Chez les heureux du monde
La Revue de Paris (p. 788-802).
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IX


Dans la jeunesse de Mrs. Peniston, la mode était de rentrer en ville au mois d’octobre : aussi, le 10 octobre, les stores de sa résidence, bâtie sur la Cinquième Avenue, se relevèrent, et les yeux du Gladiateur Mourant, qui se dressait en bronze dans la fenêtre du salon, recommencèrent d’inspecter la chaussée déserte.

La première quinzaine après le retour représentait pour Mrs. Peniston l’équivalent domestique d’une retraite religieuse. Elle passait en revue le linge et les couvertures dans l’esprit scrupuleux du pécheur qui explore les replis les plus intimes de sa conscience ; elle recherchait les mites comme l’âme affligée recherche ses infirmités cachées. Les planches les plus inaccessibles de chaque placard étaient contraintes de livrer leur secret, la cave et la fosse au charbon étaient scrutées jusqu’en leurs dernières profondeurs, et, suprême épisode des rites lustraux, la maison tout entière était emmaillotée de toiles d’un blanc pénitentiel et inondée d’eau de savon expiatoire.

Ce fut durant cette phase des opérations que miss Bart revint, l’après-midi du mariage Van Osburgh. Le retour n’avait pas été fait pour calmer ses nerfs : bien que les fiançailles d’Evie Van Osburgh ne fussent pas encore officielles, c’était un de ces secrets auxquels sont déjà initiés les innombrables amis intimes de la famille ; et tout le train des invités bourdonnait d’allusions et de pronostics. Lily avait le vif sentiment du rôle qu’elle jouait dans ce drame à demi-mots : elle connaissait à merveille la qualité d’amusement que la situation comportait. Ses amis ne goûtaient le plaisir que sous des formes assez crues : ils devaient exulter devant des complications de cet ordre ; ils aimaient à surprendre le destin en flagrant délit de mauvaise farce. Lily savait assez bien se conduire dans les passes difficiles. Elle avait, à la perfection, l’air qu’il fallait, moitié victoire, moitié défaite : chaque insinuation venait se briser contre la belle indifférence de ses manières. Mais l’effort nécessaire à cette attitude lui devenait douloureux ; la réaction fut rapide, et elle retomba à un plus profond dégoût d’elle-même.

Comme toujours chez elle, cette répulsion trouva son débouché dans une antipathie plus violente pour son entourage : elle se révolta contre la laideur satisfaite du noyer noir de Mrs. Peniston, le vernis glissant des carreaux de l’anti-chambre et les odeurs mélangées de savon et d’encaustique qu’elle huma en entrant.

L’escalier n’avait pas encore de tapis, et, comme elle gagnait sa chambre, elle fut arrêtée sur le palier par la marée montante du savonnage. Rassemblant ses jupes, elle se jeta de côté avec un geste d’impatience ; et, ce faisant, elle eut la sensation bizarre de s’être déjà trouvée dans la même situation, mais dans un milieu différent. Il lui semblait redescendre l’escalier de Selden ; et, comme elle s’apprêtait à faire des observations à la personne qui dispensait ce déluge savonneux, elle rencontra, levé sur elle, un regard qui une fois déjà l’avait dévisagée dans des circonstances analogues. C’était la femme de ménage du Benedick, laquelle, appuyée sur ses coudes rougis, l’examinait avec la même intrépide curiosité, la même visible répugnance à lui livrer passage. Mais, cette fois, miss Bart était sur son propre terrain :

— Ne voyez-vous pas que je veux passer ? Otez votre seau, je vous prie ! dit-elle vertement.

La femme, d’abord, ne parut pas entendre ; puis, sans un mot d’excuse, elle repoussa son seau en arrière et tira une toile humide à travers le palier, sans détourner ses yeux de Lily pendant que celle-ci passait. Il n’était pas tolérable que Mrs. Peniston eût de pareilles créatures dans la maison ; et Lily regagna sa chambre, résolue à exiger que cette femme fût renvoyée le soir même.

