Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 215-226).


DEUXIÈME PARTIE

PÈRE ET FILLE


XXI

LE VOYAGE EN HOLLANDE


En arrivant à Leith, je vis le bateau mouillé en dehors de la jetée, et les chaloupes chargées de passagers qui se rendaient à bord. Il n’y avait pas grand risque, car le temps était superbe : un beau jour d’hiver avec un brouillard flottant sur l’eau. La coque du navire était donc voilée par la brume, mais les mâts étincelaient dans un rayon de soleil et faisaient penser à un feu d’artifice. C’était un solide navire marchand chargé à fond, pour la Hollande, de sel, de saumon salé et de toile. Dès mon arrivée à bord, le capitaine (un M. Sang, de Lesmahago, je crois) me souhaita la bienvenue avec cordialité. C’était un solide marin, gai et sans gêne, qui pour le moment était dans le coup de feu du départ. Je ne tardai pas à me trouver seul sur le pont et je me mis à me promener, me demandant ce qu’allaient être ces « adieux » que l’on m’avait promis. Les collines d’Édimbourg et de Pentland s’étageaient au-dessus de nous, baignées d’une lumière blafarde et en partie cachées par les nuages ; de Leith, on ne voyait que le sommet des cheminées ; et sur la surface de la mer, le brouillard était si intense qu’on ne distinguait rien.

Je fus tiré de ma rêverie par le bruit des avirons et, un instant après, un canot émergea de la brume. À l’arrière, se tenait un homme brun vêtu de drap sombre, et à ses côtés, une belle jeune fille dont la vue arrêta les battements de mon cœur. J’avais eu à peine le temps de me remettre que, déjà, elle était sur le pont, souriant, tandis que je lui faisais mon plus beau salut, qui ne ressemblait guère sans doute au premier qu’elle avait reçu de moi. Tous les deux, assurément, nous avions changé pendant ces quelques mois ; elle avait encore grandi, comme un jeune arbre sain et vigoureux ; il y avait sur son visage une expression de timidité et de pudeur qui montrait qu’elle avait pris conscience de sa beauté féminine.

Enfin, la baguette de Miss Grant nous avait touchés, et tout en faisant ressortir la beauté de Catriona, elle nous avait donné à tous les deux les manières du monde. La même exclamation, presque dans les mêmes termes, s’échappa de nos lèvres. Nous crûmes réciproquement que l’ « autre » était venu pour prendre congé, puis nous nous aperçûmes tout à coup que nous allions voyager ensemble.

« Oh ! pourquoi Barbara ne m’a-t-elle pas avertie ? » s’écria-t-elle.

Alors, elle se souvint qu’elle avait une lettre avec l’injonction de ne l’ouvrir qu’une fois à bord ; dans l’enveloppe, elle en trouva une seconde pour moi, en voici le contenu :

« Cher David. Que pensez-vous de mon adieu ? et qu’allez-vous dire à votre compagne de voyage ? Allez-vous l’embrasser ou allez-vous lui demander la permission ?… »

« J’allais m’arrêter là, mais ce serait mettre en doute la réponse et pour ma part, je la connais. Je vais donc terminer par un bon conseil : Ne soyez pas trop timide, mais, pour l’amour de Dieu, n’essayez pas d’être trop hardi ; rien ne vous sied plus mal. Je reste

« Votre amie affectionnée.
« Barbara Grant. »

J’écrivis un mot en réponse sur une feuille de mon carnet, je le joignis à un billet de Catriona, je scellai le tout avec mon nouveau cachet aux armes des Balfour et je remis le paquet au domestique qui attendait dans le canot.

Alors, nous eûmes le temps de nous regarder à loisir, ce que nous n’avions pu faire encore. Instinctivement, nos mains se rejoignirent.

« Catriona ! dis-je à plusieurs reprises,… et il semblait que ce fût le seul mot que je pusse trouver.

— Vous êtes content de me revoir ? demanda-t-elle.

— Quelles vaines paroles, répondis-je, ne sommes-nous pas trop bons amis pour dire des banalités ?

— Barbara n’est-elle pas la meilleure personne du monde ? reprit-elle, je n’ai jamais rencontré de femme si belle et si bonne !

