Chez les heureux du monde
La Revue de Paris (p. 813-822).
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XI


Cependant les vacances avaient passé, la saison mondaine commençait. Chaque soir, la Cinquième Avenue se transformait en un torrent de voitures gagnant les quartiers à la mode, voisins du Parc, où les fenêtres illuminées et les marquises tendues devant les portes annonçaient la routine coutumière de l’hospitalité. Des affluents traversaient le courant principal, déposant leur charge aux théâtres, aux restaurants ou à l’Opéra ; et Mrs. Peniston, du haut de sa fenêtre, échauguette retirée, pouvait dire à merveille le moment où le volume chronique du son était augmenté par un flot soudain roulant vers un bal Van Osburgh, où la multiplication des roues signifiait simplement que l’Opéra venait de finir ou bien qu’il y avait un grand souper chez Sherry.

Mrs. Peniston suivait le mouvement ascendant de la saison avec autant d’ardeur que ceux qui prenaient la part la plus active à ses divertissements ; et, comme spectatrice, elle avait des occasions de comparer et de généraliser nécessairement refusées aux principaux acteurs. Personne n’aurait pu enregistrer plus fidèlement les fluctuations mondaines, mettre un doigt plus infaillible sur les traits dominants de chaque saison : sa monotonie ou son extravagance, son manque de bals ou son excès de divorces. Elle se rappelait tout spécialement les vicissitudes des « parvenus » qui, à chaque retour de marée, apparaissaient à la surface et ne tardaient pas à couler sous la vague ou bien abordaient triomphalement par delà tous les écueils envieux ; et elle appliquait volontiers une remarquable intuition rétrospective au destin final de ces gens-là, si bien que, leur sort une fois rempli, elle pouvait presque toujours dire à Grace Stepney — la confidente de ses prophéties — qu’elle avait prévu exactement tout ce qui devait arriver.

La saison actuelle, Mrs. Peniston l’aurait défini celle où chacun « se sentait pauvre », excepté les Welly Bry et M. Simon Rosedale. L’automne avait été mauvais dans Wall Street : il y avait eu forte baisse, conformément à cette loi bizarre d’après laquelle des actions de chemin de fer et des ballots de coton paraissent plus sensibles à telle ou telle attribution du pouvoir exécutif que nombre de citoyens estimables, exercés à tous les avantages du self-government. Même des fortunes considérées comme indépendantes du cours de la Bourse en trahirent une secrète dépendance, ou souffrirent d’une affection analogue, par sympathie ; les gens élégants boudèrent dans leurs maisons de campagne, ou vinrent en ville incognito ; les grandes réceptions tombèrent en défaveur, et les petits dîners sans cérémonie, entre intimes, devinrent à la mode.

Mais la société, qui s’était amusée pour un temps, à jouer les Cendrillon, se lassa bientôt de ce rôle trop domestique, et fit bon accueil à la fée marraine sous la forme de tout magicien assez puissant pour changer de nouveau la citrouille en carrosse doré. Le simple fait de s’enrichir à une époque où les fonds de la plupart sont bas est suffisant pour attirer une attention jalouse ; et, selon les bruits de Wall Street, Welly Bry et Rosedale avaient découvert le secret d’accomplir ce miracle.

On disait, en particulier, que Rosedale avait doublé sa fortune, et l’on racontait qu’il allait acheter la maison à peine finie d’une des victimes du krach, qui, en l’espace de douze mois, avait gagné douze millions, construit un hôtel dans la Cinquième Avenue, formé une galerie de vieux maîtres, reçu tout New-York, — et qu’on avait fait sortir clandestinement du pays entre une infirmière bien stylée et un médecin, tandis que ses créanciers montaient la garde devant les vieux maîtres, et que ses hôtes s’expliquaient l’un à l’autre qu’ils n’avaient dîné chez lui que pour voir les tableaux… M. Rosedale prétendait à une carrière moins météorique. Il savait qu’il lui faudrait aller lentement, et ses instincts héréditaires l’aidaient à supporter les rebuffades et à s’accommoder des retardements. Mais il ne fut pas long à s’apercevoir que la monotonie générale de la saison lui offrait une exceptionnelle occasion de briller, et il se mit, patient et industrieux, à façonner le cadre de sa gloire naissante. Mrs. Fisher, dans cette période, lui fut d’un immense service. Elle avait lancé tant de nouveaux venus sur la scène mondaine qu’elle était comme un de ces accessoires, empruntés au magasin du théâtre, qui annoncent exactement au spectateur expérimenté ce qui va se passer sur la scène. Mais M. Rosedale sentait peu à peu le besoin d’un entourage plus individuel. Il était sensible à des nuances et à des distinctions que miss Bart ne l’eût jamais soupçonné de percevoir, parce qu’il n’y avait pas dans ses manières de variations correspondantes ; et il lui apparaissait de plus en plus clairement que miss Bart elle-même possédait juste les qualités complémentaires nécessaires pour arrondir sa personnalité mondaine.