Mais Mrs. Peniston, en ce moment, n’était pas accessible aux remontrances : de grand matin, elle s’était enfermée avec sa femme de chambre, passant la revue de ses fourrures, — c’était le point culminant de ce drame de rénovation ménagère. — Et, le soir encore, Lily se trouva seule, car sa tante, qui rarement dînait dehors, avait accepté l’invitation d’une cousine Van Alstyne, de passage en ville. La maison, dans cet état de propreté presque inquiétante et d’ordre parfait, était aussi lugubre qu’un tombeau, et lorsque Lily, après un bref repas entre des buffets ensevelis, s’égara dans le salon parmi les meubles brillants à peine débarrassés de leurs housses, elle se sentit comme enterrée vive entre les limites étouffantes de l’existence de Mrs. Peniston.

Lily s’arrangeait ordinairement pour éviter d’être à la maison lors de ce renouvellement domestique. Cette fois pourtant diverses raisons s’étaient combinées pour la ramener en ville ; et, avant tout, le fait qu’elle avait moins d’invitations que d’habitude pour l’automne. Elle avait été si longtemps accoutumée à passer d’une villa dans une autre, jusqu’à ce que la fin des vacances fit rentrer ses amies, que ces intervalles de temps inoccupés lui donnèrent un sentiment aigu de popularité déclinante. Comme elle l’avait dit à Selden, on était fatigué d’elle. On était prêt à l’applaudir dans un autre rôle ; mais en tant que miss Bart, on la connaissait par cœur. Elle aussi se connaissait par cœur : elle en avait assez, de la vieille histoire. Il y avait des moments où elle aspirait aveuglément à n’importe quoi de différent, à quelque chose d’étrange, de lointain, d’inessayé ; mais son imagination n’allait jamais au delà de sa vie habituelle dans un décor nouveau. Elle ne pouvait se voir ailleurs que dans un salon, exhalant de l’élégance comme une fleur exhale son parfum.

Cependant octobre avançait, et il ne lui restait que cette alternative : ou bien retourner chez les Trenor ou bien rejoindre sa tante en ville. Même le déplorable ennui de New-York en cette saison, même l’intérieur de Mrs. Peniston, et ses désagréments savonneux, semblaient préférables à ce qui pourrait l’attendre à Bellomont : avec un air de dévouement héroïque elle annonça son intention de demeurer auprès de sa tante jusqu’à la fin des vacances.

Des sacrifices de cette nature sont parfois accueillis avec des sentiments aussi mêlés que ceux qui les déterminent : Mrs. Peniston dit à sa camériste de confiance que, si quelque membre de la famille devait se trouver auprès d’elle durant cette crise (et depuis quarante ans elle s’était crue assez compétente pour présider seule à la remise de ses rideaux), elle eût certainement préféré miss Grace à miss Lily. Grace Stepney était une cousine obscure, de manières souples et sans vie personnelle, qui accourait tenir compagnie à Mrs. Peniston quand Lily dînait en ville trop continuellement, qui jouait au bezigue, réparait les fautes dans les ouvrages à l’aiguille, lisait les décès dans le Times et admirait sincèrement le satin pourpre des rideaux du salon, le Gladiateur Mourant dans la fenêtre, et la gigantesque vue du Niagara, seule débauche artistique de la carrière tempérée de M. Peniston.

Dans les circonstances ordinaires, Mrs. Peniston était aussi ennuyée par son excellente cousine que la personne qui reçoit de tels services l’est généralement par celle qui les rend. Elle préférait de beaucoup la brillante Lily, sur laquelle on ne pouvait compter, qui ne savait pas distinguer l’un de l’autre les bouts d’une aiguille à crochet et qui avait souvent blessé son amour-propre en lui suggérant l’idée de « refaire » son salon. Mais quand il s’agissait de faire la chasse à des serviettes qui manquaient ou d’aider à décider si l’escalier de service avait besoin d’un tapis neuf, l’opinion de Grace avait plus de valeur que celle de Lily, — sans compter que celle-ci ne pouvait supporter l’odeur de la cire et du savon noir, et se comportait comme si elle s’imaginait qu’une maison doit se tenir propre toute seule, sans aucune assistance étrangère !