— Cependant, elle ne se soucie pas plus d’Appin que d’un trognon de chou.

— Elle le prétend, c’est vrai ; pourtant, c’est bien à cause de mon nom et de mon clan qu’elle a été si bonne pour moi.

— Vous le croyez ? Mais ce n’est pas la seule raison de sa bonté, je vais tâcher de vous expliquer cela. Voyez-vous, il y a toutes sortes de visages en ce monde ; il y a celui de Barbara que nul ne peut voir sans l’admirer ; puis il y a le vôtre qui est tout différent, — je ne m’en étais jamais aperçu aussi bien qu’aujourd’hui. — Vous ne pouvez pas en juger, et c’est pourquoi vous ne devinez pas, eh bien, c’est pour l’amour de votre beauté qu’elle vous a protégée ; tout le monde en eût fait autant !

— Tout le monde ? répéta-t-elle malicieusement.

— Oui, tout le monde, tout être sensible !

— Ah ! alors, c’est pour cela que les soldats m’ont laissée passer à la prison ?

— Barbara vous a appris à vous moquer de moi !

— Elle m’a aussi appris beaucoup d’autres choses sur monsieur David, ses défauts d’abord, puis quelques-unes de ses qualités, ajouta-t-elle en souriant. Elle m’a tout raconté sur son compte, sauf qu’il devait s’embarquer avec moi… Mais pourquoi partez-vous ? »

Je le lui dis.

« Nous allons passer quelques jours ensemble alors, reprit-elle, et puis nous nous dirons adieu pour tout de bon. Je vais rejoindre mon père dans une ville qui se nomme Helvoetsluys et de là, nous irons en France retrouver notre chef. »

Je ne répondis pas, le nom de James More me serrant la gorge. Elle s’en aperçut, devina une partie de ma pensée et m’adressa ces paroles.

« Avant tout, j’ai quelque chose à vous dire ; je sais que deux des miens ont eu des torts envers vous : l’un est James More, mon père, l’autre est lord Prestongrange ; ce dernier a pu se justifier, quant à mon père, j’ai à l’excuser ; il était enchaîné en prison, c’est un honnête soldat et un brave gentilhomme des Highlands ; il n’a pas deviné ce qu’on voulait de lui, mais s’il avait compris que ses paroles étaient susceptibles de vous nuire, il serait mort plutôt que d’ouvrir la bouche. Au nom de notre amitié, je vous demande pardon, pour mon père et ma famille, de cette erreur.

— Catriona, s’il y a eu erreur ou non, je veux l’ignorer. Je ne sais qu’une chose, c’est que vous avez été trouver Prestongrange et que vous lui avez demandé ma vie à genoux. Oh ! je sais bien que c’était surtout pour sauver votre père que vous avez fait cela, mais vous avez aussi imploré pour moi et je ne l’oublierai jamais. Il y a deux choses qui ne sortiront jamais de ma mémoire : vos paroles quand vous vous êtes appelée « ma petite amie » et votre démarche pour obtenir ma vie. Qu’il ne soit donc plus question entre nous ni d’offense ni de pardon. »

Elle ne répondit rien… nous demeurâmes en silence, Catriona regardant devant elle et moi la regardant… et avant que nous eussions repris l’entretien, le vent ayant soufflé du nord-est, on commença à lever l’ancre et les voiles se gonflèrent sur nos têtes.

Nous étions huit passagers à bord de la Rose : trois solides marchands de Leith, de Kirkcaldy et de Dundee, associés dans le même commerce avec l’Allemagne, un Hollandais qui retournait dans son pays, puis les dignes épouses de ces messieurs et, parmi elles, Mrs Gibbie, aux bons soins de qui Catriona avait été recommandée. Cette dame étant, par bonheur pour moi, très sensible au mal de mer, gisait nuit et jour sur son lit, ce qui nous laissait libres de causer tout à notre aise. Nous représentions seuls la jeunesse à bord, à l’exception du petit domestique qui servait à table ; aux repas, nous étions à côté l’un de l’autre et je m’occupais d’elle avec un plaisir infini ; sur le pont, je la faisais asseoir sur mon manteau. Le temps était superbe pour la saison, de belles gelées blanches la nuit et, le jour, une brise douce et continuelle qui ne faiblit pas durant la traversée de la mer du Nord. Aussi nos journées entières se passaient-elles sur le pont ; assis, ou nous promenant de long en large quand nous sentions le froid. Parfois, les passagers ou le capitaine nous regardaient en souriant et risquaient quelque plaisanterie innocente, mais la plupart du temps, ils s’absorbaient dans des discussions sur les harengs, les indiennes ou les toiles et nous laissaient à notre charmante intimité.