Des détails de cet ordre n’entraient pas dans le champ de vision propre à Mrs. Peniston. Comme beaucoup d’esprits à coup d’œil panoramique, elle passait par-dessus les minuties du premier plan, et elle savait vraisemblablement où Carry Fisher avait déniché un chef pour les Welly Bry, bien avant d’être au courant de ce qui pouvait arriver à sa propre nièce. Elle ne manquait toutefois pas d’informateurs tout prêts à combler ses lacunes. L’esprit de Grace Stepney était, moralement parlant, une sorte de papier attrape-mouches, où le vol bourdonnant des potins venait aboutir par une fatale attraction, et où ils se fixaient dans la glu d’une inexorable mémoire. Lily aurait été bien étonnée d’apprendre combien de faits quelconques la concernant s’étaient logés dans le cerveau de miss Stepney. Elle n’ignorait nullement qu’elle intéressait les gens médiocres, mais elle n’imaginait qu’une seule forme de médiocrité, pour qui l’admiration de ce qui brille serait la naturelle expression de sa condition inférieure. Elle savait que Gerty Farish l’admirait aveuglément, et, par conséquent, elle supposait qu’elle inspirait les mêmes sentiments à Grace Stepney, rangée par elle dans la même catégorie que Gerty Farish, sans la jeunesse et l’enthousiasme pour sauver le reste.

En réalité, elles différaient l’une de l’autre autant qu’elles différaient de l’objet de leur commune contemplation. Le cœur de miss Farish était une fontaine de tendres illusions ; celui de miss Stepney, un registre précis de faits considérés dans leur relation avec elle-même. Elle avait des sensibilités que Lily aurait jugées comiques chez une personne au nez couvert de taches de rousseur et aux paupières rougies, qui vivait dans une pension et admirait le salon de Mrs. Peniston ; mais l’étroitesse du régime auquel était astreinte la pauvre Grace en fortifiait la vie secrète, comme un sol pauvre en affamant certaines plantes leur assure une plus intense floraison. À dire vrai, elle n’avait pas de penchant abstrait à la malignité : son antipathie pour Lily ne provenait pas de ce que celle-ci était brillante et si fort en vue ; mais elle était persuadée que Lily avait de l’antipathie pour elle. Il est moins mortifiant de se croire impopulaire qu’insignifiant, et notre vanité préfère voir dans l’indifférence une forme latente d’inimitié. Quelques chétives marques de politesse, comme celles que Lily accordait à M. Rosedale, lui auraient gagné à jamais l’amitié de miss Stepney ; mais comment aurait-elle pu conjecturer qu’il valût la peine de cultiver une semblable amitié ? Comment d’ailleurs une jeune femme qui n’a jamais été ignorée pourrait-elle mesurer l’angoisse causée par cette injure ? Et, en dernier lieu, comment Lily, habituée à choisir entre d’innombrables invitations, aurait-elle pu deviner qu’elle avait mortellement offensé miss Stepney en la faisant exclure d’un des rares dîners que donnât Mrs. Peniston ?

