armés, les brigands avaient admis la réclamation, rendu le fugitif, les deux chèvres et le reste ; mais déclaré qu’ils méritaient une récompense pour avoir pris le déserteur. La demande ayant paru juste, un présent de huit mètres d’étoffe et de dix rangs de perles avait été fait à ces honnêtes gens.

Pour Khamisi, qui avait déserté avec armes et bagages, les choses ne pouvaient pas en rester là. Il avait demandé une avance de cinq dollars en espèces, et l’avait obtenue ; sa charge n’avait que le poids réglementaire, il était donc sans excuse.

De peur d’outre-passer la règle, je formai un tribunal composé de huit pagazis et de quatre soldats. Immédiatement, et à l’unanimité, le déserteur fut déclaré coupable d’un crime pour ainsi dire inconnu cihez les Vouanyamouézi ; crime d’autant plus grave qu’il pouvait discréditer les pagazis de cette nation. En conséquence le dit coupable devait être fouetté « avec le fouet du Grand-Maître, celui que ce dernier employait pour les ânes. »

Je fis attacher Khamisi ; et considérant que, par sa faute, il avait nui ans porteurs dans leur réputation, aux soldats et à mister Shaw dans l’estime du maître, qui les avait taxés de négligence, il fut résolu que chacun des susnommés lui donnerait un coup de fouet, correction qu’il reçut en pleurant de chagrin.

Un instant après arrivèrent des Vouangouana, qui m’apportaient une longue et bonne lettre de mister Webb, et un paquet de journaux, dont le plus récent était du 4 février. Parmi les nouvelles que je trouvai dans l’Hérald : actes du Congrès et de la chambre du New-York, faits divers, récits de crimes effroyables, était le compte rendu de la deuxième soirée du président ; un long rapport, dans lequel mon ami Jenkins avait décrit, avec une savante prolixité, les toilettes qui se remarquaient à cette réunion ; comment une plume d’autruche, d’un lilas bleuâtre, ondulait parmi les cheveux gris, aux boucles si gracieuses, de missis D… comment l’élégance de missis K… était complétée par des diamants comment la jupe de telle autre avait pour bordure des ruches de satin cramoisi ; comment à chacun de ses gestes, à chacun de ses mouvements, une autre belle, en traîne de velours pourpre, faisait jaillir mille feux de ses pierreries ; comment le président, avec sa voix mâle et vibrante, ses yeux gris et scrutateurs, s’était sacrifié, en cette occasion, au peuple souverain, etc., etc., de la même forme adulatrice.

Détachant mes yeux de cette chronique intéressante, je vis à ma porte les sombres filles du village, qui se perdaient en conjectures à l’égard de ces immenses feuilles de papier, sur lesquelles je m’étais penché si longtemps. Absorbé par la description de Jenkins et frappé du tableau qui était devant moi, il me fallut un violent effort pour me rappeler quelles étaient ces femmes en grande toilette, et pour comprendre où était la différence entre « une blonde à la chevelure opulente où brillent des reflets d’or, blonde aux yeux limpides, dont l’éclat rivalise avec ceux des diamants, » et cette noire beauté de douze ou treize ans, jeune fille en train de s’épanouir, ayant, au sommet de la tête, une crête de frisons laineux, derrière elle une redondance voilée de deux mètres de calicot, trois livres pesant de fil de laiton à chaque membre, et des flots de perles autour du cou ; celle-là entre tant d’autres, qui se pressaient à ma réception, dans toute la gloire de leur nudité. Mais j’en conviens, la différence était énorme entre ma cour et celle du président Grant, une cour ayant pour reporter un homme aussi capable que mon ami Jenkins.

Le 12 nous atteignîmes Moussoudi, qui est au bord de la rivière.

