N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 196-204).


LES ÉMOTIONS


— D’UN —


CHASSEUR EUROPÉEN À DESCHAMBAULT.


Par une sereine après-midi de juin 187—, je péchais de la truite sur le lac Saint Charles, en compagnie de mon vieil ami, feu Charles Panet, membre pour le comté de Québec ; nous avions pour canotier, une des célébrités de l’endroit — le vieux Gabriel.

Le canot venait de franchir l’entrée de la baie de l’Écho, au haut du lac ; une fraîche haleine nous arrivait des gorges verdoyantes des Laurentides. L’astre du jour sur son déclin inondait d’une trainée lumineuse, la surface azurée du beau lac, tandis qu’un petit air de vent nous poussait insensiblement vers la plage. Près d’une pointe couverte de joncs, se dessinait sur l’onde la silhouette d’un huard, reflétant sa riche livrée de velours noir, ondée de perles : la brise nous amenait de temps à autre ses accents plaintifs comme les vagissements d’un enfant. Sur une branche sèche d’une épinette qui surplombait l’eau, reposait, sentinelle avide et vigilante, un martin-pêcheur, en quête de goujons, tandis qu’un wawaron[1] énorme (le lac est fameux pour ces grosses grenouilles mugissantes) beuglait, comme un taureau, dans les ajoncs à l’ouest de notre nacelle ; la truite mordait peu.

— Ça mordra plus à la tombée du jour, nous dit Gabriel : l’eau est trop claire, le poisson nous voit de loin. Descendons à l’hôtel Verret, prendre le souper qui nous attend.

— Dites donc, Gabriel, est-ce un chien ou un ours, qui trottine le long de ce sentier, m’écriai je, en regardant dans la direction de la montagne ?

— Un ours, bien sûr ! et un gros, répliqua le patriarche des pêcheurs du lac ; mais celui-là n’est ni pour vous, ni pour moi ; nous n’avons pas de fusils. Maître Martin est venu sans doute boire dans le lac ; peut-être, il a traversé d’une pointe à l’autre. Savez-vous que les ours nagent admirablement bien ; ça ne leur coûte pas de traverser le lac à la nage, quand ils en ont envie. J’en parle pour les avoir vus.

— Gabriel a raison, rétorqua d’un air convaincu, mon excellent ami, M. Panet. J’ai moi-même guetté toute une heure, un ours qui s’était aventuré sur la grande langue de sable, dans le fleuve, près de l’église de la Pointe-aux-Trembles, un jour d’orage. Quand je lui lâchai ma balle, il était hors de portée de fusil ; il prit l’eau, et nagea dans la direction de la rive opposée, vers Saint Antoine. Le lendemain, après l’heure du bureau, je me trouvais par hasard au marché Champlain, près du débarcadère des petits vapeurs côtiers. Le steamer de Saint Antoine accosta ; je vis sur le pont un ours énorme, mort. La curiosité me fît demander où la bête avait été tuée : « Monsieur, » me dit le propriétaire, « je l’ai tiré hier soir, sur la grève de Saint Antoine, tout étrange que cela puisse vous sembler. C’était à la brunante ; l’animal venait du large, de la Pointe-aux-Trembles peut-être ? ma balle ne fut pas la première qu’il reçut, car vous voyez, en lui examinant la peau aux hanches, les trous de cinq autres balles. Il a dû servir de point de mire à plus d’un chasseur avant moi. »

— Jamais, s’écria Gabriel, je ne pourrais croire cela, si c’était un autre que M. Panet qui me l’eut dit : un ours nager une lieue, avec cinq balles dans ses fonds !

— Gabriel, répliquai-je, voilà une bonne histoire de chasse ; mais, il nous reste encore près d’une lieue à faire, avant de goûter aux omelettes succulentes de madame Verret ; racontez nous donc pour nous amuser, votre fameuse chasse avec le baron de Grand-Bois, à Deschambault, dont mention fut faite dans les journaux de l’époque.