Mrs. Peniston n’aimait guère à donner des dîners, mais elle avait un sens très élevé des obligations de famille, et, au retour des Jack Stepney, après leur voyage de noces, elle sentit qu’il était de son devoir d’allumer les lampes du salon et de retirer sa plus belle argenterie des caves où la gardait la Société de Dépôts. Les rares réceptions de Mrs. Peniston étaient précédées par des journées de déchirantes hésitations à propos du moindre détail, depuis les places des invités jusqu’au dessin de la nappe ; et, durant une de ces discussions préliminaires, elle avait imprudemment confié à sa cousine Grace que, comme le dîner était un dîner de famille, elle pourrait bien en faire partie. Pendant toute une semaine, cet espoir avait éclairé l’existence incolore de miss Stepney ; puis on lui donna à entendre qu’il serait plus commode de l’avoir un autre jour. Miss Stepney savait exactement ce qui s’était passé. Lily, pour qui les réunions de famille étaient des événements d’un ennui sans mélange, avait persuadé à sa tante qu’un dîner de « gens chics » serait bien plus au goût du jeune couple, et Mrs. Peniston, qui, dans les matières mondaines, se reposait aveuglément sur l’expérience de sa nièce, s’était laissée entraîner à prononcer l’exil de Grace. Après tout, Grace pouvait venir n’importe quel autre jour : qu’est-ce que cela lui ferait d’être ainsi remise ?

C’était justement parce que miss Stepney pouvait venir n’importe quel autre jour — et parce qu’elle savait ses relations au courant de ses soirées inoccupées — que cet incident se dessina comme gigantesque sur son horizon. Elle n’ignorait pas que c’était à Lily qu’elle le devait, et son morne ressentiment se mua en active animosité.

Mrs. Peniston, qu’elle était venue voir, un jour ou deux après ce dîner, posa son crochet et détourna brusquement le regard oblique dont elle surveillait la Cinquième Avenue ;

— Gus Trenor ?… Lily et Gus Trenor ?… dit-elle, subitement pâle au point que son interlocutrice en fut presque alarmée.

— Oh ! cousine Julia… naturellement, je ne veux pas dire…

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, — fit Mrs. Peniston avec un tremblement de peur dans sa petite voix irritée. — De mon temps, on n’entendait jamais des histoires pareilles… Ma propre nièce !… Je ne suis pas sûre de vous comprendre… Est-ce qu’on dit qu’il est amoureux d’elle ?

L’horreur de Mrs. Peniston était sincère. Bien qu’elle se ventât d’être incomparablement versée dans la chronique secrète de la société, elle avait l’innocence de l’écolière qui considère le mal comme relégué dans les manuels d’histoire et n’a jamais l’idée que les scandales qu’elle lit aux heures d’étude puissent se répéter dans la rue voisine. Mrs. Peniston avait mis sur son imagination une housse comme sur les meubles de son salon. Elle savait, forcément, que la société « avait bien changé » : beaucoup de femmes que sa mère aurait jugées « excentriques » étaient maintenant en situation de se montrer difficiles pour leur liste de visites. Elle avait discuté avec son pasteur les périls du divorce, et il y avait des moments où elle était reconnaissante que Lily ne fût pas encore mariée. Mais l’idée qu’un scandale pût s’attacher au nom d’une jeune fille, et, surtout, qu’on pût l’associer légèrement à celui d’un homme marié, cette idée était si nouvelle pour elle qu’elle était aussi consternée que si on l’avait accusée de ne pas enlever ses tapis l’été, ou de violer quelque autre des lois cardinales qui régissent la tenue d’une maison,

Miss Stepney, une fois calmée de sa première peur, commença de sentir la supériorité que confère une grande largeur d’esprit. C’était vraiment pitoyable d’ignorer le monde au point où l’ignorait Mrs. Peniston !

Elle sourit de la question émise par celle-ci :

— Les gens disent toujours des choses désagréables… et certainement on les voit beaucoup ensemble… Une amie à moi les a rencontrés au Parc, l’autre après-midi… très tard… après que les réverbères étaient allumés… C’est dommage que Lily s’affiche ainsi.

« S’affiche ! » — soupira Mrs. Peniston.

Elle se pencha en avant, baissant la voix pour atténuer l’horreur de la situation :

— Qu’est-ce qu’on dit ?… qu’il a l’intention d’obtenir le divorce et de l’épouser ?

Grace éclata de rire :

— Dieu non ! Il ne ferait pas cela… C’est… c’est un flirt… rien de plus.