La route, ce jour-là, fut excellente ; pas un paquet dérangé, pas une cause d’impatience. Une fois chargés, les ânes n’eurent plus qu’à marcher devant eux. Si le chemin de l’Ounyanyembé était partout comme cela, on irait aussi aisément que de New-York à Staten-Island, par un beau jour de fête. Ôtez lui ses allées sablées, ses lacs, ses bassins, les musées qu’il renferme, ses arbres treillagés, son kiosque, ses policemen, ses promeneurs, tout ce qui rappelle la civilisation, et le Park-Central, avec ses fraîches pelouses, ses vallonnements, ses rampes couvertes de massifs, présentera aux New-Yorkais, s’ils peuvent se le figurer de la sorte, une image assez fidèle du pays que l’on rencontre en sortant de Kisémo.

Ce parc magnifique, splendide dans sa sauvagerie, plein d’arbustes odorants, parmi lesquels je reconnus la sauge et l’indigotier, s’étend jusqu’aux montagnes qui séparent l’Oudoé de l’Oukami, à vingt milles de l’endroit où nous étions ; montagnes, dont les cônes lointains et le pic de Kira forment à cette charmante scène un fond qui en complète la beauté.

Lorsqu’on approche de la vallée de l’Oungérengéri, on voit le granit et un quartz étincelant saillir au-dessus de la terre rougeâtre[15]. Nous descendîmes une côte rocailleuse, où prédominaient ces roches ; nous nous trouvâmes alors sur un alluvion sableux, déposé par la rivière, et nous traversâmes des champs de sorgho, de canne à sucre, de maïs, de manioc ; des jardins où l’on cultive l’aubergine, le concombre et le cari.

Sur les rives de l’Oungérengéri prospèrent le bananier et le mparamousi (taxus elongatus), qui le dépasse de vingt-cinq à trente mètres, et qui, pour la beauté rivalise avec te tchiran de la Perse et le platane d’Abyssinie. Assez droite, assez élégante pour faire le grand mât d’une frégate de première classe, sa tige sans nœud est couronnée d’une large cime au feuillage épais et d’un vert plein de fraîcheur. On voit là des arbres d’une vingtaine d’espèces dont les branches étendues s’enlacent d’une rive à l’autre. Chaque dépression du terrain, ainsi que le bord de l’eau, est encombrée d’herbes et de joncs énormes.

Moussoudi est situé au-dessus du niveau moyen de la vallée, et domine, par conséquent, les villages voisins qui sont au nombre de plus d’une centaine. Il occupe l’extrémité occidentale de l’Oukéréhoué ; de l’autre côté de la rivière, commence le territoire des Vouakami.

Nous fûmes retenus à Moussoudi par la difficulté de réunir la quantité de grain qui nous était nécessaire. Cette pénurie, dans une contrée si fertile et si populeuse, tenait au grand nombre de caravanes qui nous avaient précédés, et qui avaient fait là des approvisionnements considérables.

Le 14 nous passâmes l’Oungérengéri, qui, en cet endroit, est guéable en toute saison, et qui n’avait pas alors plus de vingt mètres de large[16].

Nous fîmes encore un mille dans la vallée, sur un terrain excessivement humide, et couvert de grandes herbes, d’une végétation luxuriante.

Puis la route s’éleva graduellement et traversa un bois composé de mparamousis, de tamariniers, de tamaris et de mimosas de différente espèce. Deux heures de montée nous conduisirent au sommet d’une crête, d’où nous pûmes, en nous retournant, voir jusqu’aux rampes lointaines de Kisémo.

Une descente d’environ trente mètres s’arrêta dans un lit de torrent desséché, à fond sableux, dont l’autre rive nous fit regagner l’élévation perdue. Nous nous retrouvâmes alors sur un terrain pareil à celui que nous venions de quitter, et nous le suivîmes jusqu’à un étang près duquel se voyait un boma dont les huttes, récemment faites et bien construites, furent occupées immédiatement par mes hommes[17]. La petite charrette nous avait causé énormément d’embarras ; le plus vigoureux de nos ânes, bien qu’il portât facilement cent quatre-vingt-seize livres, ne pouvait pas en traîner avec elle plus de deux cent vingt-cinq.

