Chez les heureux du monde
La Revue de Paris (p. 802-813).
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X


L’automne se traînait avec monotonie. Miss Bart avait reçu un ou deux billets de Judy Trenor, lui reprochant de ne pas revenir à Bellomont : elle répondit évasivement, en alléguant la nécessité de demeurer auprès de sa tante. Mais la vérité était qu’elle se lassait rapidement de son existence solitaire chez Mrs. Peniston, et seul l’amusement de dépenser l’argent nouvellement acquis allégeait un peu l’ennui de ses journées.

Toute sa vie, Lily avait vu l’argent s’en aller aussi vite qu’il était venu, et, quelles que fussent ses théories sur la prudence qu’il y avait à mettre de côté une partie de ses gains, elle n’avait malheureusement rien dans son expérience qui pût la prémunir contre les risques d’une méthode contraire. C’était pour elle une satisfaction très vive de sentir que, pendant quelques mois tout au moins, elle ne dépendrait plus de la libéralité de ses amis, qu’elle pourrait se montrer sans avoir à se demander si quelque œil pénétrant ne reconnaîtrait pas dans sa toilette, à quelque indice, la splendeur refourbie de Judy Trenor. Le fait que l’argent l’affranchissait momentanément de toutes ces menues obligations obscurcissait en elle le sens de l’obligation plus grande que cet argent même représentait, et, n’ayant jamais su jusqu’alors ce que c’était que d’avoir à sa disposition une somme aussi forte, elle s’abandonnait avec délices au plaisir de la dépenser.

Ce fut dans une de ces occasions que, sortant d’un magasin où elle avait délibéré, une heure durant, au sujet d’un nécessaire de l’élégance la plus compliquée, elle rencontra miss Farish qui y entrait avec l’intention plus modeste de faire réparer sa montre. Lily se sentait extraordinairement vertueuse. Elle avait décidé de différer l’achat du nécessaire jusqu’à ce qu’elle eût reçu la note de son nouveau manteau d’Opéra, et cette résolution lui donnait la sensation d’être beaucoup plus riche qu’à son entrée dans le magasin. Quand Lily était satisfaite d’elle-même, elle avait pour les autres un œil sympathique : elle fut frappée de l’air d’abattement de son amie.

Miss Farish quittait, à l’instant, le comité d’une œuvre charitable à laquelle elle s’intéressait fort et qui périclitait. Le but de l’association était de créer des logements confortables, avec une salle de lecture et d’autres modestes distractions, où les jeunes femmes employées dans les bureaux de la ville basse pussent trouver un home après le travail, ou quand elles avaient besoin de repos ; et le rapport financier de la première année témoignait d’un reliquat déplorablement petit : miss Farish, convaincue de l’urgent besoin qu’on avait de cette œuvre, était d’autant plus découragée de voir le peu d’intérêt qu’elle suscitait. Lily n’avait guère cultivé en elle-même les sentiments altruistes, et le récit des efforts philanthropiques de son amie l’avait bien souvent ennuyée, mais aujourd’hui son imagination, toujours prompte à tout dramatiser, s’empara de ce contraste entre sa propre situation et plusieurs des « cas » mentionnés par Gerty. Il s’agissait de jeunes filles, comme elle-même, d’aucunes peut-être jolies, d’autres qui n’étaient pas sans montrer quelque trace de ses sensibilités les plus délicates. Elle se vit menant une existence pareille à la leur, — une existence où le succès semblait aussi lamentable que l’échec, — et cette vision la fit frémir de compassion. Elle avait encore en poche l’argent du nécessaire ; et, tirant sa petite bourse d’or, elle glissa une large part de la somme dans les mains de miss Farish.

La satisfaction qu’elle éprouva de cet acte eût contenté le moraliste le plus sévère. Lily prit de l’intérêt à ce nouvel aspect de sa personne, à l’être pourvu d’instincts charitables : elle n’avait jamais songé auparavant à faire le bien avec la fortune qu’elle avait si souvent rêvé de posséder ; mais maintenant son horizon s’élargissait par cette vision d’une immense philanthropie. En outre, par quelque secrète opération logique, elle sentait que ce bref élan de générosité justifiait toutes les extravagances passées, excusait d’avance toutes celles auxquelles elle pourrait se livrer dans l’avenir. L’étonnement et la reconnaissance de miss Farish la confirmèrent dans cette opinion, et Lily, en la quittant, éprouvait une estime de soi qu’elle prit naturellement pour un fruit de l’altruisme.