« Un flirt » ?… Entre ma nièce et un homme marié ?… Vous avez la prétention de me faire croire que Lily, avec son physique et tous ses avantages, ne saurait trouver un meilleur emploi de son temps que de le perdre avec un gros homme stupide, presque assez âgé pour être son père ?

Cet argument sonnait si convaincant qu’il rassura Mrs. Peniston : elle ramassa son ouvrage, en attendant que Grace Stepney ralliât ses forces en déroute.

Mais miss Stepney avait une réponse toute prête :

— Voilà le pis : on dit qu’elle ne perd pas son temps !… Tout le monde sait, comme vous dites, que Lily est trop belle… et trop charmante… pour se consacrer à un homme comme Gus Trenor, à moins…

— « À moins » ? — fit Mrs. Peniston, comme un écho.

Son interlocutrice respira nerveusement. C’était une jouissance que de choquer Mrs. Peniston, mais non de la choquer jusqu’à la mettre en colère. Miss Stepney n’était pas assez familière avec le drame classique pour avoir pu se rappeler d’avance comment on reçoit d’habitude les porteurs de mauvaises nouvelles, mais elle eut alors une rapide vision de dîners compromis et de garde-robe réduite, conséquences possibles de son désintéressement. À l’honneur de son sexe, toutefois, sa haine de Lily prévalut sur des considérations plus personnelles. Mrs. Peniston avait mal choisi son moment pour vanter les charmes de sa nièce.

— À moins que, — dit Grace, se penchant, elle aussi, en avant et parlant à voix basse, mais accentuant chaque mot, — à moins qu’il n’y ait des avantages matériels à recueillir en se rendant agréable à Gus Trenor.

Elle sentit que l’heure était décisive, et se souvint tout à coup que Mrs. Peniston lui aurait donné son brocart noir, à frange de jais taillé, à la fin de la saison.

Mrs. Peniston posa de nouveau son ouvrage. Un autre aspect de la même idée s’était présenté à son esprit ; elle sentait qu’il était au-dessous de sa dignité de se laisser torturer les nerfs par une parente sans ressource qui portait ses défroques.

— Si vous prenez plaisir à m’ennuyer par des insinuations mystérieuses, — dit-elle froidement, — vous auriez pu tout au moins mieux choisir votre jour, attendre que je fusse remise de la fatigue du grand dîner que j’ai donné.

À cette mention du dîner, les derniers scrupules de Mrs. Stepney disparurent.

— Je ne vois pas pourquoi vous m’accusez de prendre plaisir à vous parler de Lily. J’étais bien sûre que vous ne m’en sauriez aucun gré, — répliqua-t-elle avec un flamboiement de colère. — Mais j’ai encore un certain sentiment de famille, et, comme vous êtes la seule personne qui ayez quelque autorité sur Lily, je croyais que vous deviez être avertie de ce qu’on dit sur elle.

— Mais — fit Mrs. Peniston — ce dont je me plains, c’est que vous ne m’avez pas encore rapporté ce qu’on dit effectivement.

— Je ne pouvais pas supposer qu’il me faudrait mettre les points sur les i. On dit que Gus Trenor paye ses factures !

— « Paye ses factures… » ses factures !… (Mrs. Peniston se mit rire.) Je n’imagine pas où vous avez pu ramasser de pareilles inepties… Lily a sa fortune personnelle… et je pourvois largement à ses besoins…

— Oh ! tout le monde sait cela ! — interrompit sèchement miss Stepney. — Mais Lily a une quantité de robes fort élégantes…

— J’aime à ce qu’elle soit bien habillée : ce n’est que convenable !

— Assurément ; mais il y a aussi les dettes de jeu.

Miss Stepney, au début, ne comptait pas introduire ce grief ; mais, là, Mrs. Peniston n’avait qu’à s’en prendre à sa propre incrédulité. Elle était comme les incrédules obstinés dont il est question dans l’Écriture, qu’il faut anéantir pour les convaincre.

— Des « dettes de jeu» ?… Lily ?… (La voix de Mrs. Peniston tremblait de colère et d’effarement : elle se demandait si Grace Stepney était devenue folle…) Qu’entendez-vous par ses « dettes de jeu » ?

— Tout simplement que, si on joue de l’argent au bridge dans la coterie de Lily, on s’expose à perdre de grosses sommes… et je ne suppose pas que Lily gagne toujours.