Le lendemain nous partîmes de bonne heure pour Mikiseh. À huit heures et demie nous gravissions la pente méridionale du pic de Kira. Lorsque nous arrivâmes à deux cents pieds au-dessus de la contrée environnante, nous eûmes sous les yeux la vue magnifique d’une terre qui ne prend jamais de repos, et qui, s’il l’avait connue, aurait empêché Malthus d’écrire ces pages insensées où il déraisonne à propos de l’excès de population, et de la ruine qui en résultera pour son pays. S’il arrive que les fils de John Bull soient trop multipliés sur un point quelconque, je n’ai pas moins de foi en eux qu’en ceux de Frère Jonathan ; ils sauront se frayer passage et arriver où ils auront les coudées franches, laissant derrière eux la misère et la richesse se distribuer au hasard. Il y a toujours, chez les Anglo-Saxons, des Hengists et des Horsas, des capitaines Smiths, des Pères Pèlerins ; quand l’Amérique deviendra trop étroite pour leurs descendants, qui peut dire que ceux-ci ne prendront pas l’Afrique pour demeure, et tout d’abord cette région si féconde ?

Nous quittâmes la pente méridionale du Kira pour suivre l’arête d’un chaînon qui s’y rattache, et nous descendîmes dans la vallée de Kiourima, où l’on trouve en toute saison une eau pure et abondante. Kiourima est le premier établissement que nous ayons rencontré dans l’Oudoé. À deux milles de ce village, du côté de l’ouest, est Mikiseh.

Le 16, après deux heures de marche, nous atteignions l’Oulagalla. Ce nom est celui d’un district ou d’une portion de district, placée entre les montagnes d’Ourougourou qui la bornent au midi, et celles de l’Oudoé qui sont au nord.

L’Oulagalla forme la partie principale du bassin compris entre ces deux chaînes parallèles, bassin qui n’a pas une largeur de plus de dix milles.

L’étape se termina à Mouhalleh ; nous étions alors sur le territoire des Vouaségouhha ; la marche avait eu lieu tout entière dans le bassin d’Oulagalla, entre les deux chaînes qui l’enferment ; à notre gauche celle de l’Ourougourou, à droite les montagnes de l’Ouségouhha et de l’Oudoé.

Après tous les milles que nous avions faits dans la plaine, aux ondulations monotones, ce changement de scène était le bienvenu. Quand nos regards étaient fatigués des bois qui couraient à la rive du sentier, tantôt sur un bord, tantôt sur l’autre, nous les tournions vers la montagne, dont la base nous offrait des arbres étranges, des fleurs aux nuances diverses. Nos yeux remontaient le versant jusqu’au faîte ; notre mémoire prenait note de ses beautés ; et nous en décrivions mentalement les saillies, les retraits, les éperons, les ravins, les profondes déchirures, surtout la forêt d’un vert sombre qui le drapait jusqu’à la cime.

Lorsque la tâche de veiller sur les ballots des ânes, ou sur la marche trop lente des pagazis n’absorbait pas notre attention, nous prenions plaisir à voir les traînées de vapeurs jouer autour des sommets, y former des couronnes floconneuses, des groupes fantastiques, se désunir pour se condenser en large nappe, qui, près de se résoudre en pluie, se dissipait devant un éclat de soleil.

Je retrouvai à Mouhalleh notre quatrième bande avec trois nouveaux malades, dont les yeux avides se tournaient vers moi, « le dispensateur de la médecine. » Des coups de feu avaient salué mon approche ; des épis ne maïs et du riz attendaient que je voulusse bien les accepter ; mais je le dis à Maganga, j’aurais préféré qu’il fût en avance de huit ou dix étapes.