Vers cette époque elle eut une autre joie : une invitation à passer la semaine du Thanksgiving day dans un camp, aux Adirondacks. L’invitation était de celles que, l’année d’avant, elle eût acceptées de moins bonne grâce, car l’expédition, quoique organisée par Mrs. Fisher, était manifestement payée par une dame d’origine obscure et d’indomptables ambitions mondaines, que Lily jusqu’à présent avait évité de connaître. Mais maintenant elle était disposée à s’accorder là-dessus avec Mrs. Fisher : peu importe qui paye, si l’on fait bien les choses. Et bien faire les choses — sous une direction compétente — c’était le fort de Mrs. Wellington Bry. Cette dame — dont l’époux était connu sous le nom de « Welly » Bry à la Bourse et dans les milieux sportifs — avait déjà sacrifié un mari et diverses considérations de moindre importance à son désir de « grimper » ; et, ayant prise désormais sur Carry Fisher, elle était assez rusée pour percevoir que la sagesse était de s’en remettre entièrement à son pilotage. Tout alla donc pour le mieux : quand ce n’était pas son argent qu’elle dépensait, la prodigalité de Mrs. Fisher ne connaissait pas de bornes, et, comme elle le fit observer à son élève, une bonne cuisine est le meilleur moyen de se pousser dans le monde. Si les invités n’étaient pas aussi select que la cuisine, les Welly Bry eurent du moins la satisfaction de figurer, pour la première fois, aux « mondanités », en compagnie d’un ou deux noms de marque ; et le principal, naturellement, était celui de miss Bart.

La jeune fille fut traitée par ses hôtes avec toute la déférence que cela valait, et, dans la disposition d’esprit où elle était, tous les hommages sont acceptables, d’où qu’ils viennent. L’admiration de Mrs. Bry était un miroir où le contentement de soi, naguère habituel à Lily, retrouvait la pureté de ses lignes. Il n’est pas d’insecte pour suspendre son nid à des fils aussi frêles que ceux qui soutiennent le poids de l’humaine vanité : le sentiment de son importance dans une société insignifiante suffit pour rendre à miss Bart la conscience, toujours agréable, de son pouvoir. Si ces gens lui faisaient la cour, cela prouvait qu’elle occupait encore une place privilégiée dans le monde auquel ils aspiraient ; et elle ne méprisait pas la jouissance de les éblouir par sa finesse, et d’augmenter encore la stupéfaction où les plongeait la découverte de ses multiples supériorités.

Peut-être cependant son plaisir était-il dû plus qu’elle ne le pensait à l’excitation physique du voyage, aux provocations d’un froid sec et d’un exercice violent, au frémissement par lequel tout son corps répondait aux émanations hivernales des bois. Elle rentra en ville éclatante et rajeunie, avec plus de couleur aux joues, plus d’élasticité dans les muscles. L’avenir lui paraissait gros d’une vague promesse, et toutes ses appréhensions furent balayées au loin par le vif courant de son humeur.

Peu de jours après son retour, elle eut la surprise fâcheuse de recevoir la visite de M. Rosedale. Il vint tard, à cette heure où la table à thé demeure encore près du feu, dans une attente amicale ; et ses manières étaient bien d’un homme qui s’adapterait volontiers à l’intimité de la circonstance.

Lily, avec le vague sentiment de quelque rapport entre la personne de M. Rosedale et ses heureuses spéculations, à elle, essaya de l’accueillir comme il l’espérait ; mais il y avait dans la qualité de sa gaieté, à lui, quelque chose qui glaçait la sienne, et elle avait conscience de marquer chaque étape de leur connaissance par une nouvelle « gaffe ».