Assise dans le salon, sous la lumière morne du lustre, — Mrs. Peniston n’allumait jamais les lampes à moins qu’il n’y eût « du monde », — Lily semblait assister à la retraite de sa propre personne, le long de perspectives aux couleurs neutres et ternes, jusqu’à un âge mûr qui ressemblerait à celui de Grace Stepney. Lorsqu’elle aurait cessé d’amuser Judy Trenor et ses amis, elle en serait réduite à amuser Mrs. Peniston : dans quelque direction qu’elle regardât, elle n’entrevoyait qu’un avenir d’esclavage au service des caprices d’autrui, et jamais la possibilité d’« affirmer » son ardente personnalité.

Un coup de sonnette à la porte d’entrée résonna énergiquement à travers la maison vide, et lui fit soudain concevoir toute l’étendue de son ennui. C’était comme si les mois fâcheux qu’elle venait de passer avaient pour couronnement cette solitaire et interminable soirée : — si seulement ce coup de sonnette signifiait un appel du monde extérieur, était un gage qu’on se souvenait encore d’elle et qu’on la désirait !…

Au bout de quelques instants, une femme de chambre vint annoncer qu’il y avait quelqu’un là, qui demandait à voir miss Bart ; et, sur les instances de Lily qui réclamait des indications plus précises, elle ajouta :

— C’est Mrs. Haffen, miss ; elle ne veut pas dire ce qui l’amène.

Lily, à qui ce nom ne rappelait rien, ouvrit la porte et se trouva en face d’une femme en chapeau rafalé, qui se tenait solidement plantée sous la lanterne du vestibule. L’éclat du gaz se reflétait sur sa figure marquée de petite vérole et sur sa calvitie rougeâtre, visible à travers les maigres filets de ses cheveux paille. Lily regarda la femme de ménage avec surprise.

— Vous désirez me voir ? — demanda Lily.

— Je voudrais vous dire un mot, miss.

Le ton n’était ni agressif ni conciliant ; il ne révélait rien du message de celle qui parlait. Néanmoins, un instinct de précaution avertit Lily de se retirer plus loin de la servante qui se tenait aux écoutes.

Elle fit signe à Mrs. Haffen de la suivre dans le salon, et elle referma la porte après qu’elles furent entrées.

— Qu’est-ce que vous désirez ? — s’informa-t-elle.

La femme de ménage, selon la coutume de ses semblables, avait les bras croisés sous son châle. Elle l’entr’ouvrit et montra un petit paquet enveloppé dans un journal sale.

— J’ai là quelque chose que vous aimeriez peut-être à voir, miss Bart.

Elle accentua le nom d’une façon déplaisante, comme si la connaissance qu’elle en avait justifiait en partie sa présence en ce lieu. Aux oreilles de Lily l’intonation sonna comme un défi.

— Vous avez trouvé quelque chose qui m’appartient ? — dit-elle en étendant la main.

Mrs. Haffen recula :

— Oh ! un instant, je vous prie… c’est à moi aussi bien qu’à n’importe qui, je suppose…

Lily la regarda d’un air perplexe. Elle était sûre, maintenant, que l’attitude de la visiteuse était une menace ; mais, toute experte qu’elle fût en certaines matières, il n’y avait rien dans son expérience pour la préparer à saisir le sens exact de la scène actuelle. Elle sentit toutefois qu’il était urgent d’y mettre fin le plus vite possible.

— Je ne comprends pas… Si ce paquet n’est pas à moi, pourquoi m’avez-vous fait demander ?

La femme ne fut pas déconcertée par cette question : elle était évidemment prête à y répondre, mais, comme tous les gens de sa condition, elle avait besoin de faire un long retour en arrière avant de commencer. Ce fut seulement après un temps d’arrêt qu’elle répondit :

— Mon mari était portier au Benedick jusqu’au premier de ce mois ; depuis, il ne peut pas trouver d’ouvrage.

Lily garda le silence, et la femme continua :

— Il n’y a rien à nous reprocher, ni à l’un ni à l’autre : le gérant avait quelqu’un d’autre pour la place, et on nous a mis dehors, avec armes et bagages, rien que pour satisfaire sa fantaisie. J’ai fait une longue maladie, l’hiver dernier, et j’ai subi une opération qui a dévoré toutes nos économies ; et c’est bien dur pour moi et les enfants que Haffen reste si longtemps sans travail.