Il y avait là Sélim Ben Raschid qui revenait de l’intérieur avec trois cents dents d’éléphant. Outre la bienvenue qu’il me souhaita et du riz dont il me fit présent, j’eus des nouvelles de Livingstone. Ce bon Arabe l’avait laissé à Oujiji, où pendant quinze jours ils avaient habité les deux huttes voisines. « Il venait d’être fort malade, me dit Ben Raschid en me parlant du docteur, et avait l’air d’un vieillard : la figure défaite et la barbe grise. Son intention, quand il serait rétabli, était de se rendre dans le Manyéma par la voie du Maroungou. »

La vallée de l’Oungérengéri, ainsi que le territoire de Mouhalleh, est d’une fertilité merveilleuse ; le sorgho y atteint sa plus grande hauteur, et le maïs y égale les plus belles récoltes qu’ait jamais données l’Arkansas.

De nombreux cours d’eau qui descendent des montagnes arrosent profondément cette riche vallée dont ils détrempent l’humus, et y répandent une humidité qui fut pour nous la cause de certains ennuis, tels que le mouillage des étoffes, la moisissure du thé, la fonte du sucre, la rouille des outils ; mais le soin qu’on prit de ces objets, dès que nous fûmes arrivés au camp, nous sauva d’une perte considérable.

Il y a entre les manières des Vouaségouhha et celles des Vouadoé, des Vouakami, des Vouakouaré, avec lesquels nous avions été en rapport, une différence qui nous parut sensible. Chez eux, rien de cette politesse que nous avions rencontrée jusque-là ; ce n’était pas, comme ailleurs, une offre courtoise des produits qu’ils désiraient nous vendre, mais une intimation insolente de les acheter au prix qu’ils en réclamaient. Voulait-on marchander, ils répondaient brutalement ; si vous persistiez, ils devenaient furieux et ne ménageaient pas les menaces. Cette conduite, si opposée à celle des Vouakouéré pleins de calme et de douceur, peut se comparer aux emportements des Grecs à tête chaude, mis en regard de la froide réserve des Germains. La nécessité nous obligea d’acheter des vivres à ces gens peu aimables ; nous dirons, à l’honneur du pays, que leur miel avait la saveur particulière à celui du Mont-Hymette.

Le lendemain, en suivant la vallée, nous passâmes sous les murs de Simbamouenni, capitale de l’Ouségouhha. J’étais loin de m’attendre à pareille rencontre. En Perse, dans le Mazandéran, elle ne m’aurait pas étonné ; mais ici elle était complètement imprévue.

Située au pied des montagnes de l’Ourougourou, dans une vallée magnifique, arrosée par deux rivières et par plusieurs ruisseaux limpides, cette ville pouvait avoir près de cinq mille habitants. Ses maisons, au nombre d’un millier, étaient d’architecture indigène, mais du meilleur style, et ses fortifications arabo-persiques réunissaient les avantages des deux genres.

À part dans les grandes cités, je n’ai pas rencontré en Perse, sur un trajet de neuf cent cinquante milles, des fortifications valant mieux que celles de Simbamouenni. Là-bas les murailles sont en pisé, même celles de Kasvin, de Téhéran, d’Ispahan et de Chiraz La ville africaine avait des murs en pierre, défendus aux quatre angles par une tour, également en pierre, et bien construite. L’enceinte, à double rang de meurtrières, pour la mousqueterie, enceinte qui renfermait un espace de huit cents mètres carrés, était percée de quatre ouvertures, regardant les quatre points cardinaux, et situées à égale distance des tours. D’énormes portes, en bois de tek du pays, fermaient ces ouvertures ; elles étaient couvertes des arabesques les plus fines et les plus compliquées.

J’en augurai d’abord que ces portes étaient venues de Zanzibar, d’où on les avait envoyées en détail ; mais comme les grandes maisons de la ville en avaient d’analogues, il est possible qu’elles étaient été faites et ciselées par des artistes indigènes.