Bientôt M. Rosedale, comme chez lui, s’installa dans la bergère la plus proche, et dégusta son thé d’un air critique, tout en faisant observer à Lily qu’elle devrait se fournir chez son homme pour avoir du thé vraiment bon. Il ne parut nullement s’apercevoir de la répugnance qui la maintenait raide et figée derrière la théière. C’était peut-être justement cet air d’isolement dédaigneux qui faisait appel en lui à la passion du collectionneur pour le rare et l’inaccessible. En tout cas, il n’eut pas l’air de s’en offenser le moins du monde : il semblait tout prêt à suppléer par son aisance à toute celle que ne montrait pas miss Bart.

Sa visite avait pour objet de lui demander si elle ne voudrait pas venir à l’Opéra dans sa loge, le soir de la réouverture, et, la voyant hésiter, il lui dit d’une voix persuasive :

— Mrs. Fisher sera des nôtres, et je me suis assuré un de vos plus grands admirateurs, qui ne me pardonnera jamais si vous refusez !

Le silence de Lily lui laissait son allusion pour compte ; il ajouta, avec un sourire confidentiel :

— Gus Trenor a promis de venir en ville tout exprès… J’imagine qu’il viendrait encore de plus loin pour le plaisir de vous voir.

Miss Bart éprouva un secret ennui : c’était déjà assez désagréable d’entendre son nom accouplé à celui de Trenor ; sur les lèvres de Rosedale, l’allusion était particulièrement déplaisante.

— Les Trenor sont mes meilleurs amis : je crois que nous ferions, eux et moi, beaucoup de chemin pour nous rencontrer ! — dit-elle.

Et elle s’absorba dans le soin de refaire du thé.

Le sourire de son visiteur devint plus familier encore :

— Mon dieu, je ne pensais pas à Mrs. Trenor, tout à l’heure… On dit, vous savez, que Gus lui-même ne pense pas toujours à elle.

Puis, sourdement averti que c’était une fausse note, il ajouta, avec un effort bien intentionné pour faire diversion :

— À propos, et Wall Street ?… Avez-vous été en veine, dernièrement ?… J’ai appris que Gus avait amené pour nous une jolie somme, le mois dernier.

Lily posa la boîte à thé d’un geste brusque. Elle sentit ses mains trembler, elle les croisa sur son genou pour les affermir ; mais ses lèvres tremblaient aussi, et, un instant, elle eut peur que leur tremblement ne se communiquât à sa voix. Cependant, lorsqu’elle parla, ce fut d’un ton parfaitement dégagé :

— Ah ! oui : j’avais un peu d’argent à placer, et monsieur Trenor, qui veut bien m’aider en ces matières, m’a conseillé d’acheter des valeurs au lieu de le mettre en hypothèques, comme le voulait l’homme d’affaires de ma tante ; et il s’est trouvé que j’ai fait un bon « coup… » C’est ainsi que vous dites, n’est-ce pas ?… Vous en faites souvent vous-même, je crois…

Elle lui rendait maintenant son sourire, relâchant la tension de son attitude, et l’admettant, par d’imperceptibles gradations du regard et des manières, un pas plus avant dans son intimité. L’instinct de la défense lui donnait toujours la force de dissimuler : ce n’était pas la première fois qu’elle se servait de sa beauté pour distraire son interlocuteur d’un argument gênant.

Quand M. Rosedale se retira, il emportait avec lui, non seulement une réponse favorable à son invitation, mais encore le sentiment qu’il s’était conduit de façon à faire avancer ses affaires. Il avait toujours considéré qu’il avait la main légère et qu’il savait comment il faut traiter les femmes, et la rapidité avec laquelle miss Bart « avait pris l’alignement » — comme il aurait dit — fortifiait la confiance qu’il avait dans son art de manœuvrer le sexe capricieux. La manière dont elle avait pallié la transaction avec Trenor lui semblait tout à la fois un hommage rendu à sa finesse et une confirmation de ses soupçons. La jeune fille était évidemment nerveuse, et M. Rosedale, s’il ne voyait pas d’autre moyen de resserrer ses relations avec elle, était homme à tirer avantage de cette nervosité.