— Pour vous obéir, messieurs, je vais vous dire les curieuses aventures de ce gros monsieur, qui venait des vieux pays. C’était un gascon, je pense ; il racontait comme vraies bien des choses merveilleuses et incroyables. Il en savait plus long que personne, même sur la chasse ; et bien qu’il fit semblant de mépriser le pauvre monde de notre pays, je vous assure que ce n’était qu’un triste hère dans le bois, — auquel la moindre jeunesse aurait pu en remontrer au chapitre du gibier. Au lieu de nous parler poliment comme à des chrétiens, il était grossier, mal élevé, vantard, ignorant.

Croiriez-vous qu’il était mal élevé au point que quand il buvait un coup de sa vieille liqueur, qu’il nommait cognac, de remettre le bouchon au flacon, sans nous offrir même une petite larme ?… Entre gentilshommes, ça s’est jamais vu ; vous savez. Ses gasconnades m’ahurissaient : « Je vais te donner une petite leçon, mon gros garçon, » me dis-je à moi-même, « tu en profiteras ! »

— Gabriel, vieil animal, me dit-il un jour d’un ton bourru, porte ma malle, et aie bien soin de ce gilet de peau de gazelle ; c’est un présent que m’a fait le plus grand chasseur du monde — Jules Gérard. Jules et moi, nous avions abattu pas moins de six lions, deux tigres et une gazelle, une soirée, au clair de la lune, en Afrique.

Jules me dit : « Baron, vous êtes un véritable Nemrod ; levez la peau de cette gazelle, elle est à vous ; elle vous fera un capot superbe. »

Cette histoire de tant de lions, de tigres, etc., tirés au clair de la lune, tout comme on tue des lièvres l’hiver, m’agaçait les nerfs ; une histoire n’attendait pas l’autre, le baron savait tout, avait tout vu. Ses gasconnades comme je vous l’ai dit, m’ennuyaient fort.

Il te reste encore quelque chose à apprendre, mon cher baron, me suis-je dit, ou bien le diable s’en mêlera !

Un jour que je chassais avec lui, près de la côte à Bonhomme, à Lorette, il me demanda si j’avais jamais tué des carcajous.

— J’en ai pris un au piège, lui dis-je, après des peines infinies.

— De combien de verges en longueur était sa queue, demanda-t-il ?

— Une demie verge au plus, lui ai-je répondu.

— Ignorant, que vous êtes, le baron riposta ! Vous ne savez donc pas que le carcajou du Canada a la queue si longue, qu’elle lui sert de suspensoir quand il guette au dessus de la cataracte de Niagara, pour saisir au passage les cadavres des élans et des ours entraînés dans la chute.[2]

— En voilà une bonne, m’écriai-je !  !  !

— C’est un des plus grands écrivains de la France qui le dit, ajouta-t-il.

— C’est possible, M. le baron, répliquai-je ; vos écrivains en ont raconté de belles sur le Canada ; mais celui qui a dit cela, ou qui le répète, n’est pas un chasseur. À d’autres, monsieur. !  !  !

— Viens avec moi à Deschambault, Gabriel, me dit le baron, et je vais te faire voir ce qu’un chasseur des vieux pays sait faire !

Deux jours après, nous étions rendus à Deschambault. C’était en automne, la chute des feuilles avait eu lieu ; en certains endroits abrités, le soleil n’avait pas encore fondu la première bordée de neige.

Il y avait dans le bois, à un mille et demi du rivage, une cabane à sucre, au milieu d’une érablière, nous y établîmes notre camp ; puis, nous nous mîmes en marche suivis de mon caniche, pour faire brancher les perdrix. J’étais de mauvaise humeur, le baron me faisait porter une quantité inutile de bagage. Mes épaules avaient à endosser, en sus de nos provisions, le pardessus en caoutchouc du baron, le célèbre capot de gazelle, qui ressemblait furieusement à un capot de caribou que j’avais vu exposé en vente, au magasin de M. Renfrew, rue Buade, plus, un parapluie.

Ce qui surtout m’étrivait, c’est qu’en outre du pardessus en caoutchouc, pour le protéger contre la pluie, qu’il me faisait porter, j’avais liée sur mes épaules, une petite malle contenant de gros souliers français, des guêtres, et tout un attirail totalement inconnu au chasseur canadien.

Enfin, je le suivis en grommelant.

Passe un suisse : « silence, Gabriel, » pas un mot… que je puisse épingler cet étrange petit animal, parfaitement inconnu en France. Il le tira ; puis, quand il voulut le déposer dans sa carnassière, il s’aperçut qu’il l’avait oubliée au camp. Je m’offris d’aller la quérir. Chemin faisant il me vint à l’idée de tâcher de le guérir de cette avidité qu’il montrait de tout tuer, même des bagatelles de gibiers comme des suisses, de petits écureuils au dos rayé.

Commençons de suite à l’éduquer, me suis-je dit !

Passant près d’une épinette touffue, je vis qu’il y avait à sa racine un petit tas de neige non fondue et pelottante. J’en pris suffisamment pour en confectionner un objet ressemblant à un lièvre assis sur ses hanches ; je lui fis une tête ; je cassai deux branches que je garnis de neige, et que j’ajustai, en forme d’oreilles ; de deux charbons pris au feu du camp, je lui façonnai deux beaux yeux noirs ; je déposai mon lièvre au pied d’un sapin avoisinant le sentier où le baron aurait à passer pour revenir au camp ; Impatient de voir que je retardais à le joindre, il avait en effet rebroussé chemin. Bientôt, j’entendis une détonation. Je mis le nez hors du camp ; je vis le fier baron qui se baissait pour ramasser sa pièce ; puis, je vis qu’il lui donna un coup de pied ; j’accourus à temps pour voir le lièvre en fragments. J’exprimai mon regret de sa méprise, ajoutant que ce lièvre avait sans doute été déposé là par des trappeurs de Deschambault, pour leurrer les lièvres des bois et les faire tomber dans leur collets ; puis, ayant retrouvé la carnassière, nous nous mîmes de nouveau en marche. Le baron me sembla qu’à demi satisfait de mon explication.

Bientôt, en traversant une clairière, b-r-r-r-r-r et un beau perdreau mâle passa comme un trait au-dessus de nos têtes.

— Un faisan ! un faisan royal ! s’écria le baron. Il faut le tirer.

— Soyez tranquille, lui dis-je, mon chien, Caffé, va le faire brancher ! Un quart d’heure plus tard, le susdit faisan, qui n’était autre qu’une perdrix de bois francs, était dans notre carnassière. Quelque instants après, au moment où nous passions dans un massif de sapins, il vint du haut d’un arbre un hou ! hou !  ! qui fit tressaillir le baron, et un énorme hibou alla se percher sur la maîtresse branche d’un gros pin.

— Un aigle ! un aigle, morbleu ! s’écria le Gascon, et sans attendre, il lui lâcha, pour être plus sûr, les deux coups de son fusil ; j’allai ramasser cette grosse pièce qui nous encombrait, sans être d’utilité aucune. Une tourte attardée s’était, un peu plus loin, posée sur un rameau sec d’un hêtre ; « Vite, » dit-il, bang !… et la pauvrette qu’il nomma un « pigeon des bois, » alla tenir compagnie au hibou. Puis, c’était le tour d’un pauvre écureuil.

Enfin, nous avancions vers les bois francs, et le soleil déclinait. Les lièvres rodèrent bientôt. En tournant l’angle d’un sentier, je vis à quelque distance, dans le demi jour, un animal, que je reconnus de suite pour un porc-épic. La baron ne me donna pas le temps de le renseigner. « Oh ! » s’écria-t-il, « quelle Providence, un vrai castor du Canada ! Quelle pièce ! » bang !… et le porc-épic avait rendu l’âme.