Pareille aux maisons de la côte, la demeure royale était un long bâtiment carré, avec une grande toiture à pente rapide, dépassant de beaucoup la muraille, et abritant une véranda.

Ce palais était alors celui d’une sultane, la fille d’un nommé Kisabengo, célèbre chasseur d’hommes, qui fut la terreur de six provinces. D’une humble origine, mais doué d’une force remarquable, d’une parole éloquente, d’un esprit souple et amusant, ce Théodoros au petit pied acquit aisément de l’influence sur les esclaves marrons qui le reconnurent pour chef. La justice s’en mêla ; Kisabengo prit la fuite, et arriva dans l’Oukami ; province qui, à cette époque, s’étendait de l’Oukouéré à l’Ousagara. Le bandit commença alors une vie de rapine et de conquête, dont le résultat fut d’obliger les Vouakami à lui céder un immense terrain dans leur superbe vallée. Il sut y choisir le plus admirable site, et fonda sa capitale qu’il appela Simbamouenni, la Cité-Lion, c’est-à-dire la plus forte.

Dans sa vieillesse, l’heureux voleur d’hommes changea son nom pour celui qu’il avait donné à sa ville ; et, en mourant, il voulut que sa fille, à laquelle il laissait le pouvoir, prît également ce nom royal.

Pendant que nous traversions l’eau rapide, qui passe sous les murs de Simbamouenni, les habitants de la ville eurent une belle occasion de contempler le Grand Mousoungou qu’avaient précédé trois de ses caravanes, et dont celles-ci, par une faute impardonnable, avaient vanté la richesse et la puissance. L’occasion fut avidement saisie. Il y eut certes à la fois, sur les deux rives, plus de mille indigènes exhibant tous les genres de regard, avec toutes les nuances que chacun de ces genres peut offrir ; genre impérieux, arrogant, timide, insolent, rusé, ébaubi, furtif, ardent, modeste, effronté et autres.

Les guerriers de la sultane, armés d’une lance et d’un arc, ou d’un mousquet, et pouvant servir de modèles à autant de groupes
Simbamouenni.
de Nisus et Euryale, de Thésée et Pirithoüs, de Damon et Pythias, d’Achille et Patrocle, se tenaient embrassés deux à deux, et se confiaient mutuellement leurs opinions sur notre couleur et sur nos habits.

Tous ces gens étaient sortis de leurs murailles au cri de mkouba Mousoungou ! — le grand Mousoungou, — paroles qui semblaient avoir sur eux la même influence que la musique de l’homme aux deux flûtes sur les rats d’Hamelen. Ils avaient passé la rivière, et je commençais à craindre que la catastrophe de la légende ne dût se répéter, lorsque, heureusement pour le repos de mon esprit, la foule trouva le soleil un peu vif, la marche un peu longue et s’en alla[18].

Notre camp fut dressé au bord de l’Oungérengéri, qui est à quatre milles de la Cité-Lion. Il nous fallait visiter les bagages, réparer l’équipement des ânes, et soigner plusieurs de nos bêtes, dont l’échine était gravement endommagée. Par tous ces motifs, je résolus de passer là deux jours, d’autant mieux que les provisions abondaient à Simbamouenni.

Tous les ballots enveloppés de makanda, c’est-à-dire recouverts de nattes, furent trouvés en bien meilleure condition que je ne l’espérais, vu l’énorme quantité d’eau qu’ils avaient reçue. Nous étions alors en pleine masika. Mais différents objets, pour nous d’une grande valeur, tels que les armes, le thé, les munitions, qui se trouvaient dans des caisses, avaient souffert ; ce que j’attribuai à la négligence de Shaw. Celui-ci avait fait passer les ânes, porteurs de ces caisses, au milieu d’eaux profondes, sans décharger aucune de ses bêtes, ainsi que le moindre bon sens l’aurait voulu. Appelé dans ma tente, où je lui montrai le résultat de sa conduite, mon homme entra dans une vive colère. Il se plaignit d’avoir trop d’ouvrage, m’accusa d’être impossible à contenter, et finit par me dire qu’il n’attendait que le passage d’une caravane descendante pour me quitter et pour s’en aller avec elle. Je lui répondis que s’étant montré peu soigneux, et préférant le repos au travail, il pouvait partir quand il voudrait, que je n’y mettais pas obstacle ; mais que je retiendrais ses bagages pour me remplir de la somme qu’il avait touchée à Zanzibar, et qu’il avait reçue à titre d’avances.