Il laissa Lily en proie à un accès de dégoût et d’épouvante. Il semblait incroyable que Gus Trenor eût parlé d’elle à Rosedale : avec tous ses défauts, Trenor était sauvegardé par ses traditions ; il devait y manquer d’autant moins qu’elles étaient plus purement instinctives. Mais Lily se rappelait avec angoisse qu’il y avait des moments après boire où, Judy le lui avait confié, Gus « disait des bêtises » : nul doute que, dans un de ces moments-là, le mot fatal ne lui eût échappé. Quant à Rosedale, elle s’inquiétait assez peu, une fois le premier choc subi, des conclusions qu’il avait pu tirer. Bien qu’ordinairement assez adroite quand ses propres intérêts étaient en jeu, elle commettait l’erreur, assez fréquente chez les personnes chez qui les habitudes mondaines sont innées, de supposer que l’incapacité de les acquérir promptement implique une pesanteur générale. Parce qu’une mouche se cogne absurdement contre la vitre d’une croisée, le naturaliste de salon est enclin à oublier que, dans des conditions moins factices, elle est capable de mesurer les distances et d’en tirer des conclusions avec toute la justesse nécessaire à son bien-être. Et le fait que les façons de M. Rosedale, dans un salon, méconnaissaient les lois de la perspective, induisit Lily à le classer avec Trenor et autres lourdauds de sa connaissance et à présumer qu’un peu de flatterie, et une invitation acceptée, par ci, par là, suffiraient à le rendre inoffensif. En tout cas, il était évident qu’il fallait se montrer dans sa loge, à l’Opéra, le soir de la réouverture ; et, après tout, puisque Judy Trenor avait promis de le glaner, cet hiver, autant récolter l’avantage d’être la première dans le champ.

Pendant les deux jours qui suivirent la visite de Rosedale, Lily fut harcelée par l’idée des droits mal définis que Trenor avait sur elle, et elle aurait bien voulu percevoir plus clairement la nature exacte de la transaction qui semblait l’avoir mise en son pouvoir ; mais son esprit se refusait à toute application un peu insolite, et elle se sentait toujours embarrassée misérablement devant les chiffres. D’ailleurs elle n’avait pas revu Trenor depuis le jour du mariage Van Osburgh, et, son absence se prolongeant, la trace laissée par les paroles de Rosedale s’effaça bientôt sous d’autres impressions.

À l’Opéra, le soir de la réouverture, ses appréhensions s’étaient si complètement évanouies que le visage rubicond de Trenor, au fond de la loge de Rosedale, derrière elle, lui donna une agréable sensation de sécurité. Lily n’était pas encore tout à fait réconciliée à la nécessité de paraître en invitée de Rosedale, dans une circonstance aussi marquante, et ce lui fut un soulagement que de se trouver épaulée par un des membres de sa coterie, — car les relations mondaines de Mrs. Fisher étaient trop mêlées pour que sa présence pût suffire à justifier celle de miss Bart.

Pour Lily, toujours excitée par l’idée de montrer sa beauté en public, et certaine, ce soir-là, d’une toilette qui la rehaussait encore singulièrement, le regard de Trenor, si insistant qu’il fût, se perdait dans le courant général de ceux que l’admiration de la salle faisait converger vers elle. Ah ! qu’il était bon d’être jeune, rayonnante, éblouissante, avec la conscience de sa sveltesse, de sa force et de son élasticité, avec le sentiment des lignes harmonieuses et des couleurs seyantes, avec cette ivresse d’être soulevée dans un monde à part, en vertu de cette grâce incomparable qui est l’équivalent physique du génie !

Tous les moyens semblaient se justifier quand il s’agissait d’atteindre un semblable but, ou, plutôt, par un jeu de lumière favorable avec lequel l’habitude avait familiarisé miss Bart, la cause même se réduisait à une pointe d’aiguille dans la splendeur générale de l’effet. Mais les brillantes jeunes personnes, légèrement aveuglées par leur propre éclat, sont sujettes à oublier que le modeste satellite noyé dans leur lumière continue d’accomplir sa révolution et produit de la chaleur à la vitesse qui lui est propre. Si le plaisir tout poétique dont Lily jouissait en ce moment-là n’était pas troublé de cette basse pensée que sa robe et son manteau avaient été indirectement payés par Gus Trenor, celui-ci n’avait pas assez de poésie dans le caractère pour perdre de vue ces faits très prosaïques. Il savait seulement que jamais Lily n’avait eu l’air aussi « chic », qu’il n’y avait pas une femme dans la salle pour mettre mieux en valeur une belle toilette, et que, jusqu’à présent, lui, à qui elle devait cette occasion de déploiement, n’avait recueilli d’autre récompense que celle de la contempler en compagnie de quelques centaines de spectateurs.