— Qui vous a dit que ma nièce jouait de l’argent ?

— Mon Dieu, cousine Julia, ne me regardez pas comme si j’essayais de vous monter contre Lily !… tout le monde sait qu’elle est enragée de bridge. Mrs. Gryce m’a dit elle-même que c’est de la voir jouer qui a effrayé Percy Gryce : il paraît qu’au début il était tout à fait sous son charme. Mais, bien entendu, dans le clan de Lily il est tout à fait reçu que les jeunes filles jouent de l’argent. Par le fait, on est porté à l’excuser à cause de cela…

— L’excuser de quoi ?

— D’être gênée… et d’accepter les bons offices d’hommes… comme Gus Trenor… et George Dorset…

Mrs. Peniston poussa un nouveau cri

— « George Dorset » ?… Y a-t-il encore quelqu’un d’autre ?… Je désire savoir le pis, s’il vous plaît !

— N’interprétez pas mes paroles de cette façon, cousine Julia !… Dans ces derniers temps, Lily a été beaucoup avec les Dorset, et lui semble l’admirer… mais ça, c’est tout naturel… Et je suis bien sûre qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toutes les vilaines histoires que l’on raconte ; mais il est certain qu’elle a dépensé beaucoup d’argent, cet hiver. L’autre jour, Evie Van Osburgh était chez Céleste, à commander son trousseau… Oui, le mariage a lieu le mois prochain… et elle m’a dit que Céleste lui a montré des choses ravissantes qu’elle envoyait justement à Lily… Et on raconte que Judy Trenor s’est disputée avec elle à cause de Gus ; mais je suis aux regrets de vous avoir parlé, sûrement, quoique je ne l’aie fait que par bonté pure.

La sincère incrédulité de Mrs. Peniston lui permit de congédier miss Stepney avec un dédain qui était de mauvais augure pour son « envoi en possession » du brocart noir ; mais les esprits impénétrables à la raison ont généralement quelque fissure par où s’infiltre le soupçon, et les insinuations de Grace ne s’enfuirent pas aussi rapidement que Mrs. Peniston l’aurait cru. Mrs. Peniston n’aimait pas les scènes, et, dans son ferme propos de les éviter, elle s’était toujours tenue à l’écart des détails que pouvait présenter l’existence de Lily. Dans sa jeunesse, on ne supposait pas que les jeunes filles eussent besoin d’une étroite surveillance : on les présumait, généralement, absorbées par les très légitimes occupations de la cour et du mariage, et l’intervention de leurs tuteurs naturels en de pareilles affaires aurait paru aussi peu justifiable que celle d’un spectateur se mêlant tout d’un coup à un jeu. Il y avait, bien entendu, des jeunes filles fast, même en ces temps reculés ; mais, si elles étaient fast, on ne voyait dans ce fait, pour mettre les choses au pis, qu’un excès d’allégresse physique, où il n’y avait rien de plus à reprendre qu’un manque de tenue. Aujourd’hui ce mot de fast semblait synonyme d’« immoral », et la seule idée d’immoralité était aussi désagréable à Mrs Peniston qu’une odeur de cuisine dans le salon : c’était une des conceptions que son esprit ne voulait pas admettre…

Elle n’avait nulle intention de répéter tout de suite à Lily ce qu’on lui avait dit, ni même d’en vérifier l’exactitude par un discret interrogatoire. L’essayer seulement, c’était peut-être provoquer une scène ; et une scène, avec les nerfs ébranlés de Mrs. Peniston, avec les effets de son grand dîner à peine digéré, avec son esprit encore tremblant d’impressions nouvelles, c’était un risque enfin qu’elle jugeait de son devoir de s’épargner. Mais il restait au fond de sa pensée un solide dépôt de ressentiment contre sa nièce, d’autant plus dense que nulle explication ni discussion ne devait le clarifier. C’était horrible à une jeune fille de permettre qu’on parlât d’elle ; si peu fondées que fussent les accusations, elle était à blâmer d’y avoir donné lieu. Mrs. Peniston avait la sensation qu’il y avait une maladie contagieuse dans sa maison, et qu’elle était condamnée à demeurer assise, toute frissonnante, au milieu de ses meubles contaminés.