Cette déclaration fit rentrer Shaw en lui-même ; une heure après il avait repris son service et la paix était faite.

Je m’aperçus le lendemain, pour la première fois, que mon acclimatation aux marais de l’Arkansas ne me servirait pas en Afrique.

Il était dix heures du matin lorsque les symptômes précurseurs de la moukoungourou m’envahirent. C’est d’abord une lassitude générale accompagnée de somnolence ; puis un malaise pénible, qui part des lombes, remonte la colonne vertébrale, s’étend dans les côtes gagne les épaules, s’y arrête et devient une douleur fatigante. Le froid vous saisit, tout le corps est glacé. La tête s’alourdit, les tempes ont des battements rapides, le regard se trouble ; vous êtes pris de vertige, et dans le vague où ils apparaissent, tous les objets sont déformés.

L’accès me quitta à dix heures du soir, me laissant une extrême faiblesse.

J’eus recours au traitement, qui, d’après l’expérience que j’avais acquise dans l’Arkansas, avait le plus d’efficacité ; savoir : quinze grains de sulfate de quinine, en trois doses de cinq grains chacune, avalées d’heure en heure, à partir du premier effet d’une médecine qu’on a prise la veille au soir. Cette médication, appliquée pendant les trois jours qui suivirent l’accès, prévint le retour de la fièvre, au moins pendant quelque temps, et m’a donné le même résultat, chaque fois que je l’ai employée, soit pour moi, soit pour mes hommes.

Le troisième jour de notre halte, je vis arriver des notables de Simbamouenni, qui venaient de la part de leur souveraine chercher le tribut que Sa Hautesse croit pouvoir exiger. Mais comme il est d’usage de n’imposer qu’un tribut au propriétaire d’une caravane, si divisée qu’elle soit, et que Farquhar avait acquitté ma dette, — les ambassadeurs le reconnaissaient eux-mêmes, — je répondis à ces derniers qu’il ne serait pas loyal de me faire payer deux fois. Les notables répliquèrent par un : Ngema (très-bien) ; et me promirent de porter ma réponse à leur souveraine. On verra dans le chapitre suivant ce qui advint de l’approbation des notables, et de quelle manière leur maîtresse en agit avec moi.