Alors cette femme n’était venue, après tout, que pour demander à miss Bart de trouver une place à son mari ; ou, plus probablement, pour solliciter l’intervention de la jeune fille auprès de Mrs. Peniston ?… Lily avait tout l’air d’une personne qui obtenait toujours ce qu’elle désirait : aussi était-elle habituée à ce qu’on fît appel à son entremise, et, revenue de sa vague appréhension, elle se réfugia dans la formule conventionnelle :

— Je regrette que vous ayez eu des tracas, — dit-elle.

— Oh ! ça, nous en avons, miss, et nous ne sommes encore qu’au commencement… Si seulement nous pouvions avoir une autre situation… mais le gérant ne veut rien savoir… Il n’y a pourtant rien à nous reprocher, mais…

À ce moment, Lily perdit patience :

— Si vous avez quelque chose à me dire… — interrompit-elle.

L’irritation de la femme, à ce coup, sembla éperonner la lenteur de ses idées :

— Oui, miss ; j’y arrive ! — dit-elle.

Elle s’arrêta de nouveau, les yeux sur Lily, et puis elle continua, d’un ton de récit diffus :

— Quand nous étions au Benedick j’étais chargée des appartements de quelques-uns de ces messieurs ; je les nettoyais à fond tous les samedis… Quelques-uns de ces messieurs recevaient des masses de lettres : je n’ai jamais rien vu de pareil ! Leurs paniers à papiers débordaient toujours, et les papiers se répandaient sur le parquet. Peut-être est-ce à force d’en recevoir qu’ils deviennent si négligents… Quelques-uns étaient pis que les autres. Monsieur Selden, monsieur Lawrence Selden, lui, était un des plus soigneux : il brûlait ses lettres, l’hiver, et les déchirait en petits morceaux, l’été. Mais quelquefois il en avait tant qu’il se contentait d’en faire, lui aussi, une liasse, qu’il déchirait par le milieu… comme ceci.

Tout en parlant, elle avait déficelé le paquet qu’elle tenait à la main : elle en sortit une lettre qu’elle posa sur la table, entre miss Bart et elle. Comme elle l’avait dit, la lettre était déchirée en deux ; mais, d’un geste rapide, elle réunit les morceaux et aplanit la page.

Un flot d’indignation envahit Lily. Elle se sentait devant quelque chose de vil, qu’elle n’avait que vaguement deviné jusqu’à ce jour, devant ce genre de vilenies dont les gens se parlent à l’oreille, mais dont elle n’avait jamais songé qu’elles pussent l’atteindre dans sa propre existence. Elle recula, avec un mouvement de dégoût, mais son recul fut arrêté par une découverte soudaine : à la lumière du lustre de Mrs. Peniston, elle venait de reconnaître l’écriture de la lettre. C’était une écriture large et disjointe, avec une recherche de virilité qui n’en déguisait que peu l’incohérente faiblesse, et les mots griffonnés d’une encre épaisse, sur un papier de nuance pâle, frappèrent l’oreille de Lily comme si elle les avait entendu prononcer.

Tout d’abord elle ne saisit pas toute la gravité de la situation. Elle comprit seulement qu’elle avait sous les yeux une lettre écrite par Bertha Dorset, et adressée, apparemment, à Lawrence Selden. Il n’y avait pas de date, mais la noirceur de l’encre prouvait que la lettre était relativement récente. Le paquet que Mrs. Haffen tenait à la main renfermait, sans doute, d’autres lettres du même genre : — une douzaine, conjectura Lily d’après l’épaisseur. — La lettre qui s’étalait là était courte, mais ces quelques mots, qui lui avaient sauté à l’esprit avant qu’elle eût conscience de les lire, racontaient une longue histoire, — une histoire dont, ces quatre dernières années, les amies de la correspondante avaient souri et haussé les épaules, n’y voyant qu’une des innombrables « situations piquantes » de la comédie mondaine. Maintenant l’autre côté de l’histoire se présentait à Lily, l’envers volcanique de la surface où la conjecture et l’insinuation glissent avec tant de légèreté jusqu’à ce que la première fissure change le murmure en cri public.