Aussi fut-ce pour Lily une déplaisante surprise quand, tout au fond de la loge, où ils se trouvèrent seuls dans un entr’acte, Trenor lui décocha, sans préambule et sur un ton d’autorité maussade :

— Dites donc, Lily, comment doit-on faire pour avoir l’honneur de vous voir ?… Je viens en ville trois ou quatre fois par semaine, et vous savez bien qu’un mot adressé au club me trouvera toujours ; mais vous semblez avoir oublié jusqu’à mon existence maintenant, sauf quand vous voulez m’extorquer un tuyau…

Que l’observation fût d’un parfait mauvais goût, cela ne facilitait en rien la réponse, car Lily sentait vivement que ce n’était pas le moment de raidir sa fine taille et de hausser avec étonnement les sourcils, moyens par lesquels, d’habitude, elle coupait court aux premiers signes de familiarité.

— Je suis très flattée que vous désiriez me voir, — répondit-t-elle, essayant de plaisanter au lieu de se fâcher, — mais, à moins que vous n’ayez oublié mon adresse, il vous était facile de me trouver chez ma tante, n’importe quel jour, dans l’après-midi… À dire vrai, j’attendais un peu votre visite.

Si elle avait espéré l’adoucir par cette dernière concession, elle s’aperçut bien vite de son erreur : il se contenta de répliquer, avec ce froncement de sourcils qui dans ses moments de colère le faisait paraître plus brute que jamais :

— Que diable voulez-vous que j’aille faire chez votre tante ? Perdre une après-midi à écouter un tas de bonshommes qui vous parlent !… Vous savez bien que ce n’est pas mon genre de m’asseoir en rond et de caqueter : j’aime toujours mieux filer quand le cercle se forme… Mais pourquoi n’irions-nous pas quelque part ensemble faire une petite partie, une bonne petite expédition comme cette promenade en voiture, à Bellomont, le jour où vous êtes venue me chercher à la gare ?

Elle eut le désagrément de le voir se pencher sur elle pour lui faire cette proposition, et elle crut flairer un arôme significatif qui expliquait le rouge sombre de son visage et la moiteur luisante de son front.

L’idée que toute réponse un peu vive pourrait provoquer une fâcheuse explosion tempéra son dégoût de prudence, et elle répondit en riant :

— Je ne vois pas très bien comment on peut faire une partie de campagne en ville, mais je ne suis pas toujours entourée par une foule d’admirateurs, et, si vous m’avertissez du jour où vous viendrez, je m’arrangerai de façon que nous puissions causer bien gentiment, bien tranquillement.

— Au diable la causerie !… Vous dites toujours la même chose, — répliqua Trenor dont les explétifs manquaient de variété. — C’est comme cela que vous m’avez balancé, le jour du mariage Van Osburgh… Mais cela veut dire en bon anglais que, maintenant que vous avez tiré de moi tout ce que vous désiriez, vous en aimeriez mieux un autre.

Il avait élevé la voix avec rudesse en prononçant les derniers mots, et Lily rougit de contrariété ; mais elle demeura maîtresse de la situation et posa sur le bras de Trenor une main persuasive :

— Ne dites pas de bêtises, Gus ; je ne peux pas vous permettre de me parler ce langage ridicule. Si vous tenez réellement à me voir, pourquoi n’irions-nous pas nous promener au Parc, un de ces jours ? Je suis de votre avis, ce serait amusant de faire en ville comme à la campagne : si vous voulez, nous nous retrouverons là, nous irons régaler les écureuils, et vous me conduirez sur le lac dans la gondole à vapeur.

Elle souriait en lui parlant, et la caresse de ses yeux, qui amortissait le badinage de sa voix, le rendit soudainement malléable à sa volonté.