  1. Le slap-jack est une crêpe faite, au moins primitivement, avec de la farine de sarrasin. « Autrefois, dit Bartlett, une jeune fille de campagne n’était pas regardée comme bonne à marier, si elle ne savait faire une chemise et retourner habilement un slap-jack dans la poêle. » Il est probable que ceux de l’armée sont secs ; d’où nous avons traduit le mot cake de l’auteur par celui de galette. (Note du traducteur.)
  2. L’arbre qui, dans cette région, fournit l’ébène n’est pas de la famille des ébénacées, mais un dalbergia qui appartient aux légumineuses. Sur tes bords de la Rovouma (4° plus au sud que la contrée dont parle Stanley), ce dalbergia est le melanoxylon, qui se trouve également sur les rives du Zambèze, où il est moins noir. En général, le bois des dalbergias est rouge ; probablement celui que rencontre notre voyageur est de cette nuance, puisque Burton le désigne, comme objet de commerce, sous le nom de grenadille. Il est, dit-il, moins cassant que l’ébène du diospyros, plus dur que le gaïac et se reconnaît aisément à sa pesanteur. Les indigènes en font des journeaux de pipes. (Note du traducteur.)
  3. Nom générique donné aux gens de l’intérieur, en opposition avec les noms de Vouangouana et de Vouamrima qui désignent les natifs de Zanzibar et ceux de la côte, (Note du traducteur.)
  4. Ce rejet par les narines, très-caractérisé dans les endroits où l’hippopotame n’a rien à craindre, devient moins bruyant dans les régions ou la bête commence à être inquiétée, et cesse tout à fait quand la chasse est active. De même les hippopotames de la rivière Sainte-Lucie et des petits cours d’eau voisins, qui en habitaient les parties étroites, s’y voyant moins en sûreté, ont gagné l’embouchure ; et, toujours traqués vont d’une rivière à l’autre, ce qu’ils font par mer, passant ainsi de l’eau douce à L’eau salée. Il serait curieux d’étudier les modifications qui peuvent résulter, au physique, de ces changements d’habitudes. (Note du traducteur.)
  5. Bubales du midi de l’Afrique. Le leste porte le nom de hartebeest que cette grande antilope a reçu des Colons du Cap ; nous avons préféré celui de caama, qu’elle tient des Hottentots, et qui, plus facile à prononcer, n’est pas moins connu. Mais nous ignorons si le caama de cette région est bien le même que celui du midi, ou s’il a plus de rapport avec le bubale du nord de l’équateur, qui ne diffère du hartebeest que par une tête moins longue, des cornes moins courbées, et une robe unie, d’une teinte roussâtre, tandis que celle de l’autre est d’un roux brun foncé sur le dos, plus claire sur les flancs, blanche sur le ventre et par derrière, avec des lignes noires sur les jambes. C’est du reste la moins jolie des antilopes. « Bête anguleuse ! faite de triangles, dit Harris. » En outre la figure trop longue et mal coiffée.
    -----(Note du traducteur.)
  6. Nom qui signifie terre des collines, terrain montueux, et que les gens de Zanzibar donnent à la portion de la côte africaine, située en face de leur île.(Note du traducteur.)
  7. Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, Paris, librairie Hachette, 1862
  8. Aux sources du Nil, Journal du capitaine Speke, Paris, librairie Hachette, 1864
  9. Voir Livingstone, Explorations dans l’intérieur de l’Afrique. Librairie Hachette, pages 92 et suivantes.
  10. Nous avons traduit littéralement antennæ par antennes, mais il est probable qu’il s’agît des palpes qui, dans la famille des Tabaniens, sont dressés chez les mâles, embrassant la trompe chez la femelle ; c’est probablement ce qui fait dire à l’auteur que les antennes saisissent les parties qui recevra l’aiguillon ; car les femelles seules, chez les taons, sont avides de sang.(Note du traducteur.)
  11. Même observation qu’au sujet du mabounga. Nous pensons d’autant plus qu’il s’agit de palpes, que les antennes n’appartiennent point à l’appareil buccal. (Note du traducteur.)