Lily savait qu’il n’est rien dont la société ne se venge plus durement que d’avoir couvert de sa protection des gens qui n’ont pas su en profiter : c’est pour avoir trahi sa complicité que le corps social punit le coupable qui se laisse prendre. Et, dans le cas présent, il n’y avait aucun doute sur l’issue. Le code du monde où vivait Lily décrétait que le mari d’une femme doit être le seul juge de sa conduite : professionnellement, elle est au-dessus de tout soupçon tant qu’elle a l’abri de son approbation, ou même de son indifférence. Mais, avec un homme du caractère de George Dorset, il ne fallait pas songer au pardon : celui qui possédait les lettres de sa femme pouvait, d’une chiquenaude, renverser tout l’édifice de son existence, à elle. Et dans quelles mains le secret de Bertha Dorset était-il tombé !… Un moment, l’ironie de cette coïncidence nuança le dégoût de Lily d’un confus sentiment de triomphe. Mais la répulsion l’emporta : toutes les résistances instinctives du goût, de l’éducation, des aveugles scrupules héréditaires, se levèrent contre l’autre sentiment. La sensation dominante, chez Lily, était celle d’une contamination personnelle.

Elle s’écarta, comme pour mettre le plus de distance possible entre elle et sa visiteuse.

— Je ne sais ce que sont ces lettres, — dit-elle, — et je ne comprends pas pourquoi vous me les apportez.

Mrs. Haffen la regarda fixement :

— Je vais vous dire pourquoi, miss. Je les ai apportées pour vous les vendre, parce que je n’ai pas d’autre moyen de me procurer de l’argent, et que si nous ne payons pas notre loyer demain soir, nous serons mis à la porte. Je n’ai jamais rien fait de pareil jusqu’ici, et, si vous vouliez bien parler à monsieur Selden, ou à monsieur Rosedale, pour obtenir qu’on reprenne Haffen au Benedick… Je vous ai vue causer avec monsieur Rosedale, devant la porte, le jour où vous sortiez de chez monsieur Selden…

Le sang afflua au front de Lily. Elle comprenait maintenant : Mrs. Haffen croyait que c’était elle qui avait écrit les lettres. Dans le premier bond de sa colère, elle fut sur le point de sonner et de la faire mettre à la porte ; mais un vague instinct la retint. Le nom de Selden avait déterminé en elle un nouveau courant de pensées. Peu lui importaient les lettres de Bertha Dorset : — elles pouvaient bien aller où le hasard les emporterait ! — mais Selden était inextricablement impliqué dans leur destin. En mettant les choses au pis, les hommes ne souffrent pas beaucoup de scandales de ce genre ; et, dans l’espèce, l’éclair de divination qui avait révélé à Lily le sens de ces lettres l’avait avertie également que c’étaient des appels — réitérés, même, et donc, apparemment, demeurés sans réponse — à la reprise d’une liaison que le temps avait évidemment relâchée. Néanmoins, le fait que la correspondance avait pu tomber dans des mains étrangères convaincrait Selden de négligence, et c’est en cette matière surtout que le monde n’en pardonne aucune ; d’ailleurs, il y avait des risques encore plus graves, dont il fallait tenir compte, avec un homme d’un équilibre aussi instable que George Dorset.

Elle pesait toutes ces choses, mais sans en avoir conscience ; elle sentait seulement que le vœu de Selden serait de sauver les lettres, et que, par conséquent, elle devait s’en assurer la possession. Son esprit n’allait pas au delà. Une idée, il est vrai, traversa rapidement son cerveau : elle se vit rendant ces lettres à Bertha Dorset, avec le bénéfice des occasions que fournissait une semblable restitution ; mais cette pensée illuminait des abîmes devant lesquels elle recula toute honteuse.

Cependant Mrs. Haffen, prompte à percevoir les hésitations de Lily, avait déjà défait le paquet et rangé son contenu sur la table. Toutes les lettres avaient été rapiécées avec des bandes de papier pelure. Quelques-unes étaient en petits morceaux, les autres seulement déchirées par le milieu. Bien qu’il n’y en eût pas beaucoup, ainsi étalées elles couvraient presque toute la table. Le regard de Lily s’arrêta sur un mot, de ci, de là ; puis elle dit à voix basse :

— Combien en demandez-vous ?