Nous eûmes d’abord beaucoup à nous dire et nous tenions à faire montre de notre belle éducation et à jouer le rôle de jeunes gens du monde. Peu à peu, le naturel reprit le dessus et nous en arrivâmes à une douce familiarité, vivant, comme deux membres du même cercle de famille, non sans une profonde émotion pour moi. Cependant, les sujets de causerie vinrent à nous manquer, mais nous n’en étions pas plus inquiets pour cela ; elle me contait de temps en temps des histoires de vieilles femmes dont elle savait toute une collection, les ayant entendu raconter à Neil. Elle les narrait bien, mais mon unique plaisir était d’être près d’elle et d’entendre le son de sa voix. D’autres fois, nous gardions le silence, n’échangeant même pas un regard et trouvant assez de plaisir dans la douceur du voisinage. Je parle, bien entendu, de moi-même. Je n’osais sonder les pensées de mon amie ; pour moi, j’étais tellement épris qu’à mes yeux elle faisait pâlir le soleil. Je l’admirais de plus en plus, tout en elle respirait la santé, la gaieté, la bonne humeur ; elle avait la taille élancée et la démarche allègre. Je ne demandais pas autre chose que sa présence ; il me suffisait d’être près d’elle sur le pont, pour n’avoir aucun souci de l’avenir. Je n’éprouvais aucun désir, sauf parfois celui de tenir sa main dans les miennes, mais j’étais si avare des joies qui m’étaient accordées que je ne voulais rien laisser au hasard.

Nous parlions le plus souvent de nous-mêmes ou bien l’un de l’autre. Si l’on avait pris la peine de nous écouter, on nous aurait jugés les gens les plus égoïstes du monde. Or, un jour que nous causions ainsi, nous en vînmes à des discours sur les amis et les amitiés, et je crois, qu’à ce moment, nous naviguions au plus près du vent. Nous dîmes quelle belle chose était l’amitié, combien peu nous l’avions soupçonné, et comment elle donnait à la vie un attrait tout nouveau ; enfin, mille autres douceurs pareilles, que se répètent les amoureux depuis la fondation du monde. L’un de nous fit une réflexion sur les hasards des rencontres et nous nous étonnâmes que des amis destinés à se rejoindre plus tard vécussent d’abord chacun de son côté, perdant du temps avec d’autres personnes.

« Ce n’est pas mon cas, dit-elle, et le récit de ma vie tiendrait en trois mots. Je ne suis qu’une enfant, il est vrai. Cependant, j’ai accompagné le clan en 45. Vous pensez que je n’ai pu oublier ces événements-là ? Tous les hommes étaient embrigadés selon la couleur des tartans, il leur tardait de marcher, je vous en réponds ! Il était venu des gentlemen des Basses-Terres avec leurs hommes pour se joindre à nous ; puis beaucoup de joueurs de cornemuses ; c’était un magnifique spectacle que ces troupes assemblées.

J’étais montée sur un petit poney montagnard, et je chevauchais à la droite de mon père et aux côtés de Glengyle lui-même. Voici un de mes bons souvenirs : Glengyle m’embrassa « parce que, dit-il, ma petite cousine, vous êtes la seule femme du clan qui soit partie avec nous ». J’avais douze ans à peine. J’ai vu aussi le prince Charles, il était si beau et avait de si jolis yeux bleus ! Je lui baisai la main devant toute l’armée. Oh ! c’était le bon temps alors, c’était un magnifique rêve, mais le réveil est venu. Vous savez comment tout cela a fini ? Quand les « habits rouges » envahirent le pays, mon père et mes oncles étaient cachés dans la montagne et je devais leur apporter à manger pendant la nuit, et mon cœur battait de frayeur dans l’obscurité ; je n’ai jamais aperçu de revenant. On assure, il est vrai, que les jeunes filles ne risquent rien en pareil cas. Plus tard, il y eut le mariage de mon oncle, et ce fut une terrible affaire. Jeanne Kay, c’était le nom de cette femme indigne. J’étais dans sa chambre, la nuit où ma famille vint la chercher, selon l’antique usage. Elle consentait et elle ne consentait pas ; tantôt, elle voulait épouser Rob, tantôt elle ne voulait plus entendre parler de lui. Je n’ai jamais vu une si frivole créature ! C’était une veuve et je n’ai jamais cru qu’une veuve pût être bonne.