  12. Unapproachable dit le voyageur ; mais c’est à son appétit, aiguisé par la marche précédente, qu’il faut attribuer cet éloge enthousiaste. Plus tard nous verrons notre auteur déclarer que les moutons du Mougihéhoua sont les plus beaux et les meilleurs qu’il ait trouvés sur sa route, mais qu’ils ne sauraient être comparés aux fins moutons d’Europe ou d’Amérique. Il y en a de deux espèces, dit Burton ; l’une ressemble à celle de l’Arabie occidentale, l’autre vient de l’intérieur de l’Afrique et dégénère en approchant de la côte. Ces moutons sont rarement affranchis. La chèvre leur est préférée, même par les indigènes, et se vend presque toujours le double. (Note du traducteur.)
  13. Mousoungou, dont Vouasoungou est le pluriel et qui dans toute cette région désigne un homme blanc, de race européenne, est, d’après Burton, synonyme de savoir. Ousoungou, pays de la Science, pays des Blancs. (Note du traducteur.)
  14. Mot qui signifie magie. Le mganga est un homme qui prédit l’avenir, découvre les choses secrètes, guérit les malades avec des charmes, des incantations, vend des talismans, conjure les esprits, commande aux fléaux ; bref, un personnage qui joint à la sorcellerie, des attribuions rentrant dans celles du médecin et du prêtre. (Note du traducteur.)
  15. La couleur rouge, plus ou moins vive, plus ou moins foncée, est caractéristique de cette région, ou lorsqu’elle disparaît à la surface, on la retrouve fréquemment sous l’humus des vallées ou sous le sable des plaines. « Quand le soleil brille, dit Burton, en partant des forêts de l’Ousagara, la scène est à la fois étrange et d’un effet imposant ; le sol d’un rouge sombre, élevé à mi-corps des arbres par les galeries des termites, oppose sa nuance tout africaine à la teinte claire du feuillage. » Dans le Marenga Mkali, le même voyageur signale une terre grasse colorée de jaune et de rouge. « Je suis frappé, dit-il, en décrivant l’Ougogo, je suis frappé de la coloration du paysage. Au loin, des chaumes dorés, tachetés d’un noir roux par des halliers, dépouillés de feuilles, que porte un sol d’un rouge de brique. En approchant les teintes se diversifient ; sur la plaine rutilante sont des rochers gris, entourés et coiffés d’herbes blanches, des baobabs empourprés, des épines d’un bronze cuivreux ou verdâtre, des arbres morts d’un blanc terne, des gommiers dont la tige bleu de ciel est rougie à hauteur d’homme par les couloirs des termites… » Sur la côte, dans les fouilles pratiquées par l’extraction du copal, on trouve un sous-sol rouge à une faible profondeur ; et plus la terre est rouge, disent les Arabes, plus le copal est de belle qualité. À Zanzibar, le sous-sol, formé d’une argile bleue, est parsemé d’une terre ocreuse d’un rouge de sang, à laquelle se mêle une matière fibreuse d’un rouge clair ; c’est dans les terrains de ce genre que se trouve le copal. Nous pourrions multiplier ces exemples, et montrer cette couleur dominante ailleurs que dans le terrain. (Note du traducteur.)
  16. Ici l’Oungérengéri coule au sud jusqu’à l’extrémité de la vallée ; il prend ensuite une direction orientale, direction qu’il conserve jusqu’au village de Kisémo, où il tourne au sud-ouest, pour revenir à l’orient se jeter dans le Kingani.
  17. Boma, bomani veulent dire estacade ; c’est ici un camp formé de huttes en paille et entouré d’une palissade épineuse. La forme et les matériaux des huttes, voire de la palissade, varient suivant les localités, mais partout le voisinage de l’eau décide de l’emplacement. Le boma s’appelle aussi khambi. (Note du traducteur.)
  18. Les habitants d’Hamelen, grande ville située au confluent du Hamel et du Weser, et qui florissait au quatorzième siècle, virent arriver dans leur port un vaisseau chargé de marchandises inconnues. Ce vaisseau n’avait pour équipage qu’un vieillard qui portait deux flütes suspendues à son cou : une d’ivoire, l’autre d’ébène. Dépouillé de ses marchandises par les gens d’Hamelen, l’étranger s’éloigna en lâchant dans la ville, trois petits rats qui se multiplièrent au point que les habitants offrirent cent mille écus d’or à qui les en délivrerait. Le vieillard revint, joua de sa flûte d’ivoire, et tous les rats le suivirent. Mais délivrés du fléau, les Hamelénois refusèrent la somme promise. Le vieillard prit alors sa flûte d’ébène qui entraîna tous les enfants de la ville ; et ceux-ci, traversant la rivière à la suite du musicien, périrent jusqu’au dernier. (Voir Magasin pittoresque, 1843 T. XI, p. 81.) (Note du traducteur.)