Mrs. Haffen rougit de satisfaction : il était clair que la jeune fille s’était fort effrayée, et Mrs. Haffen était femme à spéculer sur ses craintes. Anticipant une victoire plus aisée qu’elle ne l’avait prévue, elle énonça un chiffre exorbitant.

Mais miss Bart se montra une proie moins facile qu’on ne l’aurait cru d’après son imprudente ouverture. Elle refusa de payer le prix demandé, et, après un moment d’hésitation, elle offrit la moitié.

Mrs. Haffen se raidit aussitôt. Sa main se dirigea vers les lettres étalées, et, les repliant lentement, elle fit mine de les renvelopper.

— Ces lettres-là, je suppose, ont plus de valeur pour vous que pour moi, miss ; mais le pauvre a besoin de vivre, tout comme le riche, — observa-t-elle sentencieusement.

Lily tremblait de peur, mais cette insinuation fortifia sa résistance.

— Vous faites erreur, — dit-elle avec indifférence. — Je vous ai offert tout ce que je suis prête à donner pour ces lettres ; mais il y a peut-être d’autres moyens de les avoir.

Mrs. Haffen leva sur elle un regard soupçonneux : elle avait trop d’expérience pour ignorer que le trafic où elle s’était engagée comportait des périls aussi grands que ses profits, et elle eut la vision du mécanisme compliqué qu’un mot de cette imposante jeune personne pourrait mettre en mouvement pour la vengeance.

Elle appliqua le coin de son châle à ses yeux, et murmura au travers que cela ne portait pas bonheur de traiter les pauvres trop durement ; que, pour elle, elle n’avait encore jamais été mêlée à une affaire de cette nature, et que, sur son honneur de chrétienne, Haffen et elle n’avaient eu qu’une pensée, celle d’empêcher les lettres d’aller plus loin.

Lily était toujours debout, immobile, conservant entre elle et la femme de ménage la plus grande distance compatible avec la nécessité de parler à voix basse. L’idée de ce marchandage lui était intolérable, mais elle savait que, si elle paraissait faiblir, Mrs. Haffen augmenterait aussitôt le prix originel…

Elle ne put jamais se rappeler par la suite combien de temps ce duel dura, ou quel fut le coup décisif qui, après un laps de temps enregistré en minutes par la pendule, en heures par le battement précipité de son pouls, la mit finalement en possession des lettres : elle savait seulement que la porte s’était enfin close, et qu’elle s’était retrouvée seule, debout, le paquet en mains.

Elle n’avait pas la moindre intention de lire ces lettres ; rien que de déplier le sale journal de Mrs. Haffen lui eût semblé dégradant. Mais qu’allait-elle faire du contenu ? Le destinataire avait voulu les détruire, ces lettres, et c’était son devoir, à elle, de se conformer à son désir. Elle n’avait pas le droit de les garder : en les gardant, elle diminuerait le mérite qu’elle avait pu avoir à s’en emparer. Mais comment les détruire assez effectivement pour éviter le danger de les laisser retomber en de pareilles mains ? Le foyer glacial du salon de Mrs. Peniston brillait d’un éclat prohibitif : le feu, comme les lampes, n’était jamais allumé que s’il y avait du monde.

Miss Bart se préparait à remonter les lettres dans sa chambre, quand elle entendit la porte s’ouvrir, et sa tante entra dans le salon. Mrs. Peniston était une petite femme dodue, dont la peau incolore était sillonnée de rides vulgaires. Ses cheveux gris étaient coiffés avec précision ; ses vêtements avaient l’air trop neufs et pourtant quelque peu démodés. Elle avait toujours des toilettes noires, très ajustées, ornées à grands frais de paillettes : elle était de ces femmes qui portent du jais à leur premier déjeuner. Lily ne l’avait jamais vue autrement que cuirassée de noir étincelant, avec des petites bottines très serrées et, par toute sa personne, un air d’être emballée et prête à partir ; pourtant elle ne partait jamais.

Mrs. Peniston promena autour du salon un regard minutieusement scrutateur.

— J’ai aperçu, de la voiture, une raie de lumière sous un des stores : c’est vraiment inouï que je ne puisse obtenir de cette femme qu’elle ne les baisse pas de travers !