— Catriona ! qu’en savez-vous ?

— Rien ; je vous communique seulement mon idée. Enfin, elle épousa mon oncle, elle l’accompagna à l’église, au marché, puis elle s’enfuit ; elle retourna dans sa famille et elle raconta une foule de mensonges sur notre compte. Puis, mon père fut arrêté, et vous connaissez le reste aussi bien que moi.

— Avez-vous eu des amies de votre âge ?

— Non, j’avais des relations avec quelques jeunes filles, mais je ne puis les appeler des amies.

— Mon histoire ressemble à la vôtre ; avant de vous rencontrer, je n’ai jamais eu d’amis non plus.

— Et ce brave M. Stewart ?

— Oui, je l’oubliais, mais c’est un homme, il n’est pas de mon âge, et c’est bien différent.

— En effet,… c’est tout autre chose.

— Cependant, j’ai cru avoir un ami pendant quelques temps, mais je me trompais. »

Elle me demanda qui c’était.

« C’était un élève de la classe de mon père. Nous étions persuadés que nous nous aimions beaucoup, puis il partit pour Glasgow, il m’écrivit deux ou trois fois, mais ce fut tout. Il trouva de nouveaux camarades et mes lettres restèrent sans réponse. Ce fut mon premier grief contre le genre humain. Vous ne vous figurez pas combien il est cruel de perdre un ami. »

Elle se mit à me questionner sur son caractère, car nous éprouvions un intérêt réciproque à parler du passé ; je me souvins alors des lettres de cet ami que j’avais gardées et, par une fâcheuse inspiration, j’allai les chercher dans ma cabine.

« Voici ses lettres, dis-je en les tendant à Catriona, et du reste, toutes celles que j’ai reçues dans ma vie sont là, quand vous les aurez lues, vous saurez tout ce qui me concerne.

— Vous voulez que je les lise alors ? » demanda-t-elle.

Je lui répondis affirmativement et elle me pria de la laisser seule pour qu’elle pût tranquillement en prendre connaissance. Or, dans le paquet, il y avait non seulement les lettres de mon ami inconstant, mais quelques-unes de M. Campbell quand il avait été en voyage, puis le petit mot de Catriona et les doux billets de miss Grant, l’un reçu à l’île de Bass, l’autre qu’elle m’avait envoyé à bord le jour du départ : en remettant la liasse à Catriona, j’avais oublié ce dernier.

La pensée de mon amie m’absorbait tellement, qu’il m’était indifférent de m’éloigner d’elle pour quelques instants, car sa chère personne était l’unique objet de mes réflexions, et dans cette espèce de recueillement, je jouissais presque de sa présence. Aussi quand je fus installé à l’avant du navire, là où l’on voit les grands bossoirs plonger dans les vagues, je me trouvai si heureux que je prolongeai mon absence, y goûtant comme une variété de plaisir. Je ne crois pas être un épicurien, mais, jusqu’ici, ma part de joies avait été si petite, que je me jugeais excusable de savourer mon bonheur actuel.

Lorsque je revins près d’elle, je fus presque cloué sur place en voyant l’expression dure de sa physionomie et son geste froid, quand elle me tendit le paquet de lettres.

« Vous les avez lues ? demandai-je, et le son de ma voix ne me parut pas naturel, car j’étais incapable de deviner ce qui avait pu la mécontenter.

— Aviez-vous l’intention de me les faire lire toutes ? dit-elle. »

Je lui répondis « oui », en hésitant.

« Même la dernière ? »

Je compris alors, mais je ne voulus pas lui mentir.