— Bon, alors : ça va… Voulez-vous demain ?… Demain à trois heures, au bout du Mail ?… J’y serai à trois heures tapant : vous n’allez pas me lâcher, Lily ?…

Mais, au grand soulagement de miss Bart, pour la dispenser de répéter sa promesse, la porte de la loge s’ouvrit et George Dorset entra.

Trenor céda le terrain avec mauvaise humeur et Lily tourna son sourire le plus brillant vers le nouveau venu. Elle n’avait pas causé avec Dorset depuis leur séjour à Bellomont, mais quelque chose dans son regard et dans son attitude lui disait qu’il se rappelait sur quel pied d’amicale familiarité ils y avaient vécu. Dorset n’était pas un homme qui savait exprimer son admiration avec aisance ; sa longue figure blême et ses yeux méfiants semblaient toujours barricadés contre l’expansion de tout émoi. Mais, quand sa propre influence était en jeu, les intuitions de Lily envoyaient devant elle comme des antennes, plus fines qu’un fil de soie, et, tandis qu’elle lui faisait place sur l’étroit canapé, elle était sûre qu’il éprouvait un muet plaisir à se trouver auprès d’elle. Peu de femmes se donnaient la peine de se rendre agréables à Dorset, et Lily avait été bonne pour lui à Bellomont, et maintenant elle lui souriait divinement, avec un renouveau de bonté.

— Eh bien, nous voilà encore embarqués pour six mois de charivari ! — commença-t-il, d’un accent plaintif. — Pas l’ombre de différence entre cette année et l’année dernière, sauf que les femmes ont de nouvelles robes et que les chanteurs n’ont pas de nouvelles voix… Ma femme est musicienne, comme vous savez : elle m’impose une série de cette espèce, chaque hiver… Les soirs de musique italienne, passe encore : elle arrive tard, et on a le temps de digérer. Mais quand ils donnent du Wagner, il faut bousculer le dîner, et c’est moi qui en pâtis. Et les damnés courants d’air !… on a l’asphyxie devant soi et la pleurésie derrière… Voilà Trenor qui s’en va sans tirer le rideau !… Il est vrai qu’avec une peau comme la sienne les courants d’air ne sont pas dangereux… Avez-vous jamais regardé Trenor manger ? Si vous l’aviez fait, vous vous demanderiez comment il est encore en vie : je suppose qu’au dedans comme au dehors il est tout cuir… Mais je suis venu vous dire que ma femme vous prie de venir chez nous, à la campagne, dimanche prochain. Pour l’amour du ciel, dites oui ! Il y a une foule d’ennuyeux qui doivent venir… du genre intellectuel… Oui, c’est sa nouvelle toquade, vous savez, et je ne suis pas sûr que ce ne soit pas encore pis que la musique… Il y en a, avec des cheveux longs : ils entament une discussion au potage et ne font pas attention quand on leur passe les plats. Le résultat, c’est que le dîner refroidit et que ma dyspepsie s’aggrave… Ce serin de Silverton les amène à la maison : il fait des vers, vous savez, et Bertha et lui deviennent tout ce qu’il y a de plus intimes… Elle écrirait mieux que personne d’entre eux, si elle voulait, et je ne la blâme pas de vouloir attirer des hommes de talent ; je ne demande qu’une chose, c’est de ne pas les voir quand ils mangent !…

Cette étrange communication fit tressaillir de joie Lily. En temps ordinaire, il n’y aurait rien eu d’étonnant à une invitation de Bertha Dorset ; mais, depuis l’épisode de Bellomont, une hostilité inavouée avait séparé les deux femmes. Maintenant Lily, avec une secrète surprise, sentit que sa soif de vengeance était apaisée. « Si vous voulez pardonner à votre ennemi, — dit le proverbe malais, — commencez par lui faire du mal » ; et Lily était en train d’éprouver la vérité de cet apophthegme. Si elle avait détruit les lettres de Mrs. Dorset, elle eût peut-être continué de la haïr ; mais le fait même de les avoir entre les mains avait rassasié son ressentiment.

Elle accepta l’invitation avec un sourire, bénissant ce lien qui se renouait, comme une chance d’échapper aux importunités de Trenor.