Après avoir corrigé cette irrégularité, elle s’assit sur un des brillants fauteuils pourpres : — Mrs. Peniston s’asseyait toujours sur un fauteuil, jamais dedans. — Elle considéra miss Bart.

— Vous avez l’air fatiguée, ma chère : je suppose que c’est la surexcitation du mariage. Cornelia Van Alstyne en avait plein la bouche ; Molly y était aussi, et Gerty Farish est entrée en courant pour nous en parler… J’ai trouvé bizarre qu’ils aient servi le melon avant le consommé : un déjeuner de mariage devrait toujours commencer par le consommé. Les toilettes des demoiselles d’honneur n’ont pas plu à Molly. Elle tenait directement de Julia Melson qu’elles avaient coûté trois cents dollars chacune, chez Céleste, mais elle dit qu’elles ne les représentaient pas. Je suis bien aise que vous ayez refusé d’être demoiselle d’honneur : cette nuance saumon ne vous aurait pas convenu.

Mrs. Peniston adorait discuter les plus menus détails des fêtes auxquelles elle n’avait pas pris part. Rien n’aurait pu la décider à soutenir l’effort et la fatigue d’assister au mariage Van Osburgh, mais elle s’intéressait tant à cet événement qu’après en avoir entendu deux versions elle se préparait à en tirer de sa nièce une troisième. Or Lily avait été d’une négligence déplorable et n’avait guère noté les particularités de la cérémonie. Elle avait oublié de remarquer la couleur de la robe de Mrs. Van Osburgh ; elle ne pouvait même pas dire si le « vieux Sèvres » des Van Osburgh avait figuré à la table de la mariée : bref, Mrs. Peniston fut obligée de reconnaître que Lily écoutait mieux qu’elle ne racontait.

— Vraiment, Lily, je ne vois pas pourquoi vous avez pris la peine d’aller à ce mariage, si vous ne vous souvenez ni de ce qui s’y est passé ni des gens que vous y avez vus. Quand j’étais jeune fille, je gardais toujours le menu de chaque dîner auquel j’avais assisté, et j’inscrivais au revers le nom des convives ; et je n’ai jeté mes faveurs de cotillon qu’après la mort de votre oncle, parce que cela me paraissait peu convenable d’avoir tant d’objets de couleur dans la maison. Je me souviens que j’en avais une armoire pleine ; et je pourrais vous dire encore aujourd’hui à quel bal je les avais reçues. Molly Van Alstyne me rappelle ce que j’étais à cet âge : c’est merveilleux comme elle observe. Elle a su décrire très exactement à sa mère la coupe de la robe de la mariée ; et, d’après le pli dans le dos, nous avons tout de suite deviné qu’elle devait venir de chez Paquin.

Mrs. Peniston se leva brusquement, elle se dirigea vers la pendule dorée au mercure et surmontée d’une Minerve casquée, qui trônait sur la cheminée entre deux vases de malachite, et passa son mouchoir de dentelles entre le casque et la visière.

— J’en étais sûre : la femme de chambre n’époussette jamais là ! — s’écria-t-elle.

Elle montrait triomphalement une toute petite tache sur son mouchoir.

Puis elle se rassit et continua :

— Molly a trouvé Mrs. Dorset la mieux habillée, au mariage. Je ne doute pas que sa toilette n’ait coûté plus cher que toute autre, mais je n’en aime pas énormément l’idée : une combinaison de zibeline et de point de Milan… Il paraît qu’elle va chez un nouveau couturier, à Paris, qui ne veut pas accepter de commande avant que sa cliente ait passé une journée avec lui dans sa villa de Neuilly… Il prétend qu’il a besoin d’étudier la vie d’intérieur de son sujet : un procédé bien étrange, il me semble ! Mais c’est Mrs. Dorset elle-même qui l’a raconté à Molly : elle lui a dit que la villa était remplie des bibelots les plus exquis et qu’elle avait regretté vraiment de s’en aller… Molly disait qu’elle ne l’avait jamais vu mieux : elle était très en train, et se vantait d’avoir arrangé un mariage entre Evie Van Osburgh et Percy Gryce. Elle semble réellement avoir une très bonne influence sur les jeunes gens. J’ai entendu dire qu’elle s’intéressait maintenant à ce nigaud de petit Silverton qui a eu la tête tournée par Carry Fisher, et qui est devenu si terriblement joueur. Eh bien, comme je vous le disais, Evie est réellement fiancée : Mrs. Dorset l’a eue à demeure, à la campagne, avec Percy Gryce, elle a tout manigancé, et Grace Van Osburgh est au septième ciel… Elle désespérait presque de marier Evie…

Mrs. Peniston s’arrêta de nouveau. Cette fois, ce ne furent pas ses meubles qu’elle interrogea du regard, mais sa nièce.