« Je vous les ai toutes données sans arrière-pensée, je supposais que vous les liriez de même, je ne vois de mal dans aucune.

— Je ne partage pas votre avis, répliqua-t-elle, vous ne deviez pas me faire lire cette lettre et elle ne devait pas l’écrire !

— C’est ainsi que vous parlez de votre amie Barbara Grant ?

— Rien n’est plus cruel que de perdre un ami supposé, répondit-elle, se servant de mes paroles de tout à l’heure.

— Je crois que c’est l’amitié qui parfois a été imaginaire, m’écriai-je, poussé à bout, vous trouvez juste de me rendre responsable de quelques lignes contenant des plaisanteries écrites par une amie étourdie. Vous savez avec quel respect je vous ai toujours traitée et que c’est ainsi que je vous traiterai toujours.

— Cependant, vous m’avez fait lire cette lettre ! Eh bien ! je n’ai pas besoin de semblables amies, je me tirerai bien d’affaire sans elle… et même sans vous.

— C’est toute votre reconnaissance !

— Je vous ai beaucoup d’obligations, je le sais, mais je vous prierai de reprendre vos lettres. » Ce mot sembla s’arrêter dans son gosier.

« Je ne me le ferai pas dire deux fois ! » répliquai-je, en ramassant le paquet que je jetai dans la mer avec dépit. Pour un peu, je m’y serais précipité moi-même.

Tout le reste du jour, j’arpentai le pont en dévorant ma colère et il n’y eut pas d’injures que je ne lui adressasse au fond du cœur. Ce que j’avais entendu raconter de l’orgueil de cette race des Highlands me paraissait dépassé par cette stupide querelle. Je trouvais invraisemblable qu’une jeune fille pût être froissée par une allusion aussi insignifiante et venant d’une amie intime. Peut-être, me disais-je, que si je l’avais embrassée, elle aurait bien pris la chose, et parce qu’elle avait vu cette hypothèse envisagée dans une lettre avec une pointe de gaieté elle se mettait dans une telle colère ! Il me semblait qu’en voyant un tel manque de jugement chez les femmes, les anges devaient pleurer sur le sort des pauvres hommes !

À souper, nous nous trouvâmes encore à côté l’un de l’autre, mais quel changement ! Son visage était celui d’une poupée de bois ; elle ne m’adressa pas la parole et me traita comme un étranger. J’aurais été capable ou de la frapper, ou de lui demander pardon à genoux, mais elle ne me donna l’occasion de faire ni l’un, ni l’autre. Dès que le repas fût fini, elle se rapprocha de M. Gibbie, qu’elle avait plutôt négligé jusque-là, et eut l’air de vouloir rattraper le temps perdu. Puis elle se mit à flirter avec le capitaine Sang : c’était un respectable père de famille, mais il m’était insupportable de la voir causer familièrement avec un autre que moi.

Les jours suivants, elle sut si bien s’y prendre pour m’éviter, que je dus attendre longtemps l’occasion de lui parler, et quand, enfin, cela me fut possible, je n’en fus pas plus avancé, comme vous allez voir.

« Catriona, lui dis-je, je ne puis croire que je vous aie offensée gravement. Sûrement, vous pouvez me pardonner.

— Je n’ai pas à vous pardonner, répondit-elle, parlant avec peine ; je vous suis très reconnaissante de vos bontés. »

Et elle ébaucha une révérence.

Mais je m’étais préparé à aller jusqu’au bout et je ne me troublai pas.

« Il y a une chose que vous devez entendre, dis-je. Si la lecture de cette lettre vous a blessée, cela ne regarde pas miss Grant, ce n’est pas à vous qu’elle a écrit, mais à un pauvre garçon, peu au courant des manières du monde, et qui aurait dû avoir le bon sens de ne pas laisser voir son billet.

— Ne me parlez plus d’elle, en tout cas, dit-elle, je ne veux plus entendre prononcer son nom ! »

Elle se détourna pour s’éloigner, puis se ravisant :

« Voulez-vous me jurer que vous n’aurez plus jamais de rapports avec elle ? demanda-t-elle.

— Non, je ne serai ni si injuste, ni si ingrat, répondis-je. »

Et alors, ce fut moi qui la quittai.