Le temps de la revanche approchait. J’étais épuisé du poids réuni des malles et du gibier ; j’avais une chance de me débarrasser du fameux capot de cuir de gazelle… je la saisis.

— Voilà un beau gibier en effet, lui dis-je ; qu’allons nous en faire ? Pour ma part, je suis écrasé par le fardeau que je porte, je n’en peux plus. Le castor a en effet les soies rudes, piquantes mêmes. Il ne nous reste que la ressource de l’envelopper dans le capot de peau de gazelle. Je vais vous le charger sur les épaules, M. le baron, et vous aurez à exhiber à vos amis un trophée digne de votre habileté comme chasseur. Il se récria d’abord, mais enfin, il endossa le précieux paquet et nous nous mîmes en marche. Je me répétais à moi-même : « Tu t’en rappelleras de ton castor ! » Nous avions à peine fait un mille de marche, que je notai chez le baron, divers trémoussements d’épaules. Il se plaignait d’une excessive chaleur dans le dos. « Ça te chauffera encore plus bientôt » ! pensai-je.

Plus tard, ayant à traverser un ruisseau sur un tronc d’arbre renversé en guise de pont, le baron se mit à crier, quelque chose l’écorchait au vif ! et ne pouvant plus y tenir, à peine eut-il atteint la rive opposée, qu’il délia les courroies qui assujettissaient le castor et lâcha le paquet sur le gazon, ajoutant qu’il avait le dos en feu. C’étaient les aspics, ou poils du porc-épic, qui avaient, comme je m’y attendais, pénétré même à travers le capot de cuir et qui s’étaient enfoncés dans ses chairs.

Il jura alors comme un païen, voua à tous les diables, le Canada, et les êtres malfaisants qu’il contenait. Puis, il alla se rafraîchir le front dans le ruisseau ; je lui appliquai des synapismes de mousse humide et froide, au dos ; peu à peu, il se calma.

Nous reprîmes le sentier du camp ; comme la brunante commençait à se faire, je ne fus pas du tout surpris de rencontrer sur la lisière du bois, un petit animal nocturne, qui sait se faire sentir de loin. — Mephitis Americana.

— De grâce ! dit le baron, voici un superbe blaireau, tel que ceux que j’allais chasser dans les Pyrénées !

Je saisis de suite Caffé, au collet, pour l’empêcher d’attaquer le susdit blaireau. Le baron tira, mais de loin, craignant de manquer une aussi belle pièce ; il courut pour donner le coup de grâce à la bête avec la crosse de son fusil ; s’étant baissé, il reçut en pleine figure une rosée qui le fit tressaillir. Moi, je ne savais où me mettre, pour dissimuler mon fou rire. J’entendis alors le baron s’écrier : « Pouah ! Grands dieux !  ! Mais, c’est épouvantable ! ! ! Mais, qu’est-ce donc ? Qu’a-t-elle fait ?… »

— Elle a p… lui dis-je, faisant deux pas en arrière.

— Quelle Providence, ajouta-t-il, qu’elle n’ait fait que cela. Autrement nous serions tous morts !  !  !

Charles Panet et moi, nous n’y tenions plus ; un rire homérique nous obsédait.

— Vite ! dis-je, Gabriel, après cela, joue de l’aviron, et allons nous reposer à l’hôtel Verret.




  1. Rana mugiens : les anglais la nomment Bull-Frog.
  2. Voici le texte de l’illustre auteur du Génie du Christianisme : « Des aigles entraînés par le courant d’air, descendent en tournoyant au fond du gouffre, et des carcajous se suspendent par leur longues queues au bout d’une branche abaissée pour saisir dans l’abîme les cadavres brisés des élans et des ours. » — Chateaubriand.