— Cornelia Van Alstyne était si étonnée ! Elle avait entendu dire que vous alliez épouser le jeune Gryce… Elle avait vu les Wetherall juste après le séjour qu’ils avaient fait avec vous à Bellomont, et Alice Wetherall était convaincue que vous étiez tous deux fiancés. Elle a raconté que, lorsque M. Gryce partit inopinément, un matin, ils s’imaginaient tous qu’il était allé en ville chercher la bague.

Lily se leva et se dirigea vers la porte.

— Vous avez raison, je suis fatiguée : je crois que je vais me coucher, — dit-elle.

Et Mrs. Peniston, troublée soudain par la découverte que le chevalet où reposait le portrait au crayon de feu M. Peniston n’était pas exactement parallèle au canapé d’en face, présenta un front distrait à son baiser.

Une fois dans sa chambre, Lily tourna le bec de gaz et regarda le foyer. Il était aussi poli et brillant que celui d’en bas, mais ici pourtant elle pouvait brûler quelques papiers : elle risquait moins d’encourir les reproches de sa tante. Toutefois elle commença par n’en rien faire : elle se laissa choir dans un fauteuil et jeta autour d’elle un coup d’œil découragé. Sa chambre était grande et confortablement meublée : elle faisait l’admiration et l’envie de la pauvre Grace Stepney, qui vivait dans une pension ; mais, comparée aux nuances claires et aux garnitures luxueuses des chambres d’amis où Lily passait tant de semaines de son existence, elle semblait aussi lugubre qu’une prison. La monumentale armoire et le lit en noyer noir avaient émigré de la chambre à coucher de M. Peniston, et le papier velouté, d’un rouge faux, et d’un dessin cher aux appartements de 1860, portait de larges gravures sur acier d’un caractère anecdotique. Lily avait tenté de mitiger ce décor sans charme par quelques « notes », un peu plus frivoles, par une table à toilette drapée de dentelles et un petit bureau peint, surmonté de photographies ; mais la vanité de cette tentative l’accablait chaque fois qu’elle faisait de l’œil le tour de sa chambre. Quel contraste avec la subtile élégance de l’intérieur qu’elle imaginait pour elle-même !… Un appartement qui surpasserait le luxe compliqué de ses amies, qui le surpasserait de toute la sensibilité artistique par quoi elle se sentait leur supérieure ; un appartement où chaque nuance, chaque ligne conspireraient à rehausser sa beauté, prêteraient du raffinement à son loisir !… Une fois de plus, l’obsédante sensation de la laideur physique était aggravée par sa dépression mentale, si bien que chaque pièce du déplaisant mobilier semblait enfoncer en elle ses angles les plus agressifs.

Les paroles de sa tante ne lui avaient rien appris de nouveau ; mais elles avaient ravivé la vision de Bertha Dorset, souriante, adulée, victorieuse, la couvrant de ridicule par des insinuations intelligibles à tous les membres de leur petit groupe. L’idée du ridicule la blessait plus profondément que toute autre sensation : Lily connaissait bien les détours de ce jargon tout en allusions qui peut écorcher ses victimes sans répandre le sang. Sa joue brûlait encore à ces souvenirs : elle se leva et ressaisit les lettres. Elle ne songeait plus à les détruire : cette intention avait disparu sous la prompte corrosion produite par les paroles de Mrs. Peniston.

Elle s’approcha du bureau, et, allumant un flambeau, elle attacha et cacheta le paquet ; puis elle ouvrit l’armoire, en tira un buvard, et y déposa les lettres. Ce faisant, elle reconnut, dans un éclair d’ironie, qu’elle devait à Gus Trenor les moyens de